George Sand

Lucrezia Floriani
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Certes, Vandoni fut touché d'un élan si généreux et si hardi. Il avait
espéré trouver une petite vengeance dans la confusion de Lucrezia
en présence de son nouvel amant. Il n'avait pas compté qu'elle le
rappellerait; c'est pourquoi il avait été bien aise de se faire voir le
plus longtemps possible pour prolonger la souffrance de son rival. Mais
le coeur de la Floriani était bien au-dessus de toutes ces petitesses,
et l'on ne fait pas rougir une femme profondément sincère et vaillante.
Vandoni oublia son rôle, et couvrit de baisers et de larmes les mains de
son infidèle. Il ne jouait plus le drame, il était vaincu.

--Je ne te permets pas de nous quitter ainsi, lui dit la Lucrezia avec
une fermeté calme et affectueuse. Je ne sais d'où tu viens; mais fatigué
ou non, tu te reposeras ici, tu verras Salvator à ton aise. Nous
causerons de lui ensemble, et nous nous quitterons cette fois plus
tranquilles et meilleurs amis qu'auparavant. Tu le veux, n'est-ce pas,
mon ami? Nous avons été frères. Voici le moment de le redevenir.

--Mais le prince de Roswald?... dit Vandoni en baissant la voix.

--Tu crois qu'il sera jaloux? Pas de fatuité, Vandoni! il ne le sera
point. Mais tu verras qu'il n'a point entendu dire de mal de toi ici, et
que tu as droit à ses égards et à son estime.

--A sa place, je n'aurais jamais souffert qu'un ancien amant...

--Apparemment il vaut mieux que toi, mon ami! Il est plus confiant et
plus généreux que tu ne l'étais à mon égard. Viens, je veux te présenter
à lui.

--C'est inutile! dit Vandoni qui se sentait faible et attendri, et qui
ne pouvait se résoudre à se montrer naturellement à son rival. Je me
suis déjà présenté moi-même. Il a été fort poli. Mais tu veux donc
absolument que j'entre chez toi? C'est insensé!

Lucrezia ne lui répondit qu'en lui montrant Salvator. Il céda, moitié
par tendresse, moitié par malice.




XXVI.


S'il n'est guère d'hommes qui puissent se résigner à voir face à face
celui qui les remplace dans le cour d'une maîtresse, sans désirer d'en
tirer un peu de vengeance, il n'est guère de femmes non plus qui se
hasardent, sans un peu de trouble, à mettre ces deux hommes en présence.

Pourtant la Floriani n'éprouva pas le secret malaise qui accompagne de
pareilles rencontres. Pourquoi l'eût-elle éprouvé, lorsque, toute sa
vie, elle avait joué cartes sur table avec une franchise sans bornes? Il
ne s'agissait point là de payer d'audace ou d'habileté pour ménager deux
rivaux également trompés. Il y avait un amant avoué dans le présent
et un amant avoué dans le passé. Si la passion pouvait être un peu
philosophe, l'amant heureux serait plein de courtoisie et de générosité
pour l'amant délaissé; mais elle ne l'est pas du tout: elle voudrait
accaparer le passé comme le présent et comme l'avenir. Elle s'alarme
d'un souvenir, et en cela elle raisonne fort mal; car, en amour,
rien n'est moins tentant que de retourner au passé, rien n'est moins
dangereux que la vue d'un être qu'on a quitté volontairement et par
lassitude.

Malheureusement personne ne connaissait moins le coeur humain que le
prince Karol. Le sien était unique en son genre, et chaque fois qu'il
voulait rapporter les pensées d'autrui aux siennes propres, il était
certain qu'il devait se tromper. Il essaya de se représenter l'émotion
qu'il éprouverait si la princesse Lucie venait à lui apparaître, et il
s'imagina que si elle se présentait, comme le spectre de Banco, à la
table de la Floriani, il tomberait foudroyé, non pas tant de frayeur que
de remords et de regret. De là, il partit pour supposer que la Floriani
ne pouvait pas revoir Vandoni en chair et en os sans éprouver aussi le
regret violent de l'avoir brisé, et le remord d'appartenir sous ses yeux
à un autre.

Or, il n'y avait pas de supposition plus injuste et plus absurde que
celle-là. Lucrezia revoyait tous les petits travers, tous les innocents
ridicules de Vandoni, avec des yeux qu'elle ne se faisait plus
conscience d'ouvrir tout grands. Elle comparait cet être, dont elle
n'avait jamais été très-enthousiasmée, avec celui qui lui causait un
enthousiasme sans bornes. En réalité, d'ailleurs, la comparaison était
tellement à l'avantage du prince, que, s'il eût pu lire dans l'âme de sa
maîtresse, il aurait vu clairement que la présence de Vandoni redoublait
la passion de Lucrezia pour lui-même.

Il ne sut pas comprendre le triomphe de sa position. Son inquiétude
jalouse le rendit à cet égard trop modeste, tandis que, d'autre part, le
peu de cas qu'il croyait devoir faire de Vandoni le rendait hautain, au
point, qu'il se sentait humilié de succéder à un pareil homme. Il ne sut
pas cacher son dépit, son anxiété, son mortel déplaisir. Pendant que
Vandoni soupait à côté de Lucrezia, il ne put tenir en place. Il sortit
pour ne point le voir et l'entendre. Puis il rentra pour l'empêcher
d'être entreprenant. Il ne fit qu'aller et venir, en proie à une
fièvre terrible, évitant le regard tendre et rassurant de Lucrezia et
dédaignant les avances de ce bon Vandoni, qui, grâce à lui, se croyait
chargé du rôle de généreux.

Si c'est, comme je le crois, l'orgueil qui nous rend jaloux, il faut
avouer que c'est un orgueil bien maladroit et bien inconséquent. Vandoni
s'était promis d'abord d'inquiéter un peu son rival par un air de
confiance et de familiarité avec Lucrezia. Mais il n'avait point réussi
à se donner cet air-là. Il y avait, dans la tranquille bonté de la
Floriani, quelque chose de si franc et de si digne, que tout l'art du
comédien échouait devant cette absence d'art. Mais le prince prit si
bien à tâche d'aider, par sa folie, à la démangeaison d'impertinence de
Vandoni, que ce dernier se trouva vengé sans y avoir contribué le moins
du monde. Il put se réjouir de voir les angoisses qu'il causait, et,
à la fin du souper, il dit à Lucrezia, en suivant des yeux Karol qui
sortait pour la dixième fois: «Vous vous vantiez, ma belle amie, ou
plutôt vous vantiez votre charmant prince, en me disant qu'il valait
mieux que moi, qu'il n'était point jaloux du passé, et qu'il ne
souffrirait pas en me voyant. Il souffre au contraire, il souffre trop
pour que je reste davantage. Adieu donc! je m'en vais sur cette triste
vérité qu'il n'y a point d'amant sublime, et que les ennuis que vous
avez cru fuir en me quittant, vous les retrouvez avec un autre. Vous
n'avez fait que mettre un beau visage brun à la place d'un visage blond
qui n'était pas mal. Le changement est toujours un plaisir pour les
femmes! Mais convenez, à présent, que pour être jaloux de vous, je
n'étais point un monstre, puisque voici votre nouveau Dieu, votre idole,
votre ange, tourmenté par le même démon qui me rongeait le coeur.»

--Vandoni, répondit Lucrezia, j'ignore si le prince est jaloux de toi.
J'espère que tu te trompes; mais, comme je ne veux pas que tu m'accuses
de feindre avec toi, supposons qu'il le soit en effet: qu'en veux-tu
conclure? Que j'ai eu tort de te quitter? Ai-je fait ici un plaidoyer
pour te prouver que j'avais eu raison? Non; je crois que le tort est
toujours à celui qui veut se soustraire à la souffrance. J'ai eu ce
tort: ne me l'as-tu point encore pardonné?

--Ah! qui pourrait garder du ressentiment contre toi? dit Vandoni en lui
baisant la main avec une émotion sincère. Je t'aime toujours, je serais
toujours prêt à te consacrer ma vie, si tu voulais revenir à moi, même
en ne m'aimant pas plus que par le passé!... car je ne me fais point
illusion, tu ne m'as jamais aimé que d'amitié!

--Je ne t'ai, du moins, jamais trompé à cet égard et j'ai fait mon
possible pour n'être pas trop ingrate peut-être avions-nous une trop
ancienne amitié l'un pour l'autre, peut-être nous sentions-nous trop
frères pour être amants!

--Parle pour toi, cruelle! moi...

--Toi, tu es un noble coeur, et, si tu crois faire souffrir en effet le
prince, tu vas te retirer. Mais je ne veux pour rien au monde renoncer
à ton amitié, et je compte la retrouver plus tard, quand les feux de
la jeunesse auront fait place, chez le prince, au calme d'une paisible
affection. La mienne pour toi, Vandoni, est fondée sur l'estime; elle
est à l'épreuve du temps et de l'absence. Il existe entre nous un lien
indissoluble; ma tendresse pour ton fils est un garant pour toi de celle
que je te conserve.

--Mon fils! Ah! oui, parlons de mon fils, s'écria Vandoni redevenu tout
à fait sérieux. Eh bien, Lucrezia, êtes-vous contente de moi? Ai-je
laissé voir à vos autres enfants que celui-là m'appartenait? Ah! quelle
étrange position vous m'avez faite! ne jamais entendre le nom de père
sortir pour moi de la bouche de mon fils!

--Vandoni, votre fils sait à peine parler, et ne sait encore que mon
nom et celui de ses frères. Je ne savais pas si nous nous reverrions
jamais... Maintenant, si vous êtes calme, si vous avez pris une décision
importante, parlez! Sous quel nom et dans quelles idées dois-je
l'élever?

--Ah! Lucrezia, vous savez ma faiblesse pour vous mon dévouement
aveugle, ma lâche soumission, devrais-je dire! Si vous ne devez pas vous
marier, que votre volonté soit faite, que mon fils porte votre nom, et
qu'il me soit seulement permis de le voir et d'être son meilleur ami,
après vous. Mais si vous devez devenir princesse de Roswald, j'exige que
mon enfant me soit rendu. J'aime mieux lui voir partager ma vie errante
et mon sort précaire que d'abandonner mon autorité et mes devoirs à un
étranger.

--Mon ami, reprit Lucrezia, il y a plus d'orgueil que de tendresse
dans cette résolution, et je n'emploierai qu'un seul argument pour la
combattre. En supposant que je me marie demain, Salvator est encore,
pour huit ou dix ans, au moins, un petit enfant, et les soins d'une
femme lui sont nécessaires. A quelle femme le confierez-vous donc?
Avez-vous une soeur, une mère? Non! vous ne pourrez le confier qu'à une
maîtresse ou à une servante! Croyez-vous qu'il soit aussi bien soigné,
aussi bien élevé, aussi heureux qu'avec moi? Dormirez-vous tranquille,
quand, forcé de vous rendre à la répétition tout le jour, et à la
représentation tout le soir, vous laisserez ce pauvre enfant à la merci
d'une servante infidèle ou d'une marâtre haineuse?

--Non, sans doute! dit Vandoni en soupirant, vous avez raison. De ce que
vous êtes riche, indépendante et célèbre, vous avez tous les droits,
tous les pouvoirs, même celui de chasser le père et de garder l'enfant.

--Vandoni! tu me fais mal, répondit Lucrezia, ne parle point ainsi.
Veux-tu que j'assure, dès à présent, à notre enfant, une partie de ma
fortune, dont tu auras la tutelle et la direction? Veux-tu surveiller
son éducation, être consulté sur tous les détails, régler son avenir?
J'y consens avec joie, pourvu que tu le laisses près de moi et que tu me
charges d'être le pouvoir exécutif de tes volontés. Je suis bien sûre
que nous nous entendrons sur tous les points, dans l'intérêt d'un être
qui nous est plus cher que la vie.

--Non! non! Pas d'aumône! s'écria Vandoni; je ne suis point un lâche, et
je mourrai à l'hôpital avant d'accepter de toi un secours déguisé sous
un nom, sous une forme quelconque. Garde l'enfant! garde-le tout entier.
Je sais bien qu'il ne connaîtra et n'aimera que toi! Ce serait
bien vainement qu'un jour je viendrais le réclamer, lui dire qu'il
m'appartient, qu'il est forcé de me suivre. Il ne se séparera jamais
volontairement d'une mère telle que toi! Allons, le sort en est jeté, je
vois que tu vas devenir princesse...

--Rien n'est décidé à cet égard, mon ami, je te le jure, et je te jure
surtout, par ce qu'il y a de plus sacré, par ton honneur et par ton
fils, que si tu mets à mon mariage la condition que je me séparerai de
cet enfant, je ne me marierai jamais!

--Tu es donc toujours la même, ô femme étrange et admirable! s'écria
Vandoni exalté. Tu es donc toujours mère avant tout! Tu préfères donc
toujours tes enfants à la gloire, à la richesse, à l'amour même!

--A la richesse et à la gloire, très-certainement, répondit-elle avec un
sourire calme. Quant à l'amour, dans ce moment-ci, je n'ose te répondre;
mais ce qu'il y a de certain, c'est que je connais mon devoir, et que
mon premier devoir c'est celui de tout sacrifier, même l'amour, à ces
enfants de l'amour. Le plus épris, le plus fidèle des amants peut se
consoler, mais des enfants ne retrouvent jamais une mère.

--Eh bien, je pars tranquille, dit Vandoni en lui serrant la main, et
je n'exige plus de toi qu'une promesse. Jure-moi de ne point épouser ce
prince si charmant, mais si jaloux, avant un an d'ici! Je ne puis me
persuader qu'il soit meilleur que moi et qu'il voie toujours d'un oeil
calme ces gages de tes amours passées. Je connais ta clairvoyance, la
fermeté et la promptitude de tes sacrifices quand le sort de tes enfants
te semble compromis. Je sais fort bien pourquoi tu n'as pu me supporter
longtemps! c'est que j'avais beau faire, je détestais la ressemblance de
ta Béatrice avec le misérable Tealdo Soavi. Eh bien, d'ici à un an,
le prince de Roswald détestera Salvator, si ce n'est déjà fait; si
aujourd'hui, peut-être, la vue de cet enfant ne lui est pas déjà
insupportable. Pas d'entraînement trop subit, pas de coups de tête, je
t'en supplie, ma chère Lucrezia; et tu resteras toujours libre, car je
m'en rends bien compte, maintenant que je suis sage et désintéressé dans
la question: la liberté absolue est le seul état qui te convienne, et la
tendre mère de quatre enfants de l'amour ne doit pas confier leur sort à
la vertu d'un mari, quelque assurée qu'elle soit.

--Je crois que tu as raison, dit Lucrezia, et j'entends avec plaisir
la voix calme de mon ancien ami. Sois tranquille, frère! ta vieille
camarade, ta soeur fidèle n'exposera pas, dans un moment d'enthousiasme,
l'avenir des enfants qu'elle adore.

--Maintenant, adieu! dit Vandoni en la pressant sur son coeur avec une
tendresse chaste et profonde. Adieu, l'être que j'aime encore le
mieux sur la terre! Je ne te reverrai pas de si tôt, peut-être. Je ne
chercherai pas à te revoir; je vois que je troublerais tes amours, et je
t'avoue que je ne suis pas assez fort pour les voir sans souffrir. Quand
tu auras un intervalle de repos et de liberté, à travers tes sublimes et
folles passions, appelle-moi un instant à tes pieds; j'y resterai docile
et soumis, heureux de te voir et d'embrasser mon fils, jusqu'à ce que tu
me dises comme aujourd'hui: «Va-t'en, j'aime, et ce n'est pas toi!»

Si Vandoni était brusquement parti sur ce noble épanchement, il eût été
ce que Dieu l'avait fait, un bon esprit et un bon coeur. Si, au lieu de
courir le monde d'émotions factices que lui imposait son emploi, il eût
pu demeurer quelque temps dans cette disposition chaleureuse et vraie,
il eût reparu transformé sur la scène, et le public eût peut-être été
fort surpris d'avoir à applaudir un excellent artiste, au lieu de
sourire patiemment aux froides et correctes déclamations d'un comédien
_utile_.

Mais on n'évite point sa destinée, et le prince Karol reparaissant tout
à coup, Vandoni retrouva tout à coup son affectation. Il voulut lui
faire un discours d'adieux, dans lequel il s'efforçait d'insinuer
délicatement les idées et les sentiments sous l'empire desquels il
venait de se trouver. Il échoua complétement; il ne dit que des choses
embrouillées, sans goût, sans suite, et, passant du grave au doux, du
plaisant au sévère, il fut tour à tour emphatique et trivial, pédant et
ridicule.

Il est vrai que l'air hautain et impatient du prince, ses réponses
sèches et ses saluts ironiques étaient faits pour démonter un acteur
plus habile que Vandoni. Ce dernier vit bien qu'il manquait son effet;
et, se rejetant sur l'aplomb maladroit du comédien sifflé, il se
retourna vers la Floriani, en lui disant d'un air un peu débraillé: «Ma
foi, je crois que je _patauge_, et que je ferai bien d'en rester là, si
je ne veux m'_enfoncer_ tout à fait, et te faire rougir de ton pauvre
camarade. N'importe, tu parleras à ma place quand je serai parti, et
tu diras que ton ami est un bon diable, qui ne veut faire de peine à
personne.» Quelle chute!

Salvator Albani, qui avait occupé ces deux heures à tâcher de distraire
Karol, s'empressa, avec sa bienveillance accoutumée, de passer sur
toutes ces misères l'éponge de la politesse et de l'enjouement
affectueux. Il prit Vandoni sous le bras, en lui disant qu'il était
charmé d'avoir fait connaissance avec lui, qu'il irait le voir dans la
première ville d'Italie où ils se retrouveraient ensemble; enfin, qu'il
allait lui tenir compagnie en se promenant avec lui jusqu'à Iseo, où
Vandoni avait laissé son voiturin.

--Et le petit Salvator? dit Vandoni au moment de partir. Je ne le
reverrai donc pas?

--Il est endormi, répondit Lucrezia. Viens lui dire bonsoir.

--Non, non! reprit-il à voix basse, mais de manière à être entendu du
prince et du comte: cela m'ôterait le peu de courage que j'ai!

Il fut assez content de l'intonation de cette dernière parole et du
mouvement qu'il fit en s'arrachant de la maison. C'était un petit effet,
mais il était juste, et, pour tous les enfants du monde, il n'eût pas
voulu ne pas sortir brusquement sur cet effet-là.

--A moins que le prince ne soit un âne, pensa-t-il, il ne pourra douter
que je n'aie dans le caractère un certain héroïsme naturel, qui me rend
bien supérieur aux emplois secondaires où me réduisent l'injustice du
public et la jalousie des concurrents.

La faiblesse secrète du pauvre Vandoni était de se croire né pour de
plus hautes destinées, et, quand il commençait à se lier avec quelqu'un,
il ne manquait pas de lui raconter toutes les intrigues de coulisses
dont il se regardait comme victime. Il n'en fit point grâce au comte
Albani durant le trajet à pied qu'ils parcoururent ensemble. Salvator
l'encourageant par sa complaisance et se dévouant à cet ennui capital
pour laisser à Karol et à Lucrezia le loisir de s'expliquer, Vandoni
lui exposa toutes les traverses de sa vie de théâtre, et ne put même
résister au désir de réciter à pleine voix, sur la grève, des fragments
d'Alfieri et de Goldoni, pour lui montrer de quelle manière il eût pu
s'acquitter des premiers rôles.

Pendant que Salvator subissait cette épreuve, Karol, assis dans un coin
du salon, gardait un silence obstiné, et la Floriani cherchait à entamer
une conversation qui les amènerait à de mutuels épanchements. Elle
n'avait pas encore pénétré le fond de son âme à l'endroit de la
jalousie, et, malgré les avertissements de Vandoni, elle se refusait à
y croire. Comme il n'entrait pas dans ses instincts de franchise de
tourner longtemps autour du sujet qui l'intéressait, elle se leva,
s'approcha du prince, et lui prenant la main avec force: «Vous êtes
mortellement triste ce soir, lui dit-elle, et j'en veux savoir la cause.
Vous tremblez! Vous êtes malade ou vous souffrez d'un secret chagrin.
Karol, votre silence me fait mal, parlez! Je vous l'ordonne au nom
de l'amour, ou je vous le demande à genoux, répondez-moi. Est-ce ma
persistance à refuser d'unir mon sort au vôtre qui vous affecte ainsi,
et ne prendrez-vous jamais votre parti à cet égard?... Eh bien! Karol,
s'il en est ainsi, je céderai; je ne vous demande qu'une année de
réflexions de votre part...

--Vous avez été très-bien conseillée par votre ami M. Vandoni, répondit
le prince, et je dois lui savoir un gré infini de son intervention.
Mais vous me permettrez de ne pas me soumettre aux conditions que
vous daignez me faire de sa part. Je vous demande la permission de me
retirer. Je suis un peu fatigué des déclamations que j'ai entendues ce
soir. Peut-être m'y habituerai-je si vos amis redeviennent assidus chez
vous. Mais ce n'est pas encore fait, et j'ai la tête brisée. Quant aux
persécutions que je vous ai fait subir, et dont vous devez être bien
lasse vous-même, je vous supplie de les oublier, et de croire que je
respecterai assez votre repos désormais pour ne plus les renouveler.

En parlant ainsi d'un ton glacial, Karol se leva, et, saluant
très-profondément la Floriani, il alla s'enfermer dans sa chambre.




XXVII.


De toutes les colères, de toutes les vengeances, la plus noire, la plus
atroce, la plus poignante est celle qui reste froide et polie. Quand
vous verrez un être se maîtriser à ce point, dites, si vous voulez,
qu'il est grand et fort, mais ne dites point qu'il est tendre et bon.
J'aime mieux la grossièreté du paysan jaloux, qui bat sa femme, que la
dignité glacée du prince qui déchire sans sourciller le coeur de sa
maîtresse. J'aime mieux l'enfant qui égratigne et mord, que celui qui
boude en silence. Soyons emportés, violents, malappris, disons-nous des
injures, cassons les glaces et les pendules, je le veux bien: ce sera
absurde, mais cela ne prouvera point que nous nous haïssons. Au lieu
que si nous nous tournons le dos fort poliment en nous séparant sur une
parole amère et dédaigneuse, nous sommes perdus, et tout ce que nous
ferons pour nous raccommoder nous brouillera davantage.

Voilà ce que pensait la Floriani restée seule et stupéfaite. Quoique
fort douce à l'habitude, elle avait eu de grands accès d'indignation
dans sa vie. Elle s'était alors abandonnée à la violence de son chagrin,
elle avait maudit, elle avait cassé, elle avait peut-être juré, je n'en
répondrais pas; elle était la fille d'un pêcheur, et d'un pays où les
serments par le corps de Bacchus et celui de la madone, par le sang de
Diane et par celui du Christ, font à tout propos intervenir le ciel
chrétien et païen dans les agitations de la vie domestique. Mais ce
qu'il y a de certain, c'est qu'elle n'avait jamais cru repousser et
chasser de son coeur, d'une manière absolue et subite, les êtres
qu'elle aimait assez pour s'irriter contre eux. Elle ne comprenait donc
absolument rien à ces colères froides et pâles, qui ressemblent à un
détachement anti-humain, à un stoïcisme odieux, à un abandon éternel.
Elle resta plus d'un quart d'heure, immobile, terrassée sous le coup des
paroles inouïes de son amant.

Enfin elle se leva et marcha dans le salon, se demandant si elle venait
de faire un rêve affreux, et si c'était bien Karol, cet homme qui, le
matin encore, pleurait d'amour à ses pieds et semblait se consumer
dans une extase divine, qui venait de lui parler ce langage d'un dépit
guindé, digne des ruses puériles de la comédie, mais indigne, à coup
sûr, d'une affection réelle, d'une passion sentie.

Incapable de supporter longtemps une angoisse de ce genre sans la
comprendre, elle monta à la chambre du prince, frappa d'abord avec
précaution, puis avec autorité, et enfin, voyant qu'on ne lui répondait
pas et que la porte résistait, d'une main aussi forte que celle d'une
mère qui va chercher son enfant au milieu des flammes, elle fit sauter
le verrou et entra.

Karol était assis sur le bord de son lit, la figure tournée et enfoncée
dans les coussins en lambeaux; ses manchettes, son mouchoir avaient été
mis en pièces par ses ongles crispés et frémissants comme ceux d'un
tigre; sa figure était effrayante de pâleur, ses yeux injectés de sang.
Sa beauté avait disparu comme par un prestige infernal.

La souffrance extrême tournait chez lui à une rage d'autant plus
difficile à contenir, qu'il ne se connaissait pas cette faculté
déplorable, et que, n'ayant jamais été contrarié, il ne savait point
lutter contre lui-même.

La Floriani avait posé son flambeau près de lui. Elle avait écarté ses
mains brûlantes de son visage, elle le regardait avec stupeur. Elle
n'était point étonnée de voir un homme jaloux en proie à un accès de
furie. Ce n'était pas un spectacle nouveau pour elle, et elle savait
bien qu'on n'en meurt point. Mais voir cet être angélique réduit aux
mêmes excès de violence et de faiblesse que Tealdo Soavi, ou tout autre
de même trempe, c'était un tel contre-sens, une telle invraisemblance,
qu'elle ne pouvait en croire ses yeux.

--Vous voulez m'humilier ou m'avilir jusqu'au bout! s'écria Karol en
la repoussant. Vous avez voulu voir jusqu'à quel point vous pouviez me
faire descendre au-dessous de moi-même! Êtes-vous contente à présent?
Auquel de vos amants allez-vous me comparer?

--Voilà des paroles bien amères, répondit la Floriani avec une douceur
pleine de tristesse, je ne m'en offenserai point, parce que je
vois qu'en effet vous n'êtes point vous-même dans ce moment-ci. Je
m'attendais à vous trouver froid et méprisant comme tout à l'heure, et
je venais, au nom de l'amour et de la vérité, vous demander compte de
vos dédains, je suis consternée de vous trouver exaspéré comme vous
l'êtes, et je ne crois pas que le triomphe que vous m'attribuez soit
bien doux pour mon orgueil. Quel langage entre nous, Karol! ô mon Dieu,
que s'est-il donc passé, pour que vous doutiez de la douleur effroyable
que j'éprouve à vous voir souffrir ainsi? mais, sans doute, si j'en suis
la cause involontaire, je dois avoir en moi la puissance de la faire
cesser. Dites-m'en le moyen, et s'il faut ma vie, ma raison, ma dignité,
ma conscience, je les mettrai à vos pieds pour vous guérir et vous
calmer. Parlez-moi, expliquez-vous, faites que je vous comprenne, voilà
tout ce que je vous demande. Rester dans le doute et vous laisser
subir ces tourments sans chercher à les adoucir, voilà ce qui m'est
impossible, ce que vous n'obtiendrez jamais de moi. Ouvrez-moi donc ce
coeur meurtri et malade, et si, pour m'y faire lire, il faut que vous
m'accabliez de reproches et d'outrages, ne vous retenez pas, j'aime
mieux cela que le silence, je ne m'offenserai de rien, je me justifierai
avec douceur, avec soumission. Je vous demanderai pardon même, s'il le
faut, quoique j'ignore absolument mes torts. Mais il faut qu'ils soient
bien graves pour vous faire tant de mal. Répondez-moi, je vous le
demande à genoux.»

Pour montrer tant de patience et de résignation, il fallait que
la Floriani fût vaincue et terrassée par un amour immense, et tel
qu'elle-même n'eût jamais cru pouvoir le ressentir après tant d'orages
du même genre, après de si nombreuses déceptions, tant de fatigues de
coeur et d'esprit, tant de dégoûts et de déboires. N'ayant jamais menti,
s'étant dévouée et sacrifiée toujours, mais jamais avilie, ni même
aventurée pour un intérêt personnel quelconque, elle avait une fierté
ombrageuse, un orgueil réel; descendre à se justifier lui avait toujours
paru au-dessus de ses forces, et le soupçon lui était une mortelle
injure.

Pourtant elle s'humilia longtemps avec une mansuétude infinie devant ce
malheureux enfant, qui ne voulait point parler parce qu'il ne le pouvait
pas.

Qu'eût-il pu dire, en effet? Le désordre où sa raison était tombée était
trop douloureux pour être volontaire. Suivre le conseil de Lucrezia,
l'injurier, lui faire de sanglants reproches, l'eût soulagé sans doute;
mais il n'avait pas la faculté de répandre ses tourments au dehors,
parce qu'il n'avait pas l'égoïsme de vouloir les faire partager. Et
puis, injurier sa maîtresse! il eût préféré la tuer; il se fût tué avec
elle, emportant sa passion dans la tombe. Mais l'outrager en paroles, il
lui semblait que s'il eût pu s'y résoudre, il l'aurait condamnée devant
Dieu et que Dieu les eût séparés dans l'éternité. Pour en venir là, il
eût fallu ne plus l'aimer, et plus il souffrait par elle, plus il se
sentait l'esclave de la passion.

Elle ne put que deviner ce qui se passait en lui, car il ne se révéla
que par des réponses détournées et des réticences douloureuses. Il se
défendait faiblement en apparence, mais, au fond, sa retenue était
invincible, et le nom de Vandoni ne pouvait venir sur ses lèvres.

--Voyons, lui dit la Floriani lorsqu'elle fut au bout de sa patience
et qu'elle eut épuisé toutes les forces de son amour à lui arracher
quelques paroles vagues, d'une profondeur ou d'une obscurité
effrayantes: «Voyons, mon pauvre ange, vous êtes jaloux et vous n'en
voulez pas convenir? Vous, jaloux! Ah! qu'il m'est amer de le constater,
moi, que vous avez habituée à planer, sur les ailes d'un amour sublime,
au-dessus de toutes les misères humaines! Que vous me faites de mal, et
que j'étais loin de croire cela possible de votre part! Ah! laissez-moi
ne vous répondre que par des reproches douloureux et francs. Vous ne
voulez pas m'en faire; je le préférerais parce que je pourrais me
disculper, au lieu que je suis réduite à chercher de quoi j'ai à me
défendre. Mais avant de vous parler _raison_, puisqu'il le faut,
laissez-moi me plaindre, laissez-moi pleurer! C'est le dernier cri de
l'amour heureux qui s'exhale vers le ciel d'où il était descendu, et où
il va retourner maintenant pour toujours! Laissez-moi vous dire que vous
avez commis aujourd'hui un grand crime contre moi, contre vous-même et
contre Dieu, qui avait béni notre confiance infinie l'un pour l'autre.
Hélas! vous avez souillé par le soupçon la passion la plus pure, la
plus complète, la plus délicieuse de ma vie. Je n'avais jamais aimé, je
n'avais jamais été heureuse; pourquoi m'arrachez-vous sitôt ma joie,
mes délices? Vous m'avez entraînée dans le ciel, et vous me rejetez
brutalement sur la terre! Mon Dieu, mon Dieu! je ne le méritais pas,
je nageais avec toi dans l'empyrée. Je croyais à l'éternité de cette
béatitude. Tout ce qui est de ce monde ne me paraissait plus que rêves
et fantômes; excepté mes enfants, que j'emportais dans mes bras vers ce
monde supérieur, je n'avais plus souci de rien... Et à présent, il faut
descendre, il faut marcher sur les sentiers humains, se déchirer aux
épines, se froisser contre les rochers... Allons, vous l'avez voulu.
Parlons donc de ces choses-là, de Vandoni, de mon passé, et de ce que
l'avenir peut me réserver de devoirs, d'embarras et d'ennuis. J'espérais
les traverser seule, vous laissant calme et indifférent à ces misères,
étrangères à notre passion. Le fardeau du travail et des devoirs
d'ici-bas m'eût été léger si j'avais pu vous préserver d'y toucher. Vous
ne vous en seriez pas seulement aperçu, si vous étiez resté vous-même,
et si vous aviez conservé la suprême confiance qui nous faisait si forts
et si purs!... Vous l'avez perdue, vous m'avez retiré le talisman qui
m'eût rendue invulnérable à la douleur et à l'inquiétude. Je vais
maintenant vous dire quelles obligations pèsent sur ma vie réelle, quels
ménagements je dois garder, quels devoirs ma conscience me trace. Mais,
pour les comprendre, il faut vous donner la peine de raisonner un peu,
de connaître mon passé, de le juger, et d'en tirer une conclusion
sérieuse, une fois pour toutes!... Vandoni...

[Illustration: Vous êtes mortellement triste ce soir. (Page 62.)]

--Ah! s'écria Karol, tremblant comme un enfant, ne prononcez plus ce
nom, et faites-moi grâce de tout ce que vous voulez me dire. Je n'ai pas
encore, je n'aurai peut-être jamais la force de l'entendre. Je hais ce
Vandoni, je hais tout ce qui dans votre vie n'est pas vous-même. Que
vous importe! Il n'entre pas dans vos devoirs de me réconcilier avec ce
qui me froisse et me révolte autour de vous. Laissez-moi, puisque cela
m'est possible et n'est possible qu'à moi, voir en vous deux êtres
distincts. L'un que je n'ai pas connu et que je ne veux pas connaître;
l'autre que je connais, que je possède, et que je ne veux pas voir mêlé
aux choses que je déteste. Oui, oui, Lucrezia, tu l'as dit, ce serait
descendre et retomber dans la fange des sentiers humains. Viens sur mon
coeur, oublions les atroces souffrances de cette journée et retournons à
Dieu. Que t'importe ce qui s'est passé en moi? Cela me regarde, et j'ai
la force de le subir, puisque j'ai celle de t'aimer autant que si rien
ne m'avait troublé! Non, non, pas d'explications, pas de récits, pas
de confidences, pas de raisonnements. Prends-moi dans tes bras, et
emporte-moi loin de ce monde maudit où je ne vois pas clair, où je
ne respire pas, où je suis condamné à ramper plus bas que les autres
hommes, si j'y retombe sans ton amour et sans mon enthousiasme.»

La Floriani se contenta de cette fausse réparation, ou, de guerre lasse,
elle feignit de s'en contenter; mais, en cela, elle eut grand tort, et
se précipita d'elle-même dans un abîme de chagrins. Karol s'habitua,
dès ce jour, à croire que la jalousie n'est point une insulte et qu'une
femme aimée, peut et doit la pardonner toujours.

[Illustration: Il prit sa mère dans ses bras. (Page 72.)]

Elle retrouva, au salon, vers minuit, Salvator qui venait de reconduire
Vandoni et qui eut la délicatesse de ne pas lui dire combien il avait
trouvé ce brave garçon ridicule et ennuyeux. Elle n'eut pas le courage
de lui confier à quel point le prince avait été irrité de la présence de
son ancien amant; mais elle ne put s'empêcher d'admirer combien l'amitié
est plus indulgente, secourable et généreuse que l'amour. Car elle ne
se dissimulait plus les travers de Vandoni, et elle voyait bien que
Salvator s'était dévoué pour l'en débarrasser.

Lucrezia se retira auprès de ses enfants, résolue à oublier les chagrins
de cette journée et à dormir, pour s'éveiller, comme une mère vigilante
et active, au point du jour. Mais quoiqu'elle eût acquis plus que
personne, dans sa vie de douleurs, la faculté de laisser reposer ses
chagrins et de dormir avec, comme un pauvre soldat en campagne dort au
bivouac avec sa faim et ses blessures, elle ne put fermer l'oeil de la
nuit, et tous les souvenirs amers qui s'étaient assoupis dans son sein,
depuis quelque temps, s'y ranimèrent un à un, puis tous ensemble, pour
la torturer sans relâche. Elle vit, comme autant de spectres railleurs
et menaçants, ses erreurs et ses déceptions, les ingrats qu'elle avait
faits et les méchants qu'elle n'avait pas pu convertir. Elle lutta
vainement contre l'épouvante du passé, en se réfugiant dans le présent.
Le présent ne lui offrait plus de sécurité, et les anciennes douleurs ne
se ranimaient ainsi que parce qu'une douleur nouvelle, plus profonde que
toutes les autres, venait leur donner carrière.

Quand elle se leva, pâle et brisée, le soleil brillant du matin, les
fleurs chargées d'humides parfums, les rossignols enivrés de leurs
propres chants, ne ramenèrent pas, comme les autres jours, le calme et
l'espérance dans son coeur. Elle ne se sentit pas vivre par le sens
poétique de la nature, comme à l'ordinaire. Il lui semblait qu'entre
cette fraîche et riante nature et son pauvre sein brisé, il y avait
désormais un ennemi secret, un ver rongeur, qui empêchait la sève de la
vie de venir jusqu'à lui. Elle ne voulut pourtant pas se rendre compte
de l'étendue de son désastre. Karol fut courbé à ses pieds ce jour-là.
Il ne voulait pas faire oublier ses torts, il ne les connaissait pas,
puisque, selon sa coutume, il les avait déjà oubliés lui-même: mais il
avait besoin de tendresse, d'effusion et de bonheur, après plusieurs
jours passés dans les larmes ou la colère. Jamais il n'était plus
séduisant et plus adorable que quand le paroxysme de son amertume et de
son dépit l'avait débarrassé de sa souffrance. La Floriani eut encore
à lutter contre son projet de mariage, mais cette fois elle résista
courageusement. Ce qui s'était passé la veille l'avait éclairée, et elle
n'était pas d'humeur à se laisser dire deux fois qu'on _la suppliait_ de
n'y plus songer. Si l'offre de son nom était, de la part du prince,
un grand hommage rendu à l'amour qu'elle méritait, le fait de retirer
poliment ses offres, dans un moment de soupçon jaloux, était un outrage
dont la fière Lucrezia sentait la portée plus que lui-même. Sans lui
dire quelle force nouvelle elle avait puisée contre lui dans cette
circonstance, elle lui ôta tout espoir, et, cette fois, il accepta
son arrêt provisoirement, sans amertume, en avouant qu'il méritait le
châtiment d'être soumis à quelque longue épreuve.

Mais deux jours ne se passèrent point sans ramener de nouveaux orages.
Un commis-voyageur réussit à pénétrer dans la maison pour proposer des
armes de chasse. Célio eut envie d'un nouveau fusil, sa mère le lui
refusa d'abord; puis, voulant lui en faire la surprise, elle eut un
_a-parté_ avec le voyageur pour marchander et acheter l'objet de cette
convoitise enfantine. Le jeune homme était d'une belle figure, un peu
familier et bavard. La beauté et la célébrité de sa nouvelle cliente
le rendaient plus _éloquent_ que de coutume, sans toutefois lui faire
perdre la tête et l'empêcher de bien vendre sa marchandise. C'était la
veille de l'anniversaire de Célio, et sa mère voulut mettre le joli
et léger fusil de chasse sous le traversin de l'enfant, pour qu'il le
trouvât le soir au moment de se coucher. Le commis-voyageur s'empressa
de la suivre dans sa chambre, sans trop lui en demander la permission,
pour cacher lui-même le fusil sous le chevet de Célio et recevoir le
paiement convenu. Karol, qui avait été faire la sieste, entra en cet
instant, et trouva la Floriani dans sa chambre, en tête-à-tête avec un
beau garçon à gros favoris noirs, qui lui parlait d'un air animé, la
regardait avec des yeux hardis, et arrangeait la couverture d'un lit,
tandis qu'elle souriait avec bonhomie des hâbleries qu'il débitait, et
qu'elle songeait à l'ivresse de Célio lorsque la surprise ferait son
effet.

Il n'en fallait pas tant pour que l'imagination de Karol, prompte à
l'insulte, et s'emparant toujours du fait apparent sans le comprendre
et sans l'expliquer, prît un essor funeste. Il laissa échapper une
exclamation bizarre, outrageante, sur le seuil de la chambre de
Lucrezia, et s'enfuit comme un homme qui vient d'être témoin de son
déshonneur. Il lui fallut tout le reste du jour pour se calmer et
ouvrir les yeux. Il fallut que la Floriani descendît à une explication
avilissante pour elle et pour lui. Elle le traita, cette fois, comme un
malade qu'il faut persuader et guérir, sans prendre ses hallucinations
au sérieux. Mais que devient l'enthousiasme, que devient l'amour, quand
celui qui en est l'objet se conduit comme un maniaque?

Un autre jour on vint dire à la Floriani que Mangiafoco, le pêcheur qui
l'avait recherchée autrefois en mariage, et qui lui avait causé tant de
frayeur et d'éloignement, était à l'article de la mort, et demandait à
la voir avant de rendre l'âme. Cet homme n'avait jamais osé se présenter
devant elle depuis qu'elle était revenue dans le pays, et ce n'était pas
sans répugnance qu'elle consentait à lui fermer les yeux. Mais c'était
un devoir de religieuse miséricorde à remplir, et elle partit sans
hésiter, pour l'autre rive du lac, avec son père et Biffi. Elle trouva
un moribond qui lui demandait pardon des peines et des peurs qu'il lui
avait faites jadis, et qui la suppliait de prier pour le repos de son
âme. Elle le consola avec bonté, et sa compassion généreuse adoucit les
dernières convulsions d'agonie de cet homme, ancien soldat, espèce de
bandit déjà vieux, méchant, brutal, avare, et cependant doué d'une
certaine intelligence et de quelques instincts patriotiques et
romanesques.

La Floriani revint assez émue, après avoir vu s'exhaler péniblement son
dernier soupir. Elle raconta simplement à Salvator, devant Karol, ce qui
s'était passé, et les paroles tantôt absurdes, tantôt profondes, que cet
homme lui avait dites en se débattant contre la mort. Salvator trouva
que, dans ce dévouement nouveau, sa chère Floriani avait été admirable
comme toujours; mais Karol garda le silence. Il avait été inquiet de
cette sortie soudaine, de cette absence qui avait duré depuis le coucher
du soleil jusqu'à minuit. Il ne concevait pas que l'on pût porter tant
d'intérêt à un misérable qui l'avait si peu mérité. Et comment avait-il
eu l'audace d'appeler à son lit de mort une femme à laquelle il s'était
rendu si haïssable? Il fallait qu'il eût de la confiance dans sa bonté
et dans sa faculté d'oublier les outrages!

Ces réflexions furent faites d'un ton assez singulier. Lucrezia, qui
n'était pas encore sur le _qui-vive_ de la jalousie à tout propos, et
qui ne s'était pas encore doutée que sa bonne action eût paru criminelle
au prince, le regarda avec surprise et vit qu'il était en colère. Il
avait les yeux rouges, il faisait claquer les articulations de ses
doigts; c'était une sorte de tic nerveux, qui trahissait son dépit et
qu'elle commençait à comprendre.

Elle ne put se défendre de hausser les épaules.

Karol ne s'en aperçut point et continua:

--Quel âge avait ce _Mangiafoco_?

--Soixante ans, au moins, répondit-elle d'un ton froid et sévère.

--Et, sans doute, reprit Karol au bout d'un instant, il avait une bien
belle figure, une barbe effrayante, des guenilles pittoresques? c'était
un bandit de théâtre ou de roman qu'on ne pouvait regarder sans frémir?
L'imagination des femmes se plaît à ces dehors-là, et on est toujours
flatté d'avoir enchaîné un animal sauvage. Sans doute, en expirant, il
avait l'air du tigre blessé qui jette sur la colombe un dernier regard
de convoitise et de regret?

--Karol, dit la Floriani en soupirant, un homme qui se meurt est
donc chose fort agréable à peindre? Vous devriez aller voir celui-là
maintenant qu'il est mort; cela ferait tomber tout de suite votre
ironie, et couperait court à vos métaphores poétiques. Mais vous n'irez
pas, vous qui parlez si bien, vous n'en aurez pas le courage; sa
chaumière est malpropre.

«Comme elle est susceptible, ce soir! pensa Karol. Qui sait ce qui s'est
passé autrefois entre elle et ce misérable?»




XXVIII.


Un autre jour, Karol fut jaloux du curé, qui venait faire une quête.
Un autre jour, il fut jaloux d'un mendiant qu'il prit pour un galant
déguisé. Un autre jour, il fut jaloux d'un domestique qui, étant
fort gâté, comme tous les serviteurs de la maison, répondit avec
une hardiesse qui ne lui sembla pas naturelle. Et puis, ce fut un
colporteur, et puis le médecin; et puis, un grand benêt de cousin,
demi-bourgeois, demi-manant, qui vint apporter du gibier à la Lucrezia,
et que, bien naturellement, elle traita en bonne parente, au lieu de
l'envoyer à l'office. Les choses en arrivèrent à ce point qu'il n'était
plus permis de remarquer la figure d'un passant, l'adresse d'un
braconnier, l'encolure d'un cheval. Karol était même jaloux des enfants.
Que dis-je, _même?_ il faudrait dire surtout.

C'était bien là, en effet, les seuls rivaux qu'il eût, les seuls êtres
auxquels la Floriani pensât autant qu'à lui. Il ne se rendit pas compte
du sentiment qu'il éprouvait en les voyant dévorer leur mère, de
caresses. Mais, comme, après l'imagination d'un bigot, il n'y en a pas
de plus impertinente que celle d'un jaloux, il prit bientôt les enfants
en grippe, pour ne pas dire en exécration. Il remarqua enfin qu'ils
étaient gâtés, bruyants, entiers, fantasques, et il s'imagina que tous
les enfants n'étaient pas de même. Il s'ennuya de les voir presque
toujours entre leur mère et lui. Il trouva qu'elle leur cédait trop,
qu'elle se faisait leur esclave. En d'autres moments aussi, il
se scandalisa quand elle les mettait en pénitence. Ce système de
gouvernement maternel, si simple, si bien indiqué par la nature, qui
consiste à adorer d'abord les enfants, à s'en occuper sans cesse, à leur
accorder tout ce qui peut les rendre heureux et aimables, sauf à les
morigéner et les arrêter ensuite quand ils en abusent, à les gronder
parfois avec énergie et chaleur pour les récompenser tendrement quand
ils le méritent, tout cela se trouva l'opposé de sa manière de voir.
Selon lui, il ne fallait pas tant se familiariser avec eux, afin d'avoir
moins de peine à se faire craindre, au besoin. Il ne fallait pas les
tutoyer et les caresser, mais les tenir à distance, en faire, de bonne
heure, de petits hommes et de petites femmes bien sages, bien polis,
bien soumis, bien tranquilles. Il fallait leur enseigner prématurément
beaucoup de choses qu'ils ne pouvaient croire ni comprendre, afin de les
habituer à respecter la règle établie, l'usage, la croyance générale,
sans s'occuper d'abord d'une chose qu'il regardait comme impossible,
c'est-à-dire de les convaincre de l'utilité et de l'excellence du
principe dont ces usages et ces règles ne sont que la conséquence. Enfin
il fallait oublier qu'ils étaient des enfants, leur ôter le charme, le
plaisir et la liberté de cette première existence qui leur revient
de droit divin, faire travailler leur mémoire pour éteindre leur
imagination; développer l'habitude de la forme et retarder l'explication
du fond; faire, en un mot, tout l'opposé de ce que faisait et voulait
faire la Floriani.

Il faut se hâter de dire que cette manie de contrecarrer, et ce blâme
fatigant, n'étaient pas continuels et absolus chez le prince. Quand sa
jalousie ne l'obsédait point, c'est-à-dire dans ses moments lucides,
il disait et pensait tout le contraire. Il adorait les enfants, il les
admirait en toutes choses, même là où il n'y avait rien à admirer.
Il les gâtait plus que la Floriani, et se faisait leur esclave, sans
s'apercevoir, le moins du monde, de son inconséquence. C'est qu'alors
il était heureux et se montrait sous le côté angélique et idéal de sa
nature. Les accès d'ivresse que lui donnait l'amour de la Floriani
étaient le thermomètre qui marquait l'apogée de sa douceur, de sa bonté
et de sa tendresse. Ah! quel séraphin, quel archange il eût été, s'il
avait pu rester toujours ainsi! Dans ces moments-là, qui duraient
parfois des heures, des jours entiers, il était tout bienveillance,
tout charité, tout miséricorde, tout dévouement pour tous les êtres
qui l'approchaient. Il se détournait du chemin pour ne pas écraser
un insecte, il se serait jeté dans le lac pour sauver le chien de la
maison. Il eût fait le chien lui-même pour entendre les éclats de rire
du petit Salvator; il se fût fait lièvre ou perdrix pour donner à Célio
le plaisir de tirer un coup de fusil. Sa tendresse et son effusion
allaient jusqu'à l'excès, jusqu'à l'absurde. C'était alors un de ces
enthousiastes sublimes qu'il faut enfermer comme des fous ou adorer
comme des dieux.

Mais aussi quelle chute, quel cataclysme épouvantable dans tout son
être, quand, à l'accès de joie et de tendresse, succédait l'accès de
douleur, de soupçon et de dépit! Alors, tout changeait de face dans la
nature. Le soleil d'Iseo était armé de flèches empoisonnées, la vapeur
du lac était pestilentielle, la divine Lucrezia était une Pasiphaé, les
enfants de petits monstres; Célio devait périr sur l'échafaud, Laërtes
était enragé, Salvator Albani était le traître Yago, et le vieux
Menapace le juif Shylock. Des nuages noirs s'amoncelaient à l'horizon,
tout pleins de Vandoni, de Boccaferri, de Mangiafoco, de rivaux déguisés
en mendiants, en commis-voyageurs, en curés, en laquais, en colporteurs
et en moines, ces nuées allaient s'ouvrir et faire pleuvoir sur la villa
une armée d'anciens amis, d'anciens amants (ce qui était pour lui la
même race de vipères)! et la Floriani, souillée de hideux embrassements,
l'appelait avec un rire infernal pour assister à cette orgie
fantastique!

Ne croyez pas que son imagination, privée de frein et sans cesse excitée
par une disposition naturelle et par une passion insensée, restât
au-dessous de ce tableau. Il me serait impossible de la suivre et de
vous la faire suivre dans les tourbillons délirants qu'elle parcourait.
Jamais le Dante n'a rêvé de supplices semblables à ceux que se créait
cet infortuné. Ils étaient sérieux à force d'être absurdes, et il n'est
point d'apparition grotesque qui ne fasse peur aux enfants, aux malades
et aux jaloux.

Mais comme il était souverainement poli et réservé, jamais personne ne
pouvait seulement soupçonner ce qui se passait en lui. Plus il était
exaspéré, plus il se montrait froid, et l'on ne pouvait juger du degré
de sa fureur qu'à celui de sa courtoisie glacée. C'est alors qu'il était
véritablement insupportable, parce qu'il voulait raisonner et soumettre
la vie réelle à laquelle il n'avait jamais rien compris, à des principes
qu'il ne pouvait définir. Alors il trouvait de l'esprit, un esprit
faux et brillant pour torturer ceux qu'il aimait. Il était persifleur,
guindé, précieux, dégoûté de tout. Il avait l'air de mordre tout
doucement pour s'amuser, et la blessure qu'il faisait pénétrait
jusqu'aux entrailles. Ou bien, s'il n'avait pas le courage de contredire
et de railler, il se renfermait dans un silence dédaigneux, dans une
bouderie navrante. Tout lui paraissait étranger et indifférent. Il se
mettait à part de toutes choses, de toutes gens, de toute opinion et
de toute idée. Il ne _comprenait pas cela_. Quand il avait fait cette
réponse aux caressantes investigations d'une causerie qui s'efforçait
en vain de le distraire, on pouvait être certain qu'il méprisait
profondément tout ce qu'on avait dit et tout ce qu'on pourrait dire.

La Floriani craignait que sa famille, et le comte Albani lui-même, ne
vinssent à pressentir cette jalousie qu'elle devinait enfin, et dont
elle se sentait humiliée mortellement. Elle en cachait donc avec soin
les causes misérables et s'efforçait d'en adoucir les déplorables
effets. Après s'être beaucoup inquiétée d'abord pour la santé et pour la
vie du prince, elle put constater qu'il ne se portait jamais mieux que
quand il s'était livré à des agitations et à des colères intérieures,
qui eussent tué tout autre que lui. Il est des organisations qui ne
puisent leur force que dans la souffrance, et qui semblent se renouveler
en se consumant, comme le phénix. Elle cessa donc de s'alarmer, mais
elle commença à souffrir étrangement d'une intimité à laquelle l'enfer
des poëtes peut seul être comparé. Elle était devenue, entre les mains
de ce terrible amant, la pierre que Sisyphe roule sans cesse au sommet
de la montagne et laisse choir au fond d'un abîme; malheureuse pierre
qui ne se brise jamais!
                
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