LIBRAIRIE BLANCHARD RUE RICHELIEU, 78
ÉDITION J. HETZEL
LIBRAIRIE MARESCO ET Cie 6, RUE DU PONT-DE-LODI
[Illustration]
LUCREZIA FLORIANI
NOTICE
Je n'ai point à dire ici sous l'empire de quelles idées littéraires j'ai
écrit ce roman, puisqu'il est accompagné d'une préface qui résume mes
opinions d'alors, et que ces opinions n'ont pas changé. Mais je tiens à
bien dire ce que j'ai seulement indiqué dans cette préface à l'égard
des productions contemporaines dont j'ai critiqué la forme et rejeté
l'exemple.
Ce n'est point par fausse modestie, encore moins par pusillanimité de
caractère, que je déclare aimer beaucoup les événements romanesques,
l'imprévu, l'intrigue, l'_action_ dans le roman. Pour le roman comme
pour le théâtre, je voudrais que l'on trouvât le moyen d'allier le
mouvement dramatique à l'analyse vraie des caractères et des sentiments
humains. Sans vouloir faire ici la critique ni l'éloge de personne,
je dis que ce problème n'est encore résolu d'une manière générale et
absolue, ni pour le roman, ni pour le théâtre. Depuis vingt ans, on
flotte entre les deux extrêmes, et, pour ma part, aimant les émotions
fortes dans la fiction, j'ai marché cependant dans l'extrême opposé,
non point tant par goût que par conscience, parce que je voyais ce côté
négligé et abandonné par la mode. J'ai fait tous mes efforts, sans
m'exagérer leur faiblesse ni leur importance, pour retenir la
littérature de mon temps dans un chemin praticable entre le lac paisible
et le torrent fougueux. Mon instinct m'eût poussé vers les abîmes, je
le sens encore à l'intérêt et à l'avidité irréfléchie avec lesquels mes
yeux et mes oreilles cherchent le drame; mais quand je me retrouve avec
ma pensée apaisée et rassasiée, je fais comme tous les lecteurs, comme
tous les spectateurs, je reviens sur ce que j'ai vu et entendu, et je me
demande le pourquoi et le comment de l'action qui m'a ému et emporté. Je
m'aperçois alors des brusques invraisemblances ou des mauvaises raisons
de ces faits que le torrent de l'imagination a poussés devant lui, au
mépris des obstacles de la raison ou de la vérité morale, et de là le
mouvement rétrograde qui me repousse, comme tant d'autres, vers le lac
uni et monotone de l'analyse.
Pourtant, je ne voudrais pas voir la génération à laquelle j'appartiens
s'oublier trop longtemps sur ces eaux dormantes et méconnaître le
progrès qui l'appelle sans cesse vers des horizons nouveaux. Lucrezia
Floriani, ce livre tout d'analyse et de méditation, n'est donc qu'une
protestation relative contre l'abus de ces formes à la mode d'alors,
véritables machines à surprises, dont il me semblait voir le public
confondre avec peu de discernement les qualités et les défauts.
Dirai-je maintenant un mot sur mon oeuvre même, non pas quant à
la forme, qui a tous les défauts (acceptés d'avance) que mon plan
comportait, mais quant au fond, cette inaliénable question de liberté
intellectuelle que chaque lecteur s'est toujours arrogé et s'arrogera
toujours le droit de contester? Je ne demande pas mieux. Victor Hugo,
déniant au public, dans la préface des _Orientales_, le droit d'adresser
au poëte son insolent _pourquoi_, et décrétant qu'en fait de choix dans
le sujet, l'auteur ne relevait que de lui-même, avait certainement
raison devant la puissance surhumaine qui envoie au poëte l'inspiration,
sans consulter le goût, les habitudes ou les opinions du siècle. Mais le
public ne se rend pas à de si hautes considérations; il va son train, et
continue à dire aux grands comme aux petits: Pourquoi nous servez-vous
ce mets? De quoi se compose-t-il? Où l'avez-vous pris? Avec quoi est-il
assaisonné? etc., etc.
De telles questions sont assez oiseuses, et surtout elles sont
embarrassantes; car cet instinct qui porte un écrivain à choisir
aujourd'hui tel ou tel sujet qui ne l'eût peut-être pas frappé hier, est
insaisissable de sa nature. Et si l'on y répondait ingénument, le public
serait-il beaucoup plus avancé?
Si je vous disais, par exemple, ce qu'un très-grand poëte me disait un
jour, sans aucune affectation, et même avec une naïveté enjouée: à toute
heure, mille sujets flottent et se succèdent dans ma cervelle: tous me
plaisent un instant, mais je ne m'y arrête point, sachant que celui
que je suis capable de traiter _m'empoignera_ d'une manière toute
particulière et me fera sentir son autorité sur ma volonté par des
signes irrécusables?--Quels sont-ils? lui demandai-je, vivement
intéressé.--Une sorte d'éblouissement, me répondit-il, et un battement
de coeur comme si j'allais m'évanouir. Quand une pensée, une image,
un fait quelconque, traversent mon esprit en agitant ainsi mon être
physique, quelque vague qu'ils soient, je me sens averti par cette sorte
de vertige, d'avoir à m'y arrêter afin d'y chercher mon poëme.
Eh bien, qu'auriez-vous à répondre à ce poëte? Eût-il mieux fait de vous
consulter, que d'écouter cette voix intérieure qui le sommait de lui
obéir?
Dans un ordre d'idées et de productions moins élevées, il y a un
attrait mystérieux que je n'aurai pas, quant à moi, l'orgueil d'appeler
_l'inspiration_, mais que je subis sans vouloir m'en défendre quand il
se présente. Les gens qui ne font pas d'ouvrages d'imagination croient
que cela ne se fait qu'avec des souvenirs, et vous demandent toujours:
«Qui donc avez-vous voulu peindre?» Ils se trompent beaucoup s'ils
croient qu'il soit possible de faire d'un personnage réel un type de
roman, même dans un roman aussi peu romanesque que celui de Lucrezia
Floriani. Il faudrait toujours tellement aider à la réalité de cet être,
pour le rendre logique et soutenu, dans un fait fictif, ne fût-ce que
pendant vingt pages, qu'à la vingt et unième vous seriez déjà sorti de
la ressemblance, et à la trentième, le type que vous auriez prétendu
retracer aurait entièrement disparu. Ce qui est possible à faire, c'est
l'analyse d'un sentiment. Pour qu'il ait un sens à l'intelligence, en
passant à travers le prisme des imaginations, il faut donc créer les
personnages pour le sentiment qu'on veut décrire, et non le sentiment
pour les personnages.
Du moins c'est là mon procédé, et je n'en ai jamais pu trouver d'autre.
Cent fois, on m'a proposé des _sujets_ à traiter. On me racontait une
histoire intéressante, on me décrivait les héros, on me les montrait
même. Jamais il ne m'a été possible de faire usage de ces précieux
matériaux. J'étais de suite frappé d'une chose que tous, vous avez
dû observer plus d'une fois. C'est qu'il y a un désaccord apparent,
inexplicable, mais très-complet, entre la conduite des personnes dans
les circonstances romanesques de la vie, et le caractère, les habitudes,
l'extérieur de ces personnes mêmes. De là, ce premier mouvement qui nous
fait dire à tous, à l'aspect d'une personne dont les oeuvres ou les
actions ont frappé notre esprit: _Je ne me la figurais pas comme cela!_
D'où vient? Je ne sais, ni vous non plus, lecteurs amis. Mais, c'est
ainsi, et nous pourrons le chercher ensemble quand nous en aurons le
temps. Quant à présent, pour abréger cet avant-propos déjà trop long, je
n'ai qu'un mot à répondre à vos questions accoutumées. Examinez si la
peinture de la passion qui fait le sujet de ce livre a quelque vérité,
quelque profondeur, je ne dirai pas quelque enseignement, c'est à vous
de trouver les conclusions, et tout l'office de l'écrivain consiste à
vous faire réfléchir. Quant aux deux types sacrifiés (tous deux) à cette
passion terrible, refaites-les mieux en vous-mêmes si la fantaisie
de l'auteur les a mal appropriés au genre d'exemple qu'ils devaient
fournir.
GEORGE SAND.
Nohant, 16 janvier 1853.
AVANT-PROPOS.
Mon cher lecteur (c'est la vieille formule et c'est la seule bonne), je
viens t'apporter un nouvel essai dont la forme est renouvelée des Grecs
tout au moins, et qui te plaira peut-être médiocrement. Le temps n'est
plus où
... A genoux dans une humble préface.
Un auteur au public semblait demander grâce.
On s'est beaucoup corrigé de celle fausse modestie depuis que Boileau
l'a signalée au mépris des grands hommes. Aujourd'hui, on procède tout à
fait cavalièrement, et si l'on fait une préface, on y prouve au lecteur
consterné qu'il doit lire chapeau bas, admirer et se taire.
On fait fort bien d'agir ainsi avec toi, lecteur bénévole, puisque cela
réussit. Tu n'en es pas moins satisfait, parce que tu sais fort bien que
l'auteur n'est pas si mauvaise tête qu'il veut bien le paraître, que
c'est un genre, une mode, une manière de porter le costume de son rôle,
et qu'au fond, il va te donner ce qu'il a de plus fort et te servir
selon ton goût.
Or, tu as souvent fort mauvais goût, mon bon lecteur. Depuis que tu n'es
plus Français, tu aimes tout ce qui est contraire à l'esprit français,
à la logique française, aux vieilles habitudes de la langue et de la
déduction claire et simple des faits et des caractères. Il faut, pour
te plaire, qu'un auteur soit à la fois aussi dramatique que Shakspeare,
aussi romantique que Byron, aussi fantastique qu'Hoffmann, aussi
effrayant que Lewis et Anne Radcliffe, aussi héroïque que Calderon et
tout le théâtre espagnol; et, s'il se contente d'imiter seulement un de
ces modèles, tu trouves que c'est bien pauvre de couleur.
Il est résulté de tes appétits désordonnés, que l'école du roman s'est
précipitée dans un tissu d'horreurs, de meurtres, de trahisons, de
surprises, de terreurs, de passions bizarres, d'événements stupéfiants;
enfin, dans un mouvement à donner le vertige aux bonnes gens qui n'ont
pas le pied assez sûr ni le coup d'oeil assez prompt pour marcher de ce
train-là.
Voilà donc ce que l'on fait pour te plaire, et si tu as reçu quelques
soufflets pour la forme, c'était une manière de fixer ton attention,
afin de te combler ensuite des satisfactions auxquelles tu aspires.
Ainsi, je dis que jamais public ne fut plus caressé, plus adulé, plus
gâté que tu ne l'es, par le temps qui court et les oeuvres qui pleuvent.
Tu as pardonné tant d'impertinences que tu m'en passeras bien une
petite; c'est de te dire que tu détériores ton estomac à manger tant
d'épices, que tu uses tes émotions et que tu épuises tes romanciers. Tu
les forces à un abus de moyens et à des fatigues d'imagination après
lesquelles rien ne sera plus possible, à moins qu'on n'invente une
nouvelle langue et qu'on ne découvre une nouvelle race d'hommes. Tu
ne permets plus au talent de se ménager, et il se prodigue. Un de ces
matins, il aura tout dit et sera forcé de se répéter. Cela t'ennuiera,
et, ingrat envers tes amis comme tu l'as toujours été, et comme tu le
seras toujours, tu oublieras les prodiges d'imagination et de fécondité
qu'ils ont faits pour toi et les plaisirs qu'ils t'ont donnés.
Puisqu'il en est ainsi, sauve qui peut! Demain, le mouvement rétrograde
va se faire, la réaction va commencer. Mes confrères sont sur les dents,
je parie, et vont se coaliser pour demander un autre genre de travail,
et des salaires moins péniblement achetés. Je sens venir cet orage dans
l'air qui se plombe et s'alourdit, et je commence prudemment par tourner
le dos au mouvement de rotation délirante qu'il t'a plu d'imprimer à la
littérature. Je m'assieds au bord du chemin et je regarde passer les
brigands, les traîtres, les fossoyeurs, les étrangleurs, les écorcheurs,
les empoisonneurs, les cavaliers armés jusqu'aux dents, les femmes
échevelées, toute la troupe sanglante et furibonde du drame moderne. Je
les vois, emportant leurs poignards, leurs couronnes, leurs guenilles
de mendiants, leurs manteaux de pourpre, t'envoyant des malédictions et
cherchant d'autres emplois dans le monde que ceux de chevaux de course.
Mais comment vais-je m'y prendre, moi, pauvre diable, qui n'avais jamais
cherché ni réussi à faire d'innovation dans la forme, pour ne pas être
emporté dans ce tourbillon, et pour ne pas me trouver, cependant, trop
en retard, quand la mode nouvelle, encore inconnue, mais imminente, va
lever la tête?
Je vais me reposer d'abord et faire un petit travail tranquille, après
quoi nous verrons bien! Si la nouvelle mode est bonne, nous la suivrons.
Mais celle du jour est trop fantasque, trop riche; je suis trop vieux
pour m'y mettre, et mes moyens ne me le permettent pas. Je vais
continuera porter les habits de mon grand-père; ils sont commodes,
simples et solides.
Ainsi, lecteur, pour procéder à la française, comme nos bons aïeux, je
te préviens que je retrancherai du récit que je vais avoir l'honneur de
te présenter, l'élément principal, l'épice la plus forte qui ait cours
sur la place: c'est-à-dire l'imprévu, la surprise. Au lieu de te
conduire d'étonnements en étonnements, de te faire tomber à chaque
chapitre de fièvre en chaud mal, je te mènerai pas à pas par un petit
chemin tout droit, en te faisant regarder devant toi, derrière toi, à
droite, à gauche, les buissons du fossé, les nuages de l'horizon, tout
ce qui s'offrira à ta vue, dans les plaines tranquilles que nous aurons
à parcourir. Si, par hasard, il se présente un ravin, je te dirai:
«Prends garde, il y a ici un ravin;» si c'est un torrent, je t'aiderai à
passer ce torrent, je ne t'y pousserai pas la tête la première, pour me
donner le plaisir de dire aux autres: «Voilà un lecteur bien attrapé,»
et pour celui de t'entendre crier: «Ouf! je me suis cassé le cou, je ne
m'y attendais guère; cet auteur-là m'a joué un bon tour.»
Enfin, je ne me moquerai pas de toi; je crois qu'il est impossible
d'avoir de meilleurs procédés... Et pourtant, il est fort probable que
tu m'accuseras d'être le plus insolent et le plus présomptueux de tous
les romanciers, que tu te fâcheras à moitié chemin et que tu refuseras
de me suivre.
A ton aise! Va où ton penchant te pousse. Je ne suis pas irrité contre
ceux qui te captivent, en faisant le contraire de ce que je veux faire.
Je n'ai pas de haine contre la mode. Toute mode est bonne tant qu'elle
dure et qu'elle est bien portée; il n'est possible de la juger que quand
son règne est fini. Elle a le droit divin pour elle; elle est fille du
génie des temps: mais le monde est si grand qu'il y a place pour tous,
et les libertés dont nous jouissons s'étendent bien jusqu'à nous
permettre de faire un mauvais roman.
I.
Le jeune prince Karol de Roswald venait de perdre sa mère lorsqu'il fit
connaissance avec la Floriani.
Il était plongé encore dans une tristesse profonde, et rien ne pouvait
le distraire. La princesse de Roswald avait été pour lui une mère tendre
et parfaite. Elle avait prodigué à son enfance débile et souffreteuse
les soins les plus assidus et le dévouement le plus entier. Élevé sous
les yeux de cette digne et noble femme, le jeune homme n'avait eu qu'une
passion réelle dans toute sa vie: l'amour filial. Cet amour réciproque
du fils et de la mère les avait rendus exclusifs, et peut-être un peu
trop absolus dans leur manière de voir et de sentir. La princesse était
d'un esprit supérieur et d'une grande instruction, il est vrai; son
entretien et ses enseignements semblaient pouvoir tenir lieu de tout au
jeune Karol. La frêle santé de celui-ci s'était opposée à ces études
classiques, pénibles, sèchement tenaces, qui ne valent pas toujours par
elles-mêmes les leçons d'une mère éclairée, mais qui ont cet avantage
indispensable de nous apprendre à travailler, parce qu'elles sont comme
la clef de la science de la vie. La princesse de Roswald ayant écarté
les pédagogues et les livres, par ordonnance des médecins, s'était
attachée à former l'esprit et le coeur de son fils, par sa conversation,
par ses récits, par une sorte d'_insufflation_ de son être moral, que le
jeune homme avait aspirée avec délices. Il était donc arrivé à savoir
beaucoup sans avoir rien appris.
Mais rien ne remplace l'expérience; et le soufflet que, dans mon
enfance, on donnait encore aux marmots pour leur graver dans la mémoire
le souvenir d'une grande émotion, d'un fait historique, d'un crime
célèbre, ou de tout autre _exemple_ à suivre ou à éviter, n'était pas
chose si niaise que cela nous parait aujourd'hui. Nous ne donnons plus
ce soufflet à nos enfants; mais ils vont le chercher ailleurs, et la
lourde main de l'expérience l'applique plus rudement que ne ferait la
nôtre.
Le jeune Karol de Roswald connut donc le monde et la vie de bonne
heure, de trop bonne heure peut-être, mais par la théorie et non par la
pratique. Dans le louable dessein d'élever son âme, sa mère ne laissa
approcher de lui que des personnes distinguées, dont les préceptes et
l'exemple devaient lui être salutaires. Il sut bien que _dehors_ il
y avait des méchants et des fous, mais il n'apprit qu'à les éviter,
nullement à les connaître. On lui enseigna bien à secourir les
malheureux; les portes du palais où s'écoula son enfance étaient
toujours ouvertes aux nécessiteux; mais, tout en les assistant, il
s'habitua à mépriser la cause de leur détresse et à regarder cette plaie
comme irrémédiable dans l'humanité. Le désordre, la paresse, l'ignorance
ou le manque de jugement, sources fatales d'égarement et de misère, lui
parurent, avec raison, incurables chez les individus. On ne lui apprit
point à croire que les masses doivent et peuvent insensiblement s'en
affranchir, et qu'en prenant l'humanité corps à corps, en discutant avec
elle, en la gourmandent, et la caressant tour à tour, comme un enfant
qu'on aime, en lui pardonnant beaucoup de rechutes pour en obtenir
quelques progrès, on fait plus pour elle qu'en jetant à ses membres
perclus ou gangrenés le secours restreint de la compassion.
Il n'en fut pas ainsi. Karol apprit que l'aumône était un devoir; et
c'en est un à remplir sans doute, tant que, par l'arrangement social,
l'aumône sera nécessaire. Mais ce n'est qu'un des devoirs que l'amour de
notre immense famille humaine nous impose. Il y en a bien d'autres, et
le principal n'est pas de plaindre, c'est d'aimer. Il embrassa avec
ardeur la maxime qu'il fallait haïr le mal; mais il s'attacha à la
lettre, qu'il faut plaindre ceux qui le font; et, encore une fois,
_plaindre_ n'est pas assez. Il faut _aimer_ surtout pour être juste et
pour ne pas désespérer de l'avenir. Il faut n'être pas trop délicat pour
soi-même, et ne pas s'endormir dans le sybaritisme d'une conscience pure
et satisfaite d'elle-même. Il était assez généreux, ce bon jeune homme,
pour ne pas jouir sans remords de son luxe, en songeant que la plupart
des hommes manquent du nécessaire; mais il n'appliquait pas cette
commisération à la misère morale de ses semblables. Il n'avait pas
assez de lumière dans la pensée pour se dire que la perversité humaine
rejaillit sur ceux qui en sont exempts, et que faire la guerre au mal
général est le premier devoir de ceux qui n'en sont pas atteints.
Il voyait, d'un côté, l'aristocratie morale, la distinction de
l'intelligence, la pureté des moeurs, la noblesse des instincts, et il
se disait: «Soyons avec ceux-là.» De l'autre, il voyait l'abrutissement,
la bassesse, la folie, la débauche, et il ne se disait pas: «Allons à
ceux-ci pour les ramener, s'il est possible.»--Non! lui avait-on appris
à dire, ils sont perdus! Donnons-leur du pain et des vêtements, mais ne
compromettons pas notre âme au contact de la leur. Ils sont endurcis et
souillés, abandonnons leur esprit à la clémence de Dieu.»
Cette habitude de se préserver devient, à la longue, une sorte
d'égoïsme, et il y avait un peu de cette sécheresse au fond du coeur de
la princesse. Il y en avait chez elle pour son fils encore plus que
pour elle-même. Elle l'isolait avec art des jeunes gens de son âge,
dès qu'elle les soupçonnait de folie ou seulement de légèreté. Elle
craignait pour lui ce frottement avec des natures différentes de la
sienne; et c'est pourtant ce contact qui nous rend hommes, qui nous
donne de la force, et qui fait qu'au lieu d'être entraînés à la première
occasion, nous pouvons résister à l'exemple du mal et garder de
l'influence pour faire prévaloir celui du bien.
Sans être d'une dévotion étroite et farouche, la princesse était d'une
piété assez rigide. Catholique sincère et fidèle, elle voyait bien les
abus, mais elle n'y savait pas d'autre remède que de les tolérer
en faveur de la grande cause de l'Église. «Le pape peut s'égarer,
disait-elle, c'est un homme; mais la papauté ne peut faillir: c'est une
institution divine.» Dès lors, les idées de progrès n'entraient point
facilement dans sa tête, et son fils apprit de bonne heure à les
révoquer en doute et à ne point espérer que le salut du genre humain pût
s'accomplir sur la terre. Sans être aussi régulier que sa mère dans les
pratiques religieuses (car en dépit de tout, au temps où nous sommes, la
jeunesse se dégage vite de tels liens), il resta dans cette doctrine
qui sauve les hommes de bonne volonté et ne sait pas briser la mauvaise
volonté des autres; qui se contente de quelques _élus_ et se résigne
à voir les nombreux _appelés_ tomber dans la géhenne du mal éternel:
triste et lugubre croyance qui s'accorde parfaitement avec les idées de
la noblesse et les privilèges de la fortune. Au ciel comme sur la terre,
le paradis pour quelques-uns, l'enfer pour le plus grand nombre. La
gloire, le bonheur et les récompenses pour les exceptions: la honte,
l'abjection et le châtiment pour presque tous.
Les âmes naturellement bonnes et généreuses, qui tombent dans cette
erreur, en sont punies par une éternelle tristesse. Il n'appartient
qu'aux insensibles ou aux stupides d'en prendre leur parti. La princesse
de Roswald souffrait de ce fatalisme catholique, dont elle ne pouvait
secouer les arrêts farouches. Elle avait pris une habitude de gravité
solennelle et sentencieuse qu'elle communiqua peu à peu à son fils, pour
le fond sinon pour la forme. Le jeune Karol ne connut donc point la
gaieté, l'abandon, la confiance aveugle et salutaire de l'enfance.
A vrai dire, il n'eut point d'enfance: ses pensées tournèrent à la
mélancolie, et lors même que vint l'âge d'être romanesque, ce ne furent
que des romans sombres et douloureux qui remplirent son imagination.
Et malgré cette fausse route que suivait l'esprit de Karol, c'était une
adorable nature d'esprit que la sienne. Doux, sensible, exquis en toutes
choses, il avait à quinze ans toutes les grâces de l'adolescence réunies
à la gravité de l'âge mur. Il resta délicat de corps comme d'esprit.
Mais cette absence de développement musculaire lui valut de conserver
une beauté charmante, une physionomie exceptionnelle qui n'avait, pour
ainsi dire, ni âge ni sexe. Ce n'était point l'air mâle et hardi d'un
descendant de cette race d'antiques magnats, qui ne savaient que boire,
chasser et guerroyer; ce n'était point non plus la gentillesse efféminée
d'un chérubin couleur de rose. C'était quelque chose comme ces créatures
idéales, que la poésie du moyen âge faisait servir à l'ornement des
temples chrétiens; un ange, beau de visage, comme une grande femme
triste, pur et svelte de forme comme un jeune dieu de l'Olympe, et pour
couronner cet assemblage, une expression à la fois tendre et sévère,
chaste et passionnée.
C'était là le fond de son être. Rien n'était plus pur et plus exalté en
même temps que ses pensées; rien n'était plus tenace, plus exclusif et
plus minutieusement dévoué que ses affections. Si l'on eût pu oublier
l'existence du genre humain, et croire qu'il s'était concentré et
personnifié dans un seul être, c'est lui qu'on aurait adoré sur les
ruines du monde. Mais cet être n'avait pas assez de relations avec ses
semblables. Il ne comprenait que ce qui était identique à lui-même, sa
mère, dont il était un reflet pur et brillant; Dieu, dont il se faisait
une idée étrange, appropriée à sa nature d'esprit; et enfin une chimère
de femme qu'il créait à son image, et qu'il aimait dans l'avenir sans la
connaître.
Le reste n'existait pour lui que comme une sorte de rêve fâcheux auquel
il essayait de se soustraire en vivant seul au milieu du monde. Toujours
perdu dans ses rêveries, il n'avait point le sens de la réalité. Enfant,
il ne pouvait toucher à un instrument tranchant sans se blesser; homme,
il ne pouvait se trouver en face d'un homme différent de lui, sans se
heurter douloureusement contre cette contradiction vivante.
Ce qui le préservait d'un antagonisme perpétuel, c'était l'habitude
volontaire et bientôt invétérée de ne point voir et de ne pas entendre
ce qui lui déplaisait en général, sans toucher à ses affections
personnelles. Les êtres qui ne pensaient pas comme lui devenaient à ses
yeux comme des espèces de fantômes, et, comme il était d'une politesse
charmante, on pouvait prendre pour une bienveillance courtoise ce qui
n'était chez lui qu'un froid dédain, voire une aversion insurmontable.
Il est fort étrange qu'avec un semblable caractère le jeune prince pût
avoir des amis. Il en avait pourtant, non-seulement ceux de sa mère,
qui estimaient en lui le digne fils d'une noble femme, mais encore des
jeunes gens de son âge, qui l'aimaient ardemment, et qui se croyaient
aimés de lui. Lui-même pensait les aimer beaucoup, mais c'était avec
l'imagination plutôt qu'avec le coeur. Il se faisait une haute idée de
l'amitié, et, dans l'âge des premières illusions, il croyait volontiers
que ses amis et lui, élevés à peu près de la même manière et dans les
mêmes principes, ne changeraient jamais d'opinion et ne viendraient
point à se trouver en désaccord formel.
Cela arriva pourtant, et, à vingt-quatre ans, qu'il avait lorsque sa
mère mourut, il s'était dégoûté déjà de presque tous. Un seul lui resta
très-fidèle. C'était un jeune Italien, un peu plus âgé que lui, d'une
noble figure et d'un grand coeur; ardent, enthousiaste; fort différent,
à tous autres égards, de Karol, il avait du moins avec lui ce rapport
qu'il aimait avec passion la beauté dans les arts, et qu'il professait
le culte de la loyauté chevaleresque. Ce fut lui qui l'arracha de
la tombe de sa mère, et qui, l'entraînant sous le ciel vivifiant de
l'Italie, le conduisit pour la première fois chez la Floriani.
II.
Mais qu'est-ce donc que la Floriani, deux fois nommée au chapitre
précédent, sans que nous ayons fait un pas vers elle?
Patience, ami lecteur. Je m'aperçois, au moment de frapper à la porte de
mon héroïne, que je ne vous ai pas assez fait connaître mon héros, et
qu'il me reste encore certaines longueurs à vous faire agréer.
Il n'y a rien de plus impérieux et de plus pressé qu'un lecteur de
romans; mais je ne m'en soucie guère. J'ai à vous révéler un homme tout
entier, c'est-à-dire un monde, un océan sans bornes de contradictions,
de diversités, de misères et de grandeurs, de logique et
d'inconséquences, et vous voulez qu'un petit chapitre me suffise! Oh!
non pas, je ne saurais m'en tirer sans entrer dans quelques détails, et
je prendrai mon temps. Si cela vous fatigue, passez, et si, plus tard,
vous ne comprenez rien à sa conduite, ce sera votre faute et non la
mienne.
L'homme que je vous présente est _lui_ et non un autre. Je ne puis vous
le faire comprendre en vous disant qu'il était jeune, beau, bien fait et
de belles manières. Tous les jeunes premiers de romans sont ainsi, et le
mien est un être que je connais dans ma pensée, puisque, réel ou fictif,
j'essaie de le peindre. Il a un caractère très-déterminé, et l'on ne
peut pas appliquer aux instincts d'un homme les mots sacramentels
qu'emploient les naturalistes pour désigner le parfum d'une plante ou
d'un minéral, en disant que ce corps exhale une odeur _sui generis_.
Ce _sui generis_ n'explique rien, et je prétends que le prince Karol de
Roswald avait un caractère _sui generis_ qu'il est possible d'expliquer.
Il était extérieurement si affectueux, par suite de sa bonne éducation
et de sa grâce naturelle, qu'il avait le don de plaire, même à ceux qui
ne le connaissaient pas. Sa ravissante figure prévenait en sa faveur; la
faiblesse de sa constitution le rendait intéressant aux yeux des femmes;
la culture abondante et facile de son esprit, l'originalité douce et
flatteuse de sa conversation lui gagnaient l'attention des hommes
éclairés. Quant à ceux d'une trempe moins fine, ils aimaient son
exquise politesse, et ils y étaient d'autant plus sensibles, qu'ils ne
concevaient pas, dans leur franche bonhomie, que ce fût l'exercice d'un
devoir, et que la sympathie y entrât pour rien.
Ceux-là, s'ils eussent pu le pénétrer, auraient dit qu'il était plus
aimable qu'aimant; et, en ce qui les concernait, c'eût été vrai. Mais
comment eussent-ils deviné cela, lorsque ses rares attachements étaient
si vifs, si profonds et si peu récusables?
Ainsi donc, on l'aimait toujours, sinon avec la certitude, du moins avec
l'espoir d'être payé de quelque retour. Ses jeunes compagnons, le voyant
faible et paresseux dans les exercices du corps ne songeaient pas à
dédaigner cette nature un peu infirme, parce que Karol ne s'en faisait
point accroire sous ce rapport. Lorsque, s'asseyant doucement sur
l'herbe, au milieu de leurs jeux, il leur disait avec un triste sourire:
«Amusez-vous, chers compagnons; je ne puis ni lutter, ni courir; vous
viendrez vous reposer près de moi.» Comme la force est naturellement
protectrice de la faiblesse, il arrivait que, parfois, les plus robustes
renonçaient généreusement à leur ardente gymnastique, et venaient lui
faire compagnie.
Parmi tous ceux qui étaient charmés et comme fascinés par la couleur
poétique de ses pensées et la grâce de son esprit, Salvator Albani fut
toujours le plus assidu. Ce bon jeune homme était la franchise même; et,
pourtant, Karol exerçait sur lui un tel empire qu'il n'osait jamais le
contredire ouvertement, lors même qu'il remarquait de l'exagération dans
ses principes et de la bizarrerie dans ses habitudes. Il craignait de
lui déplaire et de le voir se refroidir à son égard, comme cela était
arrivé pour tant d'autres. Il le soignait comme un enfant, lorsque
Karol, plus nerveux et impressionnable que réellement malade, se
retirait dans sa chambre pour dérober aux yeux de sa mère son malaise,
dont elle se tourmentait trop. Salvator Albani était donc devenu
nécessaire au jeune prince. Il le sentait, et lorsqu'une ardente
jeunesse le sollicitait de se distraire ailleurs, il sacrifiait ses
plaisirs ou il les cachait avec une généreuse hypocrisie, se disant à
lui-même que si Karol venait à ne plus l'aimer, il ne souffrirait plus
ses soins, et tomberait dans une solitude volontaire et funeste. Ainsi
Salvator aimait Karol pour le besoin que ce dernier avait de lui, et il
se faisait, par une étrange miséricorde, le complaisant de ses théories
opiniâtres et sublimes. Il admirait avec lui le stoïcisme, et, au fond,
il était ce qu'on appelle un épicurien. Fatigué d'une folie de la
veille, il lisait à son chevet un livre ascétique. Il s'enthousiasmait
naïvement à la peinture de l'amour unique, exclusif, sans défaillance
et sans bornes, qui devait remplir la vie de son jeune ami. Il trouvait
réellement cela superbe, et pourtant il ne pouvait se passer d'intrigues
amoureuses, et il lui cachait le chiffre de ses aventures.
Cette innocente dissimulation ne pouvait durer qu'un certain temps, et
peu à peu Karol découvrit avec douleur que son ami n'était pas un saint.
Mais lorsque arriva cette épreuve redoutable, Salvator lui était devenu
si nécessaire, et il avait été forcé de lui reconnaître tant d'éminentes
qualités de coeur et d'esprit, qu'il lui fallut bien continuer a
l'aimer; beaucoup moins, à la vérité, qu'auparavant, mais encore assez
pour ne pouvoir se passer de lui. Néanmoins il ne put jamais prendre son
parti sur ses escapades de jeunesse, et cette affection, au lieu d'être
un adoucissement à sa tristesse habituelle, devint douloureuse comme une
blessure.
Salvator, qui redoutait la sévérité de la princesse de Roswald encore
plus que celle de Karol, lui cacha le plus longtemps possible ce que
Karol avait découvert avec tant d'effroi. Une longue et douloureuse
maladie à laquelle elle succomba, contribua aussi à la rendre moins
clairvoyante dans ses dernières années; et lorsque Karol la vit froide
sur son lit de mort, il tomba dans un tel accablement de désespoir, que
Salvator reprit sur lui tout son empire, et fut seul capable de le faire
renoncer au dessein de se laisser mourir.
C'était la seconde fois que Karol voyait la mort frapper à ses côtés
l'objet de ses affections. Il avait aimé une jeune personne qui lui
était destinée. C'était l'unique roman de sa vie, et nous en parlerons
en temps et lieu. Il n'avait plus rien à aimer sur la terre que
Salvator. Il l'aima; mais toujours avec des restrictions, de la
souffrance, et une sorte d'amertume, en songeant que son ami n'était pas
susceptible d'être aussi malheureux que lui.
Six mois après cette dernière catastrophe, la plus sensible et la plus
réelle des deux, à coup sûr, le prince de Roswald parcourait l'Italie,
en chaise de poste, emporté malgré lui, dans un tourbillon de poussière
embrasée, par son courageux ami. Salvator avait besoin de plaisirs et de
gaieté; pourtant il sacrifia tout à celui qu'on appelait devant lui
son enfant gâté. Quand on lui disait cela, «dites mon enfant chéri,
répondait-il; mais tout choyé que Roswald ait été par sa mère et par
moi, son coeur ni son caractère ne se sont gâtés. Il n'est devenu ni
exigeant, ni despote, ni ingrat, ni maniaque. Il est sensible aux
moindres attentions, et reconnaissant plus qu'il ne faut de mon
dévouement.»
Cela était généreux à reconnaître, mais cela était vrai. Karol n'avait
point de petits défauts. Il en avait un seul, grand, involontaire et
funeste, l'intolérance de l'esprit. Il ne dépendait pas de lui d'ouvrir
ses entrailles à un sentiment de charité générale pour élargir son
jugement à l'endroit des choses humaines. Il était de ceux qui croient
que la vertu est de s'abstenir du mal, et qui ne comprennent pas ce que
l'Évangile, qu'ils professent strictement d'ailleurs, a de plus sublime,
cet amour du pécheur repentant qui fait éclater plus de joie au ciel que
la persévérance de cent justes, cette confiance au retour de la brebis
égarée; en un mot, cet esprit même de Jésus, qui ressort de toute sa
doctrine et qui plane sur toutes ses paroles: à savoir que celui qui
aime est plus grand, lors même qu'il s'égare, que celui qui va droit,
par un chemin solitaire et froid.
Dans le détail de la vie, Karol était d'un commerce plein de charmes.
Toutes les formes de la bienveillance prenaient chez lui une grâce
inusitée, et quand il exprimait sa gratitude, c'était avec une émotion
profonde qui payait l'amitié avec usure. Même dans sa douleur, qui
semblait éternelle, et dont il ne voulait pas prévoir la fin, il portait
un semblant de résignation, comme s'il eût cédé au désir que Salvator
éprouvait de le conserver à la vie.
Par le fait, sa santé délicate n'était pas altérée profondément, et sa
vie n'était menacée par aucune désorganisation sérieuse; mais l'habitude
de languir et de ne jamais essayer ses forces, lui avait donné la
croyance qu'il ne survivrait pas longtemps à sa mère. Il s'imaginait
volontiers qu'il se sentait mourir chaque jour, et, dans cette pensée,
il acceptait les soins de Salvator et lui cachait le peu de temps qu'il
jugeait devoir en profiter. Il avait un grand courage extérieur, et s'il
n'acceptait pas, avec l'insouciance héroïque de la jeunesse, l'idée
d'une mort prochaine, il en caressait du moins l'attente avec une sorte
d'amère volupté.
Dans cette persuasion, il se détachait chaque jour de l'humanité, dont
il croyait déjà ne plus faire partie. Tout le mal d'ici-bas lui devenait
étranger. Apparemment, pensait-il, Dieu ne lui avait pas donné mission
de s'en inquiéter et de le combattre, puisqu'il lui avait compté si
peu de jours à passer sur la terre. Il regardait cela comme une faveur
accordée aux vertus de sa mère, et, quand il voyait la souffrance
attachée comme un châtiment aux vices des hommes, il remerciait le ciel
de lui avoir donné la souffrance sans la chute, comme une épreuve
qui devait le purifier de toute la souillure du péché originel. Il
s'élançait alors en imagination vers l'autre vie, et se perdait dans des
rêves mystérieux. Au fond de tout cela, il y avait la synthèse du dogme
catholique; mais, dans les détails, son cerveau de poète se donnait
carrière. Car il faut bien le dire, si ses instincts et ses principes de
conduite étaient absolus, ses croyances religieuses étaient fort
vagues; et c'était là l'effet d'une éducation toute de sentiment et
d'inspiration, où le travail aride de l'examen, les droits de la raison
et le fil conducteur de la logique n'étaient entrés pour rien.
Comme il n'avait suivi et approfondi par lui-même aucune étude, il
s'était fait dans son esprit de grandes lacunes, que sa mère avait
comblées, comme elle l'avait pu, en invoquant la sagesse impénétrable de
Dieu et l'insuffisance de la lumière accordée aux hommes. C'était encore
là le catholicisme. Plus jeune et plus artiste que sa mère, Karol avait
idéalisé sa propre ignorance; il avait meublé, pour ainsi dire, ce vide
effrayant avec des idées romanesques; des anges, des étoiles, un vol
sublime à travers l'espace, un lieu inconnu où son âme se reposerait à
coté de celles de sa mère et de sa fiancée: voilà pour le paradis. Quant
à l'enfer, il n'y pouvait pas croire; mais, ne voulant pas le nier,
il n'y songeait pas. Il se sentait pur et plein de confiance pour son
propre compte. S'il lui avait fallu absolument dire où il reléguait les
âmes coupables, il eût placé leurs tourments dans les flots agités de la
mer, dans la tourmente des hautes régions, dans les bruits sinistres
des nuits d'automne, dans l'inquiétude éternelle. La poésie nuageuse et
séduisante d'Ossian avait passé par là, à côté du dogme romain.
La main ferme et franche de Salvator n'osait interroger toutes les
cordes de cet instrument subtil et compliqué. Il ne se rendait donc pas
bien compte de tout ce qu'il y avait de fort et de faible, d'immense et
d'incomplet, de terrible et d'exquis, de tenace et de mobile dans cette
organisation exceptionnelle. Si, pour l'aimer, il lui eût fallu le
connaître à fond, il y eût renoncé bien vite: car il faut toute la vie
pour comprendre de tels êtres: et encore n'arrive-t-on qu'à constater, à
force d'examen et de patience, le mécanisme de leur vie intime. La cause
de leurs contradictions nous échappe toujours.
Un jour qu'ils allaient de Milan à Venise, ils se trouvèrent non loin
d'un lac qui brillait au soleil couchant comme un diamant dans la
verdure.
--N'allons pas plus loin aujourd'hui, dit Salvator, qui remarquait sur
le visage de son jeune ami une fatigue profonde. Nous faisons de
trop longues journées, et nous nous sommes épuisés hier, de corps et
d'esprit, à admirer le grand lac de Côme.
--Ah! je ne le regrette pas, répondit Karol, c'est le plus beau
spectacle que j'aie vu de ma vie. Mais couchons où tu voudras, peu
m'importe.
--Cela dépend de l'état où tu te trouves. Pousserons-nous jusqu'au
prochain relais, ou bien ferons-nous un petit détour pour aller jusqu'à
Iseo, au bord du petit lac? Comment te sens-tu?
--Vraiment, je n'en sais rien!
--Tu n'en sais jamais rien! C'est désespérant! Voyons, souffres-tu?
--Je ne crois pas.
--Mais, tu es fatigué?
--Oui, mais pas plus que je ne le suis toujours.
--Alors, gagnons Iseo; l'air y sera plus doux que sur ces hauteurs.
Ils se dirigèrent donc vers le petit port d'Iseo. Il y avait eu une fête
aux environs. Des charrettes, attelées de petits chevaux maigres et
vigoureux, ramenaient les jeunes filles endimanchées, avec leur jolie
coiffure de statues antiques, le chignon traversé par de longues
épingles d'argent, et des fleurs naturelles dans les cheveux. Les hommes
venaient à cheval, à âne ou à pied. Toute la route était couverte de
cette population enjouée, de ces filles triomphantes, de ces hommes un
peu excités par le vin et l'amour, qui échangeaient à pleine voix avec
elles des rires et des propos fort joyeux, trop joyeux certainement pour
les chastes oreilles du prince Karol.
En tout pays, le paysan qui ne se contraint pas et ne change pas sa
manière naïve de dire, a de l'esprit et de l'originalité. Salvator, qui
ne perdait pas un jeu de mots du dialecte, ne pouvait s'empêcher de
sourire aux brusques saillies qui s'entre-croisaient sur le chemin,
autour de lui, tandis que la chaise de poste descendait au pas une pente
rapide inclinée vers le lac. Ces belles filles, dans leurs carrioles
enrubannées, ces yeux noirs, ces fichus flottants, ces parfums de
fleurs, les feux du couchant sur tout cela, et les paroles hardies
prononcées avec des voix fraîches et retentissantes, le mettaient en
belle humeur italienne. S'il eût été seul, il ne lui eût pas fallu
beaucoup de temps pour prendre la bride d'un de ces petits chevaux, et
pour se glisser dans la carriole la mieux garnie de jolies femmes. Mais
la présence de son ami le forçait d'être grave, et, pour se distraire de
ses tentations, il se mit à chantonner entre ses dents. Cet expédient ne
lui réussit point, car il s'aperçut bientôt qu'il répétait, malgré lui,
un air de danse qu'il avait saisi au vol d'un essaim de villageoises qui
le fredonnaient en souvenir de la fête.
III.
Salvator avait réussi à garder son sang-froid, jusqu'à ce qu'une grande
brune, passant à cheval, non loin de la calèche, jambe de çà, jambe de
là, lui montra avec un peu trop de confiance son muscle rebondi surmonté
d'une jarretière élégante. Il lui fut impossible de retenir une
exclamation et de ne pas pencher la tête hors de la voiture, pour suivre
de l'oeil cette jambe nerveuse et bien tournée.
--Est-elle donc tombée? lui dit le prince, apercevant sa préoccupation.
--Tombée quoi? répondit le jeune fou; la jarretière?
--Quelle jarretière? Je parle de la femme qui passait à cheval. Que
regardes-tu?
--Rien, rien, répliqua Salvator, qui n'avait pu s'empêcher de soulever
son bonnet de voyage pour saluer cette jambe. Dans ce pays de
courtoisie, il faudrait toujours avoir la tête nue. Et il ajouta, en se
rejetant au fond de la voiture: «C'est fort coquet, une jarretière rose
vif bordée de bleu-lapis.»
Karol n'était point pédant en paroles; il ne fit aucune réflexion, et
regarda le lac étincelant où brillaient, certes, de plus splendides
couleurs que celles des jarretières de la villageoise.
Salvator comprit son silence et lui demanda, comme pour s'excuser à ses
yeux, s'il n'était pas frappé de la beauté de la race humaine dans cette
contrée.
--Oui, répondit Karol avec une intention complaisante: j'ai remarqué
qu'il y avait par ici beaucoup de statuaire dans les formes. Mais tu
sais que je ne m'y connais pas beaucoup.
--Je le nie; tu comprends admirablement le beau, et je t'ai vu en extase
devant des échantillons de la statuaire antique.
--Un instant! il y a antique et antique; j'aime le bel art pur, élégant,
idéal du Parthénon. Mais je n'aime pas, ou du moins je ne comprends
pas la lourde musculature de l'art romain et les formes accusées de la
décadence. Ce pays-ci est tourné au matérialisme, la race s'en ressent.
Cela ne m'intéresse point.
--Quoi! franchement, la vue d'une belle femme ne charme pas tes regards,
ne fût-ce qu'un instant... quand elle passe?
--Tu sais bien que non. Pourquoi t'en étonner? Moi, j'ai accepté ton
admiration facile et banale pour toutes les femmes tant soit peu belles
qui passent devant toi. Tu es pressé d'aimer, et cependant, celle qui
doit s'emparer de ton être ne s'est pas encore présentée à tes regards.
Elle existe, sans doute, celle que Dieu a créée pour toi; elle t'attend,
et toi tu la cherches. C'est ainsi que je m'explique tes amours
insensés, tes brusques dégoûts, et toutes ces tortures de l'âme que
tu appelles tes plaisirs. Mais, quant à moi, tu sais bien que j'avais
rencontré la compagne de ma vie. Tu sais bien que je l'ai connue, tu
sais bien que je l'aimerai toujours dans la tombe, comme je l'ai aimée
sur la terre. Comme rien ne peut lui ressembler, comme personne ne me la
rappellerait, je ne regarde pas, je ne cherche pas: je n'ai pas besoin
d'admirer ce qui existe en dehors du type que je porte éternellement
parfait, éternellement vivant dans ma pensée.
Salvator eut envie de contredire son ami; mais il craignit de le voir
s'animer sur un pareil sujet, et retrouver, pour la discussion, une
force fébrile qu'il redoutait plus pour lui que la langueur de la
fatigue. Il se contenta de lui demander s'il était bien sûr de ne jamais
aimer une autre femme.
--Comme Dieu lui-même ne saurait créer un second être aussi parfait que
celui qu'il m'avait destiné dans sa miséricorde infinie, il ne permettra
pas que je m'égare jusqu'à tenter d'aimer une seconde fois.
--La vie est longue, pourtant! dit Salvator d'un ton de doute
involontaire, et ce n'est pas à vingt-quatre ans qu'on peut faire un
pareil serment.
--On n'est pas toujours jeune à vingt-quatre ans! répondit Karol. Puis
il soupira et tomba dans le silence de la méditation. Salvator vit
qu'il avait réveillé cette idée d'une mort prématurée, dont son ami se
nourrissait comme d'un poison. Il feignit de ne pas le deviner sur ce
point, et il essaya de le distraire en lui montrant la jolie vallée dont
le lac occupe le fond.
Le petit lac d'Iseo n'a rien de grandiose dans son aspect, et ses abords
sont doux et frais comme une églogue de Virgile. Entre les montagnes qui
forment ses horizons et les rides molles et lentes que la brise trace
sur ses bords, il y a une zone de charmantes prairies, littéralement
émaillées des plus belles fleurs champêtres que produise la Lombardie.
Des tapis de safran d'un rose pur jonchent ses rives, où l'orage ne
pousse jamais avec fracas la vague irritée. De légères et rustiques
embarcations glissent sur des ondes paisibles, où s'effeuillent les
fleurs du pêcher et de l'amandier.
Au moment où les deux jeunes voyageurs descendirent de voiture,
plusieurs bateaux levaient leurs amarres, et les habitants des paroisses
riveraines, que leurs chevaux et leurs charrettes avaient ramenés de
la fête, s'élançaient, en riant et en chantant, sur ces esquifs qui
devaient faire le tour du lac et descendre chaque groupe à son domicile.
On poussait les charrettes toutes chargées d'enfants et de jeunes filles
bruyantes sur les grosses barques; de jeunes couples sautaient sur
les nacelles et se défiaient _alla regata_. Suivant l'habitude de la
localité, pour empêcher les chevaux, fumants de sueur, de s'enrhumer
durant la traversée, on les plongeait préalablement dans les eaux
glaciales de la plage, et ces animaux courageux paraissaient prendre
grand plaisir à cette immersion.
Karol s'assit sur une souche au bord de l'eau, pour contempler, non
cette scène animée et pittoresque, mais les vagues horizons bleuâtres de
la chaîne Alpestre. Salvator était entré dans la _locanda_ pour choisir
les chambres.
Mais il revint bientôt avec une figure contrariée: le gîte était
abominable, brûlant, infect, encombré d'ivrognes et d'animaux qui se
querellaient. Il n'y avait pas moyen de se reposer là des fatigues d'une
journée de voyage.
Le prince, quoiqu'il souffrît plus que personne de l'angoisse d'une
mauvaise nuit, prenait ordinairement ces sortes de contrariétés avec une
insouciance stoïque. Cependant, cette fois, il dit à son jeune ami, avec
un air d'inquiétude étrange: «J'avais un pressentiment que nous ferions
mieux de ne pas venir coucher ici.»
--Un pressentiment à propos d'une mauvaise auberge? s'écria Salvator,
que le fâcheux succès de son idée irritait un peu contre lui-même et
par conséquent contre le prochain; ma foi, quand il s'agit d'éviter la
vermine d'une sale locanda et la puanteur d'une laide cuisine, j'avoue
que je n'ai point de ces subtiles perceptions et de ces avertissements
mystérieux.
--Ne te moque pas de moi, Salvator, reprit le prince avec douceur, il ne
s'agit point de ces puérilités-là, et tu sais fort bien que j'en prends
mon parti mieux que toi-même.
--Eh! c'est peut-être à cause de toi que je n'en prends pas mon parti!
--Je le sais, mon bon Salvator; ne te tourmente donc pas, et partons!
--Comment, partons! nous avons faim, et il y a là du moins des truites
superbes qui sautent dans la friture. Je ne me laisse pas décourager si
vite, soupons d'abord, faisons-nous servir là, en plein air, sous ces
caroubiers. Et puis je courrai tout le village et je trouverai bien une
maison un peu plus propre que l'auberge, une chambre pour toi, au moins;
fût-ce chez le médecin ou l'avocat de la contrée! Il y a bien un curé,
ici!
--Ami, tu ne veux pas me comprendre, tu t'occupes d'enfantillages... Tu
sais que je n'ai pas de caprices, n'est-il pas vrai? Eh bien! une
seule fois, pardonne-m'en un bizarre... Je me sens mal ici; cet air
m'inquiète, ce lac m'éblouit. Il y croît peut-être quelque herbe
vénéneuse mortelle pour moi... Allons coucher ailleurs. J'ai un
pressentiment sérieux que je ne devais pas venir ici. Quand les chevaux
ont quitté la route de Venise et pris sur la gauche, il m'a semblé
qu'ils résistaient: ne l'as-tu pas remarqué?--Enfin, ne me crois pas
atteint de folie, ne me regarde pas d'un air effrayé; je suis calme, je
suis résigné, si tu le veux, à de nouveaux malheurs... mais à quoi bon
les braver, quand il est temps encore de les fuir?