George Sand

Lucrezia Floriani
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--Si c'est le lac que tu appelles mon miroir, cher Ulysse, répondit
Lucrezia en riant, je te dirai qu'il est comme tous les lacs du monde,
et que quand on n'est pas né sur ses rives, il faut s'en méfier un peu.
Mais je n'aime pas la sécheresse de cette main, dit-elle en interrogeant
le pouls de Karol, de cette petite main, car c'est la main d'une
femme... _Che manina!_ ajouta-t-elle en se tournant vers Salvator avec
naïveté: mais prends-y garde! ton ami n'est pas bien. Je m'y connais,
moi, mes enfants n'ont jamais eu d'autre médecin que moi.

Salvator voulut à son tour tâter le pouls du prince: mais celui-ci
affecta de prendre un peu d'humeur de cette inquiétude. Il retira
brusquement des mains du comte, celle qu'il avait abandonnée en
tremblant à la Floriani.--Je t'en prie, mon bon Salvator, dit-il,
n'essaie pas de me persuader que je suis malade, et ne me rappelle pas
trop que je ne suis jamais en bonne santé. J'ai assez mal dormi; je suis
un peu agité, et voilà tout. Le mouvement de la voiture me remettra. La
signora est trop bonne, ajouta-t-il du bout des dents et d'un ton un peu
sec, qui semblait dire: «Je vous serais fort obligé de me laisser partir
au plus vite.»

La Floriani fut frappée de son accent: elle le regarda avec surprise, et
crut voir dans la brièveté de sa parole un nouvel indice de fièvre. Il
avait une forte fièvre, en effet, mais la bonne Lucrezia était à cent
lieues de s'imaginer que le siége du mal était dans l'âme, et qu'elle en
était la cause.

Une collation était servie. Pendant que Salvator se laissait aller à
son bon appétit ordinaire, Karol prit du café à la dérobée. Rien ne lui
était plus contraire dans ce moment-là, et il n'en prenait jamais. Mais
il se sentait défaillir si rapidement qu'il voulait absolument se donner
une force factice pour s'en aller sans laisser voir son profond malaise.

En effet, il crut se sentir mieux après avoir pris cet excitant, et,
en voyant Salvator qui s'oubliait à dire une foule de tendresses à la
Floriani, il éprouva une vive impatience; il eut bien de la peine, même,
à ne pas l'interrompre par des paroles de dépit. Enfin, la voiture roula
sur le sable devant la maison, et le beau Célio, bondissant de plaisir,
prit les guides de deux jolis petits chevaux corses qui traînaient une
calèche légère. Un domestique, attentif et dévoué, était assis à ses
côtés, sur le siége.

Au moment de quitter Lucrezia, le comte Albani, qui l'aimait
véritablement, éprouva un chagrin et un redoublement d'affection qui se
manifestèrent en caresses expansives, suivant son habitude. Après lui
avoir mille fois demandé pardon tout bas, il s'arracha à une émotion
qui réveillait, malgré lui, la pensée de ses torts, car il prenait un
singulier plaisir à embrasser les joues calmes, les douces mains et
le cou velouté de sa belle amie. Elle, sans pruderie, comme sans
coquetterie, souffrait ces adieux voluptueux et tendres, avec un peu
trop d'obligeance ou de distraction au gré de Karol, et, en ce
moment, il lui sembla qu'il la haïssait. Pour ne pas voir la dernière
embrassade, qui fut presque passionnée de la part de son ami, il se jeta
au fond de la voiture et détourna la tête. Mais, au moment où la voiture
partait, il rencontra le visage de Lucrezia tout auprès de la portière.
Elle lui adressait un adieu amical, et lui tendait une boîte de chocolat
qu'il prit machinalement avec un profond salut glacé, et qu'il jeta
ensuite avec humeur sur la banquette devant lui.

Salvator ne vit point ce mouvement. A moitié hors de la voiture, il
envoyait encore des baisers à la Floriani et à ses petites-filles, qui,
sortant de leurs lits, et à demi vêtues, lui faisaient de gracieux
signes avec leurs jolis bras nus.

Quand il ne vit plus que les arbres et les murs de la villa, il sentit
son bon coeur italien, volage mais sincère, se gonfler et se fendre.
Il couvrit sa figure de son mouchoir et versa quelques larmes. Puis,
honteux de cette faiblesse, et craignant qu'elle ne semblât ridicule au
prince, il essuya ses yeux et se tourna vers lui avec un peu d'embarras,
pour lui dire:

--N'est-ce pas, voyons, que la Floriani n'est pas ce que tu croyais?

Mais la parole expira sur ses lèvres, lorsqu'il vit la figure contractée
et la pâleur livide de son ami. Karol avait les lèvres blanches comme
ses joues, les yeux fixes et ternes, les dents serrées. Salvator
l'appela et le secoua en vain; il ne sentait et n'entendait rien: il
avait perdu connaissance. Pendant quelques instants, Salvator espéra le
ranimer en lui frottant les mains. Mais, voyant qu'il était glacé et
comme mort, il fut pris d'une grande terreur. Il appela Célio, fit
arrêter la voiture, ouvrit toutes les portières pour donner de l'air.
Tout fut inutile; Karol ne donnait d'autre signe de vie que des frissons
étranges et des soupirs oppressés.

Le petit Célio, qui avait le courage et la présence d'esprit de sa mère,
remonta sur le siège, fouetta les chevaux, et ramena le prince Karol
dans cette maison où la fatalité avait décidé qu'il connaîtrait une
existence nouvelle.




XI.


Vous avez bien prévu, à la fin du chapitre précédent, chers lecteurs,
que le prince de Roswald allait faire une maladie qui le forcerait de
rester à la villa Floriani. L'incident n'est pas neuf, j'espère, et
c'est pour cela que je ne le passe point sous silence.

Et si je vous en faisais mystère, comment la suite de cette histoire
serait-elle vraisemblable? Il est bien évident que, s'il y a quelque
chose de fatal dans les grandes passions, l'accomplissement de cette
fatalité s'explique et s'appuie toujours sur des circonstances
très-naturelles. Si, par des symptômes précurseurs de la maladie, si,
par l'accablement et le désordre de la maladie elle-même, Karol n'eût
été prédisposé et contraint à subir l'influence de la passion, il est
probable qu'il eût résisté aux atteintes de cette passion bizarre et
insensée.

Il n'y résista pas, parce qu'il fut en effet très-malade, et que,
pendant plusieurs semaines, la Floriani ne quitta presque pas son
chevet. Cette excellente femme, autant par amitié pour Salvator Albani
que pour obéir à un sentiment de religieuse hospitalité, se fit un
devoir de soigner le prince, comme elle l'eût fait pour son meilleur ami
ou pour un de ses propres enfants.

La Providence envoyait réellement à Karol, dans cette épreuve, la
personne la plus capable de l'assister et de le sauver. Lucrezia
Floriani avait un instinct presque merveilleux pour juger de l'état
des malades et des soins à leur donner. Cet instinct était peut-être
seulement de la mémoire. Elle avait été, dans cette même maison dont
elle était maintenant la châtelaine, servante, oui, simple servante,
à dix ans, de sa marraine, madame Ranieri, femme débile et nerveuse
qu'elle avait soignée avec un amour, un dévouement et une intelligence
au-dessus de son âge. C'était là la première cause de l'amitié que cette
dame avait prise pour elle, jusqu'au point de lui faire donner une
éducation en dehors de sa condition, et de vouloir ensuite la marier
avec son fils.

[Illustration: Et ce petit-là? lui dit Lucrezia... (Page 26.)]

Lucrezia avait donc appris de bonne heure à être garde-malade et quasi
médecin dans l'occasion. Elle avait eu ensuite des amis, des enfants et
des serviteurs malades, comme tout le monde peut en avoir, et elle les
avait soignés elle-même comme tout le monde ne le fait pas. A force
de chercher ardemment ce qui pouvait les soulager, et d'observer
attentivement et délicatement dans les prescriptions des médecins, le
bon ou le mauvais effet du traitement, elle avait acquis des notions
assez justes sur ce qui convient aux organisations diverses, et une
grande mémoire des moindres détails. Elle se rappela le mal que la
médecine empirique des Italiens avait fait à sa chère Ranieri; elle
était persuadée qu'ils l'avaient tuée, après qu'elle-même avait quitté
le pays. Elle ne voulut donc pas les appeler auprès du prince, et elle
se chargea de le traiter.

Salvator fut très-effrayé de la responsabilité qu'elle voulait prendre,
et qui pesait également sur lui. Mais le caractère confiant et brave de
la Floriani l'emporta. Elle fit sortir de la chambre du malade ce bon
Salvator, qui la fatiguait par ses anxiétés et ses irrésolutions. «Va
surveiller les enfants, lui dit-elle, amuse-les, promène-toi avec eux,
oublie que ton ami est malade; car je te jure que tu n'es bon à rien
avec ta sollicitude puérile et inquiète. Je me charge de lui et je t'en
réponds. Je ne le quitterai pas d'un instant.»

Salvator eut bien de la peine à se tenir tranquille. La prostration
de Karol était effrayante et semblait appeler des secours prompts et
actifs. Mais la Floriani avait vu de ces phénomènes nerveux, et il lui
suffisait de regarder les mains délicates du prince, sa peau blanche et
transparente, ses cheveux fins et souples, un ensemble et des détails
frappants, pour établir, entre lui et la maladie de madame Ranieri, des
rapports qui ne trompent point le coeur d'une femme.

Elle s'attacha à le calmer sans l'affaiblir, et, certaine qu'il y a pour
des organisations aussi exquises, des influences magnétiques d'un ordre
élevé, qui échappent à l'observation vulgaire, elle appela souvent ses
enfants autour du lit du prince, après s'être bien assurée que son état
n'avait rien de contagieux. Elle pensait que la présence de ces êtres
forts, jeunes et sains, aurait, au moral comme au physique, un pouvoir
mystérieux et bienfaisant pour ranimer la flamme pâlissante de la vie
chez le jeune malade...

[Illustration: Elle tressaillait en se trouvant en face d'un spectre.
(Page 29.)]

Et qui pourrait assurer qu'elle se fît illusion à cet égard? Ne fût-ce
que l'imagination qui joue un si grand rôle dans les maladies nerveuses,
il est certain que Karol respirait plus à l'aise, lorsque les enfants
étaient là, et que leur pure haleine, mêlée à celle de leur mère,
rendait l'air plus souple et plus suave à sa poitrine ardente. On tient
assez compte de la répugnance que doivent éprouver les malades à
être approchés par des personnes qui leur inspirent du dégoût et de
l'impatience: on en doit tenir aussi du bien-être physique que leur
procure la satisfaction d'être soignés ou seulement entourés par des
êtres sympathiques et d'un extérieur agréable. Si, à notre heure
dernière, au lieu du sinistre appareil de la mort, on pouvait faire
descendre des formes célestes autour de notre chevet, et nous bercer de
la musique des séraphins, nous subirions sans effort et sans angoisse ce
rude moment de l'agonie.

Karol, agité de rêves pénibles, se réveillait parfois sous le coup de la
terreur et du désespoir. Alors il cherchait instinctivement un refuge
contre les fantômes dont il était assiégé. Il trouvait alors les bras
maternels de la Floriani pour l'entourer comme d'un rempart, et son sein
pour y reposer sa tête brisée. Puis, en ouvrant les yeux, et en les
promenant avec égarement autour de lui, il voyait les belles têtes
intelligentes et affectueuses de Célio et de Stella qui lui souriaient.
Il leur souriait aussi machinalement, comme par un effort de
complaisance, mais son rêve était dissipé et son épouvante oubliée. Son
cerveau, affaibli encore, entrait dans un autre ordre de divagations. Il
regardait le petit Salvator dont on approchait le visage rose du sien,
et il croyait lui voir des ailes; il s'imaginait que ce beau chérubin
voltigeait autour de sa tête pour la rafraîchir. La voix de Béatrice
était d'une douceur incomparable, et, lorsqu'elle causait doucement avec
ses frères, il croyait l'entendre chanter. Il attribuait à ce timbre
frais et flatteur des intonations musicales qui n'étaient perceptibles
que pour lui seul; et un jour que la petite discutait à demi-voix pour
un jouet avec sa soeur, la Floriani fut surprise d'entendre le prince
lui dire que cet enfant chantait Mozart comme personne au monde n'était
capable de le chanter.--C'est une belle nature, ajouta-t-il en faisant
un grand effort pour rendre sa pensée. Elle a sans doute entendu
beaucoup de musique; mais elle n'a de mémoire que pour Mozart. C'est
toujours quelque phrase de Mozart qu'elle chante, et jamais rien d'un
autre maître.

--Et Stella, ne chante-t-elle pas aussi? lui dit Lucrezia, qui cherchait
à le comprendre.

--Elle chante quelquefois du Beethoven, dit-il, mais c'est moins
constant, moins suivi, et il n'y a pas la même unité.

--Mais Celio ne chante jamais?

--Celio, je ne l'entends que quand il marche. Il y a tant de grâce et
d'harmonie dans ses formes et dans ses mouvements, que la terre résonne
sous ses pieds, et que la chambre se remplit de sons vibrants et
prolongés.

--Et ce petit-là? lui dit la Lucrezia en lui présentant la joue de son
_bambino_, c'est le plus bruyant; il crie quelquefois. Ne vous fait-il
pas de mal?

--Il ne me fait jamais de mal, je ne l'entends pas. Je crois que je
suis devenu sourd pour le bruit; mais ce qui est mélodie ou rhythme me
pénètre encore. Quand le chérubin est devant moi, dit-il en désignant le
petit Salvator, je vois comme une pluie de couleurs vives et douces qui
danse autour de mon lit, sans prendre de formes, mais qui chasse les
visions mauvaises. Ah! n'emmenez pas les enfants. Je ne souffrirai pas,
tant que les enfants seront là!

Karol avait vécu, jusqu'à cette heure, de la pensée de la mort. Il
s'était familiarisé tellement avec elle, qu'il en était arrivé, jusqu'à
l'invasion de sa maladie, à croire qu'il lui appartenait, et que chaque
jour de répit lui était accordé comme par hasard. Il en plaisantait
volontiers; mais quand nous concevons cette idée au milieu de la santé,
nous pouvons l'accepter avec un calme philosophique; tandis qu'il est
rare qu'elle ne nous épouvante pas, lorsqu'elle s'empare d'un cerveau
affaibli par la maladie. C'est la seule chose triste qu'il y ait dans
la mort, selon moi; c'est qu'elle nous prend si accablés et tellement
tombés au-dessous de nous-mêmes, que nous ne la voyons plus telle
qu'elle est, et qu'elle fait peur alors à des âmes calmes et fortes par
elles-mêmes. Il arriva donc au prince ce qui arrive à la plupart des
malades; quand il lui fallut se mesurer de près avec cette idée de
mourir à la fleur de l'âge, la douce mélancolie dont il s'était nourri
jusqu'alors dégénéra en sombre tristesse.

Si sa mère eût été sa garde-malade en cette circonstance, elle eût
relevé son courage d'une manière tout opposée à celle qu'employa la
Floriani. Elle lui eût parlé de l'autre vie, elle l'eût entouré des
austères secours extérieurs de la religion. Le prêtre lui fût venu en
aide, et Karol, frappé de cet appareil solennel, eût accepté et subi
son destin. Mais la Lucrezia procédait autrement. Elle écartait de lui
l'idée de la mort, et lorsqu'il lui laissait voir qu'il la croyait
prochaine et inévitable, elle le plaisantait tendrement, et affectait
une tranquillité d'esprit à cet égard qu'elle n'avait pas toujours.

Elle y mit tant de prudence et de calme apparent, qu'elle réussit à
s'emparer de sa confiance. Elle le tranquillisa, non en lui apprenant ce
qu'il est trop tard pour apprendre aux malades, à mépriser la vie (c'est
un courage auquel il ne faut guère se fier de leur part, car ce courage
les achève souvent); mais elle le ranima en lui faisant croire à la vie,
et elle s'aperçut vite qu'il l'aimait encore, et avec acharnement,
cette vie physique qu'il avait tant dédaignée lorsqu'elle n'était point
menacée.

Salvator s'effrayait, parce qu'il croyait que son ami n'aurait pas
la force morale de résister à son mal.--Comment espères-tu que tu le
sauveras? disait-il à la Floriani, lorsque depuis si longtemps, depuis
la mort de sa mère surtout, il est dégoûté de vivre et se laisse aller
tout doucement à la consomption? L'espèce de plaisir qu'il trouvait à
cette idée me faisait bien présager qu'il était déjà frappé, et que
quand il tomberait, il ne se relèverait pas.

--Tu t'es trompé et tu te trompes encore, lui répondait la Lucrezia.
Personne n'a le goût de mourir à moins d'être monomane, et ton ami ne
l'est point. Il est bien organisé, et cet ébranlement nerveux, qui
le rendait si sombre, va se dissiper avec la crise qui l'accable
maintenant. Il veut vivre, je t'assure, et il vivra.

Karol voulut vivre en effet, il voulut vivre pour la Floriani. Certes,
il ne s'en rendit pas compte, et, pendant quinze jours qu'il fut sous le
coup du plus grand mal, il oublia la commotion qui l'avait causé. Mais
cet amour continua et augmenta sans qu'il en eût conscience, comme celui
de l'enfant au berceau pour la femme qui l'allaite. Un attachement
d'instinct, indissoluble et impérieux, s'empara de sa pauvre âme en
détresse et l'arracha aux froides étreintes de la mort. Il tomba sous
l'ascendant de cette femme qui ne voyait en lui qu'un malade à soigner,
et sur laquelle se reporta tout l'amour qu'il avait eu pour sa mère, et
tout celui qu'il avait cru avoir pour sa fiancée.

Dans les divagations de la fièvre, il commença par cette idée fixe que
sa mère était sortie du tombeau, par un miracle de l'amour maternel,
pour venir l'aider à mourir, et il ne cessa de prendre la Floriani pour
elle. C'est à cette illusion qu'elle dut de le trouver soumis à toutes
ses ordonnances, attentif à ses moindres paroles, oublieux de toutes les
méfiances que son caractère lui avait inspirées d'abord. Lorsqu'il était
oppressé au point de ne pouvoir respirer, il cherchait son épaule pour y
reposer sa tête, et quelquefois, il sommeilla une heure, appuyé ainsi,
sans se douter de son erreur.

Un jour enfin, il retrouva sa raison, et le sommeil ayant été plus
complet et plus salutaire, il ouvrit les yeux et les fixa avec
étonnement sur le visage de cette femme, pâlie par la fatigue des soins
et des veilles qu'elle lui avait consacrées. Il sortit alors comme d'un
long rêve et lui demanda s'il était malade depuis bien des jours, et
si c'était elle qu'il avait toujours vue à ses côtés.--Mon Dieu! lui
dit-il, lorsqu'elle lui eut répondu, vous ressemblez donc bien à ma
mère? Salvator, dit-il, en reconnaissant aussi son ami, qui s'approchait
de son lit, n'est-ce pas qu'elle ressemble à ma mère? J'en ai été
bouleversé la première fois que je l'ai vue.

Salvator ne jugea pas à propos de le contredire, bien qu'il ne trouvât
pas le moindre rapport entre la belle et forte Lucrezia, et la grande,
maigre et austère princesse de Roswald.

Un autre jour, Karol, encore appuyé sur le bras de la Floriani, essaya
de se soutenir seul.--Je me sens mieux, dit-il, j'ai plus de force: je
vous ai trop fatiguée; je ne comprends pas que j'aie abusé ainsi de
votre bonté!

--Non, non, appuie-toi, mon enfant, répondit gaiement la Floriani, qui
prenait aisément l'habitude de tutoyer ceux auxquels elle s'intéressait,
et qui, insensiblement, s'était persuadé que Karol était quelque chose
comme son fils.

--Vous êtes donc ma mère? êtes-vous vraiment ma mère? reprit Karol, dont
les idées recommençaient à se troubler.

--Oui, oui, je suis ta mère, répondit-elle, sans songer que, dans la
pensée de Karol, c'était peut-être une profanation; sois certain que,
dans ce moment-ci, c'est absolument la même chose.

Karol garda le silence: puis ses yeux se remplirent de larmes, et il se
prit à pleurer comme un enfant, en pressant contre ses lèvres les mains
de la Floriani.

--Mon cher fils, lui dit-elle en l'embrassant au front à plusieurs
reprises, il ne faut pas pleurer, cela peut vous fatiguer beaucoup. Si
vous pensez à votre mère, pensez donc que, du ciel, elle vous voit et
bénit votre guérison prochaine.

--Vous vous trompez, reprit Karol; du haut des cieux, ma mère m'appelle
depuis longtemps et me crie d'aller la rejoindre. Je l'entends bien;
mais moi, ingrat, je n'ai pas le courage de quitter la vie.

--Comment pouvez-vous raisonner si mal, enfant que vous êtes? dit la
Floriani avec le calme et le sérieux caressant qu'elle aurait eus en
gourmandant Celio. Quand la volonté de Dieu est que nous vivions, nos
parents ne peuvent nous rappeler à eux dans l'autre vie. Ils ne le
veulent ni ne le doivent. Vous avez donc rêvé cela; quand on est malade
on fait beaucoup de rêves. Si votre mère pouvait se faire entendre de
vous, elle vous dirait que vous n'avez pas assez vécu pour mériter
d'aller la rejoindre.

Karol se retourna avec effort, surpris peut-être d'entendre la Floriani
lui faire des sermons. Il la regarda encore; puis, comme s'il n'eût pas
entendu, ou point compris ce qu'elle venait de lui dire:

--Non! s'écria-t-il, je n'ai pas la force de mourir. Tu me retiens si
bien, toi! que je ne peux pas te quitter! Que ma mère me le pardonne, je
veux rester avec toi!

Et, comme épuisé par son émotion, il retomba dans les bras de la
Floriani, et s'y assoupit encore.

XII.

Un soir que le prince, alors en pleine convalescence, s'était endormi
très-paisiblement en apparence, et qu'après avoir couché ses enfants,
la Floriani respirait le frais sur la terrasse avec Salvator:--Ma bonne
Lucrezia, lui dit celui-ci, il faut que nous parlions enfin de la vie
réelle; car depuis près de trois semaines nous traversons un cauchemar
qui se dissipe enfin, grâce à Dieu! je devrais dire grâce à toi, car
tu as sauvé mon ami, et tu as ajouté à mon affection pour toi une
reconnaissance qui ne peut s'exprimer. Mais, dis-moi, maintenant,
qu'allons-nous faire, aussitôt que notre cher malade sera en état de
voyager?

--Nous n'y sommes point! répondit la Floriani. Ce n'est pas encore dans
quinze jours qu'il pourra se remettre en route. C'est à peine s'il peut
faire le tour du jardin maintenant, et tu sais bien que les forces
reviennent moins vite qu'elles ne tombent.

--Supposons que cette convalescence dure encore un mois! il y a une fin
à tout; nous ne pouvons pas rester éternellement à ta charge, et il
faudra bien se séparer!

--Sans aucun doute; mais je désire que ce soit le plus tard possible.
Vous ne m'êtes point à charge; je suis bien payée des soins que j'ai
donnés à ton ami par le bonheur que j'éprouve de le voir sauvé; et,
d'ailleurs, sa reconnaissance est si grande, si bonne, si tendre, que je
me suis mise à l'aimer, presque autant que tu l'aimes toi-même. Il est
naturel de soigner et de consoler ceux qu'on aime. Je ne vois donc pas
que tu aies lieu de me tant remercier.

--Tu ne veux pas m'entendre, mon excellente amie; l'avenir m'inquiète!

--Quoi? la vie du prince? elle n'est point du tout compromise par cette
maladie. Je l'ai assez étudié; il est parfaitement bien organisé. Il
vivra plus que toi et moi, peut-être!

--J'en suis presque certain aussi; j'ai bien vu, cette fois, quelles
ressources il y a dans ces tempéraments nerveux; mais son avenir moral,
y songes-tu, Lucrezia?

--Mais il me semble que je n'en suis pas chargée... Pourquoi me
demandes-tu cela?

--Je ne devrais pas être surpris qu'une nature aussi loyale et aussi
généreuse que la tienne portât la naïveté jusqu'à l'aveuglement;
pourtant il est bien étrange que tu ne me comprennes pas.

--Eh bien, non, je ne te comprends pas; parle clairement, voyons.

--Parler clairement d'une chose aussi délicate, à quelqu'un qui ne vous
aide pas du tout, c'est brutal! Et pourtant, il le faut. Eh bien, Karol
t'aime!

--Je l'espère! Je l'aime aussi; mais si tu veux me faire entendre qu'il
m'aime d'amour, je ne pourrai pas prendre ta crainte au sérieux.

--Oh! ma chère Lucrezia, ne plaisante pas là-dessus! Tout est sérieux
avec une nature profonde et entière comme celle de mon pauvre ami; cela
est d'un sérieux effrayant, au contraire!

--Non, non, Salvator, tu divagues. Que ton ami ait pour moi une amitié
sérieuse, une reconnaissance vive, enthousiaste, si tu veux; cela est
possible de la part d'un être aussi tendre et aussi noble. Mais que cet
enfant soit amoureux de ta vieille amie, c'est impossible! Tu le vois
ému outre mesure à chaque mot qu'il nous dit: c'est l'effet de sa
faiblesse et d'un reste d'exaltation nerveuse. Tu l'entends me remercier
dans des termes qui ne sont pas proportionnés aux services que je lui ai
rendus: c'est l'effet du beau langage qui part d'une belle âme, d'une
noble habitude de bien penser et de bien dire, qui lui est propre et à
laquelle sa grande éducation et ses belles manières aident naturellement
beaucoup. Mais de l'amour pour moi? Quelle folie! il ne me connaît pas,
et s'il me connaissait, s'il savait ma vie, il aurait peur de moi, le
pauvre enfant! Le feu et l'eau, le ciel et la terre ne sont pas plus
dissemblables.

--Le ciel et la terre, le feu et l'eau, sont des éléments opposés,
mais toujours unis ou prêts à s'unir dans la nature. Les nuages et les
rochers, les volcans et les mers s'étreignent en se rencontrant; ils se
brisent et se fondent ensemble dans les mêmes désastres éternels. Ta
comparaison confirme mon assertion et doit t'expliquer mes craintes.

--Tu fais de la poésie bien gratuitement! Je te dis qu'il me mépriserait
et me haïrait, peut-être, s'il savait quelle pécheresse lui a servi de
soeur de charité. Je connais ses principes et ses idées d'après ce que
tu m'en dis tous les jours; car, quant à lui, je dois avouer qu'il ne
m'a jamais fait de morale. Mais enfin, toi qui sais si bien ses opinions
et son caractère, comment peux-tu supposer des relations possibles entre
nous dans l'avenir? Va, je sais bien ce qu'il pensera de moi quand sa
santé et la force de son jugement seront revenus. Je ne me fais point
d'illusion! Dans six mois d'ici, à Venise, ou à Naples, ou à Florence,
quelqu'un racontera devant lui les tristes aventures qui me sont
arrivées, et celles plus tristes encore qu'on m'attribue; car, que ne
prête-t-on pas aux riches? Alors!... souviens-toi de ce que je te dis
maintenant! Tu verras ton ami me défendre un peu, soupirer beaucoup, et
te dire ensuite: «Quel malheur qu'une si bonne femme, pour laquelle j'ai
tant d'amitié et de gratitude, soit décriée à ce point!» Voilà tout
le souvenir que la Floriani aura de ce fier jeune homme. Ce sera un
souvenir doux, mais triste, et je ne prétends pas à autre chose.
Qu'ai-je besoin d'autre chose que de la vérité? Tu sais bien, Salvator,
que je suis de force à accepter toutes les conséquences de mon passé,
qu'elles ne me troublent ni ne m'offensent, et que tout cela n'a rien à
faire avec la sérénité dont je sais jouir au fond de ma conscience.

--Tout ce que tu dis là m'accable de tristesse, ma chère Lucrezia,
répondit Salvator en lui prenant la main avec attendrissement; car tout
cela est vrai, sauf un point! Oui, mon ami te quittera, il te fuira
dès qu'il en aura la force et qu'il aura vu clair en lui-même; oui, il
entendra des sots raconter ta vie sans la comprendre, et des lâches la
calomnier; oui, il en souffrira et en soupirera amèrement! Mais que ce
soit tout, que sa douleur se dissipe avec quelques paroles, et que ton
souvenir s'efface par un effort de sa raison et de sa volonté, voilà
ce que je nie. Karol est, dès à présent, plus malheureux qu'il ne l'a
jamais été, et malheureux pour toujours, quoiqu'il ne s'en aperçoive pas
encore et qu'il s'endorme dans l'ivresse d'un premier amour!

--Je t'arrête à ce mot, dit Lucrezia qui l'écoutait attentivement: un
premier amour! C'est parce que je sais par toi-même que je ne serais
pas son premier amour, que je ne peux pas m'effrayer de celui-ci, en
supposant, avec toi, qu'il existe. Ne m'as-tu pas dit qu'il avait été
fiancé avec une belle jeune fille de sa condition, qu'il avait été
inconsolable de sa mort, et qu'il n'aimerait peut-être jamais une autre
femme?... Voilà ce que tu m'as raconté dans les premiers jours; et si
cela est vrai, il ne m'aime pas; ou s'il peut m'aimer, il n'est pas
impossible qu'une autre m'efface de sa pensée.

--Et si cela doit durer cinq ou six ans encore! Car il avait dix-huit
ans lorsque Lucie mourut, et, jusqu'à toi, il n'avait pas même regardé
une autre femme.

--Il n'y a pas de comparaison possible entre deux amours si différents!
Il a pu regretter six ans une créature angélique toute semblable à lui,
que le devoir et l'inclination lui prescrivaient de préférer à tout!
Mais pour une pauvre vieille fille de théâtre comme moi.... veuve de...
plusieurs amants (je n'ai jamais eu la pensée d'en revoir le compte!...)
Bah! il ne faudra pas six semaines pour qu'il rentre en lui-même, si
tant est qu'il en soit sorti. Tiens, Salvator, ne parlons pas davantage
de cela! Ton idée me chagrine et me blesse un peu. Pourquoi faut-il
que ta pauvre Floriani, à laquelle tu témoignes pourtant, depuis trois
semaines, la confiance et l'affection précieuse d'un frère, soit
nécessairement, pour tout le monde, l'objet de désirs grossiers, même
pour le plus chaste et le plus malade de tes amis? Ne puis-je, après
toutes mes fautes, quand je les ai expiées par tant de souffrances et
réparées peut-être par quelques bonnes actions, être traitée comme une
maternelle amie par les jeunes gens de bonnes moeurs? Faut-il absolument
que je fasse auprès d'eux le rôle de Satan, quand j'y mets aussi peu de
malice que Stella ou Béatrice? Suis-je coquette? suis-je encore belle
seulement? _Corpo di Dio!_ comme dit mon vieux père, je fais tout mon
possible pour ne faire peur ni envie à personne, tant je souhaite qu'on
me laisse en paix. Le repos, l'oubli, mon Dieu! voilà ce que je demande,
ce après quoi je soupire et brame quelquefois comme le cerf après la
fontaine. Quand donc n'entendrai-je plus le mot d'amour sonner à mon
oreille comme une note fausse?

--Ma pauvre soeur chérie, dit Salvator, tu te débats en vain, tu auras
encore longtemps à résister, sinon à toi-même, du moins aux hommes qui
te verront; j'ai beau faire pour être absolument calme auprès de toi; je
ne le suis pas toujours, moi, qui pourtant...

--Allons! s'écria la Floriani avec un désespoir naïf et presque comique;
toi aussi, tu vas recommencer! _Et tu, Brute?_ Tue-moi tout de suite,
j'aime mieux cela. Au moins, je serai délivrée de cet éternel refrain!

--Non! non!... moi, c'est fini, dit Salvator, qui craignait de voir la
tristesse succéder à cet éclair d'enjouement. Je ne te dirai jamais
rien; je ne parlerai jamais de moi, quand même j'en devrais mourir. Je
te l'ai promis, je te le jure. Mais il n'en sera pas ainsi de tous les
hommes; tu auras beau dire que tu es vieille, on te regardera, et on
verra le feu de la vie circuler dans tes veines généreuses. Tu auras
beau relever les cheveux avec cette négligence, et te cacher dans cette
éternelle robe de chambre, qui ressemble à un sac de pénitent plus
qu'à un vêtement de femme, tu seras encore belle malgré toi, et plus
qu'aucune femme au monde! Quelle autre que toi pourrait se montrer au
grand jour sans toilette, se brunir le cou et les bras au grand soleil,
se fatiguer le teint et les yeux à veiller un malade, après avoir nourri
une demi-douzaine d'enfants, travaillé, pleuré, souffert... (oh! que
n'as-tu pas supporté!), et enflammer encore l'imagination des hommes,
qu'ils soient vierges comme mon ami Karol ou expérimentés comme ton ami
Salvator?

--Tiens, s'écria la Floriani impatientée, si tu continues sur ce ton, et
si tu arrives à me persuader que je vais encore faire une passion, je
suis capable de me mettre sur la figure, ce soir, un acide, un corrosif
quelconque pour être affreuse demain matin.

--Vraiment, dit Salvator stupéfait, aurais-tu cette férocité envers
toi-même?

--Non, c'est une manière de dire, répondit-elle ingénument. J'ai assez
souffert pour n'avoir nulle envie de chercher des souffrances nouvelles.

--Mais, en supposant qu'on pût se défigurer sans se rendre aveugle, sans
se faire aucun mal... tu ne le ferais pas.

--Je ne le ferais pas de gaieté de coeur, car je suis artiste, j'aime le
beau, et je tâche de préserver les yeux de mes enfants du spectacle de
la laideur. Je m'effraierais moi-même si je devenais un objet d'horreur
et de dégoût. Et cependant, je t'assure que si l'on mettait pour moi,
dans une balance, les tourments d'une passion nouvelle et le désagrément
de devenir affreuse, je n'hésiterais pas.

--Tu dis cela d'un ton de sincérité qui m'effraie. Un être tel que toi
est capable de tout! Ne va pas t'aviser d'une pareille folie, Lucrezia!
comme une certaine princesse de Prusse, soeur de Frédéric le Grand, qui
se défigura de la sorte, à ce qu'on dit, pour n'être pas recherchée en
mariage et se conserver à son amant.

--C'est sublime, cela, dit la Floriani, car c'est le plus grand
sacrifice qu'une femme puisse faire.

--Oui, mais l'histoire ajoute qu'en détruisant sa beauté, elle détruisit
sa santé, et qu'elle devint bizarre et méchante. Reste donc belle,
puisque tu risquerais de perdre ta bonté, qui n'est pas un moindre
trésor.

--Ami, dit la Floriani, le temps mettra ordre à tout. Peu à peu je
deviendrai laide sans y songer, sans m'en apercevoir peut-être, et alors
je crois que je serai enfin heureuse; car, si j'ai acquis la funeste
expérience qu'il n'est point de bonheur dans la passion, j'ai encore la
chimère d'un certain état de calme et d'innocence que je crois ressentir
dès à présent, et qui me semble plein de délices. Ne me dis donc pas que
ton ami viendra le troubler par sa souffrance. Je ferai en sorte qu'il
ne m'aime pas.

--Et comment t'y prendras-tu?

--En lui disant la vérité sur mon compte. Aide-moi, ne la lui épargne
pas!... Mais quoi! je suis bien folle de te croire! Il ne peut pas
m'aimer! Ne porte-t-il pas toujours sur son sein le portrait de sa
fiancée!

--Crois-tu donc réellement qu'il l'ait aimée? dit Salvator après un
moment de silence.

--Tu me l'as dit, répondit Lucrezia.

--Oui, je l'ai cru, reprit-il, parce qu'il le croyait lui-même, et,
qu'il le disait avec éloquence. Mais, voyons, entre nous, mon amie,
on n'aime que fort incomplètement la femme qu'on n'a point possédée.
L'amour véritable ne se nourrit pas éternellement de désirs et de
regrets. Et, quand je me rappelle maintenant les rapports qui existaient
entre le prince Karol et la princesse Lucie, je me confirme dans l'idée
que cet amour n'a jamais existé que dans leurs imaginations. Ils
s'étaient vus cinq ou six fois peut-être, et, encore, sous les yeux de
leurs parents!

--Pas davantage?

--Non, Karol me l'a dit lui-même. Ils se connaissaient à peine,
lorsqu'ils furent fiancés, et elle mourut si peu de temps après, qu'ils
n'eurent pas le temps de se connaître.

--L'as-tu vue, toi, cette princesse Lucie?

--Je l'ai vue une fois. C'était une jolie personne, fluette, pâle,
phtisique.... Je m'en suis aperçu tout de suite, quoique personne n'y
songeât. Elle avait beaucoup d'élégance, de grâce; une toilette exquise,
de grands airs un peu trop précieux, à mon sens; des yeux bleus, des
cheveux comme un nuage, un teint de clair de lune, une réputation
d'ange, une manière poétique de se poser. Elle ne me plaisait pas. Elle
était trop romanesque et trop dédaigneuse; c'était un de ces êtres
auxquels j'ai toujours envie de dire: «Ouvre donc la bouche quand tu
parles, pose donc les pieds quand tu marches, mange donc avec les dents,
pleure donc avec les yeux, joue donc du piano avec les doigts, ris donc
de la poitrine et non des sourcils, salue donc avec le corps et non avec
le bout du menton. Si tu es un papillon ou une fleur, envole-toi au
vent, et ne viens pas nous chatouiller l'oeil ou l'oreille. Si tu es
morte, dis-le tout de suite!» Enfin elle m'impatientait comme quelque
chose qui ressemble à une femme, mais qui n'en est que l'ombre. Elle
avait la manie de se couvrir de fleurs et de parfums, qui me donnèrent
la migraine le jour que j'eus l'honneur de dîner auprès d'elle. Elle
était embaumée comme un cadavre, et j'aurais mieux aimé un sachet dans
mon armoire qu'une telle femme à mes côtés; je n'aurais pas été forcé de
le respirer toujours.

--Je ne peux pas m'empêcher de rire de ce portrait, dit la Floriani, et
pourtant je sens qu'il est exagéré et que tu y portes un peu de dépit.
Tu n'as pas plu à cette princesse, je le vois bien. Tu lui auras fait
quelque compliment trop peu recherché. Laissons les morts en paix et
respectons ce souvenir dans l'âme pure du prince Karol. Je veux, au
contraire, le faire parler d'elle et raviver en lui cet amour qui lui
est salutaire pour le moment. Bonsoir, ami! Sois tranquille, Karol
n'aimera jamais qu'une sylphide!




XIII.


La Lucrezia se persuadait de très-bonne foi que Salvator se trompait.
Elle sentait bien qu'il avait, lui-même, pour elle un gros amour bon
enfant, si l'on peut parler ainsi, amour bien sincère, mais bien
positif, qui n'eût imposé aucune chaîne et qui n'en eût pas accepté non
plus; en un mot, une solide et généreuse amitié, avec quelques plaisirs
en passant, et autant d'infidélités qu'on pourrait ou qu'on voudrait
s'en permettre de part et d'autre.

La Floriani ne voulait plus de chaînes, et se croyait à l'abri de toute
passion; mais elle s'était fait une trop grande idée de l'amour, elle
l'avait ressenti avec trop d'énergie, enfin c'était une nature trop
franche et trop passionnée pour qu'un pareil contrat ne lui parût pas
révoltant. Elle ne savait rien être à demi, et si, à son insu, elle
avait encore des sens, elle aimait mieux les vaincre et leur imposer
silence que de les satisfaire sans enthousiasme, sans la conviction,
peut-être illusoire chez elle, mais sincère, d'une vie commune et d'une
fidélité éternelle. C'est ainsi qu'elle avait longtemps aimé, et quand
elle avait eu des passions de huit jours, ou peut-être même d'une heure,
comme disait Salvator, ç'avait été avec la ferme croyance qu'elle y
mettait toute sa vie. Une grande facilité d'illusions, une aveugle
bienveillance de jugement, une tendresse de coeur inépuisable, par
conséquent beaucoup de précipitation, d'erreurs et de faiblesse, des
dévouements héroïques pour d'indignes objets, une force inouïe appliquée
à un but misérable dans le fait, sublime dans sa pensée; telle était
l'oeuvre généreuse, insensée et déplorable de toute son existence.

Aussi prompte et aussi absolue dans le renoncement que dans le désir,
elle croyait, depuis un an, qu'elle était délivrée de l'amour, que
rien ne pourrait l'y ramener. Elle se persuadait même, tant son esprit
embrassait vite une résolution et s'habituait à une manière d'être, que
la victoire était à jamais remportée, et si elle eût mesuré la durée du
temps à l'intensité de sa conviction, elle eût fait serment que vingt
ans s'étaient déjà écoulés depuis qu'elle n'aimait plus.

Et pourtant, la dernière blessure était à peine cicatrisée, et, comme un
brave soldat qui se remet en campagne lorsque ses jambes peuvent à
peine le soutenir sur le seuil de l'ambulance, la Floriani affrontait
courageusement le contact journalier de deux hommes épris d'elle, chacun
à sa manière. Elle se rassurait en se disant qu'elle n'avait jamais eu
d'amour pour l'un, qu'elle n'en pourrait jamais avoir pour l'autre, et
que, la Providence ayant voulu qu'elle leur fût nécessaire, il n'y avait
point à se tourmenter des dangers possibles de cette situation.

Puis, en songeant à tout ce que Salvator Albani venait de lui dire, elle
s'assit dans son boudoir avant d'entrer dans sa chambre, et se mit à
dérouler ses cheveux et à les arranger pour la nuit avec une admirable
insouciance. «Peut-être, se disait-elle, est-ce une ruse naïve de
Salvator pour savoir ce que je pense de son ami, et si c'est par
l'impertinence ou par le sentiment qu'il faut m'attaquer? Il invente cet
amour de Karol pour ramener des épanchements que je lui ai interdits!»

Bien des mots échappés au prince, de simples exclamations, certains
regards eussent dû pourtant éclairer une femme de l'âge et de
l'expérience de la Floriani. Mais elle avait conservé une modestie et
une candeur d'enfant, en dépit de tout ce qui eût dû les lui faire
perdre, et cette particularité de son caractère n'en était pas un des
moindres charmes. C'est peut-être là ce qui la faisait paraître toujours
jeune, et ce qui la faisait plaire si soudainement.

En arrangeant ses cheveux devant une glace, à la clarté d'une seule
bougie, elle se regarda un instant avec attention, comme elle ne s'était
pas regardée depuis un an; mais elle avait si peu l'instinct de vivre
pour elle-même, qu'elle ne vit dans sa propre figure que le souvenir des
hommes qui l'avaient aimée. «Bah! se dit-elle, ceux là ne m'aimeraient
plus s'ils me voyaient maintenant. Comment donc pourrais-je plaire
réellement à d'autres, quand ceux qui avaient, pour m'être attachés,
tant d'autres motifs plus importants que ma jeunesse et ma beauté, ne
se soucient plus de moi?» Elle n'avait pas été heureuse en amour, et
pourtant elle avait allumé des passions si violentes, qu'elle ne pouvait
pas être flattée d'inspirer des caprices, et, après avoir été une idole,
de devenir un amusement.

Elle se sentit donc bien forte lorsqu'elle rabattit les rideaux de gaze
sur la glace de sa toilette, en se disant que personne n'aurait plus
de droit sur elle; mais, comme elle reprenait sa bougie pour retourner
auprès de ses enfants, elle tressaillit en se trouvant en face d'un
spectre.

--Quoi! mon cher prince, dit-elle après un instant d'effroi
involontaire, vous voilà relevé quand on vous croyait si bien endormi!
Qu'y a-t-il? vous êtes donc souffrant? et vous étiez seul! Salvator
vient de me quitter, et il n'est pas retourné auprès de vous? Parlez
donc, vous m'inquiétez beaucoup!

Le prince était si pâle, si tremblant, si agité, qu'il y avait de quoi
s'inquiéter en effet. Il eut de la peine à répondre; enfin il s'y
décida.

--N'ayez pas peur de moi, ni pour moi, dit-il, je suis bien,
très-bien.... Seulement, je ne dormais pas, je me suis mis à la fenêtre.
J'ai entendu parler... j'étais bien tenté de descendre et de me mêler à
votre conversation. Je ne l'osais pas... j'ai longtemps hésité! Enfin,
n'entendant plus rien, et voyant Salvator errer seul dans le fond du
jardin, j'ai pris une grande résolution... je suis venu vous trouver...
Pardonnez-moi, je suis si troublé que je ne sais pas ce que je fais, ni
où je suis, ni comment j'ai eu l'audace de pénétrer jusque dans votre
appartement...

--Rassurez-vous, dit la Floriani en le faisant asseoir sur son divan, je
ne suis pas offensée, je vois bien que vous êtes souffrant, vous vous
soutenez à peine. Voyons, mon cher prince, vous avez eu quelque mauvais
rêve. J'avais laissé Antonia auprès de vous. Pourquoi cette jeune
étourdie vous a-t-elle quitté?

--C'est moi qui l'ai priée de me laisser seul. Je m'en vais... Pardon
encore, je suis fou, ce soir, je le crains!

--Non, non, restez ici et remettez-vous. Je vais chercher Salvator;
à nous deux, nous vous distrairons, vous oublierez votre malaise en
causant avec nous, et quand vous vous sentirez bien, Salvator vous
emmènera. Vous dormirez tranquille quand il sera près de vous.

--N'allez pas chercher Salvator, dit le prince en saisissant d'un
mouvement impétueux les deux mains de la Floriani. Il ne peut rien pour
moi, vous seule pouvez tout. Écoutez, écoutez-moi, et que je meure
après, si le peu de force que j'ai recouvrée s'exhale dans l'effort
suprême qu'il me faut faire pour vous parler. J'ai entendu tout ce que
Salvator vous a dit ce soir et tout ce que vous lui avez répondu. Ma
fenêtre était ouverte, vous étiez au-dessous: la nuit, la voix porte
dans ce silence solennel. Je sais donc tout, vous ne m'aimez pas, vous
ne croyez seulement pas que je vous aime!

Nous y voici donc, pensa la Floriani saisie de chagrin et fatiguée
d'avance de tout ce qu'il lui faudrait dire pour se défendre sans
blesser ce triste coeur.--Mon cher enfant, dit-elle, écoutez...

--Non, non, s'écria-t-il avec une énergie dont il ne semblait pas
capable, je n'ai rien à écouter. Je sais tout ce que vous me direz, je
n'ai pas besoin de l'entendre, et il n'est pas certain que j'en eusse la
force. C'est moi qui dois parler. Je ne vous demande rien. Vous ai-je
jamais rien demandé? Connaîtriez-vous ma pensée, si Salvator ne l'eût
devinée et trahie? Mais il y a quelque chose, dans tout cela, qui m'est
insupportable, quelque chose qui m'a percé le coeur, parce que c'est
vous qui l'avez dit. Vous prétendez que je ne peux pas aimer une femme
comme vous. Vous dites du mal de vous-même pour prouver que j'en dois
penser. Vous croyez enfin que je vous oublierai, et que, quand on dira
du mal de vous en ma présence, je soupirerai lâchement en regrettant
d'être lié à vous par la reconnaissance... Ces pensées-là sont
affreuses, elles me tuent! Dites-moi que vous les abjurez, ou je ne sais
ce que je ferai dans mon désespoir.

--Ne vous affectez pas ainsi pour quelques paroles irréfléchies, et
dont je ne me souviens même pas, dit Lucrezia effrayée de l'émotion
croissante du prince; je ne songe pas à vous accuser de morgue, et je
vous sais incapable d'ingratitude. Quoi! n'ai-je pas dit plutôt que
votre reconnaissance pour moi était bien plus grande que les services si
naturels que je vous ai rendus? Oubliez les mots qui vous ont blessé,
je vous en supplie; je les rétracte et je suis prête à vous en demander
pardon. Calmez-vous, et prouvez-moi la sincérité de votre amitié en ne
vous faisant pas gratuitement souffrir vous-même!

--Oui, oui, vous êtes bonne, parfaitement bonne, reprit Karol en
s'attachant convulsivement à elle; car il voyait qu'elle avait hâte de
rompre ce tête à tête; mais une seule fois, la première et la dernière
fois de ma vie, sans doute, il faut que je parle... Sachez bien que
si quelqu'un... que ce soit Salvator lui-même ou tout autre!... si
quelqu'un vous dit jamais que je n'ai pas pour vous du respect, de
l'adoration... un culte!... le même culte que je rendis à la mémoire
de ma mère... celui-là aura menti lâchement, ce sera mon ennemi, je le
tuerai si je le rencontre... Moi qui suis doux, faible, réservé, je
deviendrai haineux, violent, implacable, et plus fort pour le punir
que tous ces hommes robustes et batailleurs. Je sais bien que j'ai
l'apparence d'un enfant, les traits d'une femme... mais ils ne savent
pas ce qu'il y a en moi. Ils ne peuvent le savoir, je ne parle jamais de
moi!... Je ne prétends pas être remarqué, je ne sais pas chercher à me
faire aimer. Je ne le suis pas, je ne le serai jamais. Je ne demande
même pas qu'on me croie capable d'aimer beaucoup... que m'importe? Mais
_vous_? mais _vous_?... Ah! vous, du moins, il faut que vous sachiez que
ce moribond vous appartient, comme l'esclave appartient à son maître,
comme le sang au coeur, comme le corps à l'âme. Ce que que je ne peux
pas accepter, c'est que vous ne soyez pas sûre de cela, c'est que vous
disiez que je ne peux aimer un être semblable à moi. Je ne suis donc
pas un homme? Tous les hommes aiment Dieu, et moi, je vous aime comme
l'idéal, comme la perfection; je vous crains comme je crains Dieu, je
vous vénère au point que je mourrais à vos pieds plutôt que de vous
exprimer un désir outrageant.

Et ce n'est pas que je voie en vous un fantôme comme celui que j'ai
porté en moi si longtemps. Je sais fort bien que vous êtes une femme,
que vous avez aimé, que vous pouvez aimer encore... tout autre que moi?
Eh bien! soit! j'accepte tout cela, et je n'ai pas besoin de comprendre
les mystères de votre coeur et de votre vie pour vous adorer. Soyez tout
ce que vous voudrez, abandonnez vos enfants, reniez Dieu, chassez-moi,
aimez l'homme qui vous en semblera digne... Si Salvator vous plaît, s'il
peut vous donner un instant de bonheur, écoutez-le, rendez-le heureux;
j'en mourrai certainement, mais sans qu'une pensée de blâme puisse
entrer dans mon esprit, sans qu'un sentiment de vengeance puisse
approcher de mon coeur. Je mourrai en vous bénissant, en proclamant que
vous avez le droit de faire tout ce qui est défendu aux autres, que
ce qui est crime et reproche chez eux, est vertu et gloire chez vous.
Tenez, je suis tellement malheureux en ce monde, et l'amour que je vous
porte me ronge tellement les entrailles, que j'ai, en ce moment, un
désir, un besoin effréné de mourir. Mais si vous voulez que je m'en
aille demain, que je ne vous revoie jamais et que je vive, je vivrai
et je serai content de vivre dans les tourments pour vous obéir. Vous
croyez que j'ai aimé quelqu'un plus que vous? c'est faux! je n'ai jamais
aimé personne. Je le sens maintenant, j'avais rêvé l'amour; car, comme
vous l'a dit Salvator, il était dans mon cerveau, je ne l'avais pas
senti dévorer mon coeur. C'était une femme pure, et je respecte
tellement son souvenir, que je ne veux plus lui faire un mensonge en
portant son image sur ma poitrine. Prenez-le, cachez-le, gardez-le, ce
portrait que je ne comprends plus, et où je vois toujours vos traits
maintenant à la place des siens! je vous le donne et vous prie de
l'accepter, parce qu'il ne doit pas être profané, et qu'il n'y a que
deux endroits où il puisse être sanctifié désormais. Votre main, ou
la tombe de ma mère... Ne croyez pas que je parle dans le délire. Si
j'étais calme, je n'aurais pas le courage de parler; mais ce courage
trahit la vérité et proclame ce que je pense à toute heure depuis que je
vous connais. Et je le dirais à la face du monde, j'en ferais le serment
sur la tête de vos enfants... je le dirai à Salvator lui-même: qu'il
m'entende, qu'il le sache, et qu'il n'ait jamais la folie de le nier.
Je vous aime, ô vous! ô toi, qui n'as pas de nom pour moi, et que je ne
pourrais qualifier dans aucune langue... je t'aime!... j'ai du feu dans
la poitrine... je meurs!
                
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