George Sand

Lucrezia Floriani
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Salvator Albani était effrayé, en effet, du ton sérieux et pénétré avec
lequel Karol disait ces paroles étranges. Comme il le croyait plus
faible qu'il ne l'était réellement, il s'imagina qu'il allait tomber
gravement malade, et qu'un secret malaise l'en avertissait. Mais il ne
pensait pas que le lieu y fût pour quelque chose, lorsque la nature, la
race humaine, le ciel et la végétation étaient luxuriants autour de lui.
Il ne voulait pourtant pas heurter son caprice, mais il se demandait
si un nouveau relais, fourni à jeun et après une longue journée, ne
hâterait pas l'explosion du mal.

Le prince vit son hésitation et se rappela ce que le bon Salvator avait
déjà oublié, c'est qu'il mourait de faim. Dès lors, sacrifiant toute sa
répugnance, et imposant silence à son imagination, il prétendit qu'il
avait faim lui-même, et qu'avant de quitter Iseo, il fallait pourtant
souper.

Cet accommodement rassura un peu Salvator. «S'il a faim, pensa-t-il, il
n'est pas sous le coup d'une maladie imminente, et peut-être que cette
pensée de détresse qui s'est emparée de lui est le résultat d'une faim
excessive dont il ne se rendait pas compte, une sorte de défaillance
morale et physique. Mangeons, et puis nous verrons!»

Le souper était meilleur que l'auberge ne semblait l'annoncer, et on
le servit dans le jardin de l'hôtelier, sous une fraîche tonnelle, qui
masquait un peu l'éclat du lac, et où Karol se sentit réellement plus
calme. Grâce à la mobilité de son tempérament et de son humeur, il
mangea avec plaisir et oublia l'inexplicable effroi qui l'avait saisi
quelques instants auparavant.

[Illustration: Il y avait eu une fête aux environs. (Page 6)]

Pendant que l'hôte leur servait le café, Salvator l'interrogea sur les
habitants de la ville, et reconnut avec chagrin qu'il n'en connaissait
pas un seul, et qu'il n'y avait guère moyen d'aller demander
l'hospitalité dans une maison plus propre et plus paisible que la
locanda.

--Ah! dit-il, en soupirant, j'ai eu une bien bonne amie, qui était de ce
pays-ci, et qui m'en avait tant parlé que cela m'a peut-être influencé
à mon insu, lorsque la fantaisie d'y venir coucher m'est venue. Mais je
vois bien que ma pauvre Floriani en avait gardé un souvenir poétique
tout à fait dénué de réalité. Il en est ainsi de tous nos souvenirs
d'enfance.

--Sans doute que Votre Excellence, dit l'hôte, qui avait écouté les
paroles de Salvator, veut parler de la fameuse Floriani, celle qui, de
pauvre paysanne qu'elle était, est devenue riche et célèbre dans toute
l'Italie?

--Vraiment oui, s'écria Salvator; vous l'avez peut-être connue autrefois
ici, car je ne sache pas qu'elle soit revenue dans son pays depuis
qu'elle l'a quitté toute jeune?

--Pardon, seigneurie. Elle est revenue il y a environ un an et elle
y est à cette heure. Sa famille lui a tout pardonné, et ils vivent
très-bien ensemble maintenant... Tenez, là-bas, sur l'autre rive du lac,
vous pouvez voir d'ici la chaumière où elle a été élevée, et la jolie
villa qu'elle a achetée tout à côté. Cela ne fait plus qu'une seule
dépendance avec le parc et les prairies. Oh! c'est une bonne propriété,
et elle l'a payée à beaux deniers comptants, au vieux Ranieri, vous
savez... l'avare? le père de celui qui l'avait enlevée, de son premier
amant?

--Vous en savez ou vous en supposez plus long que moi sur les aventures
de sa jeunesse, répondit Salvator; moi je ne sais d'elle qu'une chose:
c'est qu'elle est la femme la plus intelligente, la meilleure et la plus
digne que j'ai rencontrée. Vive Dieu! elle est donc ici? Ah! la bonne
nouvelle! Nous sommes sauvés, Karol; nous allons lui demander asile, et
si tu veux être aimable pour moi, tu feras connaissance, de bonne grâce,
avec ma chère Floriani. Mais on ne sait pas à Milan qu'elle habite ce
pays-ci! On m'a dit que je la trouverais à Venise ou aux environs...

[Illustration: Il était assis à sa porte... (Page 14.)]

--Oh! elle vit comme cachée, dit l'hôte, c'est sa fantaisie du moment.
Cependant, on la connaît bien ici, car elle fait du bien; elle est
très-bonne, la signora!

--Eh vite, eh vite, une barque! s'écria Salvator, sautant de joie. Ah!
l'agréable surprise! Et moi qui n'avais pas l'heureux pressentiment de
la retrouver ici!

Ce mot fit tressaillir Karol.--Les pressentiments, dit-il, agissent sur
nous à notre insu, et nous poussent où ils veulent.

Mais le pétulant Albani ne l'écoutait pas. Il s'agitait, il criait, il
faisait approcher une barque, il y jetait une valise, il recommandait la
voiture et les paquets à son domestique, qui devait rester à l'auberge
d'Iseo, et il entraînait le jeune prince sur le plancher vacillant de la
nacelle.

Il était si pressé d'arriver, et la vivacité de son caractère dominait
si fort, en cet instant, la contrainte qu'il s'imposait souvent pour
ne pas froisser la tristesse de son ami, qu'il prit un aviron et rama
lui-même avec le batelier, chantant comme un oiseau, et menaçant, par le
déchaînement de sa gaieté impétueuse, de faire chavirer le bateau.




IV.


Ce ne fut qu'à la moitié du lac qu'il remarqua un redoublement de pâleur
sur le visage de Karol. Il quitta le gouvernail, et s'asseyant auprès de
lui:--Cher prince, lui dit-il, tu es mécontent de moi, je le crains!
Tu n'aurais pas voulu faire cette nouvelle connaissance... mais que
veux-tu? en voyage, il faut bien un peu déroger à ses habitudes.
Je t'avais promis de ne pas te tourmenter à cet égard... J'ai tout
oublié... j'étais si content!

--Je te pardonne tout, j'accepte tout, répondit le prince avec calme.
L'amitié vit de sacrifices. Tu m'en as tant fait, que je t'en dois bien
quelques-uns... Quoique pourtant... J'espérais que tu ne me mènerais
jamais chez une femme de mauvaise vie!

--Tais-toi, tais-toi, s'écria Salvator en lui saisissant la main avec
force; ne te sers pas de ces mots qui froissent et qui blessent! Si un
autre que toi parlait d'elle ainsi...

--Pardonne-moi, reprit Karol; je ne songeais pas qu'elle était.....
qu'elle avait dû être ta maîtresse!

--Ma maîtresse, à moi! repartit Salvator avec vivacité; ah! je l'aurais
bien voulu! mais elle en aimait un autre alors, et qui sait, d'ailleurs,
si je lui aurais plu, quand même je l'aurais connue libre? Non, Karol,
je n'ai pas été son amant; et, comme j'étais l'ami de celui qu'elle
avait quand nous nous sommes connus (c'était un Foscari, un brave jeune
homme!), comme je la savais loyale et fidèle, je n'ai jamais songé à la
désirer. Oh! si elle vivait seule aujourd'hui, comme on me l'a dit à
Milan... et si elle voulait m'aimer!... Mais non! Tiens, ne fronce pas
le sourcil: je ne crois pas qu'il m'arrive de m'enflammer pour elle.
Il y a bien longtemps que je ne l'ai vue. Elle n'est peut-être plus
belle... Et d'ailleurs mon coeur et mes sens avaient pris l'habitude
d'être calmes auprès d'elle. Mon imagination aurait un grand effort à
faire pour passer de l'estime et du respect... Pourtant je ne suis pas
hypocrite, je n'en voudrais pas jurer!... Quand l'amitié est immense,
d'un homme à une femme... Mais probablement si elle vit seule, elle aime
un absent. Il est impossible que cette généreuse créature vive sans
amour; et, alors, je n'aurai pas une mauvaise pensée auprès d'elle. Je
ne voudrais pour rien au monde perdre son amitié!...

--D'après toutes ces tergiversations, dit le prince avec un sourire
mélancolique, je vois que je risque de te perdre, et que mon
pressentiment de malheur pourrait bien n'être pas un rêve.

--Ton pressentiment! ah! tu y reviens! je l'avais oublié. Eh bien! s'il
t'annonce que je vais m'arrêter chez une enchanteresse et que je te
laisserai partir seul, il ment avec impudence. Non, non, Karol, ta
santé, ton désir, notre voyage avant tout! Si ton pressentiment avait
une figure, je lui donnerais un soufflet!

Les deux amis s'entretinrent encore quelques instants de la Floriani. Le
prince, venant en Italie pour la première fois, ne l'avait jamais vue,
et ne connaissait d'elle que la renommée de son talent et l'éclat de ses
aventures. Salvator parlait d'elle avec enthousiasme; mais comme il ne
faut pas toujours s'en rapporter aux amis, nous dirons nous-même au
lecteur ce qu'il doit savoir, pour le moment, de notre héroïne.

Lucrezia Floriani était une actrice d'un talent pur, élevé, suffisamment
tragique, toujours émouvant et sympathique quand elle jouait un rôle
bien fait, exquis, admirable, dans tous les détails de pantomime,
créations ingénieuses à l'aide desquelles l'acteur fait souvent valoir
le vrai poëte, et trouve grâce pour le faux. Elle avait eu de grands
succès, non-seulement comme actrice, mais encore comme auteur; car elle
avait porté la passion de son art jusqu'à oser faire des pièces de
théâtre; d'abord en collaboration avec quelques amis lettrés, et enfin
seule et sous sa propre inspiration. Ses pièces avaient réussi, non
qu'elles fussent des chefs-d'oeuvre, mais parce qu'elles étaient
simples, d'un sentiment vrai, bien dialoguées, et qu'elle les jouait
elle-même. Elle ne s'était jamais fait nommer après les représentations;
mais son secret, pour le coup, était celui de la comédie, et le public
la nommait lui-même au milieu des couronnes et des applaudissements
qu'il lui prodiguait.

A cette époque, et dans ce pays-là, la critique des journaux n'avait
pas un grand développement. La Floriani avait beaucoup d'amis, on était
indulgent pour elle. Le parterre des villes d'Italie lui décernait de
bruyantes ovations de famille. On l'aimait; et s'il est probable que sa
gloire d'auteur lui ait été très-bénévolement accordée, il est certain
du moins que, par son caractère, elle méritait cette indulgence et
cette affection. Il n'y eut jamais de personne plus désintéressée, plus
sincère, plus modeste et plus libérale. Je ne sais plus si c'est à
Vérone ou à Pavie qu'elle eut la direction d'un théâtre et forma une
troupe. Elle se fit estimer de tous ceux qui traitèrent avec elle,
adorer de ceux qui eurent besoin de son assistance, et le public l'en
récompensa. Elle fit là d'assez bonnes affaires, et dès qu'elle se vit
en possession d'une aisance assurée, elle quitta le théâtre, quoique
dans tout l'éclat de son talent et de ses charmes. Elle vécut quelques
années à Milan, dans un monde d'artistes et de littérateurs. Sa maison
était agréable, et sa conduite tellement honorable et digne (ce qui ne
veut pas dire qu'elle fût très-régulière), que des femmes du monde
la fréquentèrent avec sympathie et même avec un certain sentiment de
déférence.

Mais tout à coup elle quitta le monde et la ville, et se retira au bord
du lac d'Iseo, où nous la retrouvons maintenant.

Au fond des motifs qui la poussèrent dans ces directions diverses, vers
cet épanouissement de talent dramatique et littéraire, et vers ce
dégoût subit du monde et du bruit, vers cette activité d'administration
théâtrale, et vers cette paresse d'une vie champêtre; il y y avait, n'en
doutez pas, une succession ininterrompue d'histoires d'amour. Je ne
vous les raconterai pas maintenant, ce serait trop long et sans intérêt
direct. Je ne perdrai pas de temps non plus à vous faire saisir les
nuances d'un caractère aussi clair et aussi aisé à connaître que celui
du prince Karol était chatoyant et indéfinissable. Vous apprécierez,
comme vous l'entendrez, ce naturel élémentaire, limpide dans ses travers
comme dans ses qualités. Il est certain que je ne vous cacherai rien de
la Floriani, par pruderie et crainte de vous déplaire. Ce qu'elle avait
été, ce qu'elle était, elle le disait à qui le lui demandait avec
amitié. Et, si quelqu'un l'interrogeait par curiosité pure, avec
des ménagements ironiques, pour se venger de cette impertinente
bienveillance, elle prenait plaisir à le scandaliser par sa franchise.

Nous ne saurions la mieux définir qu'elle ne le fit elle-même un jour,
en répondant en bon français à un vieux marquis:

--«Vous êtes un peu embarrassé, lui disait-elle, pour savoir de quel
terme, reçu dans votre langue, vous pourriez qualifier une femme comme
moi. Diriez-vous que je suis une _courtisane_? Je ne crois pas, puisque
j'ai toujours donné à mes amants, et que je n'ai jamais rien reçu, même
de mes amis. Je ne dois mon aisance qu'à mon travail, et la vanité ne
m'a pas plus éblouie que la cupidité ne m'a égarée. Je n'ai eu que des
amants, non-seulement pauvres, mais encore obscurs.

«Diriez-vous que je suis une _femme galante_? Les sens ne m'ont jamais
emportée avant le coeur, et je ne comprends seulement pas le plaisir
sans une affection enthousiaste.

«Enfin, suis-je une femme de _mauvaise vie_, de _moeurs relâchées_?
Il faut savoir ce que vous entendez par là. Je n'ai jamais cherché le
scandale. J'en ai peut-être fait sans le vouloir et sans le savoir. Je
n'ai jamais aimé deux hommes à la fois; je n'ai jamais appartenu de fait
et d'intention qu'à un seul pendant un temps donné, suivant la durée de
ma passion. Quand je ne l'aimais plus, je ne le trompais pas. Je rompais
avec lui d'une manière absolue. Je lui avais juré, il est vrai, dans mon
enthousiasme, de l'aimer toujours; j'étais de la meilleure foi du monde
en le jurant. Toutes les fois que j'ai aimé, ç'a été de si grand coeur,
que j'ai cru que c'était la première et la dernière fois de ma vie.

«Vous ne pouvez pas dire pourtant que je sois une femme honnête. Moi,
j'ai la certitude de l'être. Je prétends même, devant Dieu, être une
femme vertueuse; mais je sais que, dans vos idées et devant l'opinion,
c'est un blasphème de ma part. Je ne m'en soucie point; j'abandonne ma
vie au jugement du monde, sans me révolter contre lui, sans trouver
qu'il ait tort dans ses lois générales, mais sans reconnaître qu'il ait
raison contre moi.

«Vous trouvez sans doute que je me traite fort bien, et que j'ai une
belle dose d'orgueil? D'accord. J'ai un grand orgueil pour moi-même,
mais je n'ai point de vanité; et on peut dire de moi tout le mal
possible, sans m'offenser, sans m'affliger le moins du monde. Je n'ai
pas combattu mes passions. Si j'ai bien ou mal fait, j'en ai été, et
punie, et récompensée, par ces passions même. J'y devais perdre ma
réputation, je m'y attendais, j'en ai fait le sacrifice à l'amour, cela
ne regarde que moi. De quel droit les gens qui condamnent disent-ils que
l'exemple est dangereux? Du moment que le coupable est condamné, il est
exécuté. Il ne peut donc plus nuire, et ceux qui seraient tentés de
l'imiter, sont suffisamment avertis par sa punition.»

Karol de Roswald et Salvator Albani débarquèrent à l'entrée du parc,
auprès de la chaumière que l'aubergiste d'Iseo leur avait montrée. C'est
dans cette cabane que la Floriani était née, et son père, un vieux
pêcheur à cheveux blancs, l'occupait encore. Rien n'avait pu le
décider à quitter cette pauvre demeure, où il avait passé sa vie et où
l'habitude le retenait; mais il avait consenti à ce qu'elle fût réparée,
assainie, solidifiée et mise à l'abri du flot par une jolie terrasse
rustique tout ornée de fleurs et d'arbustes. Il était assis à sa porte
parmi les iris et les glaïeuls, et occupait les derniers instants du
jour à raccommoder ses filets; car, bien que son existence fût désormais
assurée, et que sa fille veillât pieusement, non-seulement à tous ses
besoins, mais encore à surprendre les rares fantaisies de superflu qu'il
pouvait avoir, il gardait les habitudes et les goûts parcimonieux du
paysan, et ne réformait aucun instrument de son travail, tant qu'il
pouvait en faire encore le moindre usage.




V.


Karol remarqua la belle figure un peu dure de ce vieillard, et, ne
songeant point que ce pût être le père de _la signora_, il le salua et
se disposa à passer outre. Mais Salvator s'était arrêté à contempler la
pittoresque chaumière et le vieux pêcheur qui, avec sa barbe blanche
un peu jaunie par le soleil, ressemblait à une divinité limoneuse
des rivages. Les souvenirs que, maintes fois, la Floriani lui avait
retracés, les larmes aux yeux, et avec l'éloquence du repentir,
repassèrent confusément dans son esprit; les traits austères du
vieillard lui semblaient aussi conserver quelque ressemblance avec ceux
de la belle jeune femme; il le salua par deux fois et alla essayer
d'ouvrir la grille du parc, située à dix pas de là, non sans tourner
plusieurs fois la tête vers le pêcheur, qui le suivait des yeux avec un
air d'attention et de méfiance.

Quand celui-ci vit que les deux jeunes seigneurs tentaient réellement de
pénétrer dans la demeure de la Floriani, il se leva et leur cria, d'un
ton peu accueillant, qu'on n'entrait point là, et que ce n'était pas une
promenade publique.

--Je le sais fort bien, mon brave, répondit Salvator; mais je suis un
ami intime de la signora Floriani, et je viens pour la voir.

Le vieillard approcha et le regarda avec attention. Puis il reprit:--Je
ne vous connais pas. Vous n'êtes pas du pays?

--Je suis de Milan, et je vous dis que j'ai l'honneur d'être lié avec la
signora. Voyons, par où faut-il entrer?

--Vous n'entrerez pas comme cela! Vous attend-on? Savez-vous si on
voudra vous recevoir? Comment vous nommez-vous?

--Le comte Albani. Et vous, mon brave, voulez-vous me dire votre nom?
Ne seriez-vous pas, par hasard, un certain honnête homme, qu'on appelle
Renzo..., ou Beppo..., ou Checco Menapace?

--Renzo Menapace, oui, c'est moi, en vérité, dit le vieillard on se
découvrant, par suite de l'habitude qu'ont les gens du peuple de
s'incliner, en Italie, devant les titres. D'où me connaissez-vous,
signor? Je ne vous ai jamais vu.

--Ni moi non plus; mais votre fille vous ressemble, et je savais bien
son véritable nom.

--Un meilleur nom que celui qu'ils lui donnent maintenant! mais enfin le
pli en est pris, et ils l'appellent tous d'un nom de guerre! Ah ça! vous
voulez donc la voir? Vous venez exprès?

--Mais, sans aucun doute, avec votre permission, J'espère qu'elle voudra
bien nous recommander à vous, et que vous ne vous repentirez pas de nous
avoir ouvert la porte. Je présume que vous en avez la clef?

--Oui, j'en ai la clef, et pourtant, Seigneuries, je ne peux vous
ouvrir. Ce jeune seigneur est avec vous?...

--Oui, c'est le prince de Roswald, dit Salvator, qui n'ignorait pas
l'ascendant des titres.

Le vieux Menapace salua plus profondément encore, quoique sa figure
restât froide et triste.--Seigneurs, dit-il, ayez la bonté de venir chez
moi et d'y attendre que j'aie envoyé mon serviteur prévenir ma fille,
car je ne peux pas vous promettre qu'elle soit disposée à vous voir.

--Allons, dit Salvator au prince, il faut nous résigner à attendre. Il
paraît que la Floriani a maintenant la manie de se cloîtrer; mais, comme
je ne doute pas que nous ne soyons bien reçus, allons un peu voir sa
chaumière natale. Ce doit être assez curieux.

--Il est fort curieux, en effet, qu'elle habite un palais, aujourd'hui,
et qu'elle laisse son père sous le chaume, répondit Karol.

--Plaît-il, seigneur prince? dit le vieillard, qui se retourna, d'un air
mécontent, à la grande surprise des deux jeunes gens; car ils avaient
l'habitude de parler allemand ensemble, et Karol s'était exprimé dans
cette langue.

--Pardonnez-moi, reprit Menapace, si je vous ai entendu; j'ai toujours
eu l'oreille fine, et c'est pour cela que j'étais le meilleur pêcheur
du lac, sans parler de la vue, qui était excellente, et qui n'est pas
encore trop mauvaise.

--Vous entendez donc l'allemand? dit le prince.

--J'ai servi longtemps comme soldat, et j'ai passé des années dans votre
pays. Je ne pourrais pas bien parler votre langue, mais je l'entends
encore un peu, et vous me permettrez de vous répondre dans la mienne. Si
je n'habite pas le palais de ma fille, c'est que j'aime ma chaumière, et
si elle n'habite pas ma chaumière avec moi, c'est que le local est
trop petit, et que nous nous gênerions l'un l'autre. D'ailleurs, j'ai
l'habitude de demeurer seul, et c'est à mon corps défendant que je
souffre auprès de moi le serviteur qu'elle a voulu me donner, sous
prétexte qu'à mon âge, on peut avoir besoin d'un aide. Heureusement
c'est un bon garçon; je l'ai choisi moi-même, et je lui apprends l'état
de pêcheur. Allons, Biffi, quitte un moment ton souper, mon enfant,
et va dire à la signora que deux seigneurs étrangers demandent à la
voir.--Vos noms encore une fois, s'il vous plaît, Seigneuries?

--Le mien suffira, répondit Albani, qui avait suivi avec Karol le vieux
Menapace jusqu'à l'entrée de sa cabane. Il tira de son portefeuille une
carte de visite qu'il remit au jeune gars, chargé du service du pêcheur.
Biffi partit à toutes jambes, après que son maître lui eut remis une
clef qu'il tenait cachée dans sa ceinture.

--Voyez-vous, Seigneuries, dit Menapace à ses hôtes en leur présentant
des chaises rustiques qu'il avait garnies et tressées lui-même avec les
herbes aquatiques du rivage, il ne faut pas croire que je ne sois pas
bien traité par ma fille. Sous le rapport de l'assistance, de l'amitié
et des soins, je n'ai qu'à me louer d'elle. Seulement, vous comprenez?
je ne peux pas changer de manière de vivre à mon âge, et tout l'argent
quelle m'envoyait, lorsqu'elle était au théâtre, je l'ai employé un
peu plus utilement qu'à me bien loger, à me bien habiller et à me bien
nourrir. Ces choses-là ne sont pas dans mes goûts. J'ai acheté de la
terre, parce que cela est bon; cela reste, et cela lui reviendra quand
je n'y serai plus. Je n'ai pas d'autre enfant qu'elle. Elle n'aura donc
pas à se repentir de tout ce qu'elle a fait pour moi. Son devoir était
de me faire part de sa richesse; elle l'a toujours rempli; le mien
est de faire prospérer cet argent-là, de le bien placer et de le lui
restituer en mourant. J'ai toujours été l'esclave du devoir.

Cette façon étroite et intéressée du vieillard d'envisager ses rapports
avec sa fille, fit sourire Salvator.

--Je suis bien sûr, dit-il, que votre fille ne compte pas de cette sorte
avec vous, et qu'elle ne comprend rien à votre système d'économie.

--Il n'est que trop vrai qu'elle n'y comprend rien, la pauvre tête,
répondit Menapace avec un soupir, et si je l'écoutais, je mangerais
tout, je mènerais une vie de prince, comme elle, avec elle, et avec tous
ceux à qui elle jette l'argent à pleines mains. Que voulez-vous? nous ne
pouvons pas nous entendre là-dessus. Elle est bonne, elle m'aime, elle
vient me voir dix fois le jour, elle m'apporte tout ce qu'elle peut
imaginer pour me faire plaisir. Si je tousse ou si j'ai mal à la tête,
elle passe les nuits auprès de moi. Mais tout cela n'empêche pas qu'elle
n'ait un grand défaut et qu'elle ne soit pas bonne mère, comme je le
voudrais!

--Comment! elle n'est pas bonne mère? s'écria Salvator, qui avait bien
de la peine à garder son sérieux devant la morale parcimonieuse du
paysan. Je l'ai vue au sein de sa famille, et je pense que vous vous
trompez, signor Menapace!

--Oh! si vous trouvez qu'une bonne mère de famille doive caresser,
soigner, amuser, gâter ses enfants, et pas davantage, soit; mais je ne
suis pas content de voir qu'on ne leur refuse jamais rien, qu'on habille
les petites filles comme des princesses, avec des robes de soie, qu'on
permette au garçon d'avoir déjà des chiens, des chevaux, une barque,
un fusil, comme à un homme! Ce sont de bons enfants, j'en conviens, et
très-jolis; mais ce n'est pas une raison pour leur donner tout ce qu'ils
veulent, comme si cela ne coûtait rien! Je vois bien qu'on va manger au
moins trente mille francs par an dans la maison, tant en plaisirs et en
maîtres aux enfants qu'en livres, en musique, en promenades, en cadeaux,
en folies de tout genre. Et les aumônes donc! C'est scandaleux! Tous les
estropiés, tous les vagabonds du pays ont appris le chemin de la maison,
qu'ils ne connaissaient guère, certes, du temps du vieux Ranieri,
l'ancien propriétaire! Voilà un homme qui entendait bien ses intérêts,
et qui faisait des économies dans sa terre, tandis que ma fille s'y
ruinera si elle ne m'écoute!

L'avarice du vieillard causait un profond dégoût au prince; mais
Salvator s'en amusait plus qu'il n'en était indigné. Il connaissait
bien la nature du paysan, cette âpreté à conserver, cette dureté envers
soi-même, cette soif d'acquérir des fonds sans jamais jouir des revenus,
cette crainte de l'avenir qui s'étend pour les vieillards laborieux et
pauvres au delà du tombeau. Il ne put cependant se défendre d'un peu
de mécontentement en entendant Menapace invoquer le souvenir du vieux
Ranieri, qui avait joué un si vilain rôle dans l'histoire de la
Floriani.

--Ce Ranieri, si je me souviens bien de ce que m'a raconté Lucrezia,
dit-il, était un ignoble ladre. Il avait maudit, et voulait déshériter
son fils, parce que celui-ci voulait épouser votre fille!

--Il nous a causé du chagrin, c'est vrai, reprit le vieillard sans
s'émouvoir; mais à qui la faute? A ce jeune fou, qui voulait épouser une
pauvre paysanne. Dans ce temps-là, la Lucrezia n'avait rien; elle avait
appris de sa marraine, madame Ranieri, bien des choses inutiles, la
musique, les langues, la déclamation....

--.... Choses qui lui ont assez bien servi depuis, pourtant! dit
Salvator en l'interrompant.

--Choses qui l'ont perdue! reprit l'inflexible vieillard. Il eût mieux
valu que la vieille Ranieri, qui ne pouvait rien lui donner pour
l'établir, ne l'eût pas prise en si grande amitié, et qu'elle l'eût
laissée paysanne, raccommodeuse de filets, fille de pêcheur, comme elle
l'était, et femme de pêcheur, comme elle pouvait le devenir. Car j'en
savais un bon, qui avait une bonne maison, deux grandes barques, un joli
pré, des vaches... Oui! oui! un excellent parti, Pietro Mangiafoco, qui
l'aurait épousée si elle avait voulu entendre raison. Au lieu qu'en
l'instruisant et en la rendant si belle et si savante, sa marraine a été
cause de tout le mal qui s'en est suivi. Memmo Ranieri, son fils, est
devenu fou de Lucrezia, et, ne pouvant pas l'épouser, il l'a enlevée.
C'est comme cela que ma fille a été séparée de moi, et c'est pour cela
que, pendant douze ans, je n'ai pas voulu entendre parler d'elle.

--Si ce n'est pour recevoir l'argent qu'elle lui envoyait! dit Salvator
à Karol, oubliant que le pêcheur entendait l'allemand.

Mais cette réflexion ne blessa nullement le vieillard.

--Sans doute, je le recevais, je le plaçais et je le faisais valoir,
reprit-il. Je savais qu'elle menait grand train et qu'elle serait
peut-être fort aise, un jour, de trouver de quoi vivre, après avoir
mangé tout ce qu'elle gagnait. Car, que n'a-t-elle pas gagné? Des
millions, à ce qu'on dit! Et que n'a-t-elle pas donné, gaspillé? Ah!
c'est une malédiction d'avoir un pareil caractère!

--Oui, oui, c'est un monstre! s'écria Salvator en riant: mais, en
attendant, il me semble que le vieux Ranieri a été bien mal avisé de
ne pas vouloir la marier avec son fils; il l'aurait fait s'il eût pu
deviner que cette petite paysanne gagnerait des millions avec son
talent!

--Oui! il l'eût fait, dit Menapace avec le plus grand calme, mais il ne
pouvait le deviner; et, en se refusant à un mariage si disproportionné,
il était dans son droit: il avait raison, tout autre eût fait comme lui,
et moi-même à sa place!

--De sorte que vous ne le blâmez pas, et que peut-être vous êtes resté
en fort bons termes avec lui, tandis que son fils séduisait votre fille,
faute de pouvoir arracher le consentement du vieux ladre?

--Le vieux ladre, l'_avarone_, comme on l'appelait, était dur, j'en
conviens; mais enfin il était juste, et ce n'était pas un mauvais
voisin. Il ne m'a jamais fait de bien ni de mal. En voyant que je ne
pardonnais point à ma fille, il m'avait pardonné d'être son père. Et,
quant à son fils, il lui a pardonné aussi, quand il a abandonné Lucrezia
pour faire un bon mariage.

--Et vous, lui avez-vous pardonné, à ce fils, digne de son père?

--Je ne devais pas lui pardonner, quoique, après tout, il fût dans son
droit; il n'avait rien promis par écrit à ma fille; c'est elle qui eut
tort de se fier à son amour, et quand il l'a quittée, ils avaient des
dettes; elle avait fait de mauvaises affaires dans son entreprise de
théâtre, au commencement... D'ailleurs, il est mort, et Dieu est son
juge! Mais, pardon! Excellences, j'ai laissé mes filets au bord de
l'eau, et s'il venait de l'orage, cette nuit, ils pourraient bien s'en
aller. Il faut que je les retire. Ce sont encore de bons filets, et qui
prennent du poisson. J'en fournis la table de ma fille, mais elle le
paie, da! je ne donne rien pour rien! et je lui dis... «Mange, mange...
fais manger tes enfants; heureusement pour eux, ils retrouveront ce
poisson-là dans ma bourse!»




VI.


--Quelle ignoble nature! dit Karol quand Menapace se fut éloigné.

--C'est la nature humaine dans sa nudité, répondit Salvator. C'est le
vrai type de l'homme de peine. Prévoyance sans lumière, probité sans
délicatesse, bon sens dépourvu d'idéal, cupidité honnête, mais laide et
triste.

--C'est trop peu dire, reprit le prince. Il y a là une immoralité
odieuse, et je ne comprends pas que la signora Floriani puisse vivre
avec ce spectacle sous les yeux.

--Je présume que lorsqu'elle est venue le chercher, elle ne s'attendait
pas à y trouver tant de vile prose. La noble femme, dans son souvenir
poétique du vieux père et de la cabane de roseaux, aspirait sans doute à
la vie champêtre, au retour de l'innocence patriarcale, à une touchante
réconciliation avec ce vieillard qui l'avait maudite, et qu'elle ne
nommait qu'en pleurant. Mais il y a peut-être plus de vertu encore à
rester ici qu'à y être venue, et, sans doute, elle comprend, elle tolère
et elle aime quand même.

--Comprendre et tolérer, cela n'est pas d'une âme délicate; à sa place,
je comblerais bien ce vieil avare de bienfaits, mais je ne saurais vivre
à ses côtés sans une mortelle souffrance; l'idée seule d'un tel malheur
me révolte et me navre.

--Et où vois-tu donc tant de perversité? Cet homme ne comprend pas le
luxe, et la libéralité qui vient avec l'aisance dans les bonnes âmes.
Il est trop vieux pour sentir que posséder et donner vont ensemble.
Il amasse ce qu'il reçoit de sa fille pour le conserver à ses
petits-enfants.

--Elle a donc des enfants?

--Elle en avait deux, peut-être en a-t-elle davantage maintenant.

--Et son mari?... dit Karol avec hésitation, ou est-il?

--Elle n'a jamais été mariée que je sache, répondit tranquillement
Salvator.

Le prince garda le silence, et Salvator, devinant ce qu'il pensait, ne
sut que dire pour l'en distraire. Certes, il n'y avait pas de bonnes
excuses à donner pour ce fait.

--Ce qui explique une conduite abandonnée aux hasards de la vie, reprit
Karol au bout d'un instant, c'est l'absence de notions honnêtes dans la
première jeunesse. Pouvait-elle en recevoir d'un père qui n'a pas même
le sentiment du point d'honneur, et qui, dans tous les désordres de sa
fille, n'a vu que l'argent qu'elle gagnait et qu'elle dépensait?

--Tels sont les hommes vus de près, telle est la vie dépouillée de
prestige! répondit philosophiquement Salvator. Quand la bonne Floriani
me parlait de sa première faute, elle s'accusait seule, et ne se
souvenait pas des travers, probablement insupportables, de son père, qui
eussent pu cependant lui servir d'excuse. Quand elle parlait de lui,
elle vantait, en la déplorant, l'obstination de son courroux. Elle
l'attribuait à une vertu antique, à des préjugés respectables. Elle
disait, je m'en souviens, que lorsqu'elle serait dégagée de tous les
liens du siècle et de toutes les chaînes de l'amour, elle irait se jeter
à ses pieds et se purifier auprès de lui. Eh bien! la pauvre pécheresse!
elle aura trouvé un sauveur bien indigne d'un si beau repentir, et cette
déception n'a pas dû être une des moindres de sa vie. Les grands coeurs
voient toujours en beau. Ils sont condamnés à se tromper sans cesse.

--Les grands coeurs peuvent-ils résister à beaucoup d'expériences
fâcheuses? dit Karol.

--Le plus ou moins de dommage qu'ils y reçoivent prouve leur plus ou
moins de grandeur.

--La nature humaine est faible. Je crois donc que les âmes véritablement
attachées aux principes ne devraient pas chercher le péril. Es-tu bien
décidé, Salvator, à passer quelques jours ici?

--Je n'ai point parlé de cela; nous n'y resterons qu'une heure, si tu
veux.

En cédant toujours, Salvator gouvernait Karol, du moins quant aux choses
extérieures, car le prince était généreux et immolait ses répugnances
par un principe de savoir-vivre qu'il portait jusque dans l'intimité la
plus étroite.

--Je veux ne te contrarier en rien, répondit-il, et t'imposer une
privation, te causer un regret me serait insupportable; mais promets-moi
du moins, Salvator, de faire un effort sur toi-même pour ne pas devenir
amoureux de cette femme?

--Je te le promets, répondit Albani en riant; mais autant en emportera
le vent, si ma destinée est de devenir son amant après avoir été son
ami.

--Tu invoques la destinée, reprit Karol, lorsqu'elle est entre tes
mains! Ici ta conscience et ta volonté doivent seules te préserver.

--Tu parles des couleurs comme un aveugle, Karol. L'amour rompt tous les
obstacles qu'on lui présente, comme la mer rompt ses digues. Je puis te
jurer de ne pas rester ici plus d'une nuit, mais je ne puis être certain
de n'y pas laisser mon coeur et ma pensée.

--Voilà donc pourquoi je me sens si faible et si abattu, ce soir! dit le
prince. Oui, ami, j'en reviens toujours à cette terreur superstitieuse
qui s'est emparée de moi lorsque j'ai jeté les yeux sur ce lac, même
de loin! Quand nous sommes descendus dans le bateau qui vient de nous
transporter ici, il m'a semblé que nous allions nous noyer, et tu sais
pourtant que je n'ai pas la faiblesse de craindre les dangers
physiques, que je n'ai pas de répugnance pour l'eau et que j'ai vogué
tranquillement hier avec toi pendant tout le jour, et même par un bel
orage, sur le lac de Côme. Eh bien! je me suis aventuré sur la surface
tranquille de celui-ci avec la timidité d'une femme nerveuse. Je ne suis
que rarement sujet à ces sortes de superstitions, je ne m'y abandonne
pas, et la preuve que je sais y résister, c'est que je ne t'en ai rien
dit; mais la même inquiétude vague d'un danger inconnu, d'un malheur
imminent pour toi ou pour moi me poursuit jusqu'à cette heure. J'ai cru
voir passer dans ces flots des fantômes bien connus, qui me faisaient
signe de rétrograder. Les reflets d'or du couchant prenaient, dans le
sillage de la barque, tantôt la forme de ma mère, tantôt les traits
de Lucie. Les spectres de toutes mes affections perdues se plaçaient
obstinément entre nous et ce rivage. Je ne me sens pas malade, je me
méfie de mon imagination... et, pourtant, je ne suis pas tranquille;
cela n'est pas naturel.

Salvator allait essayer de prouver que cette inquiétude était un
phénomène tout nerveux, résultant de l'agitation du voyage, lorsqu'une
voix forte et vibrante fit entendre ces mots derrière la chaumière: «Où
est-il, où est-il, Biffi?»

Salvator fit un cri de joie, s'élança sur la terrasse, et Karol le vit
recevoir dans ses bras une femme qui lui rendait avec effusion une
embrassade toute fraternelle.

Ils se parlèrent en s'interrogeant et en se répondant avec vivacité
dans ce dialecte lombard que Karol n'entendait pas aussi rapidement que
l'italien véritable. Le résultat de cet échange de paroles serrées et
contractées fut que la Floriani se retourna vers le prince, lui tendit
la main, et, sans s'apercevoir qu'il ne s'y prêtait pas de bien bonne
grâce, elle la lui pressa cordialement, en lui disant qu'il était le
bienvenu, et qu'elle se ferait un grand plaisir de le recevoir.

--Je te demande pardon, mon bon Salvator, dit-elle en riant, de t'avoir
laissé faire antichambre dans le manoir de mes ancêtres; mais je suis
exposée ici à la curiosité des oisifs, et, comme j'ai toujours quelque
grand projet de travail en tête, je suis forcée de m'enfermer comme une
nonne.

--Mais c'est qu'on dit que vous avez presque pris le voile et prononcé
des voeux depuis quelque temps, dit Salvator en baisant à plusieurs
reprises la main qu'elle lui abandonnait. Ce n'est qu'en tremblant que
j'ai osé venir vous relancer dans votre ermitage.

--Bien, bien, reprit-elle, tu te moques de moi et de mes beaux projets.
C'est parce que je ne veux pas recevoir de mauvais conseils que je me
cache, et que j'ai fui tous mes amis. Mais puisque la fortune t'amène
auprès de moi, je n'ai pas encore assez de vertu pour te renvoyer.
Viens, et amène ton ami. J'aurai au moins le plaisir de vous offrir un
gîte plus confortable que la locanda d'Iseo.--Est-ce que tu ne reconnais
pas mon fils, que tu ne l'embrasses pas?

--Eh non! je n'osais pas le reconnaître, dit Salvator en se retournant
vers un bel enfant de douze ans qui gambadait autour de lui avec un
chien de chasse. Comme il a grandi, comme il est beau! Et il pressa
dans ses bras l'enfant qui ne savait plus son nom. Et l'autre? ajouta
Salvator, la petite fille?

--Vous la verrez tout à l'heure, ainsi que sa petite soeur et mon
dernier garçon.

--Quatre enfants! s'écria Salvator.

--Oui, quatre beaux enfants, et tous avec moi, malgré ce qu'on peut en
dire. Vous avez fait connaissance avec mon père pendant qu'on venait
m'appeler? Vous voyez, c'est lui qui est mon gardien de ce côte.
Personne n'entre sans sa permission. Bonsoir, père, pour la seconde
fois. Venez-vous déjeuner demain avec nous?

--Je n'en sais rien, je n'en sais rien, dit le vieillard. Vous serez
assez de monde sans moi.

La Floriani insista, mais son père ne s'engagea à rien, et il la tira à
l'écart pour lui demander s'il lui fallait du poisson. Comme elle savait
que c'était sa monomanie de lui vendre le produit de sa pêche, et même
de le lui vendre cher, elle lui fit une belle commande et le laissa
enchanté. Salvator les observait à la dérobée; il vit que la Floriani
prenait très-philosophiquement son parti et même gaiement, de ces
travers prosaïques.

La nuit était venue, et Karol, ni même son ami (à qui les traits de la
Floriani étaient cependant assez connus), ne pouvaient bien distinguer
son visage. Elle ne parut au prince ni majestueuse dans sa taille, ni
élégante dans ses manières, comme on eût pu l'attendre d'une femme qui
avait représenté si bien les grandes dames et les reines de théâtre.
Elle était plutôt petite et un peu grasse. Sa voix avait beaucoup de
sonorité, mais c'était une voix trop vibrante pour les oreilles du
prince. Si une femme eût parlé ainsi dans un salon, tous les yeux se
fussent portés sur elle, et c'eût été de fort mauvais goût.

Ils traversèrent le parc et le jardin avec Biffi, qui portait la valise,
et ils pénétrèrent dans une grande salle d'un style simple et noble,
soutenue par des colonnes doriques et revêtue de stuc blanc. Il y avait
beaucoup de lumières et de fleurs aux quatre angles, d'où s'élançaient
de brillants filets d'eau, amenés à peu de frais du lac voisin.

--Vous êtes étonnés peut-être de tant de clarté inutile, dit la Floriani
en voyant l'agréable surprise que ce beau salon causait à Salvator:
mais c'est la seule fantaisie que j'aie gardée du théâtre. Même dans la
solitude, j'aime un local vaste et brillant de lumières. J'aime aussi la
clarté des étoiles; mais un appartement sombre m'attriste.

La Floriani, à qui cette maison rappelait des souvenirs à la fois doux
et cruels, y avait fait beaucoup de changements et d'embellissements.
Elle n'y avait laissé intacts que la chambre habitée jadis par sa
marraine, madame Ranieri, et un parterre réservé, où cette excellente
femme cultivait des fleurs et lui avait enseigné à les aimer. La Ranieri
avait tendrement aimé Lucrezia; elle avait fait son possible pour
obtenir que le vieux procureur avare, dont elle avait le malheur d'être
la femme et l'esclave, unît son fils à la jeune paysanne instruite.
Mais elle avait échoué; toute cette famille avait disparu. La Floriani
chérissait la mémoire des uns, pardonnait à celle des autres, et, après
beaucoup d'émotion, elle s'était habituée à vivre là, sans trop
se rappeler le passé. C'est parce qu'elle avait fait plusieurs
améliorations de nécessité et de goût à cette résidence, d'ailleurs
fort simple, que le vieux Menapace, qui ne concevait pas ses besoins
d'élégance, d'harmonie et de propreté, l'accusait de s'y ruiner.
L'aspect de ce salon plut aussi à Karol. Cette sorte de luxe italien
qui s'attache à la satisfaction des yeux, à la beauté des lignes et à
l'élégance monumentale plus qu'à la profusion, à la commodité et à la
richesse des meubles, était précisément dans ses goûts et répondait
à l'idée qu'il se faisait d'une existence à la fois fière et simple.
Suivant son habitude de ne pas vouloir sonder trop avant l'âme d'autrui,
et de regarder le cadre plutôt que d'étudier l'image, il chercha, dans
les habitudes extérieures de la Floriani, de quoi se consoler de ce
qu'il jugeait devoir être scandaleux et coupable dans ses moeurs
intimes. Mais tandis qu'il admirait les murailles claires et brillantes,
les fontaines limpides et les fleurs exotiques, Salvator avait une bien
autre préoccupation. Il regardait la Floriani avec inquiétude et avec
avidité. Il craignait de ne plus la trouver belle, et peut-être aussi,
en songeant au serment qu'il avait fait de partir le lendemain, le
désirait-il un peu.

Dès qu'il la vit suffisamment éclairée, il s'aperçut, en effet, d'une
notable altération dans sa fraîcheur et dans sa beauté. Elle avait pris
quelque embonpoint; le coloris délicat de ses joues avait fait place à
une pâleur unie; ses yeux avaient perdu une partie de leur éclat, ses
traits avaient changé d'expression; en un mot, elle était moins vivante,
moins animée, quoiqu'elle parût plus active et mieux portante que
jamais. Elle n'aimait plus: c'était une autre femme, et il fallait
quelques instants pour refaire connaissance avec elle.

La Floriani avait alors trente ans: il y en avait quatre ou cinq que
Salvator ne l'avait vue. Il l'avait laissée au milieu des émotions
du travail, de la passion et de la gloire. Il la retrouvait mère de
famille, campagnarde, génie retraité, étoile pâlie.

Elle s'aperçut vite de l'impression que ce changement faisait sur lui;
car ils s'étaient pris par la main et se regardaient attentivement,
elle, avec un sourire calme et radieux, lui, avec un sourire inquiet et
mélancolique.

--Eh bien, lui dit-elle d'un ton de franchise et de résolution sans
arrière-pensée, nous sommes changés tous les deux, n'est-ce pas? et nous
avons quelque chose à corriger dans nos souvenirs? Ce changement est
tout à ton avantage, cher comte. Tu as beaucoup gagné. Tu étais un
aimable et intéressant jeune homme: te voilà jeune homme encore, mais
homme fait; plus brun, plus fort, avec une belle barbe noire, des yeux
superbes, une chevelure de lion, un air de puissance et de triomphe. Tu
es dans le plus beau moment d'épanouissement de ta vie, et tu en jouis
grandement, cela se voit dans ton regard plus assuré et plus brillant
qu'il ne l'était autrefois. Tu t'étonnes d'être plus beau que moi
aujourd'hui; tu te rappelles le temps où tu croyais que c'était
le contraire. Il y a deux raisons à cela: c'est que tu es moins
enthousiaste, et que je suis moins jeune. Je vais descendre la pente que
tu n'as pas fini de gravir. Tu levais la tête pour me regarder, et, à
présent, tu te courbes pour me chercher au-dessous de toi, sur le revers
de la vie. Ne me plains pas pourtant! je crois que je suis plus heureuse
dans mon nuage que tu ne l'es dans ton soleil.




VII.


La Floriani avait dans la voix un charme particulier. C'était, à la
vérité, une voix trop forte pour une femme du monde, mais parfaitement
fraîche encore, et on ne sentait rien, dans le timbre, de l'abus de la
parole en public. Il y avait surtout, dans son accent, une franchise
qui ne laissait jamais l'ombre du doute sur la sincérité du sentiment
qu'elle exprimait, et dans sa diction, qui avait toujours été aussi
naturelle sur la scène que dans l'intimité, rien ne rappelait la
déclamation et l'emphase des planches. Pourtant, cela était accentué
et empreint d'une forte vitalité. A la justesse des intonations, Karol
sentit qu'elle avait dû être une actrice parfaite et d'un sympathique
irrésistible. Ce fut dans ce sens qu'il exerça son approbation, bien
décidé qu'il était à ne voir d'intéressant en elle que l'artiste.

Salvator la savait trop sincère par nature pour affecter le détachement
d'elle-même. Il pensa seulement qu'elle se faisait illusion, et il
chercha ce qu'il pourrait lui dire pour atténuer l'effet un peu cruel
de son premier regard. Mais, dans ces cas-là, on ne peut rien trouver
d'assez délicat pour consoler une femme de sa défaite, et il ne sut rien
faire de mieux que de l'embrasser, en lui disant qu'elle aurait encore
des amants à cent ans, s'il lui plaisait d'en avoir.

--Non, dit-elle en riant; je ne recommencerai pas Ninon de Lenclos. Pour
ne pas vieillir, il faut être oisive et froide. L'amour et le travail ne
permettent pas de se conserver ainsi. J'espère garder mes amis, voilà
tout. C'est bien assez.

En ce moment, deux petites filles charmantes s'élancèrent dans le salon,
en criant que le souper était servi. Les deux voyageurs, ayant pris le
leur à Iseo, exigèrent que la Floriani se mit à table avec ses enfants.
Salvator prit dans ses bras la petite fille qu'il connaissait et celle
qu'il ne connaissait pas, et les porta dans la salle à manger. Karol,
qui craignait d'être gênant, resta dans le salon. Mais ces deux pièces
étaient contiguës; la porte resta ouverte, et les murs de stuc étaient
sonores. Quoiqu'il désirât rester plongé dans son monde intérieur, et
ne prendre aucune part à ce qui se passerait autour de lui dans cette
maison, il voyait et entendait tout, et même il écoutait, quoiqu'il en
eût une sorte de dépit contre lui-même.

--Ah ça! disait Salvator en s'asseyant à table à côté des enfants (et
Karol remarqua que, lorsqu'il n'était pas dans sa présence immédiate, il
ne se gênait plus pour tutoyer la Floriani), permets-moi de servir
tes enfants et toi; voilà déjà que je les adore, ces marmots, comme
autrefois, et même cette charmante petite fée blonde qui n'était pas née
de mon temps. Il n'y a que toi, Lucrezia, pour faire tout mieux que tout
le monde, même les enfants!

--Tu pourrais bien dire _surtout_ les enfants! répondit-elle; Dieu m'a
bénie sous ce rapport: ils sont aussi bons et aimables et faciles à
élever qu'ils sont frais et bien portants. Ah! tiens, en voici encore un
qui vient nous dire bonsoir. Encore une connaissance à faire, Salvator!

Karol qui, après avoir essayé de parcourir une gazette, s'était mis à
marcher dans le salon, jeta involontairement les yeux vers la salle à
manger, et y vit entrer une belle villageoise qui portait dans ses bras
un enfant endormi.

--Voilà une superbe nourrice! s'écria Salvator ingénument.

--Tu la calomnies, dit la Floriani; dis plutôt une vierge du Corrége
portant _il divino bambino_. Mes enfants n'ont pas eu d'autre nourrice
que moi, et les deux premiers ont souvent pressé mon sein dans la
coulisse, entre deux scènes. Je me souviens qu'une fois le public me
rappelait avec tant de despotisme après la première pièce, que j'ai
été forcée de venir le saluer avec mon enfant sous mon châle. Les deux
derniers ont été élevés plus paisiblement. Ce petit-là est sevré depuis
longtemps. Vois! c'est un enfant de deux ans.

--Ma foi, le dernier que je vois me semble toujours le plus beau, dit
Salvator en prenant le _bambino_ des mains de la servante. C'est un
vrai chérubin! j'ai bien envie de l'embrasser, mais j'ai peur de le
réveiller.

--Ne crains rien: les enfants qui se portent bien et qui jouent toute la
journée au grand air ont le sommeil dur. Il ne faut pas les priver d'une
bonne caresse; quand cela ne leur fait pas plaisir, cela leur porte
bonheur.

--Ah! oui, c'est la superstition, à toi! dit Salvator. Je m'en souviens!
Elle est tendre, et je l'aime, cette idée-là. Tu l'étends jusqu'aux
morts, et je me rappelle ce pauvre machiniste que la chute d'un décor
avait tué pendant une de tes représentations...

--Ah! oui, le pauvre homme! Tu étais là... C'est du temps de ma
direction.

--Et toi, courageuse, excellente, tu l'avais fait porter dans ta loge,
où il rendit le dernier soupir. Quelle scène!

--Oui, certes, plus terrible que celle que je venais de jouer devant le
public. Mon costume fut couvert du sang de ce malheureux!

--Quelle vie que la tienne! Tu n'eus pas le temps de changer, la pièce
marchait, tu reparus sur le théâtre, et on crut que ce sang faisait
partie du drame.

--C'était un pauvre père de famille. Sa femme était là, et de la scène
je l'entendais crier et gémir dans ma loge. Il faut être de fer pour
résister à la vie de comédienne.

--Tu es de fer, en apparence, mais je ne connais pas d'entrailles plus
humaines et plus compatissantes que les tiennes. Je me souviens qu'après
la représentation, lorsqu'on emporta ce cadavre, tu t'approchas de lui
et tu lui donnas un baiser au front, disant que cela aiderait son âme à
entrer dans le repos. Les autres actrices, entraînées par ton exemple,
en firent autant, et moi-même, pour te plaire, j'eus ce courage, bien
que les hommes en aient moins en pareil cas que les femmes. Eh bien!
cela était bizarre et ressemblait à une folie; mais les choses de coeur
vont au coeur. Sa femme, à qui tu assurais une pension, fut encore plus
sensible à ce baiser de toi, belle reine, donné au cadavre sanglant d'un
affreux ouvrier... (car il était affreux!) qu'à tous tes bienfaits; elle
embrassa tes genoux, elle sentit que tu venais d'illustrer son mari, et
qu'il ne pouvait pas aller en enfer avec un baiser de toi sur le front.
                
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