George Sand

Lucrezia Floriani
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Elle essaya de tout, de la douceur, de l'emportement, des prières, du
silence, des reproches. Tout échoua. Si elle était calme et gaie en
apparence, pour empêcher les autres de voir clair dans son malheur, le
prince, ne comprenant rien à cette force de volonté qui n'était pas en
lui, s'irritait de la trouver vaillante et généreuse. Il haïssait alors
en elle, ce qu'il appelait, dans sa pensée, un fonds d'insouciance
bohémienne, une certaine dureté d'organisation populaire. Loin de
s'alarmer du mal qu'il lui faisait, il se disait qu'elle ne sentait
rien, qu'elle avait, par bonté, certains moments de sollicitude, mais,
qu'en général, rien ne pouvait entamer une nature si résistante, si
robuste et si facile à distraire et à consoler. On eût dit qu'alors il
était jaloux même de la santé, si forte en apparence, de sa maîtresse,
et qu'il reprochait à Dieu le calme dont il l'avait douée. Si elle
respirait une fleur, si elle ramassait un caillou, si elle prenait un
papillon pour la collection de Célio, si elle apprenait une fable à
Béatrice, si elle caressait le chien, si elle cueillait un fruit pour
le petit Salvator: «Quelle nature étonnante!... se disait-il, tout lui
plaît, tout l'amuse, tout l'enivre. Elle trouve de la beauté, du parfum,
de la grâce, de l'utilité, du plaisir dans les moindres détails de la
création. Elle admire tout, elle aime tout!--Donc elle ne m'aime pas,
moi, qui ne vois, qui n'admire, qui ne chéris, qui ne comprends qu'elle
au monde! Un abîme nous sépare!»

C'était vrai, au fond: une nature riche par exubérance et une nature
riche par exclusiveté, ne peuvent se fondre l'une dans l'autre. L'une
des deux doit dévorer l'autre et n'en laisser que des cendres. C'est
ce qui arriva. Si, par hasard, la Floriani, accablée de fatigue et de
chagrin, ne parvenait point à cacher ce qu'elle souffrait, Karol, rendu
tout à coup à sa tendresse pour elle, oubliait sa mauvaise humeur et
s'inquiétait avec excès. Il la servait à genoux, il l'adorait dans ces
moments-là, plus encore qu'il ne l'avait adorée dans leur lune de miel.
Que ne pouvait-elle dissimuler, ou manquer tout à fait de force et
de courage! si elle se fût montrée constamment à lui, abattue et
languissante, ou si elle eût pu affecter longtemps un air sombre et
mécontent, elle l'eût guéri peut-être de sa personnalité maladive. Il
se fût oublié pour elle; car ce féroce égoïste était le plus dévoué,
le plus tendre des amis, lorsqu'il voyait souffrir. Mais, comme il
souffrait alors lui-même d'une douleur réelle et fondée, la généreuse
Floriani rougissait d'avoir cédé à un moment de défaillance. Elle se
hâtait de secouer sa langueur et de paraître tranquille et ferme. Quant
à feindre le ressentiment, elle en était incapable; rarement elle se
sentait irritée contre lui; mais lorsque elle l'était, elle ne se
contenait point et le gourmandait avec violence. Jamais elle n'avait
rien fardé, ni rien dissimulé; et, comme le plus souvent, elle
n'éprouvait que chagrin et compassion en subissant l'injustice d'autrui,
le plus souvent aussi, elle souffrait sans être en colère, et surtout
sans bouder. Elle méprisait ces ruses féminines, et elle avait grand
tort, dans son intérêt, de les mépriser: on le lui fit bien voir! Il est
dans la nature humaine d'abuser et d'offenser toujours, quand on est sûr
d'être toujours pardonné, sans même avoir la peine de demander pardon.

Salvator Albani avait toujours connu son ami inégal et fantasque,
exigeant à l'excès, ou désintéressé à l'excès. Mais les bons moments,
jadis, avaient été les plus habituels, les plus durables; et, chaque
jour, au contraire, depuis qu'il était revenu à la villa Floriani,
Salvator voyait le prince perdre ses heures de sérénité, et tomber
dans une habitude de maussaderie étrange; son caractère s'aigrissait
sensiblement. D'abord ce fut une heure mauvaise par semaine, puis une
mauvaise heure par jour. Peu à peu, ce ne fut plus qu'une bonne heure
par jour, et enfin une bonne heure par semaine. Quelque tolérant et
d'humeur facile que fût le comte, il en vint à trouver cette manière
d'être intolérable. Il en fit la remarque d'abord à son ami, puis
à Lucrezia, puis à tous deux ensemble, et enfin il sentit que son
caractère à lui-même allait s'aigrir et se transformer, s'il persistait
à vivre auprès d'eux.

Il prit la résolution de s'en aller tout à fait. La Floriani fut
épouvantée de l'idée de rester en tête-à-tête avec cet amant que, deux
mois auparavant, elle eût voulu enlever et mener au bout du monde pour
vivre avec lui dans le désert. Salvator, par sa gaieté douce, par
sa manière enjouée et philosophique d'envisager toutes les misères
domestiques, lui était d'un immense secours. Sa présence contenait
encore le prince et le forçait à s'observer, du moins, devant les
enfants. Qu'allait-elle devenir? qu'allait devenir surtout Karol, quand
leur aimable compagnon ne serait plus entre eux, pour les préserver l'un
de l'autre?

Comme elle le retenait avec instances, son effroi et sa douleur se
trahirent; son secret lui échappa, ses larmes firent irruption. Albani
consterné vit qu'elle était profondément malheureuse, et que s'il ne
réussissait à emmener Karol, du moins pour quelque temps, elle et lui
étaient perdus.

Cette fois, il n'hésita plus. Il n'eut pour son ami ni pitié, ni
faiblesse. Il ne ménagea aucune de ses susceptibilités. Il affronta sa
colère et son désespoir. Il ne lui cacha point qu'il travaillerait de
toutes ses forces à détacher la Floriani de lui, s'il ne s'exécutait pas
de lui-même en s'éloignant d'elle.--Que ce soit pour six mois ou pour
toujours, peu m'importe, lui dit-il en finissant sa rude exhortation; je
ne peux prévoir l'avenir. J'ignore si tu oublieras la Floriani, ce qui
serait fort heureux pour toi, ou si elle te sera infidèle, ce qui
serait fort sage de sa part; mais je sais qu'elle est brisée, malade,
désespérée, et qu'elle a besoin de repos. C'est la mère de quatre
enfants; son devoir est de se conserver pour eux, et de se délivrer
d'une souffrance intolérable. Nous allons partir ensemble, ou nous
battre ensemble; car je vois bien que plus je t'avertis, plus tu fermes
les yeux; plus je veux t'entraîner, plus tu te cramponnes à cette pauvre
femme. Par la persuasion ou par la force, je t'emmènerai, Karol! J'en
ai fait le serment sur la tête de Célio et de ses frères. C'est moi
qui t'ai amené ici, c'est moi qui t'y ai fait rester. Je t'ai perdu en
croyant te sauver; mais il y a encore du remède, et maintenant que
je vois clair, je te sauverai malgré toi. Nous partons cette nuit,
entends-tu? Les chevaux sont à la porte.

Karol était pâle comme la mort. Il eut grand'peine à desserrer ses
dents contractées. Enfin il laissa échapper cette réponse laconique et
décisive:

--Fort bien, vous me conduirez jusqu'à Venise, et vous m'y laisserez
pour revenir ici toucher le prix de votre exploit. Cela était arrangé
entre vous deux. Il y a longtemps que j'attendais ce dénouement.

--Karol! s'écria Salvator, transporté de la première fureur sérieuse
qu'il eût éprouvée de sa vie, tu es bien heureux d'être faible; car si
tu étais un homme, je te briserais sous mon poing. Mais je veux te dire
que cette pensée est d'un être méchant, cette parole d'un être lâche et
ingrat. Tu me fais horreur, et j'abjure ici toute l'amitié que j'ai eue
pour toi pendant si longtemps. Adieu, je te fuis, je ne veux jamais te
revoir, je deviendrais lâche et méchant aussi avec toi.

--Bien, bien! reprit le prince, arrivé au comble de la colère, et,
par conséquent, de la sécheresse amère et dédaigneuse. Continuez,
outragez-moi, frappez-moi, battons-nous, afin que je meure ou que je
parte; c'est là le plan, je le sais. Elle sera bien douce, la nuit de
plaisir qui récompensera votre conduite chevaleresque!

Salvator était au moment de s'élancer sur Karol. Il prit une chaise à
deux mains, incertain de ce qu'il allait faire. Il se sentait devenir
fou, il tremblait comme une femme nerveuse, et pourtant il aurait eu la
force, en ce moment, de faire écrouler la maison sur sa tête.

Il y eut un moment de silence affreux, pendant lequel on entendit
monter, dans l'air calme du soir, une petite voix douce qui
disait:--Ecoute, maman, je sais ma leçon de français, et je vais te la
dire avant de m'endormir:

  Deux coqs vivaient en paix, une poule survint,
  Et voilà la guerre allumée!
  Amour, tu perdis Troie!

La fenêtre d'en bas se ferma, et la voix de Stella se perdit. Salvator
éclata d'un rire amer, brisa sa chaise en la remettant sur ses pieds, et
sortit impétueusement de la chambre de Karol, en poussant la porte avec
fracas.

--Lucrezia, dit-il à la Floriani, en allant frapper chez elle, laisse un
peu tes enfants, appelle la bonne, je veux te parler tout de suite.

Il l'emmena au fond du parc: «Ecoute, lui dit-il, Karol est un misérable
ou un malheureux, le plus lâche ou le plus fou de tes amants, le plus
dangereux à coup sûr, celui qui te tuera à coups d'épingles, si tu ne le
quittes sur l'heure. Il est jaloux de tout, il est jaloux de son ombre,
c'est une maladie; mais il est jaloux de moi, et cela c'est une infamie!
Jamais il ne se résoudra à te quitter; il ne veut pas partir, il ne
partira pas. C'est à toi de fuir de ta propre maison. Il n'y a pas
un moment à perdre, saute dans une barque, gagne la prochaine poste,
va-t'en à Rome, à Milan, au bout du monde; ou tiens-toi cachée, bien
cachée dans quelque chaumière... Je déraisonne peut-être, je n'ai pas ma
tête, tant je suis indigné; mais il faut trouver un moyen.... Tiens! en
voici un, pénible, mais certain. Fuyons ensemble. Nous n'irions qu'à
deux lieues d'ici, nous n'y resterions que deux heures, c'est assez! Il
croira qu'il a deviné juste, que je suis ton amant; il est trop fier
pour hésiter alors à prendre son parti, et tu en seras à jamais
délivrée.

--Tu es fou toi-même, mon pauvre ami! répondit la Lucrezia, ou tu veux
qu'il le devienne. Mais moi, je souffre assez d'être soupçonnée, je ne
me résoudrai point à être méprisée!

--Être soupçonnée, c'est être méprisée déjà, malheureuse femme! Tu
tiens donc encore à l'estime d'un homme que tu ne peux plus prendre
au sérieux? Quelle folie! Allons, viens avec moi, que crains-tu? Que
j'abuse de ton accablement et me rende digne, malgré toi, de la bonne
opinion que Karol a de mon caractère? Moi, je ne suis pas un lâche, et
s'il faut te rassurer davantage, je puis te dire que je ne suis plus
amoureux de toi. Non, non; Dieu m'en préserve! Tu es trop faible, trop
crédule, trop absurde. Tu n'es pas la femme forte que je croyais; tu
n'es qu'un enfant sans cervelle et sans fierté. Ta passion pour Karol
m'a bien guéri, je te le jure, de celle que j'aurais pu concevoir pour
toi. Allons, le temps presse. S'il venait, en ce moment, t'implorer, tu
lui ouvrirais tes bras et tu lui ferais serment de ne jamais le quitter.
Je te connais, fuyons donc! Sauvons-le et présentons-lui son fantôme
comme une réalité. Qu'il te croie menteuse et galante; qu'il te haïsse,
qu'il parte en te maudissant, en secouant la poussière de ses pieds. Que
crains-tu? l'opinion d'un fou? Il ne te traduira pas devant celle du
monde; il gardera un éternel silence sur son désastre. Si tu le veux,
d'ailleurs, tu te justifieras plus tard. Mais, à présent, il faut couper
le mal dans sa racine. Il faut fuir.

--Tu n'oublies qu'une chose, Salvator, répondit la Lucrezia, c'est que,
coupable ou malheureux, je l'aime et l'aimerai toujours. Je donnerais
mon sang pour alléger sa souffrance, et tu crois que je pourrais lui
déchirer le coeur pour reconquérir mon repos! Ce serait un étrange
moyen!

--En ce cas, tu es lâche aussi, s'écria le comte, et je t'abandonne!
Souviens-toi de ce que je te dis ici: tu es perdue!

--Je le sais bien, répondit-elle; mais, avant de partir, tu te
réconcilieras avec lui!

--Ne m'y pousse pas, je suis capable de le tuer. Je m'en vais de suite,
c'est le plus sûr. Adieu, Lucrezia.

--Adieu, Salvator, lui dit-elle en se jetant dans ses bras, nous ne nous
reverrons peut-être jamais!

Elle fondit en larmes, mais elle le laissa partir.




XXIX.


Le jour qui suivit le départ de Salvator, avant que le prince fût sorti
de sa chambre, Lucrezia était sortie de la maison. Elle s'était jetée
seule dans une barque, et retrouvant, pour se diriger elle-même, la
vigueur de ses jeunes années, elle avait traversé le lac. En face de
la villa, sur la rive opposée, il y avait un petit bois d'oliviers qui
rappelait à la Floriani des souvenirs d'amour et de jeunesse. C'est là
qu'elle avait, quinze ans auparavant, donné de fréquents rendez-vous à
son premier amant, Memmo Ranieri. C'est là qu'elle lui avait dit, pour
la première fois, qu'elle l'aimait, c'est là qu'elle avait, plus tard,
concerté avec lui sa fuite. C'est là aussi qu'elle s'était mainte fois
cachée pour éviter la surveillance de son père ou les poursuites de
Mangiafoco.

Depuis son retour au pays, elle n'avait pas voulu retourner dans ce
bosquet que son premier amant avait nommé, dans son jeune enthousiasme,
le _bois sacré_. On le voyait des fenêtres de la villa. Parfois, dans
les commencements, les regards de la Lucrezia s'y étaient arrêtés par
mégarde; mais, ne voulant pas réveiller ses propres souvenirs, elle les
en avait détournés aussitôt qu'elle avait eu conscience de sa rêverie.
Depuis qu'elle aimait Karol, elle avait souvent regardé le bois et
admiré le développement des arbres, sans se souvenir de Memmo et de
l'ivresse de ses premières amours. Cependant, par un instinct de
délicatesse, elle n'y avait jamais conduit les promenades de son nouvel
amant.

En quittant sa maison, quelques heures après le brusque départ d'Albani,
en s'aventurant au hasard sur le lac, elle n'avait pas formé le dessein
d'aller visiter le _bois sacré_. Elle souffrait, elle avait la fièvre,
elle éprouvait le besoin de se retremper dans l'air du matin, et de
fortifier son âme défaillante par le mouvement du corps. Ce fut un
instinct non raisonné, mais irrésistible qui la força à faire glisser
sa nacelle dans cette petite crique ombragée. Elle l'y laissa dans les
broussailles, et, sautant sur la rive, elle s'enfonça dans l'épaisseur
mystérieuse du bois.

Les oliviers avaient grandi, les ronces avaient poussé, les sentiers
étaient plus étroits et plus sombres que par le passé. Plusieurs avaient
été envahis par la végétation. Lucrezia eut peine à se reconnaître, à
retrouver les chemins où jadis elle eût marché les yeux fermés. Elle
chercha bien longtemps un gros arbre sous lequel son amant avait coutume
de l'attendre, et qui portait encore ses initiales creusées par lui
avec un couteau. Ces caractères étaient désormais bien difficiles à
reconnaître; elle les devina plutôt qu'elle ne les vit. Enfin, elle
s'assit sur l'herbe, au pied de cet arbre, et se plongea dans ses
réflexions. Elle repassa dans sa mémoire les détails et l'ensemble de
sa première passion, et les compara avec ceux de la dernière, non pour
établir un parallèle entre deux hommes qu'elle ne songeait pas à juger
froidement, mais pour interroger son propre coeur sur ce qu'il pouvait
encore ressentir de passion et supporter de souffrances. Insensiblement
elle se représenta avec suite et lucidité toute l'histoire de sa vie,
tous ses essais de dévouement, tous ses rêves de bonheur, toutes ses
déceptions et toutes ses amertumes. Elle fut effrayée du récit qu'elle
se faisait de sa propre existence, et se demanda si c'était bien elle
qui avait pu se tromper tant de fois, et s'en apercevoir sans mourir ou
sans devenir folle.

Il est peu d'instants dans la vie où une personne de ce caractère ait
une faculté aussi nette de se consulter et de se résumer.

Les âmes dépourvues d'égoïsme et d'orgueil n'ont pas une vision bien
nette d'elles-mêmes. A force d'être capables de tout, elles ne savent
pas bien de quoi elles sont capables. Toujours remplies de l'amour des
autres et préoccupées du soin de les servir, elles arrivent à s'oublier
jusqu'à s'ignorer. Il n'était peut-être pas arrivé à la Floriani de
s'examiner et de se définir trois fois en sa vie.

Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle ne l'avait encore jamais fait
aussi complétement et avec une si entière certitude. Ce fut aussi
la dernière fois qu'elle le fit, tout le reste de sa vie étant la
conséquence prévue et acceptée de ce qu'elle put constater en ce moment
solennel.

--«Voyons, se dit-elle, mon dernier amour est-il aussi ardent que le
premier? Il l'a été davantage, mais il ne l'est déjà plus. Karol a
détruit presque aussi vite que Memmo les illusions du bonheur.

«Mais ce dernier amour, déjà privé d'espérance, est-il moins profond
et moins durable? Je le sens encore si tendre, si dévoué, si maternel,
qu'il ne m'est point possible d'en prévoir la fin, et en cela il diffère
du premier. Car je m'étais dit que si Memmo me trompait, je cesserais de
l'aimer, au lieu que je me sens désabusée aujourd'hui sans pouvoir me
convaincre que je pourrai guérir. Il est vrai que j'ai pardonné beaucoup
et longtemps à Memmo; mais je me rendais compte, chaque fois, d'une
diminution sensible dans mon affection, au lieu qu'aujourd'hui
l'affection persiste et ne diminue point en raison de ma souffrance.

«D'où vient cela? Était-ce la faute de Memmo ou la mienne, si, plus
jeune et plus forte, je me détachais de lui plus aisément que je ne puis
le faire aujourd'hui de Karol? C'était peut-être un peu sa faute, mais
je pense que c'était encore plus la mienne.

«C'était surtout la faute de la jeunesse. L'amour était lié alors en
nous au sentiment et au besoin d'être heureux. Je me croyais aveuglément
dévouée, et dans toutes mes actions, je me sacrifiai; mais si l'amour ne
résista point à des sacrifices trop grands et trop répétés, c'est qu'à
mon insu j'avais un fonds de personnalité. N'est-ce point le fait et le
droit de la jeunesse? Oui, sans doute, elle aspire au bonheur, elle
se sent des forces pour le chercher, et croit qu'elle en aura pour le
retenir. Elle ne serait point l'âge de l'énergie, de l'inquiétude et des
grands efforts, si elle n'était mue par l'ambition des grandes victoires
et l'appétit des grandes félicités.

«Aujourd'hui, que me reste-t-il de mes illusions successives! la
certitude qu'elles ne pouvaient pas et ne devaient pas se réaliser.
C'est ce qu'on appelle la raison, triste conquête de l'expérience! Mais
comme il n'est pas plus facile de chasser la raison quand elle vient
habiter en nous, que de l'appeler quand nous ne sommes pas assez forts
pour la recevoir, il serait vain et coupable, peut-être, de maudire ses
froids bienfaits, ses durs conseils. Allons, voici le jour de te saluer
et de t'accepter, sagesse sans pitié, jugement sans appel!

«Que veux-tu de moi? parle, éclaire; dois-je m'abstenir d'aimer? Ici tu
me renvoies à mon instinct; suis-je encore capable d'aimer? Oui, plus
que jamais, puisque c'est l'essence de ma vie, et que je me sens vivre
avec intensité par la douleur; si je ne pouvais plus aimer, je ne
pourrais plus souffrir. Je souffre, donc j'aime et j'existe.

«Alors, à quoi faut-il renoncer? à l'espérance du bonheur? Sans doute;
il me semble que je ne peux plus espérer; et pourtant l'espérance, c'est
le désir, et ne pas désirer le bonheur, c'est contraire aux instincts et
aux droits de l'humanité. La raison ne peut rien prescrire qui soit en
dehors des lois de la nature!»

Ici, Lucrezia fut embarrassée. Elle rêva longtemps, se perdit dans des
divagations apparentes, dans des souvenirs qui semblaient n'avoir rien
de commun avec sa recherche laborieuse. Mais tout sert de fil conducteur
aux âmes droites et simples. Elle se retrouva au milieu de ce dédale, et
reprit ainsi son raisonnement. Patience, lecteur, si tu es encore jeune,
il te servira peut-être à toi-même.

«C'est, pensa-t-elle, qu'il s'agirait de définir le bonheur. Il y en a
de plusieurs sortes, il y en a pour tous les âges de la vie. L'enfance
songe à elle-même, la jeunesse songe à se compléter par un être associé
à ses propres joies; l'âge mûr doit songer que, bien ou mal fournie, sa
carrière personnelle va finir, et qu'il faut s'occuper exclusivement du
bonheur d'autrui. Je m'étais dit cela avant l'âge, je l'avais senti,
mais pas aussi complétement que je peux et que je dois le croire et
le sentir aujourd'hui. Mon bonheur, je ne le puiserai plus dans les
satisfactions qui auront mon _moi_ pour objet. Est-ce que j'aime mes
enfants à cause du plaisir que j'ai à les voir et à les caresser? Est-ce
que mon amour pour eux diminue quand ils me font souffrir? C'est quand
je les vois heureux que je le suis moi-même. Non, vraiment, à un certain
âge, il n'y a plus de bonheur que celui qu'on donne. En chercher un
autre est insensé. C'est vouloir violer la loi divine, qui ne nous
permet plus de régner par la beauté et de charmer par la candeur.

«J'essaierai donc plus que jamais de rendre heureux ceux que j'aime,
sans m'inquiéter, sans seulement m'occuper de ce qu'ils me feront
souffrir. Par cette résolution, j'obéirai au besoin d'aimer que
j'éprouve encore et aux instincts de bonheur que je puis satisfaire. Je
ne demanderai plus l'idéal sur la terre, la confiance et l'enthousiasme
à l'amour, la justice et la raison à la nature humaine. J'accepterai
les erreurs et les fautes, non plus avec l'espoir de les corriger et
de jouir de ma conquête, mais avec le désir de les atténuer et de
compenser, par ma tendresse, le mal qu'elles font à ceux qui s'y
abandonnent. Ce sera la conclusion logique de toute ma vie. J'aurai
enfin dégagé cette solution bien nette des nuages où je la cherchais.»

Avant de quitter le bois d'oliviers, la Floriani rêva encore pour se
reposer d'avoir pensé. Elle se représenta l'illusion récente de son
bonheur avec Karol et de celui qu'elle avait cru pouvoir lui donner.
Elle se dit que c'était une faute de sa part d'avoir caressé un si beau
rêve, après tant de déceptions et d'erreurs, et elle se demanda si
elle devait s'en humilier devant Dieu ou se plaindre à lui d'avoir été
soumise à une si dévorante épreuve.

Elle avait été si brillante et si suave, cette courte phase de sa
dernière ivresse! c'était la plus complète, la plus pure de sa vie,
et elle était déjà finie pour jamais! Elle sentait bien qu'il serait
inutile d'en chercher une semblable avec un autre amant, car il n'y
avait pas sur la terre une seconde nature aussi exclusive et aussi
passionnée que celle de Karol, une âme aussi riche en transports, aussi
puissante pour l'extase et le sentiment de l'adoration.

--«Eh bien, n'est-il plus le même? se disait-elle. Quand le démon qui le
tourmente s'endort, ne redevient-il pas ce qu'il était auparavant? Ne
semble-t-il pas, au contraire, qu'il soit plus ardent et plus enivré que
dans les premiers jours? Pourquoi ne m'habituerais-je pas à souffrir des
jours et des semaines, pour oublier tout, dans ces heures de célestes
ravissements?»

Mais là elle était arrêtée dans sa chimère par la lumière funeste qui
s'était faite en elle. Elle sentait que son esprit, plus juste et plus
logique que celui de Karol, n'avait pas la faculté d'oublier en un
instant ses propres tortures. Elle se rappelait, dans ses bras,
l'affront que sa jalousie venait de lui infliger, elle ne pouvait
comprendre ce don terrible et bizarre qu'ont certains êtres de mépriser
ce qu'ils adorent et d'adorer ce qu'ils méprisent. Elle ne pouvait plus
croire au bonheur, elle ne le sentait plus. Elle en avait perdu la
puissance.

--«Pardonne-moi, mon Dieu, s'écria-t-elle dans son coeur, de donner un
dernier regret à cette joie parfaite que tu m'as laissé connaître si
tard et que tu me retires si vite! Je ne blasphémerai point contre ton
bienfait; je ne dirai pas que tu t'es joué de moi. Tu as voulu briser ma
raison, je ne me suis pas défendue. J'ai cédé naïvement, comme toujours,
au délire, et maintenant, dans ma détresse, je n'oublie pas que cette
folie était le bonheur. Sois donc béni, ô mon Dieu! et, avec toi, la
main qui caresse et qui terrasse!»

Alors la Floriani fut saisie d'une immense douleur en disant un éternel
adieu à ses chères illusions. Elle se roula par terre, noyée de larmes.
Elle exhala les sanglots qui se pressaient dans sa poitrine en cris
étouffés. Elle voulut donner cours à une faiblesse qu'elle sentait
devoir être la dernière, et à des pleurs qui ne devaient plus couler.

Quand elle fut apaisée par une fatigue accablante, elle dit adieu au
vieux olivier, témoin de ses premières joies et de ses derniers combats.
Elle sortit du bois, et elle n'y revint jamais; mais elle souhaita
toujours d'exhaler son dernier soupir sous cet ombrage tutélaire; et,
chaque fois qu'elle se sentit faiblir, des fenêtres de sa villa elle
regarda le _bois sacré_, songeant au calice d'amertume qu'elle y avait
épuisé, et cherchant dans le souvenir de cette dernière crise un
instinct de force pour se défendre et de l'espérance et du désespoir.




XXX.


Me voici arrivé, cher lecteur, au terme que je m'étais proposé, et le
reste ne sera plus de ma part qu'un acte de complaisance pour ceux qui
veulent absolument un dénouement quelconque.

Toi, lecteur sensé, je gage que tu es de mon avis, et que tu trouves les
dénouements fort inutiles. Si je suivais en ce point ma conviction et ma
fantaisie, aucun roman ne finirait, afin de mieux ressembler à la vie
réelle. Quelles sont donc les histoires d'amour qui s'arrêtant d'une
manière absolue par la rupture ou par le bonheur, par l'infidélité ou
par le sacrement? Quels sont les événements qui fixent notre existence
dans des conditions durables? Je conviens qu'il n'y a rien de plus joli
au monde que l'antique formule de conclusion: «Ils vécurent beaucoup
d'années et furent toujours heureux.» Cela se disait dans la littérature
antéhistorique, dans les temps fabuleux. Heureux temps, si l'on croyait
à de si doux mensonges!

Mais aujourd'hui nous ne croyons plus à rien, nous rions quand nous
lisons cette ritournelle charmante.

Un roman n'est jamais qu'un épisode dans la vie. Je viens de vous
raconter ce qui pouvait offrir unité de temps et de lieu dans les amours
du prince de Roswald et de la comédienne Lucrezia. Maintenant, est-ce
que vous voulez savoir le reste? Est-ce que vous ne pourriez pas me le
raconter vous mêmes? Est-ce que vous ne voyez pas mieux que moi où vont
les caractères de mes personnages? Est-ce que vous tenez à savoir les
faits?

Si vous l'exigez, je ne serai pas long, et je ne vous causerai aucune
surprise, puisque je m'y suis engagé. Ils s'aimèrent longtemps et
vécurent très-malheureux. Leur amour fut une lutte acharnée, à qui
absorberait l'autre. La seule différence entre eux, c'est que la
Floriani eût voulu modifier le caractère et calmer l'esprit de Karol
pour le rendre heureux comme tout le monde, tandis que lui eût voulu
renouveler entièrement l'être qu'il adorait pour se l'assimiler et
goûter avec lui un bonheur impossible.

Certes, si l'on voulait tout suivre et tout analyser, il y aurait encore
dix volumes à faire, un pour chaque année qu'ils subirent attachés
au même boulet. Ces dix volumes pourraient être instructifs, mais
risqueraient de devenir encore un peu plus monotones que les deux que
voici. En somme, la Floriani supporta toutes les injustices de son amant
avec une persévérance inouïe, et Karol méconnut le dévouement et la
loyauté de sa maîtresse avec une obstination inconcevable. Rien ne put
le guérir de sa jalousie, parce qu'il n'était pas dans la nature de
sa passion de s'éclairer et de s'adoucir. Jamais femme ne fut plus
ardemment aimée, et, en même temps, plus calomniée et plus avilie dans
le coeur de son amant.

Elle avait toujours demandé à Dieu de lui faire rencontrer une âme
exclusivement livrée à l'amour comme la sienne. Elle fut trop exaucée;
celle de Karol lui versa des torrents d'amour et de fiel, intarissables.

Ce que Salvator leur avait prédit se réalisa à certains égards. Le monde
découvrit la retraite de la Floriani et vint l'y saluer. Ses anciens
amis accoururent; il y en eut de toutes sortes. Boccaferri eut son tour,
et, par parenthèse, il se trouva que Boccaferri avait soixante-dix ans.
Aucun ne causa le plus léger motif de jalousie à Karol: tous furent
l'objet de sa mortelle jalousie et de son irréconciliable aversion. La
Floriani combattit avec bravoure pour préserver la dignité de ceux qui
méritaient des égards. Elle en abandonna, en riant, quelques-uns à la
férule de Karol, et se préserva du plus grand nombre. Elle ne voulut
pourtant pas être lâche, et chasser, pour lui complaire, des êtres
malheureux et dignes d'intérêt ou de pitié. Il lui en fit des crimes
irrémissibles, et, dix ans après, quand leur nom revenait dans la
conversation, il s'écriait avec une conviction qui eût été comique si
elle n'eût été déplorable: «Je ne pourrai jamais oublier _le mal_ que
m'a fait cet homme-là!» Et tout ce mal consistait à n'avoir pas été mis
à la porte, sans motif, par la Floriani.

Elle essaya de le distraire, de le faire voyager, de le quitter même
pendant quelques moments de l'année. Il traînait sa jalousie partout, il
abhorrait les postillons et les aubergistes, et ne fermait pas l'oeil en
voyage, pensant qu'on allait toujours lui dérober son trésor. Il jetait
l'argent à pleines mains; mais, en amour, il était avare jusqu'à la
frénésie. Quand il était séparé de Lucrezia pendant quelques semaines,
dévoré des mêmes inquiétudes, il tombait malade, parce qu'il ne voulait
les confier à personne et ne pouvait en faire retomber l'amertume sur
celle qui les causait innocemment. Elle était forcée de le rappeler. Il
reprenait la santé et la vie dès qu'il pouvait la faire souffrir.

Il l'aimait tant, il était si fidèle, si absorbé, si enchaîné, il
parlait d'elle avec tant de respect, que c'eût été une gloire pour une
femme vaine. Mais la Floriani ne détestait personne assez pour lui
souhaiter ce genre de bonheur.

Il finit par triompher, comme il arrive toujours aux volontés acharnées
à un but unique. Il ramena la Floriani à la villa, qui était encore
le lieu le plus retiré qu'ils pussent trouver, et là il réussit à la
séquestrer et à l'isoler si bien, qu'elle passa pour morte longtemps
avant de l'être.

Elle s'éteignit comme une flamme privée d'air. Son supplice fut lent,
mais sans relâche. Il faut des années pour détruire à coups d'épingles
un être robuste au moral et au physique. Elle s'habituait à tout;
personne ne savait renoncer comme elle aux satisfactions de la vie. Elle
céda toujours, tout en ayant l'air de se défendre; elle n'eût résisté
qu'à des caprices qui eussent fait le malheur de ses enfants. Mais
Karol, malgré ce qu'il souffrait de ce partage, n'essaya jamais de
les éloigner un seul instant de leur mère. Il employa tout ce qu'il
possédait d'empire sur lui-même à ne leur jamais laisser voir qu'elle
était sa victime et qu'il s'arrogeait sur elle un droit de propriété
absolue.

La comédie fut si bien jouée, et Lucrezia fut si calme et si résignée,
que personne ne se douta de son malheur; les enfants étaient arrivés
à aimer le prince, excepté Célio, qui était poli avec lui et ne lui
parlait jamais.

La Floriani, mise ainsi au secret, ne regrettait pas le monde et ses
amis. Elle les avait quittés volontairement, une première fois, elle les
quittait encore, par complaisance il est vrai, mais sans amertume.
Elle aimait la retraite, le travail, la campagne. Elle se consacrait
exclusivement à l'éducation de ses enfants, et enseignait à Célio l'art
du théâtre, pour lequel il montrait une vocation passionnée.

Mais Karol, privé enfin de sujets de jalousie, trouva le moyen de lutter
contre les idées, les études et les opinions de la Floriani. Il la
persécutait poliment et gracieusement sur toutes choses; il n'était
de son goût et de son avis sur aucune. L'inaction le dévorait; ayant
consacré à la possession d'une femme toutes les puissances de sa volonté
et toutes les minutes de son existence, il était, au moral, le despote
le plus acharné, comme, au physique, il était le geôlier le plus
vigilant. La pauvre Floriani vit sa dernière consolation empoisonnée,
lorsque l'esprit de contradiction et l'âpreté d'une controverse puérile
et irritante la poursuivirent jusque dans le sanctuaire de sa vie le
plus respectable et le plus pur. «Elle avait tort de consentir à ce
que Célio fût comédien; c'était un métier infâme. Elle avait tort
d'enseigner le chant à Béatrice, et la peinture à Stella; des femmes ne
doivent point être trop artistes. Elle avait tort de laisser le
père Menapace amasser de l'argent; enfin, elle avait tort de ne pas
contrarier la vocation et les instincts de tous les siens, outre qu'elle
avait tort d'aimer les animaux, de faire cas des scabieuses, de préférer
le bleu au blanc, que sais-je! elle avait toujours tort.»

Un beau jour, la Floriani eut quarante ans. Elle n'était plus belle;
condamnée à une inaction contraire à ses besoins d'activité, elle avait
pourtant perdu son embonpoint. Elle était jaune, et, sans ses beaux yeux
calmes et profonds, sans sa distinction et sa grâce tranquille, sans la
franchise de sa physionomie souriante, elle eût fait peine à voir, après
avoir été la plus belle femme de l'Italie. Il est vrai que le prince la
trouvait toujours plus séduisante et plus dangereuse pour le repos des
humains, à mesure qu'il la faisait vieillir et enlaidir. Il était aussi
amoureux que le premier jour; il ne pouvait se persuader que les jeunes
gens ne deviendraient pas épris d'elle jusqu'à la folie, si par malheur
ils la voyaient.

Quant à elle, elle se sentit tout à coup lasse d'arriver aux souffrances
et aux infirmités d'une vieillesse prématurée, sans en recueillir les
fruits, sans inspirer de confiance à son amant, sans avoir conquis son
estime, sans avoir cessé d'être aimée de lui comme une maîtresse et non
comme une amie. Elle soupira, en se disant qu'elle avait travaillé en
vain dans sa jeunesse pour inspirer l'amour, et dans son âge mûr pour
inspirer le respect. Elle sentait pourtant qu'à ces différents âges elle
avait mérité ce qu'elle cherchait. Elle embrassa ses enfants, un soir,
en leur disant avec un accent qui les fit tressaillir au milieu de leur
sérénité habituelle: «Vous êtes tout pour moi, et si je désire vivre
encore quelques années, c'est pour vous seuls.»

En effet, elle n'aimait plus Karol, il avait comblé la mesure, avec une
goutte d'eau sans doute, mais la coupe débordait; le vase trop plein et
comprimé se brise. La Floriani garda le silence, même avec Salvator, qui
était venu enfin la voir, sans pouvoir toutefois se réconcilier bien
cordialement avec le prince. Elle sentit qu'elle se brisait, mais elle
était brave et ne voulait point croire la mort prochaine. Elle voulait
au moins faire débuter Célio, marier Stella; la veille de sa mort, elle
fit avec eux les plus beaux projets du monde; mais hélas! l'amour était
sa vie: en cessant d'aimer, elle devait cesser de vivre.

Le matin, elle alla s'asseoir dans la chaumière de son père. Célio
l'avait accompagnée; elle paraissait mieux portante, parce que sa figure
était gonflée; elle ne se plaignait jamais, de peur d'inquiéter ses
enfants. Elle plaisanta Biffi sur sa toilette du dimanche. Puis, elle
se leva en entendant sonner le déjeuner. Tout à coup, elle fit un grand
cri, étreignit avec force le cou de son fils, et retomba en souriant sur
la même chaise, où, petite paysanne, elle avait filé tant de fois sa
quenouille chargée de lin.

Célio avait vingt deux ans alors, il était grand, beau et robuste; il
prit sa mère dans ses bras la croyant évanouie. Il marcha ainsi vers le
parc; mais, au moment de franchir la grille, il se trouva en face de
Karol et de Salvator Albani, qui venaient de chercher la Lucrezia pour
déjeuner. Karol ne comprit pas, et resta comme une statue. Salvator
comprit tout de suite, et sans pitié pour lui, car il avait bien deviné
que la mort de Lucrezia était son oeuvre incessante, il lui dit à
voix basse en le poussant en arrière: «Courez aux autres enfants,
emmenez-les, cela les tuerait. Leur mère est morte!»

Ce dernier mot frappa au coeur de Célio. Il regarda le visage de sa
mère, il vit qu'elle était morte en effet, quoiqu'elle eût encore l'oeil
ouvert et tranquille et la bouche souriante. Il tomba évanoui avec le
cadavre sur le seuil du parc.

Karol ne vit rien de ce qui se passait. Une heure après, il était seul,
toujours debout devant la grille, pétrifié, hébété. Il lisait sur une
pierre qui se trouvait en face de lui, un vers que le temps et la pluie
n'avaient jamais pu effacer:

    Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate!

Il le relisait et cherchait à se rappeler en quelle circonstance il
l'avait déjà remarqué. Il avait perdu le sentiment de la douleur.

En mourut-il ou devint-il fou? Il serait trop facile d'en finir ainsi
avec lui; je n'en dirai plus rien..... à moins qu'il ne me prenne envie
de recommencer un roman où Célio, Stella, les deux Salvator, Béatrice,
Menapace, Biffi, Tealdo Soavi, Vandoni et même Boccaferri, joueront leur
rôle autour du prince Karol. C'est bien assez de tuer le personnage
principal, sans être forcé de récompenser, de punir ou de sacrifier un à
un tous les autres.




FIN DE LUCREZIA FLORIANI.
                
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