George Sand

Lucrezia Floriani
Go to page: 12345678910
Les yeux du fils aîné de la Floriani brillèrent comme des escarboucles
pendant ce récit.

--Oui, oui, s'écria ce bel enfant, qui avait les traits purs et la
physionomie intelligente de sa mère, j'étais là aussi, moi, et je n'ai
rien oublié. Cela s'est passé comme tu le dis, Signor; et moi aussi,
j'ai embrassé le pauvre Giananton!

--C'est bien, Célio, dit la Floriani en embrassant son fils, il ne faut
pas trop se rappeler ces émotions-là; elles étaient bien fortes pour ton
âge; mais il ne faut pas non plus les oublier. Dieu nous défend d'éviter
le malheur et la souffrance des autres; il faut toujours être tout prêt
à y courir, et ne jamais croire qu'il n'y ait rien à faire. Tu vois,
quand ce ne serait que bénir les morts et consoler un peu ceux qui
pleurent! C'est ta manière de voir, n'est-ce pas, Célio?

--Oui! dit l'enfant avec l'accent de franchise et de fermeté qu'il
tenait de sa mère; et il l'embrassa si fort et de si grand coeur, qu'il
laissa un instant, sur son cou rond et puissant, la marque de ses
vigoureuses petites mains.

La Floriani ne fit pas attention à la rudesse de cette étreinte, et ne
lui en sut pas mauvais gré. Elle continua de souper avec grand appétit;
mais toujours occupée de ses enfants, tout en parlant avec animation à
Salvator, elle veillait à ce qu'il mesurât avec sagesse les mets et le
vin à chacun, suivant son âge et son tempérament.

C'était une nature active dans le calme, distraite pour elle-même et
attentive et vigilante pour les autres; ardente dans ses affections,
mais sans puérile inquiétude, toujours occupée de faire réfléchir ses
enfants sans entraver leur gaieté, selon la portée de leur âge et
la disposition de leur naturel; jouant avec eux, et, en ce point,
extrêmement enfant elle-même, gaie par instinct et par habitude, et
surprenante par un sérieux de jugement et une fermeté d'opinions qui
n'empêchaient pas une tolérance maternelle, étendue encore au delà du
cercle de la famille. Elle avait un esprit net, profond et enjoué. Elle
disait des choses plaisantes d'un air tranquille, et faisait rire sans
rire elle-même. Elle avait pour système d'entretenir la bonne humeur,
et de prendre le côté plaisant des contrariétés, le côté acceptable des
souffrances, le côté salutaire des malheurs. Sa manière d'être, sa vie
entière, son être lui-même, étaient une éducation incessante pour les
enfants, les amis, les serviteurs et les pauvres. Elle existait, elle
pensait, elle respirait en quelque sorte pour le bien-être moral et
physique d'autrui, et ne paraissait pas se souvenir, au milieu de ce
travail, facile en apparence, qu'il y eût pour elle des regrets ou des
désirs quelconques.

Cependant, aucune femme n'avait autant souffert, et Salvator le savait
bien.

Vers la fin du souper, les petites filles se disposèrent à aller
rejoindre leur petit frère, déjà endormi, dans la chambre de leur mère.
Le beau Célio qui, en raison de ses douze ans, avait le privilége de ne
se coucher qu'à dix heures, alla courir avec son chien sur la terrasse
qui dominait la vue du lac.

Ce fut un beau spectacle que de voir la Floriani recevoir au dessert
les dernières caresses de ses enfants, en même temps que ces superbes
marmots se disaient bonsoir et s'embrassaient les uns les autres avec un
cérémonial pétulant, et des accolades moitié tendresse, moitié combat.
Avec son profil de camée antique, ses cheveux roulés sans art et sans
coquetterie autour de sa tête puissante, sa robe lâche et sans luxe,
sous laquelle on avait peine à deviner une statue d'impératrice romaine,
sa pâleur calme, marbrée par les baisers violents de ses marmots, ses
yeux fatigués, mais sereins, ses beaux bras, dont les muscles ronds et
fermes se dessinaient gracieusement lorsqu'elle y enfermait toute sa
couvée, elle devint tout à coup plus belle et plus vivante que
Salvator ne l'avait encore vue. A peine les enfants furent-ils sortis,
qu'oubliant le spectre de Karol qui passait avec agitation sur le fond
de la muraille, il laissa déborder son coeur.

--Lucrezia! s'écria-t-il en couvrant de baisers ses bras fatigués par
tant de jeux et d'étreintes maternelles, je ne sais pas où j'avais
l'esprit, le coeur et les yeux, quand je me suis imaginé que tu avais
vieilli et enlaidi. Jamais tu n'as été plus jeune, plus fraîche, plus
suave, plus capable de rendre fou. Si tu veux que je le sois, tu n'as
qu'un mot à dire, et peut-être que tu serais obligée d'en dire beaucoup
pour m'en empêcher. Tiens, je t'ai toujours aimée d'amitié, d'amour, de
respect, d'estime, d'admiration, de passion... et à présent...

--Et à présent, mon ami, tu te moques ou tu déraisonnes, dit la Floriani
avec la tranquille modestie que donne l'habitude de régner. Ne parlons
pas légèrement de choses sérieuses, je t'en prie.

[Illustration: Voilà une superbe nourrice, s'écria Salvator. (Page 15)]

--Mais rien n'est plus sérieux que ce que je dis...... Voyons! dit-il en
baissant un peu la voix par instinct plus que par véritable prudence,
car le prince ne perdit pas un mot; dis-moi, à cette heure, es-tu libre?

--Pas le moins du monde, et moins que jamais! J'appartiens désormais
tout entière à ma famille et à mes enfants. Ce sont là des chaînes plus
sacrées que toutes les autres, et je ne les romprai plus.

--Bien! bien! qui voudrait te les faire rompre? Mais l'amour, dis?
Est-il vrai que, depuis un an, tu y aies renoncé?

--C'est très-vrai.

--Quoi! pas d'amant? Le père de Célio et de Stella?

--Il est mort. C'était Memmo Ranieri.

--Ah! c'est vrai; mais celui de la petite?...

--De ma Béatrice? Il m'a quittée avant qu'elle fût née.

--Celui-là n'est donc pas le père du dernier?

--De Salvator? non.

--Ton dernier enfant s'appelle Salvator?

--En mémoire de toi, et par reconnaissance de ce que tu ne m'avais
jamais fait la cour.

--Divine et méchante femme! Mais enfin, où est le père de mon filleul?

--Je l'ai quitté l'année dernière.

--Quitté! Toi, quitter la première?

--Oui, en vérité! j'étais lasse de l'amour. Je n'y avais trouvé que
tourments et injustices. Il fallait, ou mourir de chagrin sous le joug,
ou vivre pour mes enfants en leur sacrifiant un homme qui ne pouvait pas
les aimer tous également. J'ai pris ce dernier parti. J'ai souffert,
mais je ne m'en repens pas.

--Mais on m'avait dit que tu avais eu une liaison avec un de mes amis,
un Français, un homme de quelque talent, un peintre...

--Saint-Gély? Nous nous sommes aimés huit jours.

--Votre aventure a fait du bruit.

--Peut-être! Il fut impertinent avec moi, je le priai de ne plus revenir
dans ma maison.

--Est-ce lui le père de Salvator?

--Non, le père de Salvator est Vandoni, un pauvre comédien, le meilleur,
le plus honnête peut-être de tous les hommes. Mais une jalousie puérile,
misérable, le dévorait. Une jalousie rétroactive, le croirais-tu? Ne
pouvant me soupçonner dans le présent, il m'accablait dans le passé.
C'était facile: ma vie donne prise au rigorisme; aussi n'était-ce
pas généreux. Je n'ai pu supporter ses querelles, ses reproches, ses
emportements, qui menaçaient d'éclater bientôt devant mes enfants. J'ai
fui, je me suis tenue cachée ici pendant quelque temps, et quand j'ai
su qu'il avait pris son parti, j'ai acheté cette maison et je m'y suis
établie. Cependant, je suis encore un peu sur le qui-vive, car il
m'aimait beaucoup, et si sa nouvelle maîtresse n'a pas le talent de le
retenir, il est capable de me retomber sur les bras; c'est ce que je ne
veux à aucun prix.

[Illustration: Tu ne dors pas, mon bon Karol? (Page 2l.)]

--Eh bien, dit Salvator en riant et en lui prenant encore les mains,
garde-moi ici pour ton chevalier; je le pourfendrai s'il se présente.

--Merci, je me garderai bien sans toi.

--Tu ne veux donc pas que je reste? dit Salvator qui s'était un
peu animé avec quelques verres de marasquin de Zara, et qui avait
complétement oublié son ami et ses serments.

--Si fait, tant que tu voudras! répondit la Floriani en lui donnant une
petite tape sur la joue, mais sur l'ancien pied.

--Permets que ce soit le pied de guerre, et que je m'insurge.

--Prends garde, dit-elle en se dégageant de ses bras. Si tu n'es plus
mon ami comme autrefois, je te renverrai. Allons retrouver ton compagnon
de voyage qui doit s'ennuyer là, tout seul, au salon!

Karol qui, appuyé contre une colonne, entendait tout ce dialogue, sortit
comme d'un rêve, et s'éloigna pour n'être pas surpris aux écoutes, où
il s'était oublié. Il passa sa main sur son front comme pour en chasser
l'impression d'un cauchemar. L'effort involontaire qu'il avait fait pour
pénétrer dans la pensée d'une existence si orageuse, si désordonnée,
si mêlée de choses superbes et déplorables, avait brisé son âme. Il ne
concevait pas que Salvator s'enflammât, à mesure que cette femme lui
dévoilait audacieusement ses erreurs successives, et que ce qui l'eût
repoussé, lui, attirât ce jeune homme insensé comme la lumière attire le
papillon de nuit.

Il ne se sentit point capable d'affronter leur présence. Il craignait de
ne pouvoir cacher son mécontentement à Salvator, sa pitié à la Floriani.
Il sortit précipitamment par une autre porte, et, rencontrant le jeune
Célio, il lui demanda où était la chambre qu'on avait bien voulu lui
destiner. L'enfant le conduisit à l'étage supérieur, dans un bel
appartement où deux lits, d'une fraîcheur et d'un moelleux recherchés,
avaient été déjà préparés pour Salvator et pour lui. Le prince pria
l'enfant de dire à sa mère que, se sentant fatigué, il s'était retiré,
et qu'il la priait d'agréer ses respects et ses excuses.

Demeuré seul, il essaya de se recueillir et de se calmer. Mais il ne put
retrouver la placidité de ses pensées habituelles. Il semblait qu'une
influence brutale en eût profondément troublé la source. Il résolut de
se coucher et de s'endormir; mais il soupira et s'agita en vain dans ce
lit délicieux. Le sommeil ne vint pas, et il entendit sonner minuit sans
avoir fermé l'oeil. Salvator ne venait pas non plus.




VIII.


Salvator Albani était cependant un grand dormeur. Comme tous les hommes
dispos, robustes, actifs et insouciants, il mangeait comme quatre, se
fatiguait tout le jour, et ne se faisait pas prier pour s'endormir aussi
vite que le prince, à qui des habitudes régulières et une petite santé
imposaient l'obligation de ne pas veiller.

Si par hasard pourtant, depuis qu'ils étaient en voyage tête à tête,
Salvator prolongeait un peu sa soirée, il ne manquait point d'aller deux
ou trois fois s'assurer que _son enfant_ (comme il l'appelait) dormait
tranquillement. Il avait l'instinct paternel, et quoiqu'il n'eût que
quatre ou cinq ans de plus que Karol, il le soignait comme il eût fait
pour un fils, tant il avait besoin de servir et d'aider aux êtres
plus faibles que lui. En cela, il avait quelque ressemblance avec la
Floriani, et pouvait apprécier mieux que personne l'amour profond
qu'elle portait à sa progéniture.

Malgré tout, Salvator oublia, cette fois, sa sollicitude accoutumée, et
la Floriani, qui ne savait pas à quels ménagements et à quels soins le
prince était habitué de sa part, ne lui fit pas songer à le rejoindre.

--Ton ami nous a déjà quittés, lui dit-elle après que Célio eut rempli
son message. Il paraît souffrant. Comment l'appelles-tu? Depuis quand
voyagez-vous ensemble? On dirait qu'il a du chagrin?...

Quand Salvator eut répondu à toutes ces questions:

--Pauvre enfant! reprit la Floriani, il m'intéresse. C'est beau d'aimer
ainsi sa mère et de la pleurer si longtemps! Sa figure et ses manières
m'ont été au coeur. Ah! si mon pauvre Célio me perdait, il serait bien à
plaindre! Qui l'aimerait comme moi?

--Il faut adorer ses enfants et vivre pour eux comme tu le fais, dit
Salvator; mais il ne faut pas trop les habituer à vivre pour eux-mêmes
ou pour la tendre mère qui se consacre à eux. Il y a des dangers et des
inconvénients graves à ne pas donner à leur esprit tout le développement
dont il est susceptible, et mon ami en est un exemple: c'est un être
adorable, mais malheureux.

--Comment cela? pourquoi? explique-moi cela? Quand il s'agit d'enfants,
de caractères, d'éducation, je suis toujours prête à écouter et à
réfléchir.

--Oh! mon ami est un étrange caractère, et je ne saurais te le définir;
mais, en deux mots, je te dirai qu'il prend tout avec excès, l'affection
et l'éloignement, le bonheur et la peine.

--Eh bien, c'est une nature d'artiste.

--Tu l'as dit; mais on ne l'a pas assez développé dans ce sens; il a une
passion vive, mais trop générale pour l'art. Il est exclusif dans ses
goûts, mais il n'est pas dominé par une spécialité qui l'occupe et le
contraigne à se distraire de la vie réelle.

--Eh bien, c'est une nature de femme.

--Oui; mais pas comme la tienne, ma Floriani. Quoiqu'il soit capable
d'autant de passion, de dévouement, de délicatesse, d'enthousiasme, que
la femme la plus tendre...

--En ce cas, il est bien à plaindre, car il cherchera toute sa vie sans
trouver un coeur qui lui réponde parfaitement.

--Ah! c'est que tu n'as pas bien cherché, Lucrezia; si tu voulais, tu
trouverais sans aller bien loin!

--Parle-moi de ton ami...

--Non, ce n'est pas de lui, c'est de moi que je te parle.

--J'entends bien, je te répondrai tout à l'heure; mais je n'aime pas à
changer de propos à chaque instant. Réponds-moi d'abord: pourquoi dis-tu
qu'il est si différent de moi, ton ami, malgré les rapports que tu
prétends établir?

--C'est qu'il y a mille nuances dans ton esprit et qu'il n'y en a pas
dans le sien. Le travail, les enfants, l'amitié, la campagne, les
fleurs, la musique, tout ce qui est bon et beau, tu le sens si vivement
que tu peux toujours te distraire et te consoler.

--C'est vrai. Et lui?

--Il aime tout cela par rapport à l'être qu'il aime, mais rien de tout
cela par soi-même. L'objet de son amour mort ou absent, rien n'existe
plus pour lui. Le désespoir et l'ennui l'accablent, et son âme n'a pas
assez de vigueur pour recommencer la vie à cause d'un nouvel amour.

--C'est beau, cela! dit la Floriani saisie d'une naïve admiration. Si
j'avais rencontré une âme pareille quand j'ai aimé pour la première
fois, je n'aurais eu qu'un amour dans ma vie.

--Tu me fais peur, Lucrezia. Est-ce que tu vas aimer mon petit prince?

--Je n'aime pas les princes, répondit-elle d'un air ingénu. Je n'ai
jamais pu aimer que de pauvres diables. D'ailleurs, ton petit prince
serait mon fils!

--Folle que tu es! tu as trente ans, et il en a vingt-quatre!

--Ah! J'aurais cru qu'il n'en avait que seize ou dix-huit; il a l'air
d'un adolescent! Et quant à moi, je me sens si vieille et si sage, que
je me figure que j'en ai cinquante.

--C'est égal, je ne suis pas tranquille; il faut que j'emmène mon prince
demain.

--Tu peux être fort tranquille, Salvator, je n'aurai plus d'amour.
Tiens, dit-elle en lui prenant la main et en la plaçant sur son coeur,
il y a là une pierre désormais. Mais non, ajouta-t-elle en plaçant
la main de Salvator sur son front, l'amour des enfants et la charité
habitent encore dans le coeur; mais le principal siège de l'amour est
là, vois-tu, dans la tête, et ma tête est pétrifiée. Je sais qu'on le
place dans les sens; ce n'est pas vrai pour les femmes intelligentes. Il
suit chez elles une marche progressive; il s'empare du cerveau d'abord,
il frappe à la porte de l'imagination. Sans cette clef d'or, il n'entre
point. Quand il s'en est rendu maître, il descend dans les entrailles,
il s'insinue dans toutes nos facultés, et nous aimons alors l'homme qui
nous domine comme un Dieu, comme un enfant, comme un frère, comme un
mari, comme tout ce que la femme peut aimer. Il excite et subjugue
toutes nos fibres vitales, j'en conviens, et les sens y jouent un grand
rôle à leur tour. Mais la femme qui peut connaître le plaisir sans
l'enthousiasme est une brute, et je te déclare que l'enthousiasme est
mort en moi. J'ai eu trop de déceptions, j'ai trop d'expérience, et
par-dessus tout cela, je suis trop fatiguée. Tu sais comme je me suis
dégoûtée du théâtre tout à coup, par lassitude, quoique je fusse dans
toute ma force physique. Mon imagination était rassasiée, épuisée. Je
ne trouvais plus dans le répertoire universel un seul rôle qui me parût
vrai, et quand j'essayais d'en faire un à mon gré, je m'apercevais,
après l'avoir joué une seule fois, que je n'avais pas rendu mon
sentiment en l'écrivant. Je ne le disais pas bien, parce qu'il n'était
pas bon, ce rôle, et je n'étais pas dupe de moi-même quand le public
essayait de me tromper en applaudissant. Eh bien, je suis arrivée au
même point pour l'amour: j'ai usé trop vite les cordes de l'illusion.

«L'amour est un prisme, continua la Floriani. C'est un soleil que nous
portons au front et par lequel notre être intérieur s'illumine. Qu'il
s'éteigne, et tout retombe dans la nuit! Maintenant, je vois la vie et
les hommes tels qu'ils sont. Je ne peux plus aimer que par charité;
c'est ce que j'ai fait pour Vandoni, mon dernier amant. Je n'avais plus
d'enthousiasme, j'étais reconnaissante de son affection, touchée de sa
souffrance, je me dévouais; je n'étais pas heureuse, je n'avais pas même
d'ivresse. C'était une immolation perpétuelle, insensée, contre nature.
Tout à coup, cette situation me fit horreur, je me trouvai avilie. Je ne
pus supporter le reproche de mes amours passés, parce que, de tous
ces amours où je m'étais jetée naïvement et aveuglément, aucun ne me
paraissait aussi coupable que celui que j'essayais de faire durer en
dépit de moi-même... Oh! que de choses j'aurais à vous dire là-dessus,
mon ami! mais vous êtes encore trop jeune, vous ne me comprendriez pas.

--Parle! parle! s'écria Salvator, qui était devenu pensif; et, retenant
fortement la main de Lucrezia dans la sienne: Fais que je te connaisse
bien, lui dit-il, afin que je continue à t'aimer comme ma soeur, ou que
j'aie le courage de t'aimer autrement. Vois, je suis calme, parce que je
suis attentif.

--Aime-moi comme ta soeur, et non autrement, reprit-elle; car moi je
ne puis voir en toi qu'un frère. C'est ainsi que j'aimais Vandoni, et
depuis des années. Je l'avais connu au théâtre, où il ne brillait pas
par son talent, mais où il se rendait utile par son activité, son
dévouement et sa bonté. Un soir... à la campagne, près de Milan, un beau
soir d'été, comme celui-ci! il me faisait raconter l'histoire de ma
rupture avec le chanteur Tealdo Soavi, le père de ma chère petite
Béatrice. Celui-là, je l'avais aimé avec passion; mais c'était une âme
lâche et perverse. Il prétendait vouloir m'épouser, et il était marié!
Je ne tenais point au mariage; mais, à la vérité, je ne pus apprendre
sans horreur qu'il savait mentir si longtemps et si habilement. Je fus
amère et emportée dans mes reproches; il me quitta au moment où j'allais
devenir mère. Je n'aurais pas eu le courage de le chasser, mais j'eus
celui de ne pas le rappeler.

«Béatrice n'avait encore qu'un an lorsque le pauvre Vandoni, qui s'était
fait mon serviteur, mon cavalier-servant, mon âme damnée, et qui
m'aimait depuis bien longtemps sans oser me le dire, en écoutant le
récit de mes chagrins, se jeta à mes pieds:--«Aime-moi, me dit-il, et je
te consolerai de tout. Je réparerai, j'effacerai tout le mal qu'on t'a
fait. Je sais bien que tu n'auras pas de passion pour moi; mais cède à
la mienne, et peut-être que l'amour qui me consume se communiquera à ton
coeur. D'ailleurs, avec ton amitié et ta confiance, je serai encore le
plus heureux, le plus reconnaissant des hommes.»

«Je résistai longtemps. J'avais tant d'amitié pour lui, en effet, que
l'amour m'était impossible. Je voulus l'éloigner; il voulut sérieusement
se tuer. J'essayai de vivre chastement près de lui; il devint comme fou.
Je cédai; je crus que je commettais un inceste, tant j'eus de honte, de
douleur et de larmes, au lieu d'ivresse, dans ses bras.

«Ses transports pourtant m'attendrirent, et, pendant quelque temps,
j'eus avec lui une existence assez douce. Mais il avait compté que son
exaltation serait à la fin partagée. Quand il vit qu'il s'était trompé
et que je n'étais pour lui qu'une compagne douce et dévouée, il n'eut
pas la modestie de se dire que je le connaissais trop pour avoir de
l'enthousiasme, et que, plus je le connaîtrais, moins l'enthousiasme
pourrait venir. Il était jeune, beau, plein de coeur; il ne manquait ni
d'esprit ni d'instruction; il ne concevait pas qu'il ne pût exercer sur
moi aucun prestige... Ni toi non plus, peut-être, Salvator? Je vais te
dire pourquoi il n'en exerçait point.

«Ce n'est pas au mérite de l'être aimé qu'il faut mesurer la puissance
de l'amour que nous éprouvons. L'amour vit de sa propre flamme pendant
un certain temps, et même il s'allume en nous sans consulter notre
expérience et notre raison. Ce que je te dis là est banal dans
l'exemple, et tous les jours on voit des êtres sublimes ne rencontrer
qu'ingratitude et trahison, tandis que des âmes perverses ou misérables
inspirent des passions violentes et tenaces.

«On le voit, on le constate et l'on s'en étonne toujours, parce qu'on
n'en recherche pas la cause, parce que l'amour est un sentiment de
nature mystérieuse, que tout le monde subit sans le comprendre. Ce
sujet est si profond qu'il est effrayant d'y penser, et pourtant, ne
pourrait-on essayer sérieusement ce qui n'a été qu'aperçu d'une manière
vague? Ne pourrait-on l'étudier, l'analyser, le comprendre et le
connaître jusqu'à un certain point, ce sentiment délicieux et terrible,
le plus grand que l'espèce humaine ressente, celui auquel nul ne se
soustrait, et qui, pourtant, prend autant de formes et d'aspects
différents qu'il existe d'individualités sur la terre? Ne pourrait-on du
moins saisir son essence métaphysique, découvrir la loi de son idéal, et
savoir ensuite, en s'interrogeant soi-même, si c'est un amour noble et
juste, ou bien un amour funeste et insensé qu'on porte en soi?

--Voilà de grandes préoccupations, Lucrezia! dit Salvator, et, puisque
tu en es à ce point de méditation, je vois bien que tu n'es plus sous
l'empire des passions.

--Ce ne serait pas une raison, reprit-elle. On peut éprouver de grandes
émotions et s'en rendre compte. C'est peut-être un malheur; mais j'ai
cette faculté, je l'ai toujours eue; et, au milieu des plus grands
orages de ma jeunesse, ma pensée se dévorait elle-même pour voir clair
dans la tempête qui la bouleversait; je ne conçois même pas que, dans la
passion, on ait une autre contention d'esprit que celle-là. Je sais bien
qu'elle n'aboutit pas; que, plus on cherche à voir clair en soi, plus la
vue se trouble; mais cela vient, comme je te l'ai dit, de ce que la
loi de l'amour n'est pas connue, et de ce que le catéchisme de nos
affections est encore à faire.

--Ainsi, dit Salvator, tu as beaucoup cherché, toi, et tu n'as pas
trouvé le mot de l'énigme!

--Non, mais je pressens quelque chose, c'est qu'il est dans l'Évangile.

--L'amour dont nous parlons ici n'est pas dans l'Évangile, ma pauvre
amie. Jésus l'a proscrit, il l'a ignoré. Celui qu'il nous enseigne
s'étend à l'humanité collective, et ne se concentre pas sur un seul
être.

--Je n'en sais rien, répondit-elle; mais il me semble que tout ce que
Jésus a dit et pensé n'est pas assez compris dans l'Évangile, et je
jurerais qu'il n'était pas aussi ignorant sur l'amour qu'on veut bien le
dire. Qu'il ait vécu vierge, je le veux bien, il n'en a que mieux saisi
le côté métaphysique de l'amour. Qu'il soit Dieu, je le veux bien
encore; je vois alors, dans son incarnation, un mariage avec la matière,
une alliance avec la femme, qui ne me laisse pas de doutes sur la pensée
divine. Ne te moque donc pas de moi quand je te dis que Jésus a mieux
compris l'amour que qui que ce soit; remarque bien sa conduite avec
la femme adultère, avec la Samaritaine, avec Marthe et Marie, avec
Madeleine; sa parabole des ouvriers de la douzième heure, si sublime et
si profonde! Tout ce qu'il fait, tout ce qu'il dit, tout ce qu'il pense,
tend à nous montrer l'amour plus grand dans sa cause que dans son objet,
faisant bon marché de l'imperfection des êtres, et s'excitant à être
d'autant plus vaste et plus ardent que l'humanité est plus coupable,
plus faible et moins digne de ce généreux amour.

--Oui, tu fais là la peinture de la charité chrétienne.

--Eh bien, l'amour, le grand, le véritable amour, n'est-il pas la
charité chrétienne appliquée et comme concentrée sur un seul être?

--Utopie! l'amour est le plus égoïste des sentiments, le plus
inconciliable avec la charité chrétienne.

--L'amour, tel que vous l'avez fait, misérables hommes! s'écria la
Lucrezia avec feu; mais l'amour que Dieu nous avait donné, celui qui, de
son sein, aurait dû passer, pur et brûlant, dans le nôtre, celui que je
comprends, moi, que j'ai rêvé, que j'ai cherché, que j'ai cru saisir et
posséder quelquefois dans ma vie (hélas! le temps de faire un rêve et
de s'éveiller en sursaut), celui pourtant auquel je crois comme à une
religion, bien que j'en sois peut-être le seul adepte et que je sois
morte à la peine de le poursuivre... celui-là est calqué sur l'amour que
Jésus-Christ a ressenti et manifesté pour les hommes. C'est un reflet de
la charité divine, il obéit aux mêmes lois; il est calme, doux, et juste
avec les justes. Il n'est inquiet, ardent, impétueux, passionné en un
mot, que pour les pécheurs. Quand tu verras deux époux, excellents l'un
pour l'autre, s'aimer d'une manière paisible, tendre et fidèle, dis que
c'est de l'amitié; mais quand tu te sentiras, toi, noble et honnête
homme, violemment épris d'une misérable courtisane, sois certain que ce
sera de l'amour, et n'en rougis pas! C'est ainsi que le Christ a chéri
ceux qui l'ont sacrifié!

«C'est ainsi que, moi, j'ai aimé Tealdo Soavi. Je le savais bien
égoïste, vaniteux, ambitieux, ingrat, mais j'en étais folle! Quand je
le connus infâme, je le maudis, mais je l'aimais encore. Je l'ai pleuré
avec une amertume si âcre que, depuis ce temps-là, j'ai perdu la faculté
d'aimer un autre homme. J'ai paru vite consolée, et, maintenant, je
le suis certainement; mais le coup a été si violent, la blessure si
profonde, que je n'aimerai plus!»

La Floriani essuya une larme qui coulait lentement sur sa joue pâle et
calme. Sa figure n'exprimait aucune irritation, mais sa tranquillité
avait quelque chose d'effrayant.




IX.


--Ainsi, c'est à cause d'un scélérat que tu n'as pu aimer un honnête
homme? dit Salvator ému: tu es une étrange femme, Lucrezia!

--Et quel besoin cet homme avait-il de mon amour? reprit-elle.
N'était-il pas assez heureux par lui-même, de se sentir juste, bien
organisé, sage, en paix avec sa conscience et avec les autres? Il
demandait mon amitié pour récompense d'une bonne vie et d'un long
dévouement. Il l'eut, et ne voulut pas s'en contenter. Il demanda de la
passion; il lui fallait de l'inquiétude, des tourments. Il ne dépendait
pas de moi d'être malheureuse à cause de lui. Il ne put me pardonner de
vouloir le rendre heureux.

--Voilà bien des paradoxes, mon amie, j'en suis épouvanté! Tu dis
de fort belles choses, mais si l'on voulait te résumer, ce serait
difficile. L'amour, dis-tu, est généreux, sublime et divin. Le Christ
lui-même nous l'a enseigné indirectement en nous enseignant la charité.
C'est la compassion poussée jusqu'à l'emportement, le dévouement
jusqu'au délire. Cela, par conséquent, n'entre que dans les grands
coeurs. Alors les grands coeurs sont condamnés à l'enfer dès cette vie,
puisqu'ils ne brûlent de ce feu sacré que pour les méchants et les
ingrats.

--Mais cela est certain! s'écria la Floriani, l'énigme de la vie n'a pas
d'autre mot: sacrifice, torture et lassitude. Voilà pour la jeunesse,
pour la force de l'âge et pour la vieillesse.

--Et les justes ne connaîtront pas le bonheur d'être aimés, par
conséquent?

--Non, tant que le monde ne changera pas, et avec lui le coeur humain.
Si Jésus revient dans d'autres temps, comme il l'a promis, il donnera,
j'espère, de plus douces lois à une nouvelle race d'hommes; mais aussi
cette race vaudra mieux que nous.

--Ainsi, point d'amour partagé, point d'ivresse pure pour nos
générations?

--Non, non, trois fois non!

--Tu me fais peur, âme désespérée!

--C'est que tu veux voir le bonheur dans l'amour: il n'y est point. Le
bonheur, c'est le calme, c'est l'amitié; l'amour, c'est la tempête,
c'est le combat.

--Eh bien! moi, je vais te définir un autre amour: l'amitié, par
conséquent le calme, uni à la volupté; c'est-à-dire, la jouissance, le
bonheur.

--Oui, c'est là l'idéal du mariage. Je ne le connais pas, bien que je
l'aie rêvé et poursuivi.

--- Et de ce que tu l'ignores, tu le nies?

--Salvator, as-tu jamais rencontré deux amants ou deux époux qui
s'aimassent absolument de la même manière, avec autant de force ou de
calme l'un que l'autre?

--Je ne sais pas... je ne crois pas!

--Moi, je suis bien sûre que non. Dès que la passion s'empare de l'un
des deux (et c'est inévitable!) l'autre s'attiédit, la souffrance
arrive, et le bonheur est troublé, sinon perdu. Dans la jeunesse, on
cherche à s'aimer, dans l'âge fait, on s'aime en se torturant, dans
l'âge mûr, on s'aime, mais l'amour est parti!

--Eh bien, dans l'âge mûr, tu te marieras, je le vois; tu feras un
mariage de raison, de douce sympathie, et tu vivras heureuse par
l'amitié conjugale. C'est là ton rêve, n'est-ce pas?

--Non, Salvator, l'âge mûr est venu pour moi. Mon coeur a cinquante
ans, mon cerveau en a le double, et je ne crois pas que l'avenir me
rajeunisse. Il aurait fallu n'aimer qu'un seul homme, traverser avec lui
toutes les vicissitudes, souffrir avec lui, pour lui, et lui conserver
le dévouement angélique que le Christ nous a enseigné. Cette vertu
aurait pu alors compter sur sa récompense. La vieillesse serait venue
tout guérir, et je me serais endormie doucement auprès du compagnon de
ma vie, sûre d'avoir accompli mon devoir jusqu'au bout, et de lui avoir
consacré un dévouement utile.

--Que ne l'as-tu fait? Tu avais tant pardonné à ton premier amant! Quand
je t'ai connue, tu semblais résolue à pardonner éternellement au second!

--J'ai manqué de patience, la foi m'a abandonnée; j'ai obéi à la
faiblesse de la nature humaine, au découragement, à la folle espérance
d'être heureuse par un autre. Je me suis trompée. Les hommes ne peuvent
nous savoir gré de l'héroïsme que nous avons eu pour d'autres que pour
eux; ils nous en font un crime et un reproche, au contraire, et plus
nous nous sommes dévouées avant de les connaître, plus ils nous jugent
incapables de nous dévouer pour eux.

--N'est-ce pas vrai?

--Cela devient vrai après un certain nombre d'erreurs et
d'entraînements. L'âme s'épuise, l'imagination se glace, le courage s'en
va, les forces nous abandonnent. C'est là où j'en suis! Si je disais
maintenant à un homme que je suis capable d'aimer, je mentirais
effrontément.

--Ah! tu n'as jamais été coquette, ma pauvre Floriani, et je vois que tu
ne pourrais devenir galante!

--Tu me plains donc à cause de cela?

--Je me plains, moi! car, malgré tout ce que tu me dis là, et peut-être
à cause de cela même, je me sens éperdument amoureux de toi.

--En ce cas, bon soir, mon bon Salvator, tu partiras demain.

--Tu le veux? Ah! si tu pouvais le vouloir!

--Qu'est-ce à dire?

--Que je resterais malgré toi, et que j'aurais de l'espoir.

--Tu t'imaginerais que je te crains? Tu n'étais pas fat, et tu l'es
devenu.

--Non, je ne suis pas devenu fat; mais je ne sais pourquoi tu veux
me faire croire que tu es devenue invulnérable. N'as-tu jamais eu de
caprices?

--Jamais!

--Ah! par exemple!

--Ecoute, j'ai eu des entraînements violents, aveugles, coupables! je
ne le nie pas; mais ce n'étaient pas des caprices. On appelle ainsi
une intrigue de plaisir qui dure huit jours..... Mais il y a aussi des
passions de huit jours!....

--Il y a même des passions d'une heure! s'écria Salvator avec
emportement.

--Oui, répondit-elle, des illusions si soudaines et si puissantes
qu'elles font place à l'aversion et à l'épouvante en se dissipant. Les
passions les plus courtes ont pu être les mieux senties; on les pleure
et on en rougit toute la vie.

--Pourquoi donc en rougir si elles sont sincères? On peut être bien sûr
au moins que celles-là sont partagées.

--On n'en est pas plus sûr que des autres.

--Ce qui est spontané, irrésistible, est légitime et de droit divin.

--Le droit du plus fort n'est pas le droit divin, répondit la Floriani
en se dégageant des bras de Salvator. Mon ami, pourquoi viens-tu
m'outrager dans ma demeure? Je n'ai pas d'enthousiasme pour toi.

--Lucrèce! Lucrèce! tu ne te tuerais pas demain matin?

--Lucrèce eut tort de se tuer. Sextus ne l'avait point possédée!
Celui-là même qui a surpris les sens d'une femme n'a pas été son amant.

--Ah! tu as raison, ma chère Floriani, dit Salvator en se mettant à ses
genoux. Veux-tu me pardonner?

--Oui, sans doute, dit-elle en souriant. Nous sommes seuls et il est
minuit. Je n'ai pas d'amant, et je t'ai reçu. Ce qui se passe en toi
n'est pas ta faute, mais la mienne. Il faudra donc que je renonce,
pendant dix ans encore, à voir mes amis! c'est triste.

--Oh! ma chère Floriani, vous pleurez, je vous ai offensée!

--Non, pas offensée. Ma vie n'a pas été assez chaste pour que j'aie le
droit de m'offenser d'un désir exprimé brutalement.

--Ne parle pas ainsi, je te respecte et je t'adore.

--C'est impossible. Tu es homme et tu es jeune, voilà tout.

--Foule-moi aux pieds, mais ne dis pas que je n'ai que des sens auprès
de toi. Mon coeur est ému, ma tête exaltée, et ton refus, loin de
m'irriter, augmente encore mon respect et mon affection. Oublie que
je t'ai fait de la peine. Mon Dieu! comme te voilà pâle et triste!
Malheureux fou que je suis, j'ai réveillé le souvenir de toutes tes
douleurs! Ah! tu pleures, tu pleures amèrement! Tu me donnes envie de me
tuer, tant je me méprise!

--Pardonne-toi, comme je te pardonne, dit la Floriani avec douceur, en
se levant et en lui tendant la main. J'ai tort de m'affecter d'un hasard
que j'aurais dû prévoir. J'en aurais ri autrefois! Si j'en pleure
aujourd'hui, c'est que je croyais être déjà entrée pour toujours dans
une vie de calme et de dignité. Mais il n'y a pas assez longtemps que
j'ai rompu avec la faiblesse et la folie pour qu'on me croie sage et
forte. Ces entretiens sur l'amour, ces épanchements, ces confidences
entre un homme et une femme, la nuit, sont dangereux, et si tu as eu de
mauvaises pensées, tout le tort en est à mon imprudence. Mais ne prenons
pas cela trop au sérieux, dit-elle en essuyant ses yeux et en souriant
à son ami avec une admirable mansuétude. Je dois accepter cette
mortification en expiation de mes fautes passées, quoique je n'en aie
jamais commis de ce genre. Peut-être aurais-je mieux fait d'être galante
que d'être passionnée! Je n'aurais nui qu'à moi-même, au lieu que ma
passion a brisé d'autres coeurs que le mien. Mais que veux-tu, Salvator?
Je n'étais pas née pour les moeurs _philosophiques_, comme on les
appelait autrefois.... ni toi non plus, mon ami, tu vaux mieux que cela.
Ah! par respect pour toi-même, ne demande pas aux femmes du plaisir sans
amour! autrement, tu cesseras d'être jeune avant d'être vieux, et c'est
la pire de toutes les existences morales.

--Lucrezia, tu es un ange, dit Salvator; je t'ai outragée, et tu me
parles comme une mère à son fils... Laisse-moi embrasser tes pieds, je
ne suis plus digne d'embrasser ton front. Je ne l'oserai plus jamais, je
crois!

--Viens embrasser des fronts plus purs, lui dit-elle en passant son bras
sous celui de Salvator. Viens dans ma chambre.

--Dans ta chambre! dit-il tout tremblant.

--Oui, dans ma chambre, reprit-elle avec un rire franc où il ne restait
plus aucune amertume; et, lui faisant traverser un boudoir, elle
l'entraîna dans une pièce tendue de blanc, où quatre petits lits couleur
de rose entouraient une sorte de hamac piqué suspendu par des cordons de
soie. Les quatre enfants de la Floriani reposaient dans ce sanctuaire et
formaient comme un rempart autour de sa couche volante.

--J'étais très-voluptueuse pour mon sommeil autrefois, lui dit-elle, et
j'avais de la peine à me réveiller dans la nuit pour soigner mes enfants
après les fatigues du théâtre et du monde. Depuis que je goûte le
bonheur de vivre pour eux et avec eux, à toutes les heures du jour et
de la nuit, je me suis faite à des habitudes plus vigilantes; je perche
comme un oiseau sur la branche à côté de son nid, et mes enfants ne font
pas un mouvement que je n'entende et que je ne surveille. Tu vois! pour
deux heures que je les ai quittés, j'ai été punie, j'ai eu du chagrin.
Si je m'étais couchée à dix heures avec eux, comme de coutume, je ne me
serais pas souvenue du passé..... Ah! le passé, c'est mon ennemi!

--Ton passé, ton présent, ton avenir sont adorables, Lucrezia, et je
donnerais toute ma vie pour avoir été toi un seul jour. J'en serais
fier, et ce jour ferait l'orgueil et le bonheur de ma mémoire. Adieu!
nous partirons, mon ami et moi, à la pointe du jour. Permets que
j'embrasse tous tes enfants, et donne-moi ta bénédiction. Elle me
sanctifiera, et quand nous nous reverrons, je serai digne de toi.

Quand Salvator Albani entra dans sa chambre, il était près d'une heure
du matin. Il y pénétra avec précaution, et s'approcha de son lit sur la
pointe du pied, dans la crainte de réveiller son ami, dont le silence et
l'immobilité lui faisaient croire qu'il dormait.

Cependant, avant d'éteindre sa lumière, le jeune comte alla doucement,
selon son habitude, entr'ouvrir un peu le rideau du prince, afin de
s'assurer qu'il dormait paisiblement. Il fut surpris de lui voir
les yeux ouverts et fixés sur lui, comme s'il interrogeait tous ses
mouvements.

--Tu ne dors pas, mon bon Karol? Je t'ai éveillé, lui dit-il.

--Je n'ai pas dormi, répondit le prince d'un ton où perçait une sorte de
tristesse et de reproche. J'étais inquiet de toi.

--Inquiet! dit Salvator, feignant de ne pas comprendre: sommes-nous dans
un repaire de brigands? Tu oublies que nous avons fait halte dans une
bonne villa, chez des personnes amies.

--Nous avons fait _halte_! dit Karol avec un soupir étrange: c'est ce
que je craignais!

--Oh! oh! ton pressentiment n'est pas dissipé? Eh bien, tu en seras
bientôt délivré. La halte ne sera pas longue. Je vais me jeter pendant
deux heures sur mon lit, et nous partirons encore avant le lever du
soleil.

--Se retrouver et se quitter ainsi! reprit le prince en s'agitant sur
son chevet avec angoisse: c'est étrange.... c'est affreux!

--Comment! comment! que dis-tu là? Tu désires que nous restions!

--Non, certes, pas pour moi; mais pour toi, je suis effrayé d'une telle
facilité de séparation, après une telle facilité de rapprochement.

--Voyons, mon bon Karol, tu divagues, s'écria Salvator en s'efforçant de
rire; je comprends tes soupçons et tes accusations un peu hasardées...
un peu dures... Tu t'imagines que je sors d'un tête-à-tête enivrant, et
que, satisfait d'une agréable et facile aventure, je m'apprête à partir
sans saluer la compagnie, sans regrets, sans amour, en un mot? Grand
merci!

--Salvator, je n'ai rien dit de tout cela; tu me fais parler pour me
chercher querelle.

--Non, non, ne nous querellons pas; ce n'est pas le moment, dormons.
Bonsoir!

Et en gagnant son lit, où il se jeta avec un peu d'humeur, Salvator
murmura entre ses dents: Comme tu y vas, toi! Que ces gens vertueux sont
donc charitables! Ah! ah! c'est très-plaisant, cela!

Mais il ne riait pas de bien bon coeur. Il sentait qu'il était coupable,
et que si la Floriani eût voulu être aussi folle que lui, l'accusation
du prince n'eût porté que trop juste.




X.


Karol était d'une finesse prodigieuse; les tempéraments délicats et
concentrés ont une sorte de divination, qui les trompe souvent parce
qu'elle va au delà de la vérité, mais qui ne reste jamais en deçà, et
qui, par conséquent, semble magique quand elle tombe juste.

--Ami, lui dit-il en essayant de se remettre sur son oreiller sans
agitation, ce qui ne lui était pas facile, vu qu'il tremblait comme un
homme pris de fièvre; tu es cruel! Dieu sait pourtant que j'ai bien
souffert pour toi depuis trois heures, et qu'on souffre en proportion
de l'affection qu'on porte aux gens. Je ne puis supporter l'idée d'une
faute de ta part. Elle m'est plus cruelle, elle me cause plus de honte
et de regret que si je la commettais moi-même.

--Je n'en crois rien, reprit Salvator avec sécheresse. Tu te brûlerais
la cervelle, si tu avais seulement une pensée légère. Aussi tu es
implacable pour celles des autres!

--Je ne me suis donc pas trompé! dit Karol, tu as fait commettre à cette
malheureuse créature une erreur de plus, et toi....

--Moi, je suis un vaurien, un drôle, tout ce que tu voudras, s'écria
Salvator en s'asseyant sur son lit, et en écartant son rideau pour
parler en face à Karol; mais cette femme, vois-tu, c'est un ange, et
tant pis pour toi si tu n'as pas assez de coeur et d'esprit pour la
comprendre.

C'était la première fois que Salvator disait une parole dure et
outrageante à son ami. Il était vivement excité par les émotions de la
soirée, et il ne pouvait supporter ce blâme, qu'il n'avait pas mérité
d'une manière agréable.

Il n'eut pas plus tôt exhalé son dépit, qu'il s'en repentit amèrement;
car il vit la figure expressive de Karol pâlir, se décomposer, et trahir
une douleur profonde.

--Ecoute, Karol, dit-il en donnant un grand coup de pied à la muraille
pour faire rouler son lit auprès de celui de son ami, ne te fâche pas,
n'aie pas de chagrin! c'est bien assez pour moi d'en avoir causé déjà,
ce soir, à un être que j'aime presque autant que toi.... autant que
toi, s'il est possible! Plains-moi, gronde-moi, je le veux bien, je le
mérite; mais n'accuse pas cette excellente et admirable amie.... je vais
tout te raconter.

Et Salvator, incapable de résister à la muette domination de son ami,
lui rapporta de point en point, avec la plus grande véracité, et en
entrant dans les moindres détails, tout ce qui s'était passé entre leur
hôtesse et lui.

Karol l'écouta avec une grande émotion intérieure, que Salvator, troublé
par sa propre confession, ne remarqua pas assez. Cette peinture des
instincts sublimes et de la vie insensée de la Floriani lui porta le
dernier coup, et son imagination en fut fortement impressionnée. Il
crut la voir aux bras du misérable Tealdo Soavi, puis la compagne d'un
comédien vulgaire, complaisante par bonté, avilie par grandeur d'âme.
Outragée bientôt par les désirs aveugles de ce bon Salvator, qui, selon
lui, aurait aussi bien courtisé la servante de l'auberge d'Iseo, s'il
eût passé la nuit sur l'autre rive du lac. Puis il vit Lucrezia dans sa
chambre, au milieu de ses enfants endormis. Il la vit partout grande par
nature et dégradée par le fait. Il se sentit transir et brûler, bondir
vers elle et défaillir à son approche. Quand Salvator eut cessé de
parler, une sueur froide baignait le front de Karol.

Pourquoi t'en étonnerais-tu, lecteur perspicace? Tu as bien déjà deviné
que le prince de Roswald était tombé éperdument amoureux à la première
vue et pour toute sa vie, de la Lucrezia Floriani?

Je t'ai promis, ou plutôt je t'ai menacé de n'avoir pas le plaisir de la
plus petite surprise, dans tout le cours de ce récit. Il eût été assez
facile de te dissimuler les angoisses de mon héros, avant l'explosion
d'un sentiment de plus en plus invraisemblable et difficile à prévoir.
Mais tu n'es pas si simple qu'on le croit, mon bon lecteur, et,
connaissant le coeur humain tout aussi bien que ceux qui s'en font les
historiens, sachant fort bien, d'après ta propre expérience, peut-être,
que les amours réputés impossibles sont précisément ceux qui éclatent
avec le plus de violence, tu n'aurais pas été la dupe de ce prétendu
stratagème de romancier. A quoi bon, dès lors, t'impatienter par de
savantes manoeuvres et de perfides ménagements? Tu lis tant de romans,
que tu en connais bien toutes les _ficelles_, et, quant à moi, j'ai
résolu de ne point me jouer de toi, dusses-tu me tenir pour un niais et
m'en savoir mauvais gré.

Pourquoi cette femme, qui n'était plus ni très-jeune, ni très-belle,
dont le caractère était précisément l'opposé du sien, dont les moeurs
imprudentes, les dévouements effrénés, la faiblesse du coeur et l'audace
d'esprit semblaient une violente protestation contre tous les principes
du monde et de la religion officielle: pourquoi enfin la comédienne
Floriani avait-elle, sans le vouloir, et sans même y songer, exercé un
tel prestige sur le prince de Roswald? Comment cet homme, si beau, si
jeune, si chaste, si pieux, si poétique, si fervent et si recherché dans
toutes ses pensées, dans toutes ses affections, dans toute sa conduite,
tomba-t-il inopinément et presque sans combat, sous l'empire d'une femme
usée par tant de passions, désabusée de tant de choses, sceptique et
rebelle à l'égard de celles qu'il respectait le plus, crédule jusqu'au
fanatisme à l'égard de celles qu'il avait toujours niées, et qu'il
devait nier toujours? Ceci, et je ne me charge point de vous le dire,
c'est ce qu'il y a de plus inexplicable au moyen de la logique; c'est ce
qu'il y a de plus vraisemblable dans mon roman, puisque la vie de tous
les pauvres coeurs humains offre pour chacun une page, sinon un volume,
de cette expérience funeste.

Ne serait-ce point que la Floriani, au milieu de ses paradoxes, avait
touché à vif quelque point de la vérité, lorsqu'en parlant de l'amour
avec Salvator Albani, elle avait dit que les âmes généreuses ou tendres
sont condamnées à n'aimer que ce qu'elles plaignent et redoutent?

Il y a longtemps qu'on a dit que l'amour attirait les éléments les plus
contraires, et lorsque Salvator rapporta à son jeune ami les théories un
peu confuses, un peu folles, mais enthousiastes et peut-être sublimes
de la Lucrezia, il est certain que Karol se sentit tombé sous la loi de
cette épouvantable fatalité. L'effroi et l'horreur qu'il en ressentit
furent si violents, et, en même temps, la fascination que son
pressentiment lui avait vaguement annoncée livrèrent de tels combats à
sa pauvre âme, qu'il n'eut pas la force de faire la moindre réflexion à
son ami.--Nous partirons donc dans une heure, lui dit-il: repose-toi
au moins un instant, Salvator; je ne me sens point assoupi: je te
réveillerai quand le jour sera venu.

Salvator, cédant à la puissance de la jeunesse, s'endormit profondément,
soulagé, sans doute, d'avoir ouvert son coeur et résumé ses émotions. Il
n'était point honteux d'avoir fait auprès de Lucrezia ce qu'un roué eût
appelé un _pas de clerc_. Il s'en repentait sincèrement; mais la sachant
bonne et vraie, il comptait sur son pardon et ne prononçait pas le voeu
téméraire de ne jamais recommencer la même tentative auprès des autres
femmes.

Karol ne s'endormit pas: une fièvre réelle, assez forte, s'empara de
lui, et, en se sentant malade de corps, il essaya de se rassurer un peu
sur l'invasion de cette maladie morale qu'il regarda comme un symptôme
de maladie physique. «Ce sont des hallucinations, se disait-il. La
dernière figure nouvelle que j'ai rencontrée dans ce voyage s'est fixée
dans mon cerveau, et elle m'assiége maintenant comme un fantôme de la
fièvre. Ce pourrait être toute autre personne, dont l'image eût ainsi
tourmenté mon insomnie.»

Le jour naissant blanchit l'horizon, et Karol se leva, afin de
s'habiller lentement avant de réveiller son compagnon; car il se sentait
extrêmement faible, et, à diverses reprises, il fut forcé de s'asseoir.
Lorsque Salvator, remarquant l'animation de ses joues et quelques
frissons convulsifs, lui demanda s'il souffrait, il le nia, bien décidé
qu'il était à ne point se laisser retenir. Au moment où ils sortaient
de leur chambre, ils entendirent du bruit en bas. On était déjà éveillé
dans la maison. Il fallait traverser l'étage inférieur pour gagner le
jardin et le rivage, où ils comptaient profiter de quelque barque de
pêcheur. Au moment où ils mettaient le pied dehors, ils se trouvèrent en
face de la Floriani.

--Où allez-vous si vite? leur dit-elle en prenant la main à l'un et à
l'autre; on met les chevaux à ma voiture, et Célio, qui mène à ravir, se
fait grande fête d'être votre cocher jusqu'à Iseo. Je ne veux pas que
vous traversiez le lac à cette heure; il y a encore une petite brume
fraîche et très-malfaisante, non pas pour toi, Salvator, mais pour ton
ami qui ne se porte pas très-bien. Non! vous n'êtes pas bien, monsieur
de Roswald! ajouta-t-elle en reprenant la main de Karol, et en la
retenant dans les siennes avec la candeur d'un instinct maternel. J'ai
été frappée, tout à l'heure, de la chaleur de votre main, et je crains
que vous n'ayez un peu de fièvre. Les nuits et les matinées sont
froides, ici; rentrez, rentrez, je le veux! Pendant que vous prendrez le
chocolat, la voiture sera prête, vous vous y renfermerez bien, et vous
aurez, à Iseo, le premier rayon du soleil, qui dissipera la mauvaise
influence du lac.

--Il est donc vrai que votre miroir, chère sirène, a une influence un
peu perfide? dit Salvator en se laissant ramener dans l'intérieur de la
maison. Mon ami prétendait, dès hier, s'en apercevoir, et moi je n'y
croyais point.
                
Go to page: 12345678910
 
 
Хостинг от uCoz