George Sand

Lucrezia Floriani
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A peine rentrée au salon, elle prit le premier prétexte, et monta à
l'appartement du prince. Il était dans un état si violent, que sa figure
en était bouleversée. Il sentait, d'ailleurs, une sourde fureur gronder
au fond de sa poitrine. Craignant de ne pouvoir feindre, ne voulant pas
se montrer ainsi et perdant la tête, dès qu'il entendit marcher dans
la galerie, il se précipita dans l'escalier par une autre porte, et,
laissant la Floriani le chercher et l'appeler, il s'enfuit sur la grève
du lac.

Mais bientôt, voyant sortir des bosquets voisins le nuage de tabac que
Salvator promenait toujours comme une auréole autour de sa tête, il
pensa que son ami allait le rejoindre, et, craignant ses regards encore
plus que ceux de Lucrezia, il se jeta dans la cabane de roseaux du
vieux Menapace, certain qu'on ne viendrait pas le chercher là où il ne
pénétrait jamais. Il venait de voir le vieillard quitter le rivage sur
sa barque, avec Biffi, et Karol se flattait de pouvoir rester seul
encore le temps nécessaire pour retrouver l'empire de sa volonté et
l'apparence du calme.




XVII


Il ne tarda pas à se tranquilliser, en effet, et à se reprocher d'avoir
fait un rêve monstrueux. L'aspect de cette chaumière dans laquelle il
n'était jamais entré encore depuis le jour de son arrivée, et qu'à
ce moment-là il n'avait nullement examinée, le remplit d'une émotion
étrange lorsqu'il s'y trouva seul et sous l'empire de la passion.

L'intérieur de cette maison rustique, entretenu avec la propreté dont
Biffi était doué, n'avait subi aucun changement depuis l'enfance de la
Floriani, et si le vieux pêcheur avait consenti à grand'peine à des
réparations nécessaires concernant la solidité et l'assainissement,
il n'avait pas voulu permettre qu'on renouvelât ses meubles, et qu'on
rajeunît l'étoffe grossière de ses rideaux. Le seul objet qui sentît
la civilisation, c'était une grande gravure encadrée de palissandre
et placée dans le fond du lit du vieillard. Karol se pencha pour la
regarder; c'était la Floriani, dans toute sa beauté, dans toute sa
gloire, en costume de Melpomène, avec le diadème antique, l'épaule nue,
le sceptre à la main. Une belle vignette encadrait cette noble figure,
et portait dans ses ornements les divers attributs de plusieurs muses:
le masque de Thalie, le brodequin à côté du cothurne, la trompette, les
livres, les perles, les myrtes de Calliope, d'Erato et de Polymnie. Un
distique, en vers italiens d'un goût académique, exprimait l'idée
que, comme tragédienne, comédienne, poëte héroïque et historique,
_letterata_, etc., etc., Lucrezia Floriani réunissait en elle tous les
talents et toutes les sciences qui font la gloire du théâtre et des
lettres.

Cette gravure était un hommage des dilettanti de Rome que la Floriani
n'avait pas voulu placer dans sa villa, et dont son père s'était emparé,
parce qu'il avait ouï dire à un domestique qu'une aussi belle épreuve
valait deux cents francs.

Il l'avait placée au-dessus d'un petit pastel qui intéressa Karol bien
davantage et qui représentait une petite fille de dix à douze ans, en
costume de paysanne, avec une rose sur l'oreille, une grande épingle
d'argent dans les cheveux, une fine chemisette blanche et un corset
rouge-brique. Ce portrait, sans être d'une exécution habile, était d'une
naïveté charmante. C'était bien là l'air franc et candide d'un enfant,
intelligent par la pensée, simple par le coeur et l'éducation.
Au-dessous, on lisait: _Antonietta Menapace, dessinée d'après nature à
l'âge de dix ans par sa marraine Lucrezia Ranieri_.

En voyant ces deux portraits qui présentaient là, sous le chaume natal,
un si étrange contraste, la petite fille des champs et la grande
artiste, l'enfant obscur et heureux, et la femme célèbre et infortunée,
la première si jolie, si paisible, avec son sourire d'innocence et
d'abandon enjoué, sa forte poitrine de garçon chastement couverte d'une
épaisse et rude chemise; la seconde, si belle, si sévère, avec son
regard expressif, son attitude superbe, son sein de déesse à peine
voilé par la draperie classique, Karol eut un sentiment d'effroi et
de douleur. Il ne pouvait nier que les deux portraits ne fussent
ressemblants, et que Lucrezia n'eût conservé ou recouvré dans le calme
de sa vie actuelle, beaucoup de l'expression suave et touchante de
l'innocente Antonietta Menapace. Mais ce qu'elle avait acquis de
noblesse, de grâce et de séduction en devenant la Floriani, avait laissé
aussi une empreinte qui, pour la première fois, lui fit peur, lorsqu'il
vit son image aussi ornée et _révélée_ par l'admiration des artistes.
Cette auréole lui brûlait les yeux, et il avait besoin de les reporter
sur la rose des champs qui parait le front de la petite fille. Il lui
semblait que la muse échappait par le passé à sa jalouse possession,
tandis que l'enfant, n'appartenant qu'à Dieu, ne lui était point
disputée.

Il eut pourtant le courage d'examiner minutieusement la muse; mais quel
fut son trouble lorsqu'il lut en petits caractères, au-dessous de la
vignette, que cet ornement avait été composé et dessiné par _Jacopo
Boccaferri_?

Il l'avait oublié, et il le retrouvait là, ce nom maudit, qui, bien
à tort sans doute, bouleversait son imagination depuis une heure.
Boccaferri n'était pas l'auteur du portrait; c'était la signature d'un
artiste plus célèbre, mais enfin il avait travaillé à cet ouvrage;
il avait peut-être vu la Floriani poser devant le peintre avec cette
tunique transparente, et dans cet éclat de jeunesse, de force et de
beauté, dont lui, Karol, ne possédait plus que le déclin. Enfin, il
l'avait beaucoup connue, et bien intimement, ce Boccaferri, puisqu'il
acceptait d'elle des secours sans rougir! A quel point, à moins d'être
un misérable, faut-il être lié avec une femme pour recevoir l'aumône de
sa main? et si c'était, en effet, un artiste avili par le désordre et
la débauche jusqu'à mendier, comment Lucrezia, cette sainte que Karol
adorait, avait-elle de semblables amis?

«Quand on est la maîtresse du prince Karol, comment peut-on se rappeler
de pareils camarades!»

L'orgueil insensé, qui naît de l'amour et engendre la jalousie, ne
formule pas clairement de pareilles sottises dans la conscience de
l'homme qu'il possède. Mais il les lui souffle si bas à l'oreille, qu'il
en est transporté de colère, sans pouvoir se rendre compte de ce qui
produit en lui cette rage et cette douleur.

Karol prit sa tête à deux mains et fut tenté de se la frapper contre les
murs. Si les actes de violence n'eussent été en dehors de ses habitudes
et de ses principes d'éducation, il eût anéanti cette image fatale. Mais
il se calma peu à peu en contemplant la fière sérénité de ce regard
attaché sur lui. Le regard d'un portrait bien rendu a en soi quelque
chose d'effrayant par cette fixité rêveuse qui semble vous interroger
sur ce que vous pensez de lui. Karol en subit le prestige. La
tragédienne semblait lui dire: «De quel droit m'interroges-tu? Est-ce
que je t'appartiens? Est-ce toi qui m'as donné mon sceptre et ma
couronne? Baisse tes yeux curieux et insolents, car je ne baisse jamais
les miens, et ma fierté brisera la tienne.»

Le cerveau de Karol, affaibli déjà par cette lutte violente contre
lui-même, passa par diverses hallucinations. Il détourna ses yeux avec
un sentiment de terreur puérile, et les reporta sur le charmant pastel.
Il y découvrit des grâces nouvelles, et, vaincu peu à peu par la pureté
de son regard doux et profond, il fondit en larmes, croyant presser sur
son coeur la tête brune de l'angélique Antonietta.

La Lucrezia, qui l'avait cherché partout et qui venait demander à son
père ou à Biffi, s'ils ne l'avaient point rencontré, entra en cet
instant, et, tout effrayée de le voir pleurer ainsi, elle s'élança vers
lui et le serra dans ses bras avec anxiété, en lui prodiguant les plus
doux noms et les questions les plus inquiètes.

Il ne pouvait ni ne voulait répondre. Comment lui eût-il avoué et fait
comprendre tout ce qui venait de se passer en lui? Il en rougissait,
et il faut dire, à la gloire de l'amour, que si Karol avait eu la
précipitation et l'injustice d'un enfant gâté, il eut aussitôt
l'effusion de reconnaissance et d'amour d'un enfant qu'on a bien sujet
d'adorer. A peine eut-il senti l'étreinte de ces bras puissants, qui
lui avaient servi de refuge contre les terreurs de la mort, à peine son
coeur, paralysé par la souffrance, se fut-il ranimé au contact de ce
coeur maternel, qu'il oublia sa folie et se sentit encore le plus
heureux, le plus soumis, le plus confiant des mortels.

Il eût mieux aimé mourir en cet instant que d'outrager sa chère
maîtresse par l'aveu d'un soupçon. Il avait sous la main un prétexte
bien touchant et bien simple pour lui expliquer son émotion et ses
larmes; ce fut de lui montrer le petit pastel, et la Floriani,
attendrie de cette délicatesse de coeur, pressa contre ses lèvres avec
enthousiasme les belles mains et les beaux cheveux de son jeune amant.
Jamais elle ne s'était sentie si heureuse et si fière d'inspirer un
grand amour. Elle ne se doutait guère, la pauvre femme, que, peu de
minutes auparavant, elle lui était presque un objet d'horreur.

--Cher ange, lui dit-elle, je n'aurais jamais osé vaincre la répugnance
que tu éprouvais à entrer ici. J'avais bien deviné, quoique tu ne m'en
eusses jamais parlé, que les bizarreries de mon vieux père ne pouvaient
te sembler aimables; mais, puisque le hasard, ou je ne sais quel
instinct de coeur, t'a amené dans ma chaumière natale, et puisque nous
sommes seuls, je veux te la montrer en détail. Viens!

Elle le prit par la main, et le conduisit au fond de la pièce où ils se
trouvaient, et qui, avec celle où ils entrèrent et une sorte de cellier
encombré de vieux meubles brisés et hors de service, dont Menapace ne
voulait pas perdre les morceaux, composait tout ce local rustique.

La chambre que la Lucrezia ouvrait au prince était celle qu'elle avait
habitée durant son enfance; c'était une espèce de soupente, éclairée
d'une seule lucarne étroite, toute tapissée à l'extérieur de vignes
sauvages et de folles clématites. Un grabat, avec une paillasse de
roseaux, couverte d'indienne raccommodée en mille endroits, des
figurines de saints en plâtre grossièrement coloriées, quelques dessins
collés à la muraille et tellement noircis par le temps et l'humidité,
qu'on n'y distinguait plus rien, un pavé raboteux et inégal, une chaise,
un coffre et une petite table en bois de sapin, tel était l'intérieur
misérable où la fille du pêcheur avait passé ses premières années et
senti couver en elle les dons de la force et du génie.

--C'est là que mon enfance s'est écoulée, dit-elle au prince, et mon
père, soit par esprit de conservation, soit par un reste de tendresse
mal étouffée sous ses ressentiments austères, n'y a rien changé, rien
dérangé pendant ma longue et dure pérégrination à travers le monde.
Voilà mon lit de petite fille, où je me souviens d'avoir dormi, les
jambes pliées et douloureuses à mesure que je devenais trop grande pour
l'occuper. Voilà, à mon chevet, une branche de buis bénit qui tombe en
poussière, et que j'y ai attachée le jour des Rameaux, la veille de mon
départ... de ma fuite avec Ranieri! Voilà le portrait de Joachim Murat,
cette grossière statuette de plâtre, qu'un colporteur m'avait vendue
pour l'effigie de mon patron saint Antoine, et devant laquelle j'ai fait
si longtemps mes prières de la meilleure foi du monde. Tiens, voici
encore un dévidoir, des moules et des navettes qui m'ont servi à faire
des filets pour les poissons. Ah! que de mailles j'ai sautées ou
rompues, quand ma tête m'emportait loin de ce travail monotone, le
seul que mon père me permît, en dehors des soins du ménage! Comme j'ai
souffert du froid, du chaud, des cousins, des scorpions, de la solitude
et de l'ennui, dans cette chère petite prison! comme je l'ai quittée
avec joie, et sans même songer à lui dire un adieu, le jour où ma chère
marraine me dit: «Tu deviendrais malade ou contrefaite si tu restais
dans cette chambre et dans ce lit. Viens demeurer chez moi. Tu n'y seras
pas aussi bien que je le voudrais et que tu pourrais l'être, car mon
mari, pour être plus riche que ton père, n'est pas moins économe. Mais
je veillerai à tes besoins en cachette, je t'apprendrai tout ce que
tu as soif d'apprendre, tu me soigneras dans mes souffrances, tu me
tiendras compagnie. Tu passeras pour ma servante, car M. Ranieri ne me
permettrait pas de te prendre pour amie. Mais nous ne le serons pas
moins dans cet échange de services.» Admirable et excellente femme, qui
devina mes facultés et me les fit découvrir à moi-même! Hélas! c'est
elle aussi qui m'a fait cueillir le fruit du bien et du mal à l'arbre de
la science!

«Et puis, quand son fils m'aima, et que le vieux Ranieri me chassa de sa
maison, je revins habiter encore une fois ma petite chambre misérable,
j'avais alors quinze ans. Mon père voulait me forcer à épouser un
rustre de ses amis, trop vieux pour moi, dur, laborieux, avide de gain,
violent, et bien surnommé _Mangiafoco_. J'en avais peur. Je me cachais
dans les buissons du rivage pour l'éviter; et quand mon père allait
pêcher, la nuit, aux flambeaux, je me barricadais dans cette pauvre
soupente, dans la crainte de ce Mangiafoco que je voyais rôder autour de
la maison. Mon jeune amant voulait le tuer. Je vivais dans des transes
affreuses, car Mangiafoco était capable de l'assassiner le premier.

«Cette existence n'était pas supportable. Quand je suppliais mon père
de me protéger contre ce bandit, il me répondait: «Il ne te veut pas
de mal, il t'aime à la folie. Épouse-le, il est riche; ce sera ton
bonheur.» Et, quand j'essayais de me révolter, il me reprochait mon
amour insensé pour le fils de mes maîtres, et me menaçait de me livrer
à la passion brutale de Mangiafoco, qui saurait bien ainsi me forcer à
devenir sa femme. Mon père ne l'eût pas fait, je le savais bien, car
je l'avais entendu dire à cet homme qu'il le tuerait s'il cherchait
seulement à m'effrayer. Mais si mon père était capable de venger ainsi
l'honneur de sa famille, il n'avait pas assez de délicatesse pour ne pas
essayer de violenter mon penchant par la terreur. En outre, l'ennui me
dévorait. Je m'étais fait, auprès de ma bienfaitrice, une douce habitude
des occupations de l'intelligence. Le travail fastidieux du filet
laissait trop libre carrière à mon imagination. J'étais dévorée du rêve
et du désir d'une existence toute contraire à celle qu'on m'imposait.
J'acceptai donc les offres longtemps repoussées de Ranieri. Notre amour
était chaste encore: il me jurait qu'il le serait toujours, et qu'en le
voyant fuir, son père consentirait à notre mariage. Enfin, il m'enleva,
et c'est par cette petite fenêtre, qu'à l'aide d'une planche jetée sur
l'eau qui en baigne le pied, je me sauvai au milieu de la nuit.

«Eh bien, cette fois, je ne quittai pas ma chaumière avec joie. Outre
l'effroi et le remords de la faute que je commettais, j'éprouvais, à me
séparer de tous ces vieux meubles, témoins paisibles et muets des jeux
de mon enfance et des agitations de ma puberté, un regret incroyable,
comme si j'avais la révélation soudaine des chagrins et des malheurs que
j'allais chercher, ou bien plutôt par suite de cet attachement que nous
contractons pour les lieux mêmes où nous avons le plus souffert.»

La Floriani avait tort de raconter ainsi une partie de sa vie au prince
Karol. Elle se plaisait à lui ouvrir son coeur, et, comme il l'écoutait
avec émotion, elle croyait accomplir un devoir envers lui et le trouver
reconnaissant. Mais il n'avait pas assez de force en ce moment pour
recevoir des confidences de ce genre et pour entendre seulement
prononcer le nom d'un ancien amant. Il était trop oppressé pour
l'interrompre par la moindre réflexion, mais une sueur froide lui venait
au front, et son cerveau, s'emparant des images qu'elle lui présentait,
en était assiégé de la manière la plus pénible.

Cependant, ce récit était une justification véridique de la Floriani
et de cette première faute, source fatale de toutes les autres. Karol
sentait qu'il n'avait pas le droit de se refuser à l'écouter, et qu'il y
avait, dans ce lieu et dans ce moment, une sorte de solennité qu'il ne
pouvait fuir.

--Je n'avais pas besoin d'entendre tout cela, lui dit-il enfin avec
effort, pour savoir que vous n'avez jamais obéi à de mauvais instincts.
Je vous l'ai dit une fois: ce qui serait mal de la part des autres est
légitime pour vous. Une fille qui délaisse son vieux père est coupable;
mais toi, Lucrezia, tu étais peut-être autorisée à te soustraire à
sa loi brutale et impie! Mon Dieu! j'avais bien raison de ne pouvoir
regarder ce vieillard sans un mortel déplaisir!

[Illustration: Je me cachais dans les buissons du rivage... (Page 39.)]

--Ne te hâte pas de le condamner pour atténuer mes torts, reprit la
Floriani. Tu ne le juges pas bien et tu ne le connais pas. Laisse-moi,
après l'avoir accusé devant toi, te montrer le beau côté de son
caractère. C'est un devoir pour moi, n'est-il pas vrai?

Karol soupira en faisant un signe d'assentiment, ses principes lui
commandant de respecter la piété filiale de Lucrezia; mais son instinct
ne pouvait accepter l'avarice et le despotisme étroit d'un pareil
père. Il était pourtant lui-même bien plus avare de Lucrezia, dans
ses instincts de jalousie, que Menapace ne l'avait jamais été de son
autorité paternelle et de son argent.




XVIII.


«Les hommes ne sont jamais logiques et complets dans leurs meilleures ni
dans leurs plus mauvaises qualités, dit la Floriani; et, pour ne point
passer, envers eux, d'un excès d'estime à un excès de blâme, pour
conserver de l'affection et de la confiance à ceux que le devoir nous
prescrit d'aimer, il faut se faire d'eux une juste idée, voir avec un
certain calme le bien et le mal, et ne pas oublier surtout que, chez la
plupart des hommes, un vice est parfois l'excès d'une vertu.

«Le vice de mon père, c'est la parcimonie; je veux le dire bien vite,
puisqu'il le faut pour reconnaître que sa vertu, c'est l'esprit d'équité
et le respect fanatique de la règle établie. Aimant l'argent avec
passion, comme tous les paysans, il se distingue d'eux en ce que le vol
d'un fétu lui paraît un crime. Sa petitesse, c'est l'éternelle crainte
du gaspillage qui amène la misère. Sa grandeur, c'est ce même instinct
d'avarice mis au service de ceux qu'il aime, au détriment de son
bien-être, de sa santé, et presque de sa vie.

«Ainsi il amasse mesquinement et vilainement, je l'avoue, je ne sais
quel misérable trésor enfoui, je gage, dans quelque recoin de cette
chaumière. De temps en temps il achète de petits morceaux de terrain,
croyant placer là l'honneur et la dignité future de ses petits-enfants.
Essayer de lui persuader qu'une bonne éducation, un noble caractère et
des talents sont un meilleur fonds à leur assurer, c'est chose fort
inutile. Resté paysan de corps et d'âme, il ne comprend que ce qu'il
voit. Il sait comment l'herbe croît et comment le blé germe, et, ne
se doutant pas qu'il y a là un plus grand miracle que dans toutes les
oeuvres humaines, il dit tranquillement que c'est un _fait naturel_.
Parlez-lui de ces choses qui peuvent se démontrer et s'expliquer, d'un
bateau à vapeur, par exemple, ou d'un chemin de fer, il sourit et ne
répond pas. Il ne croit pas à l'existence de ce qu'il n'a pas vu, et si
on lui disait d'aller à l'autre rive du lac pour s'en convaincre par ses
yeux, il n'irait pas, dans la crainte d'une mystification.

[Illustration: A ton âge je gagnais déjà cela. (Page 42.)]

«Ma vie ne lui a rien appris du monde, des arts, de la puissance des
dons intellectuels, de l'échange des idées. Il n'a jamais fait de
questions là-dessus, et n'entendrait pas parler sans déplaisir de ce qui
lui est absolument étranger. Il pense que si j'ai fait fortune dans la
carrière de l'art, c'est grâce à des circonstances fortuites qu'il ne
me conseillerait pas de tenter une seconde fois. Et puis, il fait
ce raisonnement très-spécieux et très-naïf à la fois: «Vous autres
artistes, vous gagnez beaucoup d'argent, mais vous avez besoin d'en
dépenser encore plus. Ce goût-là vous vient en vous fréquentant les
uns les autres et en courant le monde. De sorte que vous travaillez à
outrance pour arriver à vous amuser un peu. Moi, qui ne dépense rien,
qui n'ai pas le goût du plaisir, je gagne moins, mais ce que j'ai
acquis, je le conserve. Ma profession est donc plus agréable et plus
lucrative que la vôtre; vous êtes pauvres, et je suis riche; vous êtes
esclaves, et je suis libre.»

«De là son peu d'estime et d'admiration pour la gloire que j'ai acquise.
Il n'en est point flatté, et si vous voulez que je vous le dise, cette
sorte de dédain pour la fumée de mes triomphes me paraît un des côtés
les plus intéressants et les plus respectables de son caractère. La
carrière que j'ai fournie a trop contrarié ses idées d'ordre élémentaire
pour qu'il m'ait conservé une grande tendresse; d'ailleurs, la tendresse
proprement dite n'a jamais habité son coeur. Tout se traduit chez lui en
principes d'équité rigide et froide. Quand ma mère mourut en me donnant
le jour, il fit serment de ne jamais se remarier si je vivais, persuadé
qu'une belle-mère ne pouvait aimer les enfants d'un premier lit. Et il
tint son serment, non par amour pour la mémoire de sa femme, mais par
sentiment de son devoir envers moi. Il m'a élevée avec toutes sortes
de soins et une surveillance dont peu d'hommes sont capables envers un
petit enfant: mais je ne crois pas qu'il m'ait jamais donné un baiser.
Il n'y a jamais pensé. Il n'a jamais senti le besoin de me presser
contre son coeur, et il trouve que je gâte mes enfants parce que je les
caresse. Il demande quel bien cela leur fait, et quels avantages ils en
retirent. Quand, après quinze ans d'absence, je suis venue me jeter
à ses pieds, en me confessant à lui avec ferveur, et en tâchant de
justifier ma conduite: «Tout cela ne me regarde pas, m'a-t-il répondu,
je n'entends rien à ce qui est permis ou défendu dans le monde dont tu
me parles. Tu as refusé le mari que je te destinais, tu m'as désobéi:
voilà ce que j'ai à te reprocher. Tu as aimé le fils de ton maître, et
tu l'as détourné de l'obéissance qu'il devait à son père, cela est mal
et pouvait me faire du tort. Ces gens-là n'y sont plus, tu reviens, et
tu m'as fait beaucoup de cadeaux. Je sais comment je dois me conduire
avec toi. Ne parlons jamais du passé, il y a une fin à tout, et je te
pardonne, à condition que tu élèveras tes enfants dans des idées d'ordre
et de sagesse.» Là-dessus, il me donna une poignée de main, et tout fut
dit.

«Eh bien, mon ami, j'ai vu, dans ma vie de théâtre, l'intérieur de bien
des familles d'artistes, et je vais vous dire ce qui s'y passe dix fois
sur douze. L'artiste, surtout l'artiste dramatique, est toujours sorti
des rangs les plus pauvres et les plus obscurs de la société. Soit que
ses parents l'aient destiné à leur servir de gagne-pain, soit que
le hasard et des protections étrangères aient révélé et utilisé ses
aptitudes, dès son premier succès, fût-il encore enfant, le voilà chargé
de soutenir, de transporter, de vêtir, de nourrir et même d'amuser sa
famille. C'est lui qui paiera les dettes de ses frères, c'est lui qui
établira ses soeurs, c'est lui qui placera en rentes tout le fruit de
son travail pour assurer une belle pension à ses père et mère, le jour
où il voudra leur acheter sa liberté.

«Ce sont les femmes surtout qui subissent ces dures nécessités, et ce
serait juste et bien, si on n'abusait pas indignement de leurs forces,
de leur santé, et pis encore, hélas! de leur honneur, pour rendre le
gain plus rapide, et les mettre, par la prostitution, à l'abri d'une
chute devant le public. Le théâtre, dans ce cas-là, sert encore
d'étalage de vente, et telle fille stupide et belle paie pour se
montrer, ne fût-ce qu'un instant, sur les tréteaux, dans un costume
équivoque, afin de se faire connaître et de trouver des chalands.

«Quand, par hasard, cette fille, cette dupe, cette victime a du
caractère et de la fierté, soit qu'elle ait su préserver son innocence,
soit qu'elle ait le juste ressentiment d'avoir cédé à d'infâmes
suggestions, dès qu'elle menace de rompre avec sa famille, la famille
plie, tremble, adule et rampe. Je les ai vus, ces pères éhontés, ces
mères odieuses, tenir le cachemire et le vitchoura dans la coulisse,
baiser presque les pieds qui avaient dansé à mille francs par soirée,
remplir, à la maison, l'office de laquais, faire un nid d'ouate à la
poule aux oeufs d'or, enfin descendre à une servilité sans exemple, aux
plus lâches complaisances, aux flatteries les plus viles, pour conserver
l'honneur et le profit d'être attachés à la grande coquette, à la prima
dona, ou seulement à la courtisane à la mode.

«Ces familles-là m'auraient fait pleurer de honte, et, quand je songeais
à mon vieux père, le paysan, qui n'avait pas voulu quitter ses filets
pour venir partager mon luxe, qui refusait de répondre à mes lettres,
qui recevait mes envois d'argent pour faire une dot à mes filles, mais
qui persistait à se lever devant le jour, à dormir sous le chaume et à
vivre avec deux sous de riz par jour, il me semblait que j'étais d'une
naissance illustre, et que je me sentais encore fière du sang plébéien
qui coulait dans mes veines.

«Il est bien vrai que, comme dans toutes les choses humaines, il y a des
misères et des ridicules mêlés à tout cela. Il est vrai que mon père
refusait mes lettres, quand j'oubliais de les affranchir; il est vrai
qu'aujourd'hui il déplore ce qu'il appelle ma prodigalité, et que, quand
il a vendu son poisson, il montre une pièce d'argent à Célio d'un air de
triomphe, en lui disant: «A ton âge, je gagnais déjà cela, et, à l'âge
que j'ai maintenant, je le gagne encore. Je te donnerai cela pour
t'aider, quand tu commenceras à avoir un état et à vouloir gagner
aussi.» Il est vrai encore que, s'il me voyait donner cent francs à un
malheureux camarade sans ressources, il m'accablerait presque de sa
malédiction. Je suis forcée de tolérer souvent ses travers, mais je
suis toujours forcée aussi de respecter son orgueil et sa rustique
opiniâtreté. S'il est dur aux autres, c'est qu'il l'est à lui-même
encore plus. Il travaille avec l'ardeur d'un jeune homme, il n'est
jamais indiscret ni importun, il vit dans son stoïcisme, sans jamais
contrôler ce qu'il ne comprend pas. Combien d'autres, à sa place,
eussent rempli mon existence de tracasseries, tout en s'enivrant à ma
table et en me faisant rougir de leur grossièreté ou de leur bassesse!
La situation de mon père vis-à-vis de moi était bien délicate, et,
sans rien raisonner ni calculer à cet égard, il l'a conservée digne,
indépendante, et généreuse à son sens. Comblé de mes dons, il peut
encore se considérer comme chef de famille et protecteur, puisqu'il
travaille et amasse pour faire le bonheur de ses enfants. Je souris
de ses moyens, mais non de ses intentions. Et maintenant, Karol, ne
comprends-tu pas que j'aime et bénisse encore mon vieux père? N'as-tu
pas remarqué que je lui ressemble de figure, et crois-tu que je n'aie
rien de son caractère?»

--Vous? s'écria Karol: oh ciel! rien!

--Oui, moi. Je dois quelque chose à la fierté du sang qu'il m'a
transmis, reprit Lucrezia. Je me suis trouvée dans des situations
difficiles; j'ai été aimée par des hommes riches; j'ai eu des amis
dont j'aurais pu accepter l'aide sans manquer à l'honneur. Mais l'idée
d'imposer aux autres des privations ou un surcroît de travail, lorsque
je me sentais jeune, forte et laborieuse, m'eût été insupportable. On
m'a accusée de bien des fautes, on a exagéré cruellement celles que j'ai
commises; mais jamais l'ombre d'un soupçon pour mon indépendance et ma
probité n'a pu se présenter à l'esprit des gens les plus malveillants
pour moi. J'ai été directrice de théâtre, j'ai manié des intérêts
matériels, et fait ce qu'on appelle des affaires. Elles étaient
même compliquées, difficiles et délicates. Aux prises avec tant de
prétentions, de vanités et d'exigences, j'ai toujours eu pour principe
de donner plutôt le double de ce que je devais, que de contester dans
un cas douteux; sans être économe, j'ai eu de l'ordre, et, en faisant
beaucoup de bien, je ne me suis pas ruinée et compromise. C'est que je
n'ai point fait de folies par complaisance pour moi-même. Elle est plus
rangée et plus sage, la femme qui donne aux malheureux ce qu'elle a, que
celle qui engage ce qu'elle n'a pas pour se procurer des bijoux et des
équipages. Je n'ai jamais eu le goût d'un vain luxe. La possession d'un
petit objet sans valeur, où se révèlent l'intelligence et le goût de
l'ouvrier, m'est plus chère que celle d'une parure de diamants. J'aime
ce qui est bon et vrai plus que ce qui est éclatant et envié. Sans
m'astreindre à vivre aussi frugalement que mon père, j'ai porté de la
sobriété dans tous mes instincts. Il n'y a que l'affection que je ne
gouverne pas par la tempérance de l'esprit, et, en cela seulement, je
diffère de lui: mais si je n'ai pas été une fille entretenue, si les
présents de la corruption ne m'ont pas tentée, lorsque, à seize ans, je
me suis trouvée aux prises avec les difficultés de l'existence, si je
peux commander encore le respect à ceux qui me blâment, c'est, sois-en
bien sûr, parce que je suis la fille du vieux Menapace. Conviens donc
que l'apparence trompe, et que la nature établit des liens solides et
des rapports profonds entre les êtres qui diffèrent le plus au premier
coup d'oeil.

--Tout ce que vous dites est admirable, répondit le prince, accablé de
tristesse, et vous devez avoir raison en tout. Mais allons rejoindre
Salvator qui nous cherche sans doute.

--Non, non! dit la Floriani; il était fatigué de son voyage, il s'est
endormi à l'ombre des myrtes du jardin. Allons rejoindre les enfants,
que je n'ai pas vus depuis une heure.» Elle avait beaucoup parlé à Karol
de choses réelles pour la première fois, et elle se flattait d'avoir
profité d'une bonne occasion pour réhabiliter dans son esprit ce père
qu'elle aimait sincèrement. Mais il est des thèses que l'esprit accepte
sans qu'elles s'emparent du coeur. Karol sentait que la Floriani venait
de faire un sage plaidoyer en faveur de la tolérance et en vue de la
réhabilitation de la nature humaine. Il n'en était pas moins révolté de
la réalité, et incapable d'accepter les travers humains avec un autre
sentiment que celui de la politesse, cette générosité perfide qui laisse
le coeur froid et les répugnances victorieuses.

Il eût fallu à la Floriani, selon lui, un milieu plus digne d'elle,
c'est-à-dire un milieu tel qu'il n'en existe pour personne; un lac plus
vaste sans cesser d'être aussi paisible, une demeure plus pittoresque
sans cesser d'être aussi commode et aussi saine, une gloire moins
chèrement acquise sans cesser d'être aussi brillante, et surtout un père
plus distingué, plus poétique, sans cesser d'être un pêcheur de truites.
Il n'avait point le sens aristocratique étroit: il aimait cette origine
rustique, cette chaumière natale, ces filets suspendus aux saules du
rivage; mais un paysan de poëme ou de théâtre, un montagnard de Schiller
ou de Byron, lui eût été nécessaire pour mettre à cet égard son esprit
à l'aise. Il n'aimait pas Shakspeare sans de fortes restrictions: il
trouvait ses caractères trop étudiés sur le vif, et parlant un langage
trop vrai. Il aimait mieux les synthèses épiques et lyriques, qui
laissent dans l'ombre les pauvres détails de l'humanité: c'est pourquoi
il parlait peu et n'écoutait guère, ne voulant formuler ses pensées ou
recueillir celles des autres que quand elles étaient arrivées à une
certaine élévation. Fouiller le sein de la terre pour analyser les sucs
généreux et malfaisants qu'elle contient, afin de planter à propos et de
tirer parti de ce qu'elle peut produire, eût été pour lui oeuvre vile et
révoltante. Mais cueillir de belles fleurs, admirer leur éclat et leur
parfum, sans se soucier de la peine et de la science du jardinier, tel
était le doux emploi qu'il se réservait dans la vie.

La Floriani avait donc parlé dans le désert en croyant le convaincre. Il
l'avait écoutée avec recueillement, et, dans tout ce qu'elle avait dit,
il avait admiré la rédaction, la partie ingénieuse de son système de
tolérance, la beauté de son instinct. Mais il ne trouvait pas qu'elle
eût raison d'accepter le mal pour ne pas méconnaître le bien. C'était
l'antipode de sa manière de sentir les rapports humains. Il avait
pourtant une haute idée du devoir filial; mais il savait faire, entre
le devoir et le sentiment, entre les actions et les sympathies, une
distinction qui était tout à fait inconnue à la Floriani. Ainsi, à sa
place, il n'eût pas cherché à justifier l'avarice de Menapace, parce
que, pour trouver à ce vice un côté estimable, il fallait commencer par
avouer qu'il existait en lui. Il l'eût nié, au contraire, ou il eût
gardé un profond silence, ce qui est bien plus facile, il faut en
convenir.

Et puis, la Floriani, en parlant d'elle-même, lui avait fait encore
beaucoup de mal. Elle avait prononcé des mots qui l'avaient brûlé comme
un fer rouge. Elle avait dit qu'elle n'avait jamais été une _fille
entretenue_, elle avait peint les moeurs de ses pareilles avec une
terrible vérité. Elle avait raconté ses premières amours et nommé
elle-même son premier amant. Karol aurait voulu qu'elle n'en eût pas
seulement l'idée, qu'elle ignorât que le mal existe ici-bas, ou qu'elle
ne s'en souvînt pas en lui parlant. Enfin, il aurait voulu, pour
compléter la somme de ses exigences fantastiques, que, sans cesser
d'être la bonne, la tendre, la dévouée, la voluptueuse et la maternelle
Lucrezia, elle fût la pâle, l'innocente, la sévère et la virginale
Lucie. Il n'eût demandé que cela, ce pauvre amant de l'impossible!




XIX.


Salvator, endormi sous l'ombrage, venait de se réveiller plein de
bien-être et de gaieté. Quand nous nous sentons dispos et pleins
d'exubérance, nous n'avons pas le sens aussi délicat que de coutume pour
observer ou deviner les peines d'autrui. La pâleur et l'abattement
de Karol échappèrent donc au regard de son ami; et la Floriani, les
attribuant à la fatigue des larmes que l'amour et l'attendrissement
lui avaient fait verser à la vue de son portrait, ne songea pas à s'en
inquiéter.

Lorsque, dans l'enfance, nous souffrons d'une secrète douleur, nous
voudrions que tout ce que nous faisons pour la cacher devînt inutile
devant la pénétration subtile et bienfaisante des êtres qui nous aiment;
et comme, en même temps, nous nous taisons avec fierté, nous avons
l'injustice de croire qu'ils sont indifférents, parce qu'ils ne sont
pas importuns. Beaucoup d'hommes restent enfants en ce point, et Karol
l'était resté particulièrement. La gaieté active et bruyante de Salvator
le rendit donc de plus en plus chagrin, et la sérénité de la Lucrezia,
qui, jusque-là, s'était communiquée à lui par attraction, perdit pour la
première fois sa bénigne influence.

Pour la première fois aussi, le bruit et le mouvement perpétuel des
enfants le fatiguèrent. Ils étaient habituellement calmes sous l'oeil de
leur mère; mais, pendant le dîner, ils furent tellement excités et ravis
par les taquineries amicales, les caresses et les rires de Salvator,
qu'ils menèrent grand tapage, répandirent leurs verres sur la nappe et
chantèrent à tue-tête, répétant toujours le même refrain, comme ces
pinsons que les Hollandais font lutter, et pour lesquels ils engagent
des paris. Célio cassa son assiette, et son chien se mit à aboyer si
fort qu'on ne s'entendait plus.

La Floriani ne s'interposait pas bien sévèrement; elle riait malgré elle
des enfantillages de Salvator et des plaisantes reparties de ses marmots
ivres de plaisir, et hors d'eux-mêmes, comme le deviennent si aisément
ces petits êtres nerveux quand on les excite.

Karol admirait chaque jour, depuis deux mois, les grâces et les
gentillesses de cette couvée d'anges, et il les aimait tendrement à
cause de celle qui leur avait donné le jour. Il ne se rappelait pas
qu'ils eussent des pères, et quels pères, peut-être! Il les croyait nés
du Saint-Esprit, tant ils lui semblaient parés des dons célestes de leur
mère. La Floriani lui savait un gré infini de cette tendresse qu'il
exprimait avec tant d'effusion, et qui se traduisait en observations si
fines et si poétiques sur leurs divers genres de beauté et d'aptitude.

Pourtant, les enfants ne l'aimaient point.

Ils avaient comme peur de lui, et il était difficile de s'expliquer
pourquoi ses doux sourires et ses délicates complaisances les trouvaient
irrésolus et timides. Le chien de Célio lui-même couchait les oreilles
et ne remuait point la queue quand le prince le nommait en le regardant.
Cet animal savait bien qu'il parlait de lui avec bienveillance, mais
qu'il ne le touchait jamais, et qu'une secrète aversion physique lui
faisait craindre d'effleurer seulement un animal quelconque. Si les
chiens ont un merveilleux instinct pour se méfier des gens qui se
méfient d'eux, il ne faut pas s'étonner que les enfants aient le même
avertissement intérieur à l'approche de ceux qui ne les aiment pas.
Karol n'aimait pas les enfants en général, quoiqu'il ne l'eût jamais
dit, quoiqu'il ne se le dît pas à lui-même. Au contraire, il croyait
les aimer beaucoup, parce que la vue d'un bel enfant le jetait dans un
attendrissement de poëte et dans un ravissement d'artiste. Mais il avait
peur d'un enfant laid ou contrefait. La pitié qu'il ressentait à son
approche était si douloureuse, qu'il en était réellement malade. Il ne
pouvait accepter dans l'enfant le moindre défaut physique, pas plus que
chez l'homme il ne pouvait tolérer une difformité morale.

Les enfants de la Floriani étant parfaitement beaux et sains, charmaient
ses regards; mais si l'un d'eux fût devenu estropié, outre la douleur
qu'il en eût ressenti dans son âme, il eût été saisi d'un malaise
insurmontable. Il n'eût jamais osé le toucher, le porter dans ses bras,
le caresser. Un enfant stupide ou méchant, sous ses yeux, lui eût été un
fléau à le dégoûter de la vie; et, loin d'entreprendre de l'amender, il
se fût enfermé dans sa chambre pour ne pas le voir ou l'entendre. Enfin,
il aimait les enfants avec son imagination, et non avec ses entrailles;
et, tandis que Salvator disait qu'il subirait l'ennui du mariage rien
que pour avoir les joies de la paternité, Karol ne pensait pas sans
frissonner aux conséquences possibles de sa liaison avec la Floriani.

Au dessert, la gaieté de Célio étant arrivée à son paroxysme, il se
blessa assez profondément en coupant un fruit. En voyant son sang
jaillir avec abondance, l'enfant eut peur et grande envie de pleurer;
mais sa mère, avec beaucoup de présence d'esprit et de sang-froid, lui
prit la main, l'enveloppa dans sa serviette, et lui dit en souriant: «Eh
bien! ce n'est rien du tout; ce n'est pas la première ni la dernière de
tes blessures; continue la belle histoire que tu nous racontais; je te
panserai quand tu auras fini.»

Une si bonne leçon de fermeté ne fut pas perdue pour Célio, qui se prit
à rire; mais Karol qui, à la vue du sang, avait failli s'évanouir,
ne comprit pas que la mère eût le courage de ne point vouloir s'en
inquiéter.

Ce fut bien pis quand, au sortir de table, la Floriani lava les chairs,
rapprocha les lèvres de la blessure, et fit une ligature solide, le tout
d'une main qui ne tremblait pas. Il ne concevait pas qu'une femme pût
être le chirurgien de son enfant, et il fut effrayé d'une énergie dont
il ne se sentait pas capable. Tandis que Salvator aidait Lucrezia dans
cette petite opération, Karol s'était éloigné et se tenait sur le
perron, ne voulant pas regarder, et voyant, malgré lui, cette scène
si simple et si vulgaire, qui prenait à ses yeux les proportions d'un
drame.

C'est que là, comme partout, dans les petites choses comme dans les
grandes, il ne voulait point prendre la vie corps à corps; et tandis que
la Floriani, prompte et vaillante, étreignait le monstre sans terreur et
sans dégoût, il ne pouvait se résoudre, lui, à le toucher du bout des
doigts.

Célio était fort calmé par cette petite saignée fortuite, mais les
autres enfants ne l'étaient guère. Les petites filles, Béatrice surtout,
étaient encore comme folles, et le petit Salvator, passant rapidement de
la joie à la colère, puis à la douleur, se montra si volontaire, et jeta
de tels cris de domination et de désespoir, que Lucrezia fut forcée
d'intervenir, de le menacer, et enfin de le prendre dans ses bras pour
le mener coucher malgré lui. C'était la première fois qu'il criait de
la sorte aux oreilles de Karol, ou plutôt c'était la première fois que
Karol se trouvait disposé à s'apercevoir qu'un marmot, quelque charmant
qu'il soit, a toujours des instincts tyranniques, d'âpres volontés, des
obstinations insensées, et, pour ressource ou manifestation, des cris
aigus. La rage et le chagrin de Salvator, ses sanglots, ses larmes
véritables qui ruisselaient comme une pluie d'orage sur ses joues roses,
ses beaux petits bras qui se débattaient et s'en prenaient aux cheveux
de sa mère, la lutte de Lucrezia avec lui, sa voix forte qui le
gourmandait, ses mains souples et nerveuses qui le contenaient avec la
puissance d'un étau, sans perdre ce moelleux qu'ont toujours les mains
d'une mère pour ne pas froisser des membres délicats, c'était là un
tableau qui avait sa couleur pour le comte Albani, et qu'il regardait
avec un sourire, mais que Karol vit avec autant d'effroi et de
souffrance que la blessure et le pansement de Célio.

--Mon Dieu! s'écria-t-il involontairement, que l'enfance est
malheureuse, et qu'il est cruel d'avoir à réprimer les appétits violents
de la faiblesse!

--Bah! répondit Salvator Albani en riant, dans cinq minutes il sera
profondément endormi, et, après lui avoir donné le fouet pour amener la
réaction, sa mère le couvrira de baisers durant son sommeil.

--Tu crois qu'elle le frappera? reprit Karol épouvanté.

--Oh! je n'en sais rien, je dis cela par induction, parce que ce serait
le meilleur calmant.

--Ma mère ne m'a jamais frappé ni menacé, j'en suis certain.

--Tu ne t'en souviens pas, Karol. D'ailleurs, ça ne serait pas une
raison pour prouver qu'il n'est pas nécessaire, parfois, d'employer les
grands moyens. Je n'ai pas de théories sur l'éducation, moi, et dans
celle qui convient au premier âge, tu vois que j'ai plutôt l'art de
rendre les enfants terribles que de les réprimer. Je ne sais pas comment
la Floriani s'y prend pour se faire craindre, mais je crois que la
meilleure méthode doit être celle qui réussit. J'ignore s'il y a parfois
nécessité de battre un peu les marmots, je saurai cela quand j'en aurai,
mais je ne m'en chargerai pas. J'ai la main trop lourde, ce sera la
fonction de leur mère.

--Et moi, si j'avais le malheur d'être père, reprit Karol avec une sorte
de raideur douloureuse, je ne pourrais souffrir ce bruit discordant de
révoltes et de menaces, ce combat avec l'enfance, ces larmes amères d'un
pauvre être qui ne comprend pas la loi de l'impossible, ces emportements
à froid de la pédagogie paternelle, ce bouleversement subit et affreux
de la paix intérieure, ces tempêtes dans un verre d'eau, qui ne sont
rien, je le sais, mais qui troubleraient mon âme comme des événements
sérieux.

--En ce cas, cher ami, il ne faut pas perpétuer ta noble race, car ces
orages-là sont inévitables. Crois-tu donc sérieusement que tu n'as
jamais demandé la lune avec des rugissements de fureur, avant de
comprendre que ta mère ne pouvait pas te la donner?

--Non, je ne le crois pas, je n'ai aucune idée de cela.

--C'est une métaphore que j'emploie, mais je serais fort étonné que
quelque chose d'équivalent ne te fût jamais arrivé, car il me semble que
tu as conservé de ces prétentions à l'impossible, et que tu demandes
encore à Dieu, quelquefois, de mettre les astres dans le creux de ta
main.

Karol ne répondit rien, et la Floriani ayant réussi à apaiser son
marmot, revint proposer une promenade en nacelle sur le lac. Le petit
Salvator n'avait point subi la loi antique, la peine consacrée du fouet.
Sa mère savait bien que la fraîcheur de sa chambre, l'obscurité et le
moelleux de sa couchette, le tête-à-tête avec elle, et le son de sa voix
lorsqu'elle lui chanterait l'air destiné à l'endormir, le calmeraient
presque instantanément; elle devinait aussi, sans savoir quelle gravité
ces misères prenaient aux yeux de Karol, que ce bruit avait dû le
contrarier un peu.

Pour faire diversion, elle l'emmena sur le lac avec Salvator Albani,
Célio, Stella et Béatrice. Mais, à quelques brasses de la rive, on
rencontra le vieux Menapace qui partait pour aller tendre ses filets.
Les enfants voulurent sauter dans sa barque, et leur mère voyant que le
vieux pêcheur désirait leur démontrer _ex professo_ un art qui était, à
ses yeux, le premier de tous, consentit à les lui confier.

Karol fut effrayé de voir ces trois enfants encore excités et fébriles,
s'en aller avec un vieillard si égoïste, si froid, et qu'il jugeait si
peu capable de les retirer de l'eau ou de les empêcher d'y tomber.

Il en fit l'observation à Lucrezia, qui ne partagea pas son inquiétude.

«Les enfants élevés au milieu d'un danger le connaissent fort bien,
répondit-elle; et quand il en tombe quelqu'un dans notre lac, c'est
toujours un enfant étranger, qui y est venu en promenade, et qui ne sait
pas se préserver. Célio nage comme un poisson, et Stella, toute folle
qu'elle est ce soir, veillera comme une mère sur sa petite soeur.
D'ailleurs, nous les suivrons et ne les perdrons pas de vue.»

Karol ne put venir à bout de se tranquilliser. Il ressentait l'angoisse
des sollicitudes paternelles malgré lui, et, depuis qu'il avait vu
Célio se faire une blessure, il avait la tête remplie de catastrophes
imprévues. Enfin, sa paix était troublée au moral et au physique, à
partir de ce jour néfaste, où il ne s'était pourtant rien passé de
marquant pour les autres, mais où l'habitude et le besoin de souffrir
s'étaient réveillés en lui.

La promenade fut pourtant très-paisible. Le lac était superbe aux
reflets du couchant; les enfants s'étaient calmés et prenaient un
plaisir sérieux à voir tendre les filets du grand-père dans une petite
anse fleurie et embaumée. Salvator ne parlait plus de Venise, et, par un
heureux hasard, le nom de Boccaferri ne venait plus sur ses lèvres. La
Floriani cueillit des nénuphars, et, sautant d'une barque dans l'autre,
avec une légèreté et une adresse qu'on n'eût pas attendues d'une
personne un peu lourde en apparence dans ses formes, mais qui
rappelaient ses habitudes de jeunesse, elle orna de ces belles fleurs la
tête de ses filles.

Karol commençait à se radoucir intérieurement. Le vieux Menapace guidait
la barque avec un aplomb et une expérience consommés à travers les
rochers et les troncs d'arbres entassés au rivage. Aucun enfant ne se
noyait, et Karol s'habituait à les voir courir d'un bord à l'autre,
diriger le gouvernail et se pencher sur l'eau, sans tressaillir à chacun
de leurs mouvements.

La brise du soir s'élevait suave et charmante, apportant le parfum de la
vigne en fleurs et de la fève à odeur de vanille.

Mais il était écrit que cette journée finirait l'extase tranquille de
Karol et marquerait pour lui le commencement d'une série de petites
souffrances inexprimables. Salvator trouva que les nénuphars étaient si
beaux que la Floriani devait en mettre aussi dans ses cheveux noirs.
Elle s'y refusa, disant qu'elle avait assez subi au théâtre le poids des
coiffures et des ornements, et qu'elle était heureuse de ne plus sentir
sur sa tête la gêne d'une seule épingle. Mais Karol partageait le désir
de son ami, et elle consentit à ce qu'il passât quelques fleurs dans ses
tresses splendides.

Tout allait bien, excepté la coiffure que Karol arrangeait sans art et
sans adresse, tant il craignait de faire tomber un seul cheveu de cette
tête chérie. Salvator eut la malheureuse idée de s'en mêler. Il défit
l'ouvrage du prince, et, prenant à deux mains la riche chevelure de la
Floriani, il la roula sans façon et l'entremêla de roseaux et de fleurs,
selon son goût. Il réussit fort bien, car il avait de l'habileté pour ce
qu'on appelle trivialement le _tripotage_, expression trop familière,
mais difficile à remplacer. Il entendait bien la statuaire au point de
vue de l'ornementation.

Il fit à la Floriani une coiffure digne d'une naïade antique, en lui
disant: «Est-ce que tu ne te souviens pas qu'à Milan, quand je me
trouvais dans ta loge pendant ta toilette, j'y mettais toujours la
dernière main?

--C'est vrai, répondit-elle, je l'avais oublié; tu avais un don
particulier pour donner du caractère aux ornements, pour trouver
l'assortiment heureux des couleurs, et je t'ai souvent consulté pour mes
costumes.

--Tu n'y crois pas, Karol? repris Salvator en s'adressant à son ami,
qui avait fait le mouvement d'un homme qui reçoit un coup d'épingle;
regarde-la, comme elle est belle! Tu n'aurais jamais trouvé comme moi
ce qui convenait à la ligne de son front, au volume de sa tête et à la
puissance de sa nuque. Tu ne la dégageais pas assez. Elle avait l'air
d'une madone avec ta coiffure, et ce n'est point là le caractère de sa
beauté. Elle est déesse maintenant. Prosternons-nous, faibles mortels,
et adorons la nymphe du lac!»
                
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