En parlant ainsi, Salvator pressa d'un lourd baiser les genoux de la
Floriani, et Karol tressaillit comme un homme qui reçoit un coup de
poignard.
XX.
Le pauvre enfant avait oublié que Salvator était aussi amoureux que lui,
dans un sens, de la Floriani; qu'il lui avait sacrifié de grand coeur
ses prétentions, mais non sans effort et sans regret. Comme Karol ne
comprenait rien à ce genre d'amour, il ne s'était pas rendu compte de
ce que son ami avait pu souffrir en le voyant devenir maître des biens
qu'il convoitait. Il s'était dit que la première belle femme que
Salvator rencontrerait lui ferait oublier ce désir insensé.
Ou plutôt, il ne s'était rien dit du tout, il n'aurait pas eu le courage
d'examiner le côté scabreux d'une telle situation. Il avait écarté le
souvenir de la première nuit passée à la villa Floriani, des tentations
et des tentatives de Salvator, et même des embrassades du lendemain
matin, lorsqu'il avait cru dire à Lucrezia un long adieu. La crise de
la maladie et le miracle du bonheur avaient tout effacé de l'esprit du
prince. Il s'était habitué en un jour, en un instant, à ne plus rien
juger, à ne plus rien comprendre; et de même, en un jour, en un instant,
il recommençait à trop juger, à trop comprendre, c'est-à-dire à tout
commenter avec excès et à souffrir de tout.
Certes, Salvator Albani avait renoncé de bonne foi à voir la Floriani
avec d'autres yeux que ceux d'un frère. Mais il y avait en lui un fonds
de sensualité italienne qui l'empêchait d'arriver jusqu'à la chasteté
d'un moine. S'il eût eu deux soeurs, une belle et une laide, il eût,
sans nul doute, et sans se rendre compte de son propre instinct, préféré
la belle, eût-elle été moins aimable et moins bonne que l'autre. Enfin,
entre deux soeurs également belles, mais dont l'une aurait connu
l'amour, et l'autre la vertu seulement, il aurait été bien plus l'ami de
celle qui eût compris le mieux ses faiblesses et ses passions.
L'amour était son Dieu, et toute belle femme au coeur tendre en était la
prêtresse. Il pouvait l'aimer avec désintéressement, mais non la voir
sans émotion. L'amour de la Floriani pour son ami ne le dérangeait donc
point dans son admiration et dans son plaisir, lorsqu'il la contemplait
et respirait son haleine. Il aimait tout autant qu'auparavant à toucher
ses bras, ses cheveux, et jusqu'à son vêtement, et l'on comprend bien
que Karol était jaloux de ces choses-là, presque autant que du coeur de
sa maîtresse.
La Floriani, qui le croirait? était d'une nature aussi chaste que l'âme
d'un petit enfant. C'est fort étrange, j'en conviens, de la part d'une
femme qui avait beaucoup aimé, et dont la spontanéité n'avait pas su
faire plusieurs parts de son être pour les objets de sa passion. C'était
probablement une organisation très-puissante par les sens, quoiqu'elle
parût glacée aux regards des hommes qui ne lui plaisaient point. C'est
qu'en dehors de son amour, où elle se plongeait tout entière, elle
ne voyait pas, n'imaginait pas et ne sentait pas. Dans les rares
intervalles où son coeur avait été calme, son cerveau avait été oisif;
et si on l'eût séparée éternellement de la vue de l'autre sexe, elle eût
été une excellente religieuse, tranquille et fraîche. C'est dire qu'il
n'y avait rien de plus pur que ses pensées dans la solitude, et, quand
elle aimait, tout ce qui n'était pas son amant était pour elle, sous le
rapport des sens, la solitude, le vide, le néant.
Salvator pouvait bien l'embrasser, lui dire qu'elle était belle, et
frémir un peu en pressant son bras contre le sien: elle s'en apercevait
encore moins que le jour où, ne prévoyant pas que Karol l'aimait déjà,
il avait été forcé de lui parler clairement et hardiment pour lui faire
comprendre ses désirs.
Toute femme comprend pourtant bien le regard et l'inflexion de voix qui
lui parlent d'amour d'une manière détournée. Les femmes du monde ont,
à cet égard, une pénétration qui va souvent au delà de la vérité, et,
souvent aussi, leur empressement à se défendre, avant qu'on les attaque
sérieusement, est une provocation de leur part et un encouragement à
l'audace. La Floriani, au contraire, dans son expressive bienveillance,
mettait tout sur le compte de la sympathie qu'elle avait excitée comme
artiste, ou de l'amitié qu'elle inspirait comme femme. Elle était
brusque et ennuyée avec les hommes qui lui inspiraient de la défiance et
de l'éloignement; mais, avec ceux qu'elle estimait, elle avait le coeur
sur la main; elle eût cru manquer à la sainteté de l'amitié en se tenant
trop sur ses gardes. Elle savait bien que quelque mauvaise pensée
pouvait leur passer par la tête. Mais elle avait pour règle de ne pas
paraître s'en apercevoir, et, tant qu'on ne la forçait point à se
montrer sévère, elle était douce et abandonnée. Elle pensait que les
hommes sont comme des enfants, avec lesquels il faut plus souvent
détourner la conversation et distraire l'imagination que répondre et
discuter sur des sujets délicats et dangereux.
Karol, qui aurait dû comprendre la solidité de ce caractère simple et
droit, ne le connaissait pourtant pas. Sa folie avait commis l'erreur
gigantesque de se figurer qu'elle devait avoir l'austérité de manières
et le maintien glacial d'une vierge, avec tout autre qu'avec lui. Il
n'en voulut pas démordre, comprendre la réalité de cette nature, et
l'aimer pour ce qu'elle était. Pour l'avoir placée trop haut dans les
fantaisies de son cerveau, voilà qu'il était tout prêt à la placer trop
bas, et à croire qu'entre le sensualisme invincible de Salvator et les
instincts secrets de la Floriani, il y avait de funestes rapprochements
à craindre.
Ils revenaient à la villa avec le lever de Vesper, qui montait blanc
comme un gros diamant dans le ciel encore rose. Ils glissaient sur la
surface limpide de ce lac que la Floriani aimait tant, et que Karol
recommençait à détester. Il gardait le silence; Béatrice s'était
endormie dans les bras de sa mère; Célio gouvernait la barque de
Menapace, qui s'était assis, dans une muette contemplation; Stella,
svelte et blanche, rêvait aux étoiles, ses patronnes, et Salvator Albani
chantait d'une belle voix fraîche, que la sonorité de l'onde portait au
loin. Personne autre que Karol, le plus pur et le plus irréprochable de
tous, peut-être, ne songeait à mal. Il leur tournait le dos, à tous,
pour ne point voir ce qui n'existait pas, ce à quoi personne ne
songeait; et, au lieu des Ondines du lac, il se sentait poussé par les
Euménides.
Ne l'avait-on pas trompé? Salvator ne s'était-il pas grossièrement joué
de lui en lui disant que jamais il n'avait été l'amant de la Floriani?
Avec tous les beaux raisonnements spécieux qu'il lui avait maintes fois
entendu faire sur l'amitié qu'on peut avoir pour les femmes, et dans
laquelle il entrait toujours, selon Salvator, un peu d'amour, étouffé
ou déguisé; avec les ménagements dont il le supposait capable pour lui
laisser goûter le bonheur sans se faire conscience d'un mensonge, il
pouvait bien avoir été heureux la nuit de leur arrivée, et l'avoir nié
avec aplomb l'instant d'après. La Floriani ne lui devait rien alors,
et Karol s'imaginait être bien généreux en prenant la résolution de ne
jamais l'interroger à cet égard.
Et puis, en supposant qu'elle eût résisté cette fois-là, était-il
probable que, dans cette vie abandonnée à toutes les émotions, lorsque
Salvator assistait à sa toilette dans sa loge, et portait même les mains
sur sa parure, lorsque, toute palpitante des fatigues ou des triomphes
de la scène, elle venait se jeter près de lui sur un sofa, seule avec
lui peut-être... était-il possible qu'il n'eût pas cherché à profiter
d'un instant de désordre dans son esprit et d'excitation dans ses nerfs?
Salvator était si ardent et si audacieux avec les femmes! N'avait-il
pas encouru la disgrâce de la princesse Lucie pour avoir osé lui dire
qu'elle avait une belle main? Et de quoi n'était pas capable, avec la
Lucrezia, un homme qui n'était pas demeuré tremblant et muet auprès de
Lucie?
Alors le terrible parallèle, si longtemps écarté, commença à s'établir
dans l'esprit du prince: une princesse, une vierge, un ange!--Une
comédienne, une femme sans moeurs, une mère qui pouvait compter trois
pères à ses quatre enfants, sans jamais avoir été mariée, et sans savoir
où étaient maintenant ces hommes-là!
L'horrible réalité se levait devant ses yeux effarés, comme une Gorgone
prête à le dévorer. Un tremblement convulsif agitait ses membres, sa
tête éclatait. Il croyait voir des serpents venimeux ramper à ses pieds,
sur le plancher de la barque, et sa mère remonter vers les étoiles, en
se détournant de lui avec horreur.
La Floriani sommeillait dans son rêve d'éternel bonheur; et quand elle
lui prit la main pour descendre sur le rivage, sans réveiller sa fille,
elle remarqua seulement qu'il avait froid, quoique la soirée fût tiède.
Elle s'inquiéta un peu de sa physionomie lorsqu'elle le revit aux
lumières; mais il fit de grands efforts pour paraître gai. La Floriani
ne l'avait jamais vu gai, elle ne savait même pas si, avec cette haute
et poétique intelligence, il avait de l'esprit. Elle s'aperçut qu'il
en avait prodigieusement; c'était une finesse subtile, moqueuse, point
enjouée au fond; mais, comme il n'y avait place en elle que pour
l'engouement, elle s'émerveilla de lui découvrir un charme de plus.
Salvator savait bien que cette petite gaieté mignarde et persifleuse de
son ami n'était pas le signe d'un grand contentement. Mais, dans cette
circonstance, il ne savait que penser. Peut-être l'amour avait-il
renouvelé entièrement le caractère du prince; peut-être prenait-il
désormais la vie sous un aspect moins austère et moins sombre. Salvator
profita de l'occasion pour être gai tout à son aise avec lui, et crut
pourtant apercevoir de temps en temps quelque chose d'amer et de sec au
fond de ses heureuses reparties.
Karol ne dormit pas; cependant il ne fut point malade. Il reconnut
dans cette longue et cruelle insomnie, qu'il avait plus de forces pour
souffrir qu'il ne s'en était jamais attribué. L'engourdissement d'une
fièvre lente ne vint pas, comme autrefois, amortir l'inquiétude de ses
pensées. Il se leva comme il s'était couché, en proie à une lucidité
affreuse, sans éprouver aucun malaise physique, et obsédé de l'idée fixe
que Salvator le trahissait, l'avait trahi, ou songeait à le trahir.
«Il faut pourtant prendre un parti, se dit-il. Il faut rompre ou
dominer, abandonner la partie ou chasser l'ennemi. Serai-je assez fort
pour la lutte? Non, non, c'est horrible! Il vaut mieux fuir.»
Il sortit avec le jour, ne sachant où il allait, mais ne pouvant
résister au besoin de marcher d'un pas rapide. Le sentier du parc
le plus direct et le mieux battu, celui qu'il suivit machinalement,
conduisait à la chaumière du pêcheur.
Il allait s'en détourner lorsqu'il entendit prononcer son nom. Il
s'arrêta; on répéta le mot _prince_ à plusieurs reprises. Karol
s'approcha, perdu sous les branches éplorées des vieux saules, et il
écouta.
--Bah! un prince! un prince! disait le vieux Menapace dans son dialecte,
que le prince était arrivé à très-bien comprendre. Il n'en a pas la
mine! J'ai vu le prince Murat dans ma jeunesse; il était gros, fort, de
bonne mine, et portait des habits superbes, de l'or, des plumes. C'était
là un prince! Mais celui-ci, il n'a l'air de rien du tout, et je n'en
voudrais pas pour tenir mes avirons.
--Je vous assure que c'est un vrai prince, père Menapace, répondait
Biffi. J'ai entendu son domestique qui appelait _mon prince_, sans voir
que j'étais là tout auprès.
--Je te dis que c'est un prince comme ma fille était une princesse
là-bas. Ils s'appellent tous comme cela au théâtre. L'autre, l'Albani,
est celui qui faisait les comtes dans la comédie; mais c'est un
chanteur, voilà tout!
--C'est vrai qu'il chante toute la journée, dit Biffi. Alors ce sont
d'anciens camarades à la signora. Est-ce qu'ils vont rester longtemps
ici?
--Voilà ce que je me demande. Il me semble que le prince, comme ils
l'appellent, se trouve bien de la _locanda gratis_. Et si l'autre reste
aussi deux mois à ne rien faire que manger, dormir et marcher tout
doucement au bord de l'eau, nous ne sommes pas au bout!
--Bah, cela ne nous gêne pas. Qu'est-ce que cela nous fait?
--Cela me gêne, moi! dit Menapace en élevant la voix. Je n'aime pas
à voir des paresseux et des indiscrets manger le bien de mes
petits-enfants. Tu vois bien que ce sont des histrions sans coeur et
sans ouvrage, qui sont venus là se refaire. Ma fille, qui est bonne, en
a pitié: mais si elle recueille comme cela tous ses anciens amis, nous
verrons de belles affaires! Ah! pauvre petit Célio! pauvres enfants!
si je ne songeais pas à eux, ils auraient un jour le même sort que ces
prétendus seigneurs-là! Allons, Biffi, es-tu prêt? Partons, va détacher
la barque.
Si Salvator avait entendu cette ridicule conversation, il en eût ri
aux éclats pendant huit jours. Il eût même imaginé quelque folle
mystification pour aggraver les soupçons charitables du vieux pêcheur.
Mais Karol fut navré. L'idée de rien de semblable ne lui eût paru
possible dans sa vie. Être pris pour un histrion, pour un mendiant, et
méprisé par ce vieil avare! C'était marcher dans la boue, lui qui ne
trouvait que les nuages assez moelleux et assez purs pour le porter. Il
faut être très-fort ou très-insouciant pour ne pas se trouver accablé
d'un rôle absurde et pour n'en voir que le côté risible. D'ailleurs, on
ne rit peut-être jamais de bien bon coeur de soi-même, et Karol fut si
outré, qu'il sortit du parc, n'emportant pas même de l'argent sur lui,
et fuyant au hasard dans la campagne, résolu, du moins il le croyait, à
ne jamais remettre les pieds chez la Floriani.
Quoique sa santé eût pris, depuis sa maladie, un développement qu'elle
n'avait jamais eu, il n'était pas encore très-bon marcheur, et au bout
d'une demi-lieue, il fut forcé de ralentir le pas. Alors le poids de
ses pensées l'accabla, et il ne se traîna plus qu'avec effort dans la
direction sans but qu'il avait prise.
Si j'entendais le roman suivant les règles modernes, en coupant ici
ce chapitre, je te laisserais jusqu'à demain, cher lecteur, dans
l'incertitude, présumant que tu te demanderais toute la nuit prochaine,
au lieu de dormir: «Le prince Karol partira-t-il ou ne partira-t-il
pas?» Mais la haute idée que j'ai toujours de ta pénétration m'interdit
cette ruse savante, et t'épargnera ces tourments. Tu sais fort bien
que mon roman n'est pas assez avancé pour que mon héros le tranche
ici brusquement et malgré moi. D'ailleurs, sa fuite serait fort
invraisemblable, et tu ne croirais point qu'on puisse rompre, du premier
coup, les chaînes d'un violent amour.
Sois donc tranquille, vaque à tes occupations, et que le sommeil te
verse ses pavots blancs et rouges. Nous ne sommes point encore au
dénouement.
XXI.
Karol en était à s'adresser la même question: «Partirai-je? Est-ce que
je pourrai partir? Dans un quart d'heure, ne serai-je pas forcé de
revenir sur mes pas? S'il en doit être ainsi, pourquoi me fatiguer à
faire un chemin inutile?
«Je partirai, s'écria-t-il en se jetant sur le gazon encore humide de
rosée.» Là, son indignation se ralluma et ses forces revinrent. Il se
remit en route, mais bientôt la fatigue ramena encore le doute et le
découragement.
Des regrets amers remplissaient de larmes ses yeux fatigués de l'éclat
du soleil levant, qui semblait venir à sa rencontre, et lui dire: «Nous
marchons en sens inverse; tu vas donc me fuir et entrer dans la nuit
éternelle?» Il se rappelait son bonheur de la veille, lorsqu'à pareille
heure, il avait vu la Floriani entrer dans sa chambre, ouvrir elle-même
sa fenêtre pour lui faire entendre le chant des oiseaux et respirer le
parfum des chèvrefeuilles, s'arrêter près de son lit pour lui sourire,
et, avant de lui donner le premier baiser, l'envelopper de cet ineffable
regard d'amour et d'adoration plus éloquent que toutes les paroles, plus
ardent que toutes les caresses. Oh! qu'il était heureux encore, à ce
moment-là! Rien que le trajet du soleil autour des horizons, et tout
était détruit! Il ne verrait plus jamais cette femme si tendre l'enivrer
de son regard profond, et mettre, à la place des visions de la nuit,
son image tranquille et radieuse devant lui! Cette main qui, en passant
doucement à travers ses cheveux, semblait lui donner une vie nouvelle,
ce coeur, dont le feu ne s'était jamais épuisé en fécondant le sien, ce
souffle, dont la puissance entretenait en lui une sérénité jusque-là
inconnue, ces douces attentions de tous les instants, cette constante
sollicitude, plus assidue et plus ingénieuse encore que ne l'avait
été celle de sa mère; cette maison claire et riante, où l'atmosphère
semblait assouplie et réchauffée par une influence magnétique, ce
silence du parc, ces fleurs du jardin, ces enfants à la voix mélodieuse
qui chantaient avec les oiseaux, tout, jusqu'au chien de Célio, qui
courait si gracieusement dans les herbes, poursuivant les papillons
pour imiter son jeune ami: enfin, cet ensemble de choses qu'il se
représentait et se détaillait pour la première fois, au moment de s'en
séparer, tout cela était donc fini pour lui!
Et justement, comme il pensait au chien de Célio, ce bel animal s'élança
vers lui, et, pour la première fois, le caressa avec tendresse. Il
n'avait pourtant pas suivi Karol, et celui-ci crut d'abord que Célio
n'était pas loin. Mais, ne le voyant pas paraître, il se rappela que la
veille, _Laërtes_ (c'était le nom du chien) avait fait une pointe sur la
rive où les barques s'étaient arrêtées; qu'on l'avait rappelé en vain,
et qu'en rentrant à la maison, Célio s'était inquiété de ne pas l'y
trouver. On l'avait sifflé et appelé encore, pensant qu'il aurait côtoyé
le lac et serait revenu par les prés; mais on s'était couché sans le
retrouver; Lucrezia avait consolé son fils en lui disant que le chien
avait déjà passé plusieurs fois la nuit dehors, et qu'il était trop
intelligent pour ne pas retrouver, dès qu'il le voudrait, le chemin de
sa demeure.
Le jeune et beau Laërtes, entraîné par l'ardeur de la chasse, avait donc
guetté et poursuivi quelque lièvre pour son propre compte, jusqu'au
point du jour, et soit qu'il eût perdu sa piste, ou qu'il eût réussi à
l'atteindre et à le dévorer, il songeait à ce moment à Célio, qui le
faisait jouer, à la Floriani qui lui donnait elle-même sa nourriture, au
petit Salvator qui lui tirait les oreilles, à son frais coussin et à son
déjeuner. Il se rendait très-bien compte de l'heure et se disait qu'il
fallait rentrer pour n'être point grondé de sa trop longue absence. Il
est bien possible même qu'il poussât la finesse jusqu'à se flatter qu'on
ne s'en serait pas aperçu.
En voyant Karol, il s'imagina que celui-ci n'était venu aussi loin que
pour le chercher; et, se sentant coupable, ne voulant pas aggraver ses
torts, il vint à sa rencontre d'un air affectueux et modeste, balayant
la terre de sa longue queue soyeuse, et se donnant toutes sortes de
grâces, pour se faire pardonner son escapade.
Le prince ne put résister à ses avances, et se décida à le toucher un
peu sur la tête: «Et toi aussi, pensait-il, tu as voulu rompre ta chaîne
et essayer de ta liberté! Et voilà que tu hésites entre la servitude
d'hier et l'effroi d'aujourd'hui!»
Karol ne pouvait plus envisager qu'avec terreur la solitude de son
passé. Il se disait qu'il valait mieux souffrir les tortures d'un amour
troublé par le doute et la honte, que de ne vivre d'aucune façon.
Qu'allait-il retrouver, en se replongeant dans l'isolement? L'image de
sa mère et celle de Lucie ne viendraient plus le visiter que pour lui
faire d'amers reproches. Il essaya de les évoquer, elles n'obéissaient
plus à son appel. Il n'avait jamais pu se persuader que sa mère fût
morte, il le sentait à présent, la tombe ne rendait plus sa proie.
Les traits de Lucie étaient tellement effacés de sa mémoire, qu'il
s'efforçait en vain de se les représenter. Ils étaient couverts d'un
épais nuage. Maintenant que Karol avait bu à la coupe de la vie, la
société de ces ombres l'épouvantait au lieu de le charmer. Vivre! il
faut donc vivre malgré soi, il faut donc aimer la vie en la méprisant,
et s'y plonger en dépit de la peur et du dégoût qu'elle inspire?
pensait-il en se débattant contre lui-même. Est-ce la volonté de Dieu?
Est-ce la tentation d'un esprit de vertige et de ténèbres?
«Mais trouverai-je la vie désormais auprès de Lucrezia? Ne sera-ce point
la mort, que cet attachement dont les circonstances me font rougir, et
que le doute va empoisonner? Néant pour néant, ne vaudrait-il pas mieux
languir et dépérir, avec le sentiment de son propre courage, que dans
celui de son indignité?»
Il ne trouvait point d'issue à ses incertitudes. Il se levait, faisait
un pas vers l'exil, et regardait derrière lui. Son coeur se déchirait et
se brisait à la pensée de ne plus voir sa maîtresse, et il le sentait
physiquement s'éteindre, comme si cette femme en était le moteur unique.
Il était presque vaincu déjà, et cherchait dans quelque augure, dans
quelque hasard providentiel, dernière ressource de la faiblesse,
l'indice du chemin qu'il devait suivre. Laërtes vint à son secours.
Laërtes était décidé à rentrer. Lorsque Karol tournait le dos à la
villa, le chien s'arrêtait et le regardait d'un air étonné; puis,
lorsque le prince revenait vers lui, il bondissait d'un air joyeux,
et lui disait avec ses yeux brillants d'expression et d'intelligence:
«C'est par ici, en effet, vous vous trompiez, suivez-moi donc!»
[Illustration: Ils revenaient à la villa... (Page 46.)]
Karol trouva un faux-fuyant digne d'un enfant. Il se dit que la Floriani
tenait beaucoup à ce chien, que Célio était capable de pleurer un jour
entier, s'il ne le retrouvait point; que l'animal était bien jeune, bien
fou, et se laisserait peut-être tenter par quelque nouvelle proie avant
de rentrer; qu'enfin il pouvait se perdre ou se laisser emmener par
quelque chasseur, et que son devoir, à lui, était de le ramener à la
maison.
Il appela donc Laërtes, veilla puérilement sur lui, et regagna la villa
Floriani sans le perdre de vue. Pourtant, l'on peut dire que jamais
aveugle ne fut plus littéralement conduit par un chien.
En voyant la porte du parc ouverte, Laërtes prit sa course, et, enchanté
de rentrer, il devança Karol et gagna la maison, la chambre de Célio, où
il se blottit sous le lit, en attendant son réveil. Le prétexte du chien
manquait dès lors à Karol, il n'était pas obligé de franchir la
grille du parc, et il allait néanmoins la franchir, lorsque ses yeux
rencontrèrent une inscription tracée au pinceau sur une pierre latérale.
C'étaient les fameux vers du Dante:
Per me si va nella città dolente,
Per me si va nell'eterno dolore,
Per me si va tra la perduta gente...
... Lasciate ogni speranza, voi, ch'entrate!
Et plus bas:
_Avis aux voyageurs!_ CÉLIO FLORIANI.
Karol se souvint que, peu de jours auparavant, Célio, qui venait
d'apprendre par coeur ce passage classique de la _Divine Comédie_, et
qui le répétait à tout propos avec ce mélange d'admiration et de parodie
qui est propre aux enfants, s'était amusé à l'écrire sur le montant de
la porte du parc, en l'accompagnant d'un avertissement facétieux aux
passants. Comme la villa n'était située sur aucune route de passage, il
y avait peu d'inconvénients à laisser subsister l'inscription de Célio
jusqu'à la première pluie; la Floriani n'avait fait qu'en rire, et Karol
à qui ces vers lugubres n'offraient aucun sens, à ce moment-là, ne s'en
était point alarmé. Il était repassé plusieurs fois par cette porte sans
y prendre garde; il n'y aurait plus jamais songé, sans la révolution qui
s'était opérée en lui. Au premier abord, les mots de _perduta gente_ lui
parurent offrir une allusion affreuse et peut-être quelque peu vraie,
car il se hâta de l'effacer. Puis, en relisant, malgré lui, le dernier
vers, il fut saisi d'une terreur superstitieuse, en songeant que
les enfants prophétisent souvent sans le savoir, et disent en riant
d'effroyables vérités. Il cueillit une poignée d'herbe et en frotta la
muraille; mais, par un hasard fort simple, le dernier vers, portant sur
une pierre moins polie que les autres, ne s'effaça pas entièrement et
resta visible malgré tous les efforts de Karol.
[Illustration: Jusqu'au chien de Célio qui courait. (Page 47.)]
--Eh bien! dit-il en s'élançant dans le parc, cela est écrit ainsi au
livre de ma destinée. Pourquoi mes yeux en seraient-ils offensés? O
Lucrezia, tu ne m'avais donné que du bonheur; à présent que je vais
souffrir par toi et pour toi, je vois à quel point je t'aime!
La Floriani était déjà très-inquiète, elle avait cherché Karol dans tout
le parc, ne concevant pas que, contrairement à ses habitudes, il se fût
levé avant elle et qu'il eût été se promener sans elle. Elle était dans
la chaumière du pêcheur lorsqu'elle vit le prince effacer l'inscription
et rentrer précipitamment comme si, de même que Laërtes, il eût craint
d'être grondé. Elle courut après lui, et, l'enlaçant dans ses bras:
«Vous trouvez donc, lui dit-elle, que ce serait un grave mensonge?»
Karol n'avait guère l'esprit présent; il ne songeait pas qu'elle eût pu
le voir effacer les vers du Dante; il ne pensait déjà plus à ces vers,
mais bien à la trahison possible de Salvator. Il crut qu'elle répondait
à ses secrètes pensées, qu'elle avait deviné ses angoisses, épié
son essai de fuite; que sais-je? tout ce qu'il y avait de plus
invraisemblable lui vint à l'esprit, et il répondit d'un air effaré:
«Soyez-en juge vous-même, il ne m'appartient pas de répondre pour vous.»
Lucrezia fut un peu étonnée et commença à redouter quelque accès
d'excentricité. Salvator l'en avait prévenue à diverses reprises avant
qu'elle donnât son coeur au prince. Mais elle n'avait pu y croire, parce
que, depuis sa maladie, Karol était toujours été ravi au septième ciel
et ne lui avait jamais causé un instant d'effroi. Elle se demanda s'il
était bien guéri, s'il n'était pas menacé d'une rechute imminente, ou
bien si, réellement, son cerveau était faible et tourmenté d'idées
fantasques. Elle l'interrogea. Il ne voulut point répondre, et lui baisa
la main à plusieurs reprises, en lui demandant pardon. Mais pardon de
quoi? Voilà ce qu'elle ne put jamais savoir, malgré les investigations
de sa tendresse. Ses manières étaient aussi changées que sa figure et
son langage. Il s'était dit que, s'il se décidait à rentrer chez elle,
il devait prendre avec lui-même l'engagement de ne lui faire aucune
question, aucun reproche, de ne point avilir son propre amour par des
paroles blessantes de part ou d'autre; enfin, il se raidissait pour
ainsi dire dans une sorte de religion chevaleresque et dans un
redoublement de respect extérieur, comme s'il eût cru réparer par là le
tort qu'il lui avait fait dans son âme en la soupçonnant.
La Floriani avait toujours été vivement touchée de ce respect qu'il lui
témoignait devant ses enfants et ses serviteurs. Rien, chez lui, ne lui
rappelait le sans-gêne blessant et l'espèce d'abandon impertinent des
amants heureux. Mais, dans le tête-à-tête, elle n'était pas habituée à
lui voir détourner son front de ses lèvres et se rejeter sur ses mains
en saluant comme un abbé qui rend hommage à une douairière. Elle essaya
de rompre cette glace, elle lui fit de tendres reproches, elle le railla
amicalement: tout fut inutile. Il se hâtait de retourner vers la maison,
car il sentait que sa souffrance n'était pas assez calmée pour lui
permettre de paraître heureux.
Salvator ne fut point étonné de voir, ce jour-là, son ami silencieux et
sombre; il l'avait vu si souvent ainsi! «Je suis inquiète ce matin,
lui dit tout bas Lucrezia; Karol est pâle et triste.--Tu devrais être
habituée à le voir s'éveiller tout différent de ce qu'il était en
s'endormant, répondit Salvator. N'est-il pas mobile et changeant comme
les nuages?
--Non, Salvator, il n'est point ainsi. Depuis deux mois, c'est un ciel
pur et brûlant, sans un seul nuage, sans la moindre vapeur.
--En vérité! quelle merveille tu me contes là? Je peux à peine te
croire.
--Je te le jure. Que peut-il donc avoir aujourd'hui?
--Mais rien! il aura fait un mauvais rêve.
--Il n'en faisait plus que de beaux!
--C'était un grand hasard ou un grand prodige; moi, je ne l'ai jamais
vu une semaine... que dis-je? un jour entier, sans tomber dans quelque
accès de mélancolie.
--Et à propos de quoi y tombait-il si souvent?
--Tu me demandes là ce que je n'ai jamais pu lui faire dire. Karol
n'est-il pas un hiéroglyphe ambulant, un mythe personnifié?
--Il ne l'a pas été pour moi jusqu'à cette heure; et, puisque, j'avais
trouvé, à mon insu, le moyen de le rendre heureux et confiant, il faut
bien que je lui aie déplu en quelque chose depuis hier.
--Vous êtes-vous querellés cette nuit?
--Querellés? quel mot!
--Oh! tu es devenue _sublime_ comme lui, je le vois bien, et il faut
se faire un vocabulaire choisi exprès pour vous deux. Eh bien, voyons,
n'avez-vous pas touché à quelque point douloureux de votre existence à
l'un ou à l'autre, en causant ensemble la nuit dernière?
--La nuit dernière, comme toutes les autres nuits, je n'ai pas quitté
mes enfants. Nous nous retirons de bonne heure, je me lève avec le jour,
et, tandis que les petits sommeillent encore ou babillent avec leur
bonne en se levant, je vais éveiller doucement Karol, et nous causons
ensemble; le plus souvent, nous nous regardons et nous nous adorons
sans nous rien dire. Ce sont deux heures de délices, où jamais un mot
pénible, une réflexion positive, un souvenir quelconque des ennuis et
des maux de la vie réelle, n'ont trouvé place. Ce matin, j'ai été ouvrir
ses fenêtres comme à l'ordinaire, comme j'en ai pris l'habitude durant
sa maladie.
Il était déjà sorti, ce qui ne lui était encore jamais arrivé. Il est
resté deux heures absent. Il avait l'air égaré en rentrant, il disait
des paroles que je ne comprends pas, ses manières étaient bizarres. Il
m'a fait presque peur, et, maintenant, son abattement, le soin qu'il
prend de ne pas rester avec nous, me font mal. Toi, qui le connais,
tâche de lui faire dire ce qu'il a!
--Moi, qui le connais, je ne puis rien te dire, sinon qu'il a été gai
hier soir, ce qui était un signe certain qu'il serait triste ce matin.
Il n'a jamais eu une heure d'expansion dans sa vie, sans la racheter par
plusieurs heures de réserve et de taciturnité. Il y a certainement à
cela des causes morales, mais trop légères ou trop subtiles pour être
appréciables à l'oeil nu. Il faudrait un microscope pour lire dans une
âme où pénètre si peu de la lumière que consomment les vivants.
--Salvator, tu ne connais pas ton ami, dit la Lucrezia: ce n'est point
là son organisation. Un soleil plus pur et plus éclatant que le nôtre
rayonne dans son âme ardente et généreuse.
--Comme tu voudras, répondit Salvator en souriant; alors, tâche d'y voir
clair, et ne m'appelle pas pour tenir le flambeau.
--Tu railles, mon ami! reprit la Floriani avec tristesse, et pourtant
je souffre! Je m'interroge en vain, je ne vois pas en quoi j'ai pu
contrister le coeur de mon bien-aimé. Mais la froideur de son regard me
glace jusqu'à la moelle des os, et, quand je le vois ainsi, il me semble
que je vais mourir.
XXII.
Quelques mots de franche explication eussent guéri les souffrances de la
Floriani et de son amant; mais il eût fallu qu'en demandant à connaître
la vérité, Karol pût avoir confiance dans la loyauté de la réponse; et,
quand on s'est laissé dominer par un soupçon injuste, on perd trop de
sa propre franchise pour se reposer sur celle d'autrui. D'ailleurs, ce
malheureux enfant n'avait pas sa raison, et il n'en conservait que juste
assez pour savoir que la raison ne le persuaderait pas.
Heureusement ces natures promptes à se troubler et folles dans leurs
alarmes, se relèvent vite et oublient. Elles sentent elles-mêmes que
leur angoisse échappe aux secours de l'affection, et qu'elle ne peut
cesser qu'en s'épuisant d'elle-même. C'est ce qui arriva à Karol. Le
soir de cette sombre journée, il était déjà fatigué de souffrir, il
s'ennuyait de la solitude; la nuit, comme il y avait longtemps qu'il
n'avait dormi, il subit un accablement qui lui procura du repos. Le
lendemain il retrouva le bonheur dans les bras de la Floriani; mais il
ne s'expliqua pas sur ce qui l'avait rendu si différent de lui-même la
veille, et elle fut forcée de se contenter de réponses évasives. Cela
resta en lui comme une plaie qui se ferme, mais qui doit se rouvrir,
parce que le germe du mal n'a pas été détruit.
Lucrezia n'oublia pas aussi vite ce que son amant avait souffert.
Quoiqu'elle fût loin d'en pénétrer le motif, elle en ressentit le
contre-coup. Ce ne fut pas chez elle une douleur soudaine, violente et
passagère. Ce fut une inquiétude sourde, profonde et continuelle. Elle
persista, en dépit de Salvator, à croire qu'il n'y a pas de souffrance
sans cause; mais elle eut beau chercher, sa conscience ne lui reprochant
rien, elle fut réduite à croire que Karol avait senti se réveiller en
lui, ou le souvenir de sa mère, ou le regret d'avoir été infidèle à la
mémoire de Lucie.
Karol était donc redevenu calme et confiant, avant que la Floriani
se fût consolée de l'avoir vu malheureux; mais, au moment où elle se
rassurait enfin et commençait à oublier l'effroi que lui avait causé
ce nuage, une circonstance réveilla la souffrance de Karol. Et quelle
circonstance? nous osons à peine la rapporter, tant elle est absurde et
puérile. En jouant avec Laërtes, la Floriani, touchée de sa grâce et de
son regard tendre, lui donna un baiser sur la tête. Karol trouva que
c'était une profanation, et que la bouche de Lucrezia ne devait pas
effleurer la tête d'un chien. Il ne put s'empêcher d'en faire la
remarque avec une certaine vivacité qui trahit sa répugnance pour les
animaux. La Floriani, étonnée de le voir prendre au sérieux une pareille
chose, ne put se défendre d'en rire, et Karol fut profondément blessé.
--Mais quoi, mon enfant, lui dit-elle, aimeriez-vous mieux une
discussion en règle à propos d'un baiser donné à mon chien? Pour moi, je
n'aimerais pas à me mettre en désaccord avec vous sur quoi que ce soit,
et, ne trouvant pas le sujet digne d'être commenté et pesé, je n'éprouve
que le besoin de m'égayer un peu sur la bizarrerie de ce sujet même.
--Ah! je suis ridicule, je le sais, dit Karol: et c'est une chose
funeste pour moi, que vous commenciez à vous en apercevoir! Ne
pouviez-vous me répondre autrement que par un éclat de rire?
--Je ne trouvais rien à répondre là-dessus, vous dis-je, reprit
Lucrezia, un peu impatientée. Faut-il donc, quand vous me faites une
observation, que je baisse la tête en silence, quand même je ne suis
point persuadée qu'elle vaille la peine d'être faite?
--Il faut donc devenir étranger l'un à l'autre sur tout ce qui touche au
monde réel, dit Karol avec un soupir. Nous nous entendrions si peu sur
ce point, que je dois apparemment me taire ou n'ouvrir la bouche que
pour faire rire!»
Il bouda deux heures pour ce fait, après quoi il n'y songea plus et
redevint aussi aimable que de coutume; mais la Floriani fut triste
pendant quatre heures, sans bouder et sans montrer sa tristesse.
Le lendemain, ce fut autre chose, je ne sais quoi, moins encore; et, le
surlendemain, on fut triste de part et d'autre, sans cause apparente.
Salvator n'avait pas vu la pureté éclatante du bonheur de ces deux
amants en son absence. A peine arrivé, il ne voyait, au contraire, que
le retour de Karol à ses anciennes susceptibilités. Il le trouvait,
tantôt plein d'affection, tantôt plein de froideur pour lui. Il ne s'en
étonnait pas, l'ayant toujours vu ainsi; mais il se disait avec chagrin
que la cure n'était point radicale, et il revenait à la conviction que
ces deux êtres n'étaient point faits l'un pour l'autre.
Après plusieurs jours d'observations et de réflexions sur ce sujet, il
résolut de s'en expliquer avec son ami et de l'amener, malgré lui, à se
révéler. Il savait que ce n'était point facile, mais il savait aussi
comment il devait s'y prendre.
--Cher enfant, lui dit-il, environ une semaine après son retour à la
villa Floriani, je voudrais, s'il est possible, obtenir de toi une
réponse à la question suivante: Sommes-nous encore pour longtemps ici?
--Je ne sais pas, je ne sais pas, répondit Karol d'un ton sec, et, comme
si cette demande l'eût fort importuné; mais, un instant après, ses yeux
se remplirent de larmes, et il parut prévoir, par la manière dont il
regarda Salvator, que leur séparation lui semblait inévitable.
--Je t'en prie, Karol, reprit le comte Albani, en lui prenant la main,
une fois, en ta vie, essaie de te faire une idée de l'avenir par
complaisance pour moi, qui ne puis rester dans une éternelle attente
des événements. Autrefois, c'est-à-dire avant de venir ici, tu te
retranchais toujours sur l'état de ta santé, qui ne te permettait de
faire aucun projet. «Fais de moi tout ce que tu voudras, disais-tu; je
n'ai aucune volonté, aucun désir.» A présent, les rôles sont changés, et
ta santé ne peut plus te servir de prétexte; tu te portes fort bien, tu
as pris de la force... Ne secoue pas la tête; je ne sais où en est ton
moral, mais je vois fort bien que ton physique va au mieux. Tu ne te
ressembles plus, ta figure a changé de ton et d'expression, tu marches,
tu manges, tu dors comme tout le monde. L'amour et Lucrezia ont fait ce
miracle; tu ne t'ennuies plus de la vie, tu te sens fixé apparemment.
C'est à mon tour d'être incertain et de ne plus voir clair devant moi.
Voyons, tu veux rester ici n'est-ce pas?
--Je ne sais pas si je pourrais partir, quand même je le voudrais,
répondit Karol, extrêmement malheureux d'avoir à répondre clairement: je
crois que je n'en aurais pas la force, et pourtant je le devrais.
--Tu le devrais, parce que...?
--Ne me le demande pas. Tu peux bien le deviner toi-même.
--Tu es donc toujours aussi paresseux d'esprit quand il faut arriver à
traiter l'insipide chapitre de la vie réelle?
--Oui, d'autant plus paresseux, que j'en suis sorti davantage depuis
quelque temps.
--Alors, tu veux que je fasse comme à l'ordinaire; que je pense à ta
place, que je discute avec moi-même, comme si c'était avec toi, et que
je te prouve, par de bonnes raisons, ce que tu as envie de faire.
--Eh bien, oui, répondit le prince avec le sérieux d'un enfant gâté. Ce
n'est pas qu'en cette circonstance il eût besoin de l'avis d'un autre
pour connaître la force de son amour; mais il était bien aise d'entendre
juger sa situation par Salvator, pour tâcher de lire dans les sentiments
secrets de celui-ci.
--Voyons! reprit gaiement Salvator, qui redoutait d'autant moins un
piége qu'il n'avait pas d'arrière-pensée; je vais essayer. Ce n'est
pas facile maintenant; tout est changé en toi, et il ne s'agit plus
de savoir si l'air de ce pays est bon, si le séjour est agréable, si
l'auberge est bien tenue, et si la chaleur ou le froid ne doivent point
nous chasser. L'été de la passion te réchaufferait quand même le soleil
de juin ne darderait pas ses rayons sur ta tête. Cette maison de
campagne est belle, et l'hôtesse n'est point désagréable.... Allons! tu
ne veux pas même sourire de mon esprit?
--Non, ami, je ne puis. Parle sérieusement.
--Volontiers. Alors je serai bref. Tu es heureux ici, et tu te sens
ivre d'amour. Tu ne peux prévoir combien de temps cela durera sans se
troubler et s'obscurcir. Tu veux jouir de ton bonheur, tant que Dieu le
permettra, et après.... Voyons, après? Réponds. Jusqu'ici j'ai constaté
ce qui est, c'est ce qui sera ensuite que je tiens à savoir.
--Après! après, Salvator? Après la lumière, il n'y a que les ténèbres.
--Pardon! il y a le crépuscule. Tu me diras que c'est encore la lumière,
et que tu en jouiras jusqu'à extinction finale. Mais quand viendra la
nuit, il faudra pourtant bien se tourner vers un autre soleil? Que ce
soit l'art, la politique, les voyages ou l'hyménée, nous verrons! Mais,
dis-moi, quand nous en serons là, où nous retrouverons-nous? Dans quelle
île de l'Océan de la vie faut-il que j'aille t'attendre?
--Salvator! s'écria le prince effrayé et oubliant les tristes soupçons
qui l'obsédaient, ne me parle pas d'avenir. Tiens, moins que jamais,
je puis prévoir quelque chose. Tu me prédis la fin de mon amour ou _du
sien_, n'est-ce pas? Eh bien, parle-moi de la mort, c'est la seule
pensée que je puisse associer à celle que tu me suggères.
--Oui, oui, je comprends. Eh bien n'en parlons plus, puisque tu es
encore dans ce paroxysme où l'on ne peut songer ni à faire cesser, ni à
faire durer le bonheur. Il est fâcheux, peut-être, qu'un peu d'attention
et de prévoyance ne soient pas admissibles dans ces moments-là; car tout
idéal s'appuie sur des bases terrestres, et un peu d'arrangement dans
les choses de la vie pourrait contribuer à la stabilité, ou du moins, à
la prolongation du bonheur!
--Tu as raison, ami, aide-moi donc! Que dois-je faire? Y a-t-il quelque
chose de possible dans la situation étrange où je me vois placé? J'ai
cru que cette femme m'aimerait toujours!
--Et tu ne le crois plus?
--Je ne sais plus rien, je ne vois plus clair.
--Il faut donc que je voie à ta place. La Floriani t'aimera toujours, si
vous pouvez parvenir à aller demeurer dans Jupiter ou dans Saturne.
--O ciel! tu railles?
--Non, je parle raison. Je ne connais pas de coeur plus ardent, plus
fidèle, plus dévoué que celui de Lucrezia; mais je ne connais pas
d'amour qui puisse conserver son intensité et son exaltation au delà
d'un certain temps, sur la terre où nous vivons.
--Laisse-moi, laisse-moi! dit Karol avec amertume, tu ne me fais que du
mal!
--Ce n'est pas le procès de l'amour que je viens faire, reprit Salvator
avec calme. Je ne prétends pas prouver non plus que votre amour soit
vulgaire, et qu'il ne puisse résister, plus que tout autre, aux lois de
sa propre destruction. Sur ce chapitre, tu en sais plus que moi, et tu
connais la Floriani sous un aspect que je n'ai jamais pu que pressentir
et deviner. Mais ce que je connais mieux que vous deux, peut-être,
malgré toute l'expérience de cette adorable folle de Lucrezia, c'est que
le milieu où se trouve placée la vie positive des amants agit, malgré
eux et malgré tout, sur leur passion. Vous aurez en vain le ciel dans le
coeur, si un arbre vous tombe sur la tête, je vous défie de ne pas vous
en ressentir. Eh bien, si les circonstances extérieures vous aident et
vous protègent, vous pouvez vous aimer longtemps, toujours peut-être!
jusqu'à ce que la vieillesse vienne vous apprendre que le _toujours_
des amants n'est pas le sien. Si, au contraire, en ne prévoyant et
n'examinant rien, vous laissez de mauvaises influences pénétrer jusqu'à
vous, il vous arrivera de subir le sort commun, c'est-à-dire de voir des
misères vous troubler et vous anéantir.
--Je t'écoute, ami; continue, dit Karol, que faut-il craindre et
prévoir? Que puis-je empêcher?
--La Floriani est libre comme l'air, j'en conviens, elle est riche,
indépendante de toute ancienne relation, et il semble qu'elle ait eu la
révélation de ce qui convenait à votre bonheur, en rompant d'avance
avec le monde, et en venant s'enfermer dans cette solitude. Voilà
d'excellentes conditions pour le présent; mais sont-elles à jamais
durables?
--Crois-tu qu'elle éprouve le besoin de retourner dans le monde? Mon
Dieu! si cela peut arriver... Malheureux, malheureux que je suis!
--Non, non, cher enfant, dit Salvator, frappé du désespoir et de
l'épouvante de son ami. Je ne dis point cela, je n'y crois pas. Mais
le monde peut venir la chercher ici, et l'y obséder malgré elle. Si je
n'avais pas été muet comme la tombe, à Venise, avec tous ceux qui m'ont
parlé d'elle, si je n'avais pas répondu d'une manière évasive à ceux qui
savaient bien qu'elle était ici: «Elle a le projet de s'y installer,
peut-être, mais elle n'est pas fixée, elle va faire un voyage, elle ira
peut-être en France...» que sais-je? tout ce que Lucrezia elle-même
m'avait suggéré de répondre aux questions indiscrètes... déjà, sois-en
sûr, vous seriez inondés de visites. Mais ce qui est différé n'est
peut-être pas perdu. Un jour peut venir où vous ne serez plus seuls ici:
quelle sera ton attitude vis-à-vis des anciens amis de ta maîtresse?
--Horrible! horrible! répondit Karol en frappant sa poitrine.
--Tu prends tout d'une manière trop tragique, mon cher prince! Il n'est
pas question de se désespérer pour cela, mais de s'y attendre et d'être
prêt à lever sa tente dans l'occasion. Ainsi ce mal ne serait pas sans
remède. Vous pourriez partir et aller chercher quelque autre solitude
temporaire. Il y a un certain art à dégoûter les visiteurs, c'est de ne
jamais les rendre certains de vous rencontrer. La Floriani entend cela
fort bien. Elle t'aiderait à sortir d'embarras... Calme-toi donc!
--Eh bien, alors, n'y a-t-il pas d'autres dangers? dit Karol, qui
passait, avec sa mobilité ordinaire, de l'épouvante exagérée à la
confiance paresseuse.
--Oui, mon enfant, il y a d'autres dangers, répondit Salvator; mais tu
vas t'émouvoir encore, plus que je ne veux, et peut-être m'envoyer au
diable.
--Parle toujours.
--Il y a, quand vous aurez fait la solitude autour de vous, le danger de
la satiété.
--Il est vrai, dit Karol, accablé de cette pensée, peut-être déjà le
pressens-tu avec raison, de sa part. Oh oui! j'ai été souffrant et
morose ces jours-ci. Elle a dû être lasse et ennuyée de moi. Elle te l'a
dit?
--Non, elle ne me l'a pas dit; elle ne l'a point pensé, et je ne crois
pas qu'elle se lasse la première. C'est pour toi bien plus que pour
elle, que je crains la fatigue de l'âme.
--Pour moi, pour moi, dis-tu?
--Oui, je sais que tu es un être d'exception, je sais ta persévérance à
aimer une femme que tu n'avais point connue (qu'il me soit permis de le
dire à présent). Je sais aussi de quelle manière exclusive et admirable
tu as aimé ta mère. Mais tout cela n'était pas de l'amour. L'amour
s'use, et le tien, sachant moins que tout autre supporter les atteintes
de la réalité, s'usera vite.
--Tu mens! s'écria Karol avec un sourire d'exaltation, à la fois superbe
et naïf.
--Mon enfant, je t'admire, mais je te plains, reprit Salvator. Le
présent est radieux, mais l'avenir est voilé.
--Fais-moi grâce de lieux communs!
--Fais moi la grâce d'en écouter un seul. Ta noble famille, tes anciens
amis, ce grand monde très-restreint, mais d'autant plus choisi et
sévère, que tu as eu jusqu'ici pour milieu, pour air vital, si je puis
parler ainsi, quel rôle vas-tu y jouer?
--J'y renonce pour jamais! J'y ai songé, à cela, Salvator, et cette
considération a pesé moins qu'une paille dans la balance de mon amour.
--Très-bien; quand tu retourneras à tes grands parents, ils
t'absoudront, à coup sûr; mais ils ne diront pas moins qu'il est
indigne de toi d'avoir été l'amant d'une comédienne, si longtemps et si
sérieusement. Ils te pardonneraient plus aisément, ces vertueux amis,
d'avoir eu cent caprices de ce genre qu'une passion.
--Je ne te crois point; mais s'il en était ainsi, raison de plus pour
que je rompe sans regret avec ma famille et toutes nos anciennes
relations.
--A la bonne heure, ce sont gens admirables, mais fort ennuyeux, que les
grands parents; il y a longtemps que je laisse gronder les miens sans
les interrompre. Si tu veux être mauvaise tête, aussi... c'est fort
inattendu, fort plaisant, mais, vive Dieu! je m'en réjouis! Cependant,
cher Karol, il y a une autre famille à laquelle tu ne penses pas, c'est
celle de la Floriani, et tu l'as pour témoin de vos amours.
--Ah! tu touches enfin le point douloureux, s'écria le prince,
frissonnant comme à la morsure d'un serpent. Son père, oui, ce
misérable, qui nous prend pour des histrions mourant de faim et recevant
ici l'aumône du logement et de la nourriture! C'est hideux, et j'ai
failli partir en lui entendant dire cela à Biffi.
--Le père Menapace nous fait cet honneur? répondit Salvator en éclatant
de rire.... Mais voyant combien Karol prenait au sérieux ce ridicule
incident, il essaya de le calmer.
--Si tu avais raconté à la Lucrezia cette bouffonne aventure, lui
dit-il, elle t'eût répondu de manière à t'en consoler, et voici ce que
cette brave femme t'aurait dit: «Mon enfant, je n'ai jamais eu que des
amants dans la détresse, tant j'avais frayeur de passer pour une fille
entretenue. Vous avez des millions, on peut croire que vous me rendez de
grands services, et je vous aime tant, que je n'y ai pas songé ou que je
m'en moque; oubliez donc les billevesées de mon père et de Biffi, comme
j'oublie pour vous le monde entier.» Tu vois donc bien, Karol, que tu
lui dois de n'être pas si chatouilleux à l'endroit de l'opinion. Mais
parlons de ses enfants, mon ami, y as-tu songé?
--Est-ce que je ne les aime pas? s'écria le prince. Est-ce que je
voudrais les éloigner d'elle un seul instant?