--Mais est-ce qu'ils ne grandiront pas? Est-ce qu'ils ne comprendront
jamais? Je sais bien qu'ils sont tous enfants naturels, qu'ils ne se
souviennent pas de leurs pères, et qu'ils sont encore dans cet âge
heureux où ils peuvent se persuader qu'une mère suffit pour qu'on vienne
au monde. Comment elle sortira un jour de cet embarras vis-à-vis d'eux,
et ce qui se passera de sublime ou de déplorable dans le sein de
cette famille, cela ne nous regarde ni l'un ni l'autre. J'ai foi aux
merveilleux instincts de la Floriani pour s'en tirer avec honneur. Mais
ce n'est pas une raison pour que tu compliques sa situation par ta
présence continuelle. Tu ne sauras ou tu ne voudras jamais mentir.
Comment cela pourra-t-il s'arranger?»
Karol, qui ne connaissait pas l'expansion des paroles, lorsqu'il était
au comble du chagrin, cacha son visage dans ses mains et ne répondit
pas. Il avait déjà pressenti cet affreux problème, depuis le jour où les
enfants de la Floriani, le faisant souffrir de leurs rires et de leurs
cris, la vision de l'avenir avait passé vaguement devant ses yeux.
L'idée de devenir un jour l'ennemi naturel et le fléau involontaire
de ces enfants adorés, s'était liée naturellement au premier instant
d'ennui et de déplaisir qu'ils lui avaient causé.
--Tu déchires les entrailles de la vérité, dit-il enfin à son ami, et tu
me les jettes toutes sanglantes à la figure. Tu veux donc que je renonce
à mon amour, et que je meure? Tue-moi donc tout de suite. Partons!
XXIII.
Salvator fut étonné de la violence du sentiment qui dominait encore
Karol. Il était loin de prévoir que cette violence, au lieu de diminuer,
irait toujours en grandissant avec la souffrance; Salvator cherchait le
bonheur dans l'amour, et quand il ne l'y trouvait plus, son amour s'en
allait tout doucement. En cela il était comme tout le monde. Mais Karol
aimait pour aimer: aucune souffrance ne pouvait le rebuter. Il entrait
dans une nouvelle phase, dans celle de la douleur, après avoir épuisé
celle de l'ivresse. Mais la phase du refroidissement ne devait jamais
arriver pour lui. C'eût été celle de l'agonie physique, car son amour
était devenu sa vie, et, délicieuse ou amère, il ne dépendait pas de lui
de s'y soustraire un seul instant.
Salvator, qui connaissait si bien son caractère, mais qui n'en
comprenait pas le fond, se persuada que la réalisation de sa prophétie
ne serait qu'une affaire de temps.
--Mon ami, lui dit-il, tu ne me comprends pas, ou plutôt tu penses à
autre chose qu'à ce dont nous parlons. A Dieu ne plaise que je veuille
t'arracher aux premiers moments d'une ivresse qui n'est point à la
veille de s'épuiser! Mon avis, au contraire, c'est que tu ne te défendes
pas d'être heureux, et que tu te laisses aller entièrement, pour la
première fois, au doux caprice de la destinée. Mais ce que j'ai à te
dire, ensuite, c'est qu'il ne faut pas s'obstiner à violer le bonheur
quand il se retire. Un jour viendra, tôt ou tard, où quelque défaillance
de lumière se fera remarquer dans l'astre qui te verse aujourd'hui ses
feux. C'est alors qu'il ne faudra pas attendre le dégoût et l'ennui
pour quitter ton amie. Il faudra fuir résolument..... pour revenir,
entends-moi bien, quand tu sentiras de nouveau le besoin de rallumer le
flambeau de ta vie à la sienne. J'admets, tu le vois, que ta constance
doive être éternelle. Raison de plus pour rendre léger le joug qui vous
lie, en évitant l'accablement d'un tête-à-tête perpétuel et absolu. Tout
ce qui te choque déjà ici disparaîtra à distance, et quand tu reviendras
l'affronter, tu verras que les montagnes sont des grains de sable. Tous
les dangers réels d'une situation dont tu viens de te rendre compte,
s'évanouiront quand tu ne seras plus l'hôte unique et exclusif de
la famille. Les enfants n'auront pas de reproche à te faire, car si
l'entourage soupçonne une préférence de leur mère pour toi, il ne
pourra la constater. Vous n'aurez plus l'air de braver l'opinion, mais
d'entretenir une noble et durable amitié par de fréquentes relations.
Tu pourrais n'être que l'ami et le frère de la Floriani, comme moi, par
exemple, qu'il serait encore coupable et dangereux de fixer sans retour
ta vie auprès d'elle. A plus juste raison, étant réellement son amant,
dois-tu à sa dignité et à la tienne de voiler un peu cette passion aux
yeux d'autrui. Tu trouves peut-être que je prends grand soin de la
réputation d'une femme qui n'en a pris aucun jusqu'à présent. Mais ce
n'est pas toi qui douterais de la sincérité avec laquelle elle avait
résolu de se réhabiliter d'avance pour l'honneur futur de ses filles, en
quittant le monde et en rompant tous les liens antérieurs. Ce n'est pas
toi qui voudrais lui faire perdre le prix du sacrifice qu'elle venait
de consommer, des bonnes résolutions dont elle se trouvait déjà si
heureuse, et l'empêcher d'être, avant tout, une vertueuse mère de
famille, comme elle s'en piquait très-sérieusement, le jour où nous
avons frappé à sa porte. Cette porte était fermée, souviens-toi!
j'aurais éternellement sur la conscience d'avoir forcé la consigne et
de t'avoir presque jeté ensuite dans les bras de cette pauvre femme
confiante et généreuse, si, un jour, elle venait à maudire l'heure
fatale où j'ai détruit son repos et fait échouer ses rêves de calme et
de sagesse!
--Tu as raison! s'écria le prince en se jetant dans les bras de son ami,
et voilà le langage qu'il aurait fallu me parler tout d'abord. De toutes
les choses réelles, il n'en est qu'une seule que je puisse comprendre,
c'est le respect que je dois à l'objet de mon amour, c'est le soin que
je dois prendre de son honneur, de son repos, de son bonheur domestique.
Ah! si, pour lui prouver mon dévouement aveugle et mon idolâtrie, il
faut que je la quitte dès à présent, me voilà prêt. Sans doute, c'est
elle qui t'a chargé de me suggérer ces réflexions que tu viens de me
faire faire. Voyant que je ne songeais à rien, que je m'endormais dans
les délices, elle s'est dit qu'il fallait me réveiller. Elle a bien
fait. Va lui demander pardon pour mon imprévoyant égoïsme; qu'elle fixe
elle-même la durée de mon absence, le jour de mon départ... et ne lui
laisse pas oublier de fixer aussi celui de mon retour.
--Cher enfant, reprit Salvator en souriant, ce serait faire injure à la
Floriani que de la croire plus raisonnable et plus prudente que toi.
C'est de moi-même et à son insu que je t'ai parlé comme je viens de
le faire, au risque de te briser le coeur. Si j'en avais demandé la
permission à Lucrezia, elle me l'aurait refusée, car une amante, comme
elle, a toutes les faiblesses d'une mère, et, quand nous parlerons
de départ, bien loin qu'elle nous approuve, nous aurons une lutte à
soutenir. Mais nous lui parlerons de ses enfants, et elle cédera à son
tour. Elle comprendra qu'un amant ne doit pas se conduire comme un mari,
et s'installer chez elle comme le gardien d'une forteresse!
--Un mari! dit Karol en se rasseyant et en regardant fixement
Salvator...... Si elle se mariait!
--Oh! pour cela, sois tranquille, il n'y a pas de danger qu'elle te
fasse ce genre d'infidélité, répondit Salvator, étonné de l'effet que ce
mot prononcé au hasard, avait produit sur le prince.
--Tu as dit un mari! reprit Karol, s'acharnant à cette pensée soudaine:
un mari serait la réhabilitation de sa vie entière. Au lieu d'être
l'ennemi et le fléau de ses enfants, s'il était riche et digne, il
deviendrait leur appui naturel, leur meilleur ami, leur père adoptif. Il
accepterait là un noble devoir; et comme il en serait récompensé! Il ne
la quitterait jamais, cette femme adorée; il serait un rempart entre
elle et le monde, il repousserait la calomnie comme la diffamation, il
pourrait veiller sur son trésor, et ne pas distraire un seul jour de son
bonheur pour de cruelles et importunes convenances de position. Etre son
mari! oui, tu as raison! Sans toi, je n'y aurais jamais songé. Vois si
je ne suis pas frappé d'une sorte d'idiotisme en tout ce qui tient à la
conduite de la vie sociale! Mais j'ouvre les yeux: l'amour et l'amitié
m'auront rendu le service de faire de moi un homme, au lieu d'un enfant
et d'un fou que j'étais. Oui, oui, Salvator, être son mari, voilà la
solution du problème! Avec ce titre sacré, je ne la quitterai plus, et
je la servirai au lieu de lui nuire.
--Eh bien, voilà une heureuse idée! s'écria Salvator; j'en suis étourdi,
je tombe des nues! Songes-tu à ce que tu dis, Karol? toi, épouser la
Floriani!
--Ce doute m'offense, fais-moi grâce de tes étonnements. J'y suis
résolu, viens avec moi plaider ma cause et obtenir son consentement.
--Jamais! répondit Salvator; à moins que, dans dix ans d'ici, jour
pour jour, tu ne viennes me faire la même demande. O Karol! je ne te
connaissais pas encore, malgré tant de jours passés dans ton intimité!
Toi, qui te défendais de vivre, par excès d'austérité, de méfiance et de
fierté, voilà que tu te jettes dans un excès contraire, et que tu prends
la vie corps à corps comme un forcené! Moi, qui ai subi tant de sermons
et de remontrances de ta part, voilà qu'il me faut jouer le rôle de
mentor pour te préserver de toi-même!
Salvator énuméra alors à son ami toutes les impossibilités d'une
semblable union. Il lui parla fortement et naïvement. Il confessa que la
Floriani était digne, par elle-même, de tant d'amour et de dévouement,
et que, quant à lui, s'il avait dix ans de plus, et qu'il pût se
résoudre à l'enchaînement du mariage, il la préférerait à toutes les
duchesses de la terre. Mais il démontra au jeune prince que cet accord
des goûts, des opinions, des caractères et des tendances, qui sont le
fond du calme conjugal, ne pouvait jamais s'établir entre un homme de
son âge, de son rang et de sa nature, et la fille d'un paysan, devenue
comédienne, plus âgée que lui de six ans, mère de famille, démocrate
dans ses instincts et ses souvenirs, etc., etc. Il n'est pas même
nécessaire de rappeler au lecteur tout ce que Salvator lui dut dire
sur ce sujet. Mais l'influence qu'il avait prise sur son ami durant
la première partie de cet entretien, échoua complétement devant son
obstination. Karol avait compris de la vie tout ce qu'il en pouvait
comprendre, le dévouement absolu. Tout ce qui était d'intérêt personnel
et de prudence bien entendue pour sa propre existence, était lettre
close pour lui.
Pardonne-lui, lecteur, ses puérilités, ses jalousies et ses caprices.
Ceci n'en était plus un de sa part, et c'est dans de telles occasions
que la grandeur et la force de son âme rachetaient le détail. Plus
Salvator lui démontrait les inconvénients de son projet, plus il le lui
faisait aimer. S'il eût pu assimiler ce mariage à un martyre incessant,
où Karol devait subir tous les genres de torture au profit de la
Floriani et de ses enfants, Karol l'eût remercié de lui faire le tableau
d'une vie si conforme à son ambition et à son besoin de sacrifice. Il
l'eût accompli avec transport, ce sacrifice. Il eût pu encore faire un
crime à Lucrezia de prononcer devant lui un nom qui sonnait mal à son
oreille, de laisser Salvator lui embrasser les genoux, de menacer son
enfant du fouet, ou de trop caresser son chien, mais il n'eût jamais
songé à lui reprocher d'avoir accepté l'immolation de toute sa vie.
Heureusement... ai-je raison de dire heureusement?... n'importe! la
Floriani, en recevant cette offre inattendue, fit triompher par son
refus tous les arguments du comte Albani. Elle fut attendrie jusqu'aux
larmes de l'amour du prince, mais elle n'en fut pas étonnée, et Karol
lui sut gré d'y avoir compté. Quant à son consentement, elle lui
répondit que, quand même il irait de la vie de ses enfants, elle ne le
donnerait point.
Telle fut la conclusion d'un combat de délicatesse et de générosité
qui dura plus de huit jours à la villa Floriani. L'idée de ce mariage
blessait l'invincible fierté de Lucrezia; peut-être, dans l'intérêt même
de ses enfants, avait-elle tort. Mais cette résistance était conforme au
genre d'orgueil qui l'avait faite si grande, si bonne et si malheureuse.
Une seule fois, dans sa vie, à quinze ans, elle avait jugé tout naturel
d'accepter l'offre naïve d'un mariage disproportionné en apparence.
Ranieri n'était pourtant ni noble, ni très-riche, et la fille de
Menapace, dans ce temps-là, apportait en dot son innocence et sa beauté
dans toute leur splendeur. Mais il n'avait pu lui tenir parole, et la
Floriani elle-même l'en avait vite dégagé, en prenant une idée juste de
la société, et, en voyant combien son amant eût été condamné à souffrir
pour elle de la malédiction d'un père et des persécutions d'une famille.
Depuis, elle avait fait le serment, non de renoncer au mariage, mais de
ne jamais épouser qu'un homme de sa condition et pour qui cette union
serait un honneur et non une honte.
Elle sentait cela si profondément, que rien ne put l'ébranler, et que la
persistance du prince l'affligea beaucoup. Ce que toute autre femme, à
sa place, eût pris pour un hommage enivrant, lui semblait presque une
prétention humiliante, et, si elle n'eût connu l'ignorance de Karol sur
tous les calculs vrais de l'existence sociale, elle lui eût su mauvais
gré d'espérer la fléchir.
Depuis qu'elle était mère de quatre enfants, et qu'elle avait
expérimenté les accès de jalousie rétroactive que la vue de cette
famille causait à ses amants, elle avait résolu de ne jamais se marier.
Elle ne craignait encore rien de semblable de la part de Karol, elle ne
prévoyait pas si tôt qu'il subirait, à cet égard, les mêmes tortures
que les autres; mais elle se disait qu'elle serait forcée de faire à
la position et aux intérêts d'un époux quelconque des sacrifices qui
retomberaient sur son intimité avec ses enfants; que cet époux aurait
infailliblement à rougir devant le monde de les produire et de les
patroner; qu'enfin Karol perdrait sa considération et son titre d'homme
sérieux, dans l'opinion cruelle et froide des hommes, en acceptant
toutes les conséquences de son dévouement romanesque.
Elle n'eut donc aucun besoin de s'appuyer sur le sentiment du comte
Albani, pour rester inébranlable. Karol eut une patience enchanteresse,
tant qu'il espéra la persuader. Mais la Floriani, voyant qu'en invoquant
toujours la considération du prince et les sentiments de sa noble
famille, elle risquait d'agir, en apparence, comme ces femmes qui
opposent une résistance hypocrite pour mieux enlacer leur proie, elle
coupa court à ces instances par un refus net et un peu brusque.
Elle avait aussi une peur affreuse de se laisser attendrir; car, en
n'écoutant que son dévouement maternel du moment, elle eût cédé à ses
prières et à ses larmes. Elle fut donc forcée de feindre un peu et de
proclamer une sorte de haine systématique pour le mariage, quoiqu'elle
n'eût jamais songé à faire le procès de l'hyménée en général.
Lorsque le prince se fut en vain convaincu de l'inutilité de ses
instances, il tomba dans une affliction profonde. Aux larmes tendrement
essuyées par la Floriani, succéda un besoin de rêver, d'être seul, de se
perdre en conjectures sur cette vie réelle dans laquelle il avait voulu
entrer, et où il ne pouvait réussir à voir clair. Alors revinrent les
fantômes de l'imagination, les soupçons d'un esprit qui ne pouvait
apprécier aucun fait matériel à sa juste valeur, la jalousie, tourment
inévitable d'un amour dominateur trompé dans ses espérances de
possession absolue.
Il s'imagina que Salvator avait concerté avec Lucrezia tout ce qu'il lui
avait dit d'inspiration, et tout ce qui s'était passé naturellement et
spontanément entre eux dans ces longs entretiens où son âme s'était
épuisée. Il crut que Salvator n'avait pas renoncé à être à son tour
l'amant de Lucrezia, et que, le traitant comme un enfant gâté, il lui
avait permis de passer avant lui, pour réclamer ses droits en secret
aussitôt qu'il le verrait rassasié. C'était, pour cela, pensait-il,
qu'il l'avait tant exhorté à s'éloigner de temps en temps, afin de ne
pas laisser devenir trop sérieux l'amour de Lucrezia, et de pouvoir se
faire écouter d'elle dans quelque intervalle.
Ou bien, supposition plus gratuite et plus folle encore! Karol se disait
que Salvator avait eu avant lui la pensée d'épouser Lucrezia, et que,
d'un commun accord, elle et lui, liés d'une amitié conforme à leur
caractère, s'étaient promis de s'unir quelque jour, quand ils
auraient joui encore un certain temps de leur mutuelle liberté. Karol
reconnaissait bien que l'amour de Lucrezia pour lui avait été naïf et
spontané, mais il redoutait de le voir cesser aussi vite qu'il s'était
allumé, et, comme tous les hommes, en pareil cas, il s'alarmait de cet
entraînement qu'il avait tant admiré et tant béni.
Et puis, quand la conscience intime de ce malheureux amant justifiait sa
maîtresse auprès des chimères de son cerveau malade, il se disait que la
Floriani avait en lui, pour la première fois de sa vie, un amant digne
d'elle, et qu'elle s'y attacherait naturellement pour toujours, si des
artifices étrangers et des suggestions funestes ne venaient pas l'en
détourner. Alors il songeait au comte Albani, et il l'accusait de
vouloir séduire Lucrezia par les raisonnements d'une philosophie
épicurienne et par la fascination impudique de ses désirs mal étouffés.
Il incriminait le moindre mot, le moindre regard. Salvator était infâme,
Lucrezia était faible et abandonnée.
Puis, il pleurait, quand ces deux amis, qui ne parlaient ensemble que de
lui et ne vivaient que de sollicitude et de tendresse pour lui, venaient
l'arracher à ses méditations solitaires et l'accabler de caresses
franches et de doux reproches. Il pleurait dans les bras de Salvator, il
pleurait aux pieds de Lucrezia. Il n'avouait pas sa folie, et, l'instant
d'après, il en était plus que jamais possédé.
XXIV.
--Elle ne m'aime pas, elle ne m'a jamais aimé, disait-il à Salvator dans
les moments où son amitié pour lui redevenait lucide. Elle ne comprend
même pas l'amour, cette âme si froide et si forte, quand elle invoque,
pour me dégoûter de l'épouser, des considérations à moi personnelles!
Elle ne sait donc pas que rien n'atteint la joie d'un coeur rempli
d'amour, quand il a tout sacrifié à la possession de ce qu'il aime? Que
parle-t-elle de me conserver ma liberté? Je comprends bien que c'est
elle qui craint de perdre la sienne. Mais que signifie le mot de liberté
dans l'amour? Peut-on en concevoir une autre que celle de s'appartenir
l'un à l'autre sans aucun obstacle? Si c'est, au contraire, une porte
laissée ouverte au refroidissement et aux distractions, c'est-à-dire à
l'infidélité, il n'y a pas, il n'y a jamais eu d'amour dans le coeur qui
se défend ainsi!
Salvator essayait de justifier la Floriani de ces cruels soupçons; mais
c'était en vain, Karol était trop malheureux pour être juste. Tantôt
il venait demander à son ami des consolations et des secours contre sa
propre faiblesse, tantôt il le fuyait, persuadé qu'il était le principal
ennemi de son bonheur.
Cette situation devenait chaque jour plus sombre et plus douloureuse,
et le comte Albani, portant de bons conseils et de bonnes paroles
d'affection à ces deux amants, tour à tour, voyait pourtant la plaie
s'envenimer et leur bonheur devenir un supplice. Il eût voulu couper
court en enlevant Karol. C'était impossible. Sa vie, à lui, n'était
point agréable dans ce conflit perpétuel, et il eût souhaité partir. Il
n'osait abandonner son ami au milieu d'une pareille crise.
Lucrezia avait espéré que Karol se calmerait et s'habituerait à l'idée
de n'être que son amant. En voyant sa souffrance se prolonger et
s'exalter, elle fut tout à coup saisie d'une profonde lassitude.
Quand une mère voit son enfant condamné à la diète par le médecin,
se tourmenter, pleurer, demander des aliments avec une insistance
désespérée, elle se trouble, elle hésite, elle se demande s'il faut
écouter la rigueur de la science, ou se confier aux instincts de la
nature. Il advint que la Lucrezia procéda un peu de même à l'égard de
son amant. Elle se demanda s'il ne valait pas mieux lui administrer le
secours dangereux, mais souverain peut-être, de céder à sa volonté, que
le condamner, par sa prudence, à une lente agonie. Elle appela Salvator,
elle lui parla, elle s'avoua presque vaincue. Elle avoua aussi que ce
mariage lui paraissait sa propre perte, mais qu'elle ne pouvait tenir
plus longtemps au spectacle d'une douleur comme celle de Karol, et
qu'elle ne voulait point lui refuser cette preuve d'amour et de
dévouement.
Salvator se sentait presque aussi ébranlé qu'elle. Néanmoins il se
raidit contre la compassion et lutta encore pour préserver ces deux
amants de la tentation d'une irréparable folie.
Karol, qui épiait tous leurs mouvements plus qu'ils ne le pensaient, et
qui devinait, sans l'entendre, tout ce qui se disait autour de lui, vit
l'irrésolution de la Floriani et la persistance du comte. Ce dernier lui
sembla jouer un rôle odieux. Il y eut des moments où il lui voua une
haine profonde.
Les choses en étaient là, et Karol l'eût emporté sans un événement qui
réveilla toute la force des arguments de la Lucrezia.
Karol se promenait sur le sable du rivage au bas du parc, et dans
l'enceinte même de la propriété, fermée nuit et jour aux curieux.
Cependant, comme l'eau était basse, par suite de la sécheresse, il y
avait une langue de côte sablonneuse, mise à sec, qui permettait aux
gens du dehors de pénétrer dans l'enclos, pour peu qu'ils en eussent la
fantaisie. La jalousie instinctive du prince lui avait fait remarquer
cette circonstance, et il avait hasardé plusieurs fois, tout haut,
l'observation que quelques pieux entrelacés de branches feraient
une barrière bien vite établie pour fermer quelques toises de grève
découverte. La Floriani lui avait promis de le faire faire; mais,
préoccupée de pensées bien autrement importantes, elle n'y avait pas
songé. Retirée dans son boudoir avec Salvator, elle lui disait, en ce
moment, qu'elle était à bout de son courage, et que voir souffrir si
obstinément par sa faute l'être pour lequel elle aurait voulu donner sa
vie, devenait une entreprise au-dessus de ses forces.
Pendant ce temps, Karol marchait sur la grève, en proie à ses agitations
accoutumées, et ne voyant des objets extérieurs que ce qui pouvait
irriter son mal et aggraver ses inquiétudes. Ce passage si mal gardé
l'impatientait particulièrement chaque fois qu'il approchait de la
limite insuffisante.
Il ne voyait que cela, et pourtant la nature était splendide; les rayons
du couchant empourpraient l'atmosphère, les rossignols chantaient, et,
dans une nacelle amarrée à quelques pas du prince, la charmante Stella
berçait le petit Salvator qui jouait avec des coquillages. C'était un
groupe adorable que ces deux enfants, l'un absorbé par cette mystérieuse
tension de l'esprit que les enfants portent dans leurs jeux, l'autre
perdu dans une rêverie non moins mystérieuse, en balançant la barque
légère avec ses petits pieds, et en chantant, d'une voix frêle comme le
bruissement de l'eau, un refrain monotone et lent. Stella, en chantant
ainsi sur la barque attachée à un saule, croyait faire une longue
navigation sur le lac. Elle était lancée dans un poëme sans fin, tout
peuplé des plus riantes fictions. Salvator, en examinant, en rangeant
et en dérangeant ses coquilles et ses cailloux sur la banquette qui lui
servait d'appui, avait l'air sérieux et profond d'un savant qui résout
une équation.
Antonia, la belle paysanne qui les surveillait, était assise à quelque
distance et filait avec grâce. Karol ne voyait rien de tout cela. Il ne
se doutait seulement pas de la présence des deux enfants. Il ne voyait
que Biffi occupé à tailler des pieux, et bien lent à son gré, car la
nuit allait venir, et il n'aurait pas seulement commencé à les planter
dans une heure.
Tout à coup Biffi prit ses pieux, les chargea sur son épaule, et parut
vouloir les emporter vers la chaumière du pêcheur.
Le prince se fût fait un crime de jamais donner un ordre dans la maison
de la Floriani, car une indiscrétion sans importance, la plus légère
infraction au savoir-vivre, est un véritable crime aux yeux des gens de
sa classe. Mais, en ce moment, dominé par une impatience insurmontable,
il demanda à Biffi, d'un ton d'autorité, pourquoi il abandonnait son
ouvrage en emportant les matériaux.
Biffi était d'un naturel doux et moqueur comme ceux de son pays. Il fit
d'abord la sourde oreille, pensant probablement que l'histrion jouait
au prince pour le tâter. Puis, observant avec surprise l'emportement de
Karol, il s'arrêta et daigna répondre que ces pieux étaient destinés au
jardinet du père Menapace et qu'il allait les y installer.
--La signora ne vous a-t-elle pas ordonné, au contraire, dit Karol tout
tremblant d'une inexplicable colère, de les placer ici pour fermer cette
grève?
--Elle ne m'en a rien dit, répondit Biffi, et je ne vois rien à fermer
ici, puisqu'à la première pluie l'eau remontera jusqu'au mur de clôture.
--Cela ne vous regarde pas, reprit Karol; ce que la signora commande, il
me semble qu'il faut le faire.
--Soit! répondit Biffi, je ne demande pas mieux; mais si le père
Menapace me voit employer à ceci les pieux qu'il voulait prendre pour
soutenir sa vigne, il se fâchera.
--N'importe! dit Karol tout hors de lui, vous devez obéir à la signora.
--J'en conviens, dit encore Biffi irrésolu et déchargeant à demi son
fardeau; c'est bien elle qui me paie, mais c'est son père qui me gronde.
Karol insista; il voyait ou croyait voir errer au loin un homme qui
côtoyait le lac, et s'arrêtait de temps en temps comme s'il eût cherché
à s'orienter vers la villa Floriani. La lenteur indocile de Biffi
exaspérait le prince. Il porta la main sur son épaule d'un air de
commandement, et avec un regard d'indignation qui était si étranger à
la douceur habituelle de sa physionomie, que Biffi eut peur et se hâta
d'obéir.
[Illustration: Dans une nacelle amarrée à quelques pas. (Page 53.)]
--Ah çà! seigneur prince, dit-il avec une câlinerie un peu railleuse,
que le prince trouva plus outrageante qu'elle ne l'était, montrez-moi la
place, et commandez-moi puisque vous savez ce qu'il faut faire; moi, je
n'en sais rien; on ne m'a averti de rien, je le jure!
Karol fit ce que de sa vie il ne s'était cru capable de faire. Il
descendit à l'exécution d'une chose matérielle, au point de dessiner
avec sa canne sur le sable la ligne de clôture que Biffi devait suivre,
de lui indiquer la place où il fallait planter les piquets, et il le fit
avec d'autant plus de justesse et d'ardeur, que, cette fois, il ne
se trompait point: l'étranger qu'il avait aperçu dans le lointain
s'approchait visiblement; et, marchant toujours sur la grève, se
dirigeait vers lui sans hésitation.
--Hâtez-vous, dit le prince à Biffi, si vous n'avez pas le temps
d'entrelacer ce soir les branches de la palissade, que vos pieux soient
du moins plantés, afin que les promeneurs respectent cette indication.
--Je ferai ce que voudra Votre Excellence, répondit Biffi avec son
humilité narquoise. Mais qu'elle ne s'inquiète pas, il n'y a pas de
voleurs dans le pays, et jamais il n'en est entré par là.
--Allez toujours, dépêchez-vous! dit le prince en proie à une anxiété
dévorante et tout à fait maladive; et il roulait dans sa main une pièce
d'or, pour faire voir à Biffi qu'il serait largement récompensé.
--- Votre Excellence va perdre un beau sequin, dit le malin paysan en
jetant un regard de convoitise sur la main tremblante et distraite de
Karol.
--Maître Biffi, répondit le prince, je connais l'usage; j'ai touché par
mégarde à votre serpe, je vous dois un pour-boire. Il est tout prêt pour
quand vous aurez fini.
--Votre Excellence a trop de bonté! s'écria Biffi électrisé tout d'un
coup. Oh! pardieu! pensa-t-il, c'est bien un vrai prince, je le vois
maintenant; mais je n'en dirai rien au père Menapace, car il me
garderait mon sequin pour m'empêcher, soi-disant, de le dépenser mal à
propos.
[Illustration: L'étranger s'était appuyé contre la nacelle. (Page 58.)]
Et il se mit à travailler avec une rapidité et une vigueur athlétique,
bien résolu, si le pêcheur venait l'interrompre, de lui dire avec aplomb
qu'il agissait d'après l'ordre direct de la signora.
Tous les pieux étaient plantés lorsque l'obstiné personnage, dont
l'approche causait une sueur froide au prince, arriva jusqu'à cette
démarcation, et s'y arrêta, les bras croisés sur sa poitrine, les yeux
fixés devant lui, dans la direction du prolongement de la grève, et sans
paraître cependant faire aucune attention au prince ni à Biffi.
Cette préoccupation était au moins bizarre, car il n'était séparé d'eux
que par quelques piquets. Il ne semblait pourtant pas songer à franchir
cette limite fraîchement marquée. C'était un homme jeune, d'une taille
médiocre et d'une mise assez recherchée, sans être de trop bon goût;
sa figure était admirablement belle, mais son regard fixe et son oeil
distrait annonçaient une espèce de fou, ou tout au moins de maniaque, à
moins que ce ne fût un genre qu'il jugeait à propos de se donner.
Le prince, révolté d'abord de son audace, commençait à prendre de cet
homme l'opinion qu'il ne savait réellement ni où il était, ni où il
voulait aller, lorsque l'étranger, s'adressant à Biffi, lui dit d'une
voix ronflante: «Mon ami, n'est-ce point là la villa Floriani?»
--Oui, Monsieur, répondit le jeune homme sans se distraire de son
travail.
Le prince dardait sur l'étranger le regard du lion qui défend sa proie.
L'étranger jeta sur lui un regard de curiosité à peu près indifférente,
et, sans s'inquiéter le moins du monde de l'expression de cette
physionomie bouleversée, il se remit à contempler la grève à laquelle
Karol tournait le dos.
Karol se retourna vivement, en pensant que Lucrezia s'avançait peut-être
de ce côté, et que c'était son approche qui fascinait ainsi le voyageur;
mais il ne vit sur la grève que les enfants et leur bonne.
En ce moment Stella sortait de la barque, et, soulevant son petit frère
dans ses bras, elle lui disait: «Allons, Salvator, laissez-vous aider,
Monsieur, ou bien vous tomberez dans l'eau.»
A l'idée que l'enfant pouvait tomber dans l'eau avant que la bonne l'eût
rejoint, Karol, dont l'esprit douloureux était toujours aux aguets de
quelque malheur, oublia l'étranger et courut vers la barque pour aider
Stella; mais les deux enfants étaient déjà en sûreté sur le sable, et
Karol, entendant marcher sur ses talons, se retourna et vit l'étranger
derrière lui.
Il avait, sans façon, franchi la ligne fatale, et, sans daigner regarder
le prince, il passa près de lui, fit un bond rapide vers les enfants, et
prit le petit Salvator dans ses bras, comme s'il eût voulu l'enlever.
Par un mouvement spontané, le prince Karol et Antonia s'élancèrent
sur l'étranger. Karol le saisit par le bras avec une vigueur dont
l'indignation décuplait la portée naturelle, et Biffi, armé de sa serpe,
approcha de manière à prêter main-forte, au besoin, contre l'étranger.
Celui-ci ne leur répondit que par un sourire de dédain; mais Stella fut
la seule qui ne montra aucune terreur:
--Vous êtes fous! s'écria-t-elle en riant. Je connais bien ce monsieur,
il ne veut faire aucun mal à Salvator, car il l'aime beaucoup. Je
vais avertir maman que vous êtes là, ajouta-t-elle en s'adressant au
voyageur.
--Non, mon enfant, répondit ce dernier, c'est fort inutile. Salvator ne
me reconnaît pas, et je fais peur ici à tout le monde. On croit que je
veux l'enlever. Tiens, ajouta-t-il en lui rendant son jeune frère, ne te
dérange pas. Je ne désire qu'une chose, c'est de vous regarder encore un
instant, et puis je m'en irai.
--Maman ne vous laissera pas partir sans vous dire bonjour, reprit la
petite.
--Non, non, je n'ai pas le temps de m'arrêter, dit l'étranger
visiblement troublé; tu diras à ta mère que je la salue... Elle se porte
bien, ta mère?
--Très-bien, elle est à la maison. N'est-ce pas que Salvator a beaucoup
grandi?
--Et embelli! répondit l'étranger. C'est un ange! Ah! s'il voulait me
laisser l'embrasser!... Mais il a peur de moi, et je ne veux pas le
faire pleurer.
--Salvator, dit la petite, embrassez donc monsieur. C'est votre bon ami,
que vous avez oublié! Allons, mettez vos petits bras à son cou. Vous
aurez du bonbon, et je dirai à maman que vous avez été très-aimable.
L'enfant céda, et après avoir embrassé l'étranger, il redemanda ses
coquillages et ses cailloux et se remit à jouer sur le sable.
L'étranger s'était appuyé contre la nacelle; il regardait l'enfant
avec des yeux pleins de larmes. Le prince, la bonne et Biffi, qui le
surveillaient attentivement, semblaient invisibles pour lui.
Cependant, au bout de quelques instants, il parut remarquer leur
présence et sourit de l'anxiété qui se peignait encore sur leurs
figures. Celle de Karol attira surtout son attention, et il fit un
mouvement pour se rapprocher de lui.
--Monsieur, lui dit-il, n'est-ce point au prince de Roswald que j'ai
l'honneur de parler?
Et, sur un signe affirmatif du prince, il ajouta: «Vous commandez ici,
et moi, je ne connais dans cette maison, probablement, que les enfants
et leur mère; ayez l'obligeance de dire à ces braves serviteurs de
s'éloigner un peu, afin que j'aie l'honneur de vous dire quelques mots.»
--Monsieur, répondit le prince en l'emmenant à quelques pas de là, il me
paraît plus simple de nous éloigner nous-mêmes; car je ne commande point
ici, comme vous le prétendez, et je n'ai que les droits d'un ami. Mais
ils suffisent pour que je regarde comme un devoir de vous faire une
observation. Vous n'êtes pas entré ici régulièrement, et vous n'y pouvez
rester davantage sans l'autorisation de la maîtresse du logis. Vous avez
franchi une palissade, non achevée, il est vrai, mais que la bienséance
vous commandait de respecter. Veuillez vous retirer par où vous êtes
venu et vous présenter sous votre nom à la grille du parc. Si la signora
Floriani juge à propos de vous recevoir, vous ne risquerez plus de
rencontrer chez elle des personnes disposées à vous en faire sortir.
--Épargnez-vous le rôle que vous jouez, Monsieur, répondit l'étranger
avec hauteur; il est ridicule. Et, voyant étinceler les yeux du prince,
il ajouta avec une douceur railleuse: «Ce rôle serait indigne d'un homme
généreux comme vous, si vous saviez qui je suis; écoutez-moi, vous allez
vous en convaincre par vous-même.»
XXV.
--Je m'appelle, poursuivit l'étranger en baissant la voix, Onorio
Vandoni, et je suis le père de ce bel enfant dont vous voilà désormais
constitué le gardien. Mais vous n'avez pas le droit de m'empêcher
d'embrasser mon fils, et vous le réclameriez en vain, ce droit que je
vous refuserais par la force si la persuasion ne suffisait point. Vous
pensez bien que, lorsque la signora Floriani a cru devoir rompre les
liens qui nous unissaient, il m'eût été facile de réclamer, ou du moins
de lui contester la possession de mon enfant. Mais à Dieu ne plaise que
j'aie voulu le priver, dans un âge aussi tendre, des soins d'une femme
dont le dévouement maternel est incomparable! Je me suis soumis en
silence à l'arrêt qui me séparait de lui, je n'ai consulté que son
intérêt et le soin de son bonheur. Mais ne pensez pas que j'aie consenti
à le perdre à jamais de vue. De loin, comme de près, je l'ai toujours
surveillé, je le surveillerai toujours. Tant qu'il vivra avec sa
mère, je sais qu'il sera heureux. Mais s'il la perdait, ou si quelque
circonstance imprévue engageait la signora à se séparer de lui, je
reparaîtrais avec le zèle et l'autorité de mon rôle de père. Nous n'en
sommes point là. Je sais ce qui se passe ici. Le hasard et un peu
d'adresse de ma part m'ont appris que vous étiez l'heureux amant de
la Lucrezia. Je vous plains de votre bonheur, Monsieur! car elle n'est
point une femme qu'on puisse aimer à demi, et qu'on puisse se consoler
de perdre!... Mais ce n'est point de cela qu'il s'agit. Il ne s'agit que
de l'enfant... je sais que je n'ai plus le droit de parler de la mère.
Je me suis donc assuré de vos bons sentiments pour lui, de la douceur et
de la dignité de votre caractère. Je sais... ceci va vous étonner, car
vous croyez vos secrets bien enfermés dans cette retraite que vous
gardez avec jalousie, et que vous étiez en train de palissader
vous-même, quand j'ai osé enjamber vos fortifications! Eh bien, apprenez
qu'il n'est point de secrets de famille qui échappent à l'observation
des valets... Je sais que vous voulez épouser Lucrezia Floriani, et que
Lucrezia Floriani n'accepte pas encore votre dévouement. Je sais que
vous auriez servi volontiers de père à ses enfants. Je vous en remercie
pour mon compte, mais je vous aurais délivré de ce soin en ce qui
concerne mon fils, et si la signora venait à se laisser fléchir par vos
instances, vous pouvez compter toujours sur trois enfants et non sur
quatre.
«Ce que je vous dis ici, Monsieur, ce n'est point pour que vous le
répétiez à Lucrezia. Cela ressemblerait à une menace de ma part, à une
lâche tentative pour m'opposer au succès de votre entreprise. Mais
si j'évite ses regards, si je ne vais pas chercher le douloureux et
dangereux plaisir de la voir, je ne veux pas que vous vous mépreniez
sur les motifs de ma prudence. Il est bon, au contraire, que vous les
connaissiez. Vous voyez, qu'en dépit de vos retranchements, il m'était
bien facile de pénétrer ici, de voir mon fils et même de l'enlever.
Si j'y étais venu avec une pareille résolution, j'y aurais mis plus
d'audace ou plus d'habileté. Je ne comptais pas avoir le plaisir de
causer avec vous en approchant de cette maison, et en me laissant
fasciner par la vue de mon enfant... que j'ai reconnu... ah! presque
d'une lieue de distance, et lorsqu'il ne m'apparaissait que comme un
point noir sur la grève! Cher enfant!... Je ne dirai pas: Pauvre enfant!
il est heureux, il est aimé... Mais je m'en vais en me disant: Pauvre
père! pourquoi n'as-tu pas pu être aimé aussi? Adieu, Monsieur! je suis
charmé d'avoir fait connaissance avec vous, et je vous laisse le soin de
raconter, comme il vous conviendra, cette bizarre entrevue. Je ne l'ai
point provoquée, je ne la regrette pas. Je ne sens point de haine contre
vous; j'aime à croire que vous méritez mieux votre félicité que je n'ai
mérité mon infortune. La destinée est une femme capricieuse qu'on maudit
parfois, mais qu'on invoque toujours!»
Vandoni parla encore quelque temps avec plus de facilité que de suite,
et avec plus de franchise que de chaleur. Cependant, lorsqu'il
eut embrassé son fils une dernière fois, sans rien dire, il parut
profondément ému.
Mais, tout aussitôt, il salua le prince avec l'aplomb obséquieux et
railleur du comédien, et il s'éloigna, sans se retourner, jusqu'à la
palissade où Biffi s'était remis à travailler. Là, il s'arrêta encore
assez longtemps pour regarder l'enfant, puis enfin il salua de nouveau
le prince, et se remit en marche.
Outre l'émotion fâcheuse et le désagrément insupportable d'une pareille
rencontre, la figure, la voix, la tournure et le discours de cet homme,
quoique annonçant une grande bonté et une grande loyauté naturelles,
n'excitèrent chez Karol qu'une antipathie prononcée. Vandoni était beau,
assez instruit, et d'une honnêteté à toute épreuve; mais tout en lui
sentait le théâtre, et il fallait l'habitude que la Floriani avait de
fréquenter des comédiens encore plus affectés et plus ampoulés, pour
qu'elle ne se fût jamais aperçue de ce qui choquait tant le prince à la
première vue, à savoir cette affectation de solennité, qui trahissait
l'étude à chaque pas, à chaque mot. Vandoni était un mélange d'emphase
et de naïveté assez difficile à définir. La nature l'avait fait ce qu'il
voulait paraître; mais, ainsi qu'il arrive aux artistes secondaires,
l'art lui était devenu une seconde nature. Il était sincèrement généreux
et délicat, mais il ne pouvait plus se contenter de l'être par le
fait; il avait besoin de le dire et de confier ses sentiments comme il
récitait un monologue sur la scène. Tandis que les comédiens de premier
ordre portent leur âme dans leur rôle, ceux qui n'ont qu'une médiocre
inspiration ramènent leur rôle dans la vie privée et le jouent sans en
avoir conscience, à tous les instants du jour.
En raison de cette infirmité, le bon Vandoni avait l'extérieur moins
sérieux que ses sentiments, et il ôtait à ses paroles le poids qu'elles
eussent eu par elles-mêmes, s'il ne les eût débitées avec un soin trop
consciencieux. Tandis que les inflexions justes et la prononciation
nette de la Floriani partaient d'elle-même et d'elle seule, la
prononciation nette et les inflexions justes de Vandoni sentaient la
leçon du professeur. Il en était de même de sa démarche, de son geste et
de l'expression de sa physionomie. Tout cela sentait le miroir. Il est
bien vrai que l'étude avait passé dans son être et dans son sang, et
qu'il disait d'abondance ce qu'en d'autres temps il s'était péniblement
étudié à bien dire. Mais la convention première de son débit et de son
attitude reparaissait toujours, et tandis que le bon goût de la causerie
est d'atténuer dans la forme ce qu'on peut apporter de force dans le
fond, son bon goût, à lui, consistait à tout faire ressortir et à ne
rien laisser dans l'ombre.
Ainsi, en parlant de son amour paternel, il fit sentir trop
l'attendrissement; en revendiquant ses droits de père et en parlant avec
générosité à son rival, il se posa trop en héros de drame; en voulant
paraître résigné à l'infidélité de sa maîtresse; il força trop
l'intention et prit presque un air de roué qui était bien au-dessus de
son courage. Joignez à tout cela une gêne secrète dont les artistes
médiocres ne se débarrassent jamais moins que lorsqu'ils cherchent
l'aisance, et vous vous expliquerez ce sourire incertain, que Karol
prit pour le comble de l'impertinence, ce regard parfois troublé, qu'il
attribua à l'hébétement de la débauche, enfin, ces gestes arrondis qu'il
fut tenté de souffleter.
Pourtant, cette impression personnelle du prince Karol en contact avec
le comédien Vandoni, était toute relative. Leurs défauts à tous deux
étaient si opposés, qu'à les voir ensemble il eût fallu condamner tour à
tour deux caractères qu'on eût acceptés isolément. Le prince péchait
par excès de réserve, et, à force de haïr tout ce qui, dans la forme,
pouvait être taxé de la plus légère exagération, il avait, par moments,
une raideur glaciale un peu désobligeante. Vandoni, au contraire, ne
voulait passer devant personne sans lui laisser une certaine opinion de
son mérite. Ses yeux ne cherchaient pas, comme ceux du prince, à
éviter l'insulte d'un regard curieux, ils cherchaient ce regard et
l'interrogeaient pour juger de l'effet produit. Quand l'effet lui
paraissait manqué, il s'obstinait, afin d'en trouver un meilleur;
mais comme il n'avait pas cette vivacité d'esprit qu'ont les grands
comédiens, les grands avocats et les grands causeurs pour faire naître
l'occasion de se manifester et de se développer, il restait souvent à
côté de son effet.
Il n'était pourtant rien de tout ce que le prince voulut supposer,
d'après sa manière d'être. Il n'était ni borné, ni hâbleur, ni débauché,
ni insolent. C'était plutôt une nature bienveillante, quoique assez
personnelle, sincère quoique un peu vaine, sobre et douce, bien que
portée, dans l'occasion, à se targuer du contraire. Il avait eu le
malheur d'aspirer toujours à plus de célébrité qu'il n'en pouvait avoir.
Sa passion était de jouer les premiers rôles; il n'y était jamais
parvenu. Alors, voulant faire valoir les emplois effacés qui lui étaient
confiés, il avait joué trop en conscience les rôles de père noble, de
druide, de confident ou de capitaine des gardes. C'est un grand tort
que de vouloir attirer trop l'attention sur les parties d'un ouvrage
dramatique que l'auteur a placées au second plan. S'il y avait un
endroit faible, voire une platitude dans son rôle, Vandoni la faisait
impitoyablement ressortir, et il était tout étonné d'avoir fait siffler
le poëte qu'il avait cru servir de tout son zèle et de tous ses moyens.
En outre, il était petit et voulait paraître grand. Il avait une de ces
belles voix de basse-taille qui ne peuvent varier leurs inflexions et
que la nature a condamnées à une sonorité monotone. Il tirait vanité
d'avoir un plus beau timbre que tel ou tel acteur en renom et ne
se disait pas qu'une voix éraillée conduite par le génie est plus
sympathique et plus puissante qu'un vigoureux instrument obéissant à un
souffle vulgaire. Ce bon Vandoni! il s'en allait pensant avoir remis à
sa place, avec beaucoup de finesse, de mesure et de dignité, l'orgueil
jaloux du petit prince de Roswald, et le prince de Roswald haussait les
épaules en le voyant partir, se demandant avec une profonde douleur
comment la Floriani avait pu souffrir un seul jour l'intimité d'un homme
si ridicule et médiocre.
Hélas! Karol n'était pas, à cet égard, au bout de ses peines, car
Vandoni ne se retirait pas pleinement satisfait de _son effet_. Il
regrettait de n'avoir pas rencontré Lucrezia pour lui montrer un
détachement philosophique ou une fierté magnanime qu'il n'avait pu
feindre dans les premiers moments de leur rupture. Il regrettait d'avoir
laissé à cette femme si forte l'idée qu'il ne l'était pas autant
qu'elle, et tout ce qu'il y avait eu de naïf et de touchant dans ses
larmes et dans sa colère, il voulait l'effacer par quelque scène de
gloriole miséricordieuse qui lui paraissait d'un plus beau style.
Il ralentissait donc le pas, à mesure qu'il s'éloignait, sachant bien
qu'il faut aider le hasard, et le hasard le plus aisé à prévoir aida sa
petite ruse. Il était encore en vue lorsque la Floriani descendit sur la
grève.
Et que venait-elle faire sur cette grève, au lieu de rester dans son
boudoir à causer avec le comte Albani? C'est qu'elle avait fini de
causer, c'est qu'elle avait triomphé de la résistance de ce dernier,
c'est qu'elle venait dire au prince: Vous l'emportez; je vous aime trop
pour persister à vous faire souffrir. Soyez mon époux. J'expose mon
amour maternel à de rudes combats, je brave l'avenir, j'étouffe le cri
de ma conscience, mais je me damnerai pour vous s'il le faut!
Mais, de même qu'on se brise les mains et la tête en courant avec
transport vers une porte que l'on compte franchir et qui se trouve
fermée, de même la Floriani se heurta et resta comme terrassée en
rencontrant la figure froide et chagrine de son amant. Il la salua avec
la courtoisie d'un respect passé à l'état de système; mais son regard
semblait lui dire: «Femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi?»
Jamais encore il ne s'était montré à elle aussi triste; et comme, chez
les natures qui ne veulent pas se livrer, la tristesse prend l'apparence
du dédain, elle fut épouvantée de l'expression de son visage. Elle
regarda autour d'elle comme pour demander aux objets extérieurs la cause
de cette révolution funeste. Elle vit Vandoni à distance. Elle pensait
si peu à lui qu'elle ne le reconnut point; mais Stella courut à elle
pour le lui désigner. «M. Vandoni s'en va, il n'a pas voulu que je
t'appelle[1]; il dit qu'il n'a pas le temps de s'arrêter. Sans doute il
reviendra; il a demandé comment tu te portais; il a embrassé Salvator,
il a pleuré. On dirait qu'il a beaucoup de chagrin. Au reste, il a
causé avec le prince, qui te racontera tout cela. Moi, je n'en sais pas
davantage.»
[Footnote 1: L'auteur sait très-bien que l'enfant aurait dû dire
_appelasse_, mais l'enfant ne l'a point dit.]
Et l'enfant retourna jouer avec son frère.
La Lucrezia regarda alternativement le prince et Vandoni. Vandoni
s'était retourné, il la voyait; mais il affectait d'être toujours
absorbé par la vue de son fils. Le prince s'était détourné avec une
sorte de dégoût à l'idée que la Floriani allait rappeler son ancien
amant et le lui présenter peut-être.
Elle comprit fort bien tout ce qui se passait, et ne s'étonna plus de
l'angoisse de Karol. Mais elle savait, ou du moins elle croyait que,
d'un mot, elle pouvait la faire cesser, tandis que Vandoni s'en allait
humilié et brisé, sans doute. Il s'en allait discrètement, sans avoir eu
le temps de reconnaître et de caresser son fils. Elle s'imagina qu'il
souffrait énormément, tandis qu'il ne souffrait réellement pas beaucoup
dans ce moment-là. Il avait bien les entrailles paternelles, et quand il
était seul et qu'il pensait à Salvator, il pleurait de bonne foi.
Mais, en présence de son rival et de son infidèle, il avait un rôle à
soutenir, et, comme il arrive toujours aux acteurs sur la scène, le
monde réel disparaissait devant l'émotion du monde fictif.
La Floriani était trop vraie, trop aimante, trop généreuse pour se
rendre compte de ce qu'il éprouvait alors. Elle ne sentit qu'une immense
compassion, l'horreur d'imposer le malheur et la honte à un homme qui
l'avait beaucoup aimée et qu'elle s'était efforcée d'aimer aussi. Elle
comprit bien que ce qu'elle allait faire irriterait profondément
Karol; mais elle se dit qu'avec la réflexion, non-seulement il lui
pardonnerait, mais encore il approuverait son mouvement. Le coeur
raisonne vite, et, quand il est poussé par la conscience, il sacrifie
sans hésiter toute répugnance et tout intérêt personnel. Elle courut
vers la palissade, appela Vandoni d'une voix assurée, et, quand il se
fut retourné pour venir à elle, elle fit quelques pas au-devant lui, lui
tendit la main et l'embrassa cordialement.