(Entre un domestique.)
LE DOMESTIQUE.--Madame, le duc votre père demande à vous parler.
SILVIE.--Je me rends à ses ordres.--(_Le domestique sort._) Venez,
seigneur Thurio, suivez-moi; encore une fois, mon nouveau serviteur,
soyez le bienvenu. Je vous laisse ici vous entretenir de vos affaires
domestiques; aussitôt que vous aurez fini, je m'attends à entendre
parler de vous.
PROTÉO.--Nous irons tous les deux recevoir les ordres de Votre
Seigneurie.
(Silvie, Thurio, Speed sortent.)
VALENTIN.--Dis-moi à présent comment se porte tout le monde, là d'où
tu viens.
PROTÉO.--Ta famille est en bonne santé et m'a chargé de mille
compliments pour toi.
VALENTIN.--Et la tienne?
PROTÉO.--J'ai aussi laissé tous mes parents en bonne santé.
VALENTIN.--Comment va ta maîtresse? Tes amours prospèrent-ils?
PROTÉO.--Mes récits d'amour avaient coutume de t'ennuyer; je sais que
tu n'aimes pas à parler d'amour.
VALENTIN.--Ah! Protéo! ma vie est bien changée aujourd'hui: j'ai fait
pénitence d'avoir méprisé l'amour. Il s'est bien vengé de ces dédains
par les jeûnes cruels, les soupirs de contrition, les larmes des nuits
et les angoisses du jour. En punition de mes mépris, l'amour a banni
le sommeil de mes yeux asservis et les a forcés de veiller sans cesse
les chagrins de mon coeur. O mon cher Protéo! l'amour est un maître
puissant, et il m'a tant humilié, que je confesse qu'il n'est point de
maux comparables à ses châtiments, comme il n'est point de bonheur
sur la terre comparable à son service. Ne me parle plus maintenant
que d'amour. Maintenant je déjeune, je dîne, je soupe et je dors rien
qu'avec le nom de l'amour.
PROTÉO.--C'en est assez; je lis ton sort dans tes yeux. Est-ce là
l'idole que tu adores?
VALENTIN.--Elle-même.--Dis-moi, n'est-ce pas un ange céleste?
PROTÉO.--Non, mais c'est une perfection terrestre.
VALENTIN.--Dis qu'elle est divine.
PROTÉO.--Je ne veux pas flatter.
VALENTIN.--Oh! flatte-moi, l'amour se complaît dans les louanges.
PROTÉO.--Quand j'étais malade, tu me donnais d'amères pilules, et je
dois t'en faire avaler de semblables à mon tour.
VALENTIN.--Dis au moins la vérité sur Silvie; si tu ne veux pas
qu'elle soit une divinité, avoue du moins qu'elle est la première
souveraine de toutes les créatures de la terre.
PROTÉO.--Si tu en exceptes ma maîtresse.
VALENTIN.--Non, mon cher ami, n'en excepte aucune, à moins que tu ne
veuilles faire injure à ma bien-aimée.
PROTÉO.--N'ai-je pas raison de préférer la mienne?
VALENTIN.--Et je veux même t'aider aussi à la préférer; elle méritera
l'honneur suprême de porter la queue traînante de ma maîtresse, de
peur que la terre ignoble ne puisse par hasard voler un baiser à ses
vêtements, et que fière d'une si grande faveur, elle ne dédaigne de
nourrir les fleurs[34] de l'été et ne rende éternelles les rigueurs de
l'hiver.
[Note 34: _Estate tumentes_.]
PROTÉO.--Quoi donc, Valentin! qu'est-ce donc que toute cette
forfanterie?
VALENTIN.--Pardonne-moi, Protéo, je n'en puis jamais dire assez pour
louer celle dont le mérite efface tout autre mérite. Elle est seule de
son espèce.
PROTÉO.--Eh bien, laisse-la seule.
VALENTIN.--Non! pour l'univers entier. Sais-tu, Protéo, qu'elle est
à moi, et que je suis aussi riche de posséder un pareil joyau, que le
seraient vingt mers dont tous les grains de sable seraient autant de
perles, les flots un délicieux nectar, et les rochers de l'or pur.
Pardonne, si le délire de mon amour ne me permet pas de penser à
toi. Mon imbécile rival, que le père aime, uniquement à cause de ses
immenses richesses, vient de partir avec elle, et il faut que je les
suive, car l'amour, tu le sais, est plein de jalousie.
PROTÉO.--Mais elle t'aime?
VALENTIN.--Oui, et nous sommes fiancés. Il y a plus, l'heure de notre
mariage et le plan adroit de notre évasion sont décidés, je dois
monter à sa fenêtre par une échelle de cordes, nous avons combiné tous
nos projets, et nous sommes convenus de tout pour assurer mon bonheur.
Mon cher Protéo, viens avec moi dans ma chambre, et dans cette
importante conjoncture, aide-moi de tes conseils.
PROTÉO.--Va devant, je te rejoindrai bientôt; il faut que j'aille au
port faire débarquer plusieurs effets dont j'ai un pressant besoin, et
aussitôt après je me rendrai chez toi.
VALENTIN.--Tu vas faire diligence?
PROTÉO.--Sans doute. (_Valentin sort_.) Comme une chaleur dissipe une
autre chaleur, ou comme un clou en chasse un autre, le souvenir de
mon ancien amour est entièrement effacé par un nouvel objet: est-ce
l'impression qu'ont reçue mes yeux, ou les éloges de Valentin? Est-ce
le vrai mérite de Silvie, ou le jugement faux de ma mauvaise foi, qui
me fait raisonner ainsi contre toute raison?--Elle est belle, mais
elle est belle aussi, la Julie que j'aime... que j'ai aimée, car mon
amour s'est évaporé. Semblable à une image de cire[35] devant le feu,
il n'a conservé aucune trace de ce qu'il était. Je sens que mon
amitié pour Valentin est refroidie, et que je ne l'aime plus comme je
l'aimais.--Oh! c'est que j'aime trop sa maîtresse, et voilà pourquoi
je l'aime si peu. Que deviendra donc ma passion quand je la connaîtrai
mieux, puisque je commence à l'aimer ainsi sans la connaître? Ce que
j'ai vu d'elle n'est encore que son portrait[36], et il a ébloui
les yeux de ma raison; mais quand je considérerai l'éclat de ses
perfections, il n'y a pas de raison pour que je n'en perde pas la vue.
Si je puis surmonter mon coupable amour, je le ferai, sinon je mettrai
tout en oeuvre pour obtenir Silvie.
(Il sort.)
[Note 35: Allusion aux figures de cire que faisaient les sorcières pour
représenter les personnes qu'elles vouaient à la mort.]
[Note 36: Il n'a vu que le portrait de Silvie, parce qu'il n'a pas
encore eu le temps de se convaincre que les qualités de son coeur
égalent les charmes de son visage. Il n'y a point ici d'oubli ni
d'inconséquence comme le veut Johnson.]
SCÈNE V
Rue de Milan.
SPEED et LAUNCE.
SPEED.--Launce, sur mon honneur, sois le bienvenu à Milan.
LAUNCE.--Ne te parjure pas, mon garçon, car je ne suis pas bienvenu
ici; j'en reviens toujours à dire qu'un homme n'est jamais perdu sans
ressource tant qu'il n'est pas pendu, et que jamais il n'est bienvenu
dans un endroit, jusqu'à ce qu'on ait payé certain écot, et que
l'hôtesse lui ait dit: Soyez le bienvenu.
SPEED.--Viens avec moi, écervelé, je vais te mener tout à l'heure dans
une taverne où, pour une pièce de dix sous, on te dira dix mille fois:
Soyez le bienvenu. Mais dis-moi comment ton maître a quitté madame
Julie.
LAUNCE.--Ma foi, après s'être embrassés fort sérieusement, ils se sont
séparés en riant.
SPEED.--Mais l'épousera-t-elle?
LAUNCE.--Non.
SPEED.--Comment donc? l'épousera-t-il, lui?
LAUNCE.--Non; ils ne s'épouseront ni l'un ni l'autre.
SPEED.--Ils sont donc désunis?
LAUNCE.--Ils sont unis comme les deux moitiés d'un poisson.
SPEED.--Où en sont donc les choses avec eux?
LAUNCE.--Quand l'un est bien, l'autre l'est aussi.
SPEED.--Quel âne tu fais! je ne te comprends pas.
LAUNCE.--Et toi, quel butor tu es, de ne pas me comprendre! mon bâton
me comprend.
SPEED.--Que dis-tu?
LAUNCE.--Eh! je dis ce que je fais. Regarde: je ne fais que m'appuyer,
et mon bâton me comprend.
SPEED.--Oui, il est sous toi, en effet.
LAUNCE.--Eh bien! être dessous et comprendre, c'est tout un[37].
[Note 37: _Stand under_ et _under stand_, c'est la même chose selon
Launce.]
SPEED.--Mais dis-moi la vérité; ce mariage se fera-t-il?
LAUNCE.--Demande-le à mon chien; s'il te dit oui, il se fera; s'il te
dit non, il se fera; s'il remue la queue et qu'il ne dise rien, il se
fera.
SPEED.--La fin de tout cela est donc qu'il se fera.
LAUNCE.--Tu n'obtiendras jamais un pareil secret de moi que par des
paraboles.
SPEED.--Pourvu que je l'obtienne par ce moyen; mais, Launce, que
dis-tu de mon maître qui est devenu un amant remarquable?
LAUNCE.--Je ne l'ai jamais connu autrement.
SPEED.--Que pour...
LAUNCE.--Pour un amant remarquable, comme tu le dis fort bien.
SPEED.--Comment, imbécile, tu ne m'entends pas?
LAUNCE.--Insensé, ce n'est pas toi que j'entends, c'est ton maître que
j'entends.
SPEED.--Je te dis que mon maître est devenu un amant bien chaud.
LAUNCE.--Bon, je te dis, moi, que je ne m'embarrasse guère qu'il se
_brûle_ d'amour; si tu veux venir avec moi au cabaret, à la bonne
heure; sinon tu es un Hébreu, un juif, et tu ne mérites pas le nom de
chrétien.
SPEED.--Pourquoi?
LAUNCE.--Parce que tu n'as pas assez de charité pour accompagner un
chrétien au cabaret[38]. Veux-tu venir?
SPEED.--Je suis à ton service.
(Ils sortent.)
[Note 38: _Ale_, bière, cabaret, et _hell_, enfer, se prononcent de
même ou à peu près.]
SCÈNE VI[39]
[Note 39: Johnson prétend que la division des actes et des scènes est
ici arbitraire et que le second acte doit finir là.]
Appartement du palais du duc de Milan.
PROTÉO _seul_.
PROTÉO.--Si j'abandonne ma Julie, je me parjure; si j'aime la belle
Silvie, je me parjure; si je trahis mon ami, je suis le plus odieux
des parjures, et cependant c'est la même puissance qui m'a arraché
mes premiers serments, qui me pousse à ce triple parjure. L'amour m'a
ordonné de jurer, et maintenant l'amour m'ordonne de me parjurer.--O
toi, ingénieux séducteur! Amour, si tu pèches, enseigne du moins à ton
sujet tenté à t'excuser! D'abord j'adorais une étoile scintillante;
aujourd'hui j'adore un soleil céleste. La réflexion peut rompre des
voeux irréfléchis, et c'est manquer d'esprit que de n'avoir pas assez
de résolution pour vouloir échanger le mauvais contre le bon; fi! fi!
donc! langue insolente, d'appeler mauvaise celle que, par mille et
mille serments, tu as juré sur ton âme de préférer toujours. Je ne
puis cesser d'aimer, et cependant je le fais; mais je cesse d'aimer là
où je devrais aimer; je perds Julie, je perds Valentin, mais si je
les conserve, je me perds moi-même. Et si je les perds, au lieu de
Valentin, je me trouve _moi_, et pour Julie je retrouve Silvie. Je me
suis plus cher à moi-même qu'un ami; car l'amour de soi est toujours
le plus fort: et Silvie (j'en atteste les cieux qui l'ont faite si
belle!) fait paraître Julie noire comme une Éthiopienne. Je veux
oublier que Julie est vivante; en me rappelant que mon amour pour elle
est mort, je regarderai Valentin comme un ennemi, cherchant à acquérir
dans Silvie une amie plus tendre; je ne puis maintenant être fidèle à
moi-même sans user de quelque trahison contre Valentin; il se propose
cette nuit de monter avec une échelle de corde à la fenêtre de la
chambre de la céleste Silvie, et il me met dans sa confidence, moi,
son rival. Je vais sur-le-champ instruire le père de leur feinte et
de leur projet de fuite; dans sa fureur, il exilera Valentin, car
il entend que Thurio épouse sa fille; mais Valentin une fois parti,
j'entraverai promptement, avec quelque ruse adroite, la marche
pesante de l'imbécile Thurio. Amour, prête-moi des ailes pour hâter
l'exécution de mon projet, comme tu m'as prêté de l'esprit pour tramer
ce complot.
(Il sort.)
SCÈNE VII
Vérone.--Appartement de la maison de Julie.
_Entrent_ JULIE et LUCETTE.
JULIE.--Conseille-moi, Lucette, ma chère Lucette, viens à mon secours,
et par bonté, toi, dans le coeur de qui sont écrites et gravées toutes
mes pensées, donne-moi tes avis, apprends-moi par quel moyen je puis,
sans perdre mon honneur, aller retrouver mon cher Protéo.
LUCETTE.--Hélas! le chemin est long et fatigant.
JULIE.--Un véritable et fidèle pèlerin ne se lasse point de mesurer
de ses faibles pas l'étendue des royaumes, et je me lasserai beaucoup
moins encore, moi, à qui l'amour donnera des ailes, surtout quand je
volerai vers un objet aussi cher, aussi parfait, aussi divin que l'est
le chevalier Protéo.
LUCETTE.--Vous feriez beaucoup mieux d'attendre que Protéo revînt.
JULIE.--Oh! ne sais-tu pas que ses regards sont la nourriture de mon
âme? Prends pitié de la disette où je languis, soupirant depuis si
longtemps après cet aliment. Si tu connaissais l'impression intérieure
de l'amour, tu essayerais plutôt d'allumer du feu avec la neige, que
d'éteindre la flamme de l'amour avec des paroles.
LUCETTE.--Je ne cherche point à éteindre les feux brûlants de votre
amour, mais seulement à en ralentir un peu l'ardeur, de peur qu'il ne
brûle au delà des bornes de la raison.
JULIE.--Plus tu cherches à l'étouffer, plus il brûle. Qu'on arrête
le fleuve qui coule avec un doux murmure, tu sais qu'il s'irrite et
devient furieux. Mais quand rien ne s'oppose à son cours paisible,
il coule avec un bruit harmonieux sur les cailloux émaillés et baise
doucement toutes les plantes qu'il rencontre dans son pèlerinage, et
c'est ainsi qu'après s'être égaré dans mille détours, il va se perdre
en se jouant dans le vaste océan; laisse-moi donc aller et ne m'arrête
pas dans ma course. Je serai aussi patiente qu'un paisible ruisseau,
et je me ferai un passe-temps de la fatigue de chaque pas, jusqu'à ce
que le dernier me conduise à mon bien-aimé, et là, auprès de lui,
je me reposerai enfin, comme après les traverses de la vie une âme
bienheureuse se repose dans l'Élysée.
LUCETTE.--Mais sous quel costume voyagerez-vous?
JULIE.--Pas comme une femme, de peur de m'exposer aux insultes des
hommes sans pudeur. Chère Lucette, procure-moi quelques habits qui me
fassent passer pour un page de bonne maison.
LUCETTE.--Alors Votre Seigneurie sera obligée de couper ses cheveux.
JULIE.--Non, ma fille, je les attacherai avec des rubans de soie, dont
je formerai mille et mille noeuds d'amour des plus singuliers. Quelque
chose de bizarre ne sied pas mal à un jeune homme d'un âge plus mûr.
LUCETTE.--Comment ferai-je votre haut-de-chausse, madame?
JULIE.--Autant vaudrait me demander: «Seigneur, quelle ampleur
voulez-vous donner à votre vertugadin?» Fais-le comme il te plaira,
Lucette.
LUCETTE.--Il faut que vous le portiez, madame, avec une pointe[40],
suivant la mode.
[Note 40: Allusion à une mode indécente dont parle Montaigne.]
JULIE.--Fi donc! Lucette, fi donc! cela serait indécent.
LUCETTE.--Mais, madame, un haut-de-chausse tout rond ne vaut
maintenant pas une épingle, à moins que vous n'ayez la pointe à la
mode pour y attacher vos épingles.
JULIE.--Lucette, si tu m'aimes, prépare ce que tu croiras me convenir
davantage et ce qui sera le plus élégant; mais, dis-moi donc, ma
fille, que dira le monde, en me voyant entreprendre un voyage aussi
imprudent? Je crains d'être un sujet de scandale.
LUCETTE.--Si vous le croyez, restez ici et ne partez pas.
JULIE.--Mais je ne veux pas rester.
LUCETTE.--Ne pensez alors pas au déshonneur et partez. Si Protéo
approuve votre voyage quand vous arriverez, peu importe à qui il
déplaira quand vous serez partie! Je crains seulement qu'il n'en soit
pas trop satisfait.
JULIE.--Va, Lucette, c'est la moindre de mes inquiétudes. Mille
serments, un océan de larmes, et les preuves aussi infinies de son
amour, m'assurent que je serai la bienvenue auprès de mon Protéo.
LUCETTE.--Tous ces moyens sont au service des séducteurs.
JULIE.--Ames viles qui s'en servent pour exécuter leurs vils projets!
Mais des astres plus généreux ont présidé à la naissance de Protéo;
ses paroles sont des liens, ses serments sont des oracles, son amour
est sincère, ses pensées sont pures, ses larmes sont les interprètes
de son coeur, et son coeur est aussi éloigné de la fraude que le ciel
de la terre.
LUCETTE.--Priez le ciel que vous le trouviez encore ainsi lorsque vous
le rejoindrez.
JULIE.--Voyons, si tu m'aimes, ne lui fais pas l'injure de mal penser
de sa sincérité; car tu ne peux mériter mon amour qu'en aimant mon
cher Protéo; et maintenant viens avec moi dans ma chambre pour prendre
note de tout ce qu'il est nécessaire que tu me procures pour ce voyage
que je désire si fort; je laisse à ta disposition tout ce qui est
à moi, mes richesses, mes terres, ma réputation; je ne te demande
d'autre retour que de m'aider à partir promptement. Viens, point
de réplique, mettons-nous tout de suite à l'oeuvre, tout délai
m'impatiente.
(Elles sortent.)
FIN DU SECOND ACTE.
ACTE TROISIÈME
SCÈNE I
Milan.--Antichambre du palais ducal.
LE DUC, THURIO et PROTÉO.
LE DUC.--Seigneur Thurio, excusez-nous, je vous prie, un moment; nous
avons besoin de conférer ensemble sur quelques affaires secrètes.
(_Thurio sort_.) Maintenant, dites-moi, Protéo, ce que vous me voulez.
PROTÉO.--Gracieux seigneur, ce que je voudrais vous découvrir, les
lois de l'humanité m'ordonnent de le cacher; mais lorsque je repasse
dans ma mémoire toutes les faveurs dont vous m'avez comblé, sans que
je les méritasse, mon devoir m'oblige à vous révéler ce que tous les
trésors de l'univers ne m'arracheraient pas. Sachez, digne prince, que
Valentin, mon ami, se propose d'enlever cette nuit votre fille; c'est
à moi qu'il a confié ses projets. Je sais que vous avez résolu de
la donner à Thurio, que votre aimable fille déteste; vous voir ravir
votre Silvie serait un cruel tourment pour votre vieillesse; aussi,
pour remplir mon devoir, j'ai mieux aimé traverser mon ami dans ses
projets, que d'accumuler sur votre tête, par mon silence, un fardeau
de douleurs qui, si vous n'étiez pas prévenu, vous ferait descendre
trop tôt au tombeau.
LE DUC.--Protéo, je vous remercie de votre généreuse affection;
en récompense, disposez de moi tant que je vivrai. Je me suis déjà
souvent aperçu de leurs amours, peut-être lorsqu'ils me croyaient
profondément endormi; et plusieurs fois je me suis proposé d'exiler
Valentin loin d'elle et de ma cour; mais, craignant de m'être trompé
dans mes soupçons jaloux et de déshonorer ainsi un homme à tort
(précipitation de jugement que jusqu'ici j'ai toujours évitée), je
n'ai pas cessé de lui faire bon visage, pour apprendre par là ce que
vous venez de me découvrir; pour vous prouver quelles étaient mes
craintes, et cachant que la tendre jeunesse est facile à séduire, je
l'enferme toutes les nuits dans une tour, à l'étage supérieur, dont
j'ai toujours gardé moi-même la clef; et on ne peut l'enlever de là.
PROTÉO.--Sachez, noble seigneur, qu'ils ont imaginé un moyen par
lequel il pourra monter à la fenêtre de sa chambre, et la faire
descendre avec une échelle de corde que le jeune amant est allé
chercher; il va passer tout à l'heure par ici, et, si vous le voulez,
vous pouvez le surprendre. Mais, je vous en conjure, seigneur,
faites-le si adroitement qu'il ne se doute pas que je vous ai tout
découvert; car c'est l'affection que je vous porte, et non point un
sentiment de haine contre mon ami, qui m'a fait révéler ce projet.
LE DUC.--Sur mon honneur, il ne saura jamais que vous m'ayez le moins
du monde éclairé là-dessus.
PROTÉO.--Adieu, mon seigneur, voilà Valentin qui vient.
(Protéo sort.)
(Entre Valentin.)
LE DUC.--Seigneur Valentin, où allez-vous si vite?
VALENTIN.--Sous le bon plaisir de Votre Grâce, il y a un messager
qui m'attend pour porter mes lettres à mes amis, et je vais les lui
remettre.
LE DUC.--Sont-elles de grande conséquence?
VALENTIN.--Je n'y parle que de ma santé et de mon bonheur à votre
cour.
LE DUC.--Oh! alors, peu importe! restez un moment avec moi. J'ai à
vous parler de quelques affaires qui me touchent de près, et pour
lesquelles je vous demande le secret. Vous n'ignorez pas que j'ai
désiré de marier ma fille au seigneur Thurio, mon ami.
VALENTIN.--Je le sais, mon prince, et sûrement cette alliance serait
aussi riche qu'honorable; d'ailleurs ce gentilhomme est plein de
vertu, de générosité, de mérite et de qualités dignes d'une femme
telle que votre charmante fille. Votre Altesse ne peut-elle lui
persuader de l'aimer?
LE DUC.--Non, croyez-moi, Silvie est capricieuse, dédaigneuse,
mélancolique, fière, désobéissante, opiniâtre, sans respect pour moi,
ne se souvenant jamais qu'elle est ma fille, et n'ayant pas la crainte
qu'elle devrait avoir pour son père; et je puis vous dire que son
orgueil, en m'ouvrant les yeux, a éteint toute ma tendresse pour elle;
et lorsque j'aurais dû penser que le reste de mes vieux jours serait
charmé par sa tendresse filiale, je suis résolu à me remarier et à
l'abandonner à qui voudra s'en charger;--que sa beauté lui serve de
dot, puisqu'elle fait si peu de cas de son père et de ses biens.
VALENTIN.--Et dans tout cela, seigneur, que voudriez-vous que je
fisse?
LE DUC.--Il y a ici à Milan, monsieur, une femme que j'affectionne,
mais elle est prude, réservée, et fait peu de cas de l'éloquence de
ma vieillesse. Je voudrais donc être aidé de vos leçons (car il y a
longtemps que j'ai oublié la manière de faire la cour, et d'ailleurs
la mode est changée); dites-moi comment et de quelle manière je dois
m'y prendre pour plaire à ses yeux brillants comme le soleil.
VALENTIN.--Si vos paroles ne peuvent rien sur elle, gagnez son coeur
à force de présents. Les joyaux muets émeuvent souvent, dans leur
silence, l'âme d'une femme bien plus que les plus beaux discours.
LE DUC.--Mais elle a dédaigné un présent que je lui ai envoyé.
VALENTIN.--Une femme affecte souvent de dédaigner ce qui lui ferait
le plus de plaisir; envoyez-lui-en un autre et ne perdez jamais
l'espérance, car le dédain au commencement rend toujours plus fort
l'amour qui le suit: si elle se montre courroucée, ce n'est pas
qu'elle vous haïsse, c'est pour augmenter votre amour; si elle vous
gronde, ne croyez pas qu'elle veuille vous congédier, car soyez sûr
que les folles perdent tout à fait la raison quand elles se voient
seules. N'acceptez pas votre congé, quoi qu'elle puisse vous dire.
En vous disant _retirez-vous_, elle ne veut pas dire _allez-vous-en._
Flattez, louez, vantez, exaltez leurs grâces; quelque noires qu'elles
soient, dites-leur qu'elles ont le visage des anges. Oui, je dis que
tout homme qui a une langue n'est pas homme, si avec sa langue il ne
sait pas gagner une femme.
LE DUC.--Mais la main de celle dont je vous parle est promise par ses
parents à un jeune homme de naissance et de mérite; et l'on veille si
sévèrement pour écarter tous les hommes, que pendant le jour personne
n'a accès auprès d'elle.
VALENTIN.--Eh bien! j'essayerais alors de la voir pendant la nuit.
LE DUC.--Oui, mais toutes les portes sont fermées et les clefs mises
en sûreté pour qu'aucun homme ne puisse approcher d'elle pendant la
nuit.
VALENTIN.--Qui empêche qu'on ne monte dans sa chambre par sa fenêtre?
LE DUC.--Sa chambre est si élevée et les murs en sont si droits qu'on
ne peut y gravir sans hasarder sa vie.
VALENTIN.--Eh bien! alors, une bonne échelle de corde, qu'on peut
jeter avec deux crochets pour l'attacher en y montant, suffirait à
escalader la tour d'une nouvelle Héro, pourvu qu'un hardi Léandre
l'entreprenne.
LE DUC.--Maintenant, toi, Valentin, qui es un homme bien né,
enseigne-moi où je pourrai me procurer une semblable échelle?
VALENTIN.--Et quand voudriez-vous vous en servir? dites-le moi,
seigneur, je vous prie.
LE DUC.--Ce soir même; car l'amour est comme un enfant qui désire tout
ce qu'il peut obtenir.
VALENTIN.--Vers les sept heures du soir, je vous procurerai une
échelle.
LE DUC.--Mais écoutez: je veux y aller seul, comment y porter mon
échelle?
VALENTIN.--Elle sera légère, seigneur, afin que vous puissiez la
porter sous un manteau un peu long.
LE DUC.--Un manteau comme le tien le serait-il assez?
VALENTIN.--Oui, certes, seigneur.
LE DUC.--Laisse-moi donc voir ton manteau; je veux en prendre un de
même longueur.
VALENTIN.--Eh! seigneur, n'importe quel manteau fera l'affaire.
LE DUC.--Comment m'y prendrai-je pour porter un manteau? Voyons, je
te prie, que j'essaye ton manteau. Hé! quelle est cette lettre? Que
vois-je: _à Silvie_? Eh! voici l'échelle même qui me servira pour mon
dessein. J'aurai l'audace, pour cette fois, de rompre le cachet. (_Le
duc lit_): «Mes pensées restent toute la nuit auprès de ma Silvie,
et ce sont des esclaves rapides que je lui envoie. Oh! si leur maître
pouvait aller et venir d'un vol aussi léger, comme il irait se placer
lui-même aux lieux où elles dorment ensemble. Les pensées que je
t'envoie reposent sur ton beau sein, tandis que moi, qui suis leur roi
et qui les dépêche vers toi, je maudis l'autorité qui leur accorde
une si douce faveur, puisque je suis privé moi-même du bonheur de mes
esclaves. Je me maudis de ce qu'ils sont envoyés par moi aux lieux où
leur maître devrait être.»--Que veut dire ceci?--«Silvie, cette nuit
même je te mets en liberté.» C'est cela, et voilà l'échelle qui doit
servir à ce dessein! Quoi! Phaéton (car tu es le fils de Mérope),
prétends-tu guider le char du Soleil, et par ton audace téméraire
diriger le monde? Prétends-tu atteindre les étoiles parce qu'elles
brillent au-dessus de toi? Vil séducteur, esclave présomptueux, va
porter tes caresses et ton sourire à tes égales, et crois que tu dois
à ma patience, bien plus qu'à ton mérite, la faveur de sortir de mes
États. Remercie-moi de cette grâce bien plus que de tous les bienfaits
que je t'ai accordés, toujours à tort. Mais si tu restes sur mon
territoire plus de temps qu'il n'en faut pour le départ le plus
précipité de notre cour, par le ciel, ma colère surpassera l'affection
que j'aie jamais portée à ma fille ou à toi. Fuis, je ne veux pas
écouter tes vaines excuses; mais, si tu aimes la vie, hâte-toi de
quitter ces lieux.
(Le duc sort.)
VALENTIN.--Et pourquoi ne pas mourir plutôt que de vivre dans les
tourments? Mourir, c'est être banni de moi-même; et Silvie est
moi-même; m'exiler d'elle, c'est m'exiler de moi; exil qui vaut la
mort! La lumière est-elle la lumière, si je ne vois pas Silvie? Quelle
joie est la joie si Silvie n'est pas auprès de moi, à moins que je ne
puisse penser qu'elle est auprès de moi, et jouir de l'ombre de
ses perfections? Oh! si je ne suis pas pendant la nuit auprès de ma
Silvie, il n'y a point de mélodie dans les chants du rossignol; et si
le jour je ne vois pas Silvie, le jour ne luit pas pour moi; elle est
mon essence, et je cesse d'être si sa douce influence ne me ranime, ne
m'échauffe, ne m'éclaire et ne me conserve à la vie. Je ne fuirai
pas la mort en fuyant l'arrêt de son père. En restant ici, je ne fais
qu'attendre la mort; en fuyant de ces lieux, je cours moi-même à la
mort.
(Entrent Protéo et Launce.)
PROTÉO.--Cours, Launce, cours vite, vite, cherche-le.
LAUNCE.--Holà! hé! holà! holà!
PROTÉO.--Que vois-tu?
LAUNCE.--Celui que nous cherchons; il n'y a pas un cheveu sur sa tête
qui ne soit pas à un Valentin.
PROTÉO.--Valentin!
VALENTIN.--Non.
PROTÉO.--Que vois-je donc, son ombre?
VALENTIN.--Ni l'un ni l'autre.
PROTÉO.--Quoi donc?
VALENTIN.--Personne.
LAUNCE.--Est-ce que personne parle?--Monsieur, frapperai-je?
PROTÉO.--Qui veux-tu frapper?
LAUNCE.--Personne.
PROTÉO.--Je te le défends, coquin.
LAUNCE.--Mais, monsieur, je ne frapperai personne, je vous prie.
PROTÉO.--Je te le défends, drôle, te dis-je; ami Valentin, un mot.
VALENTIN.--Mes oreilles sont fermées; elles ne peuvent plus recevoir
de bonnes nouvelles, tant elles sont remplies des mauvaises que je
viens d'entendre.
PROTÉO.--J'ensevelirai donc les miennes dans un profond silence, car
elles sont dures, fâcheuses, affligeantes.
VALENTIN.--Silvie est-elle morte?
PROTÉO.--Non, Valentin.
VALENTIN.--Il n'est plus de Valentin[41], en effet, pour l'adorable
Silvie.--Est-elle parjure?
[Note 41: _No Valentine, no Valentine_, non Valentin, aucun Valentin,
plus de Valentin. _No_ est employé tour à tour adverbialement et
adjectivement.]
PROTÉO.--Non, Valentin.
VALENTIN.--Il n'est plus de Valentin, si Silvie est parjure. Quelles
sont donc vos nouvelles?
LAUNCE.--Seigneur, on vient de proclamer que vous êtes _évanoui_[42].
[Note 42: Évanoui, que vous avez disparu, _vanished_.]
PROTÉO.--Que vous êtes banni, voilà la nouvelle! Banni de cette cour,
loin de Silvie et de ton ami.
VALENTIN.--Oh! je me suis déjà repu de cette infortune, et son excès
va me rendre malade.--Silvie sait-elle que je suis banni?
PROTÉO.--Oui, et elle a offert, pour changer cet arrêt qui reste
irrévocable, un océan de perles fondues, qu'on appelle des larmes;
elle les a versées par flots aux pieds de son père inflexible,
prosternée devant lui dans une humble posture, et se tordant les
mains, dont la blancheur convenait si bien à sa douleur qu'elles
semblaient en avoir pâli. Mais ni ses genoux fléchis, ni ses
mains pures levées vers lui, ni ses tristes soupirs, ni ses longs
gémissements, ni les flots argentés de ses larmes n'ont pu attendrir
le coeur de son inexorable père. Ah! Valentin, si tu es pris il faut
que tu meures; d'ailleurs ses prières, lorsqu'elle a demandé ta grâce,
l'ont tellement irrité qu'il a ordonné qu'on l'enfermât dans une
prison, avec la menace de l'y laisser toujours.
VALENTIN.--Assez, Protéo, à moins que le mot que tu vas prononcer
n'ait quelque pouvoir fatal à ma vie. S'il en est ainsi, je t'en
conjure, fais-le entendre à mon oreille, comme l'antienne finale de
mon éternelle douleur.
PROTÉO.--Cesse de te lamenter sur ce que tu ne peux empêcher, et
cherche un soulagement à ce qui cause tes lamentations. Le temps fait
éclore et prospérer tous les biens. Si tu restes ici, tu ne peux voir
ton amante, et d'ailleurs en restant tu perdras la vie. L'espérance
est l'appui d'un amant; saisis-la et sers-t'en pour t'éloigner d'ici
et te défendre contre les pensées désespérantes. Tes lettres peuvent
venir ici, quoique tu n'y sois plus; ce qui me sera adressé, je le
déposerai dans le beau sein[43] de ton amante. Ce n'est pas le moment
des remontrances. Viens, je vais te conduire aux portes de la ville,
et avant de me séparer de toi, nous conférerons ensemble sur tout ce
qui intéresse ton amour; pour l'amour de Silvie, sinon de toi-même,
pense à ton danger et suis-moi.
[Note 43: Les femmes avaient anciennement au-devant de leur corset une
petite poche à mettre les billets doux, l'argent, etc.]
VALENTIN.--Je te prie, Launce, si tu vois mon page, dis-lui de se
hâter de me rejoindre à la porte du Nord.
PROTÉO.--Maraud, cours le chercher... va. Viens, Valentin.
VALENTIN.--Oh! ma chère Silvie! infortuné Valentin!
LAUNCE.--Je ne suis qu'un sot, voyez-vous, et cependant j'ai assez
d'intelligence pour soupçonner que mon maître est une espèce de
fripon; mais cela est tout un, s'il n'est fripon que sur un point.
Il n'existe pas, à l'heure qu'il est, quelqu'un qui sache que j'aime;
j'aime cependant; mais un attelage de chevaux ne m'arracherait pas ce
secret, ni le nom de l'objet que j'aime; et cependant c'est une
femme; mais je ne veux pas me dire à moi-même quelle femme c'est; et
cependant c'est une fille de ferme. Et cependant ce n'est point une
fille, car elle a eu affaire à des commères[44]; et pourtant c'est une
fille, car elle est la fille de son maître, et le sert pour des
gages. Elle a plus de qualités qu'un barbet qui va à l'eau, ce qui
est beaucoup pour une simple chrétienne. Voici le catalogue[45] de ses
talents.--_Imprimis_, elle peut chercher et _rapporter_; un cheval
n'en saurait faire davantage, et même un cheval ne peut aller
chercher: il ne peut que _rapporter_; ainsi elle vaut encore mieux
qu'une rosse. _Item_, elle peut tirer du lait, voyez-vous; belle
qualité chez une fille qui a les mains propres.
[Note 44: Des commères bavardes et des commères qui ont été les
marraines de ses enfants.]
[Note 45: _Cat-logue_, c'est le mot catalogue qu'il estropie.]
(Entre Speed.)
SPEED.--Eh bien! comment se porte le seigneur Launce, quelle nouvelle
me dira Votre Seigneurie?
LAUNCE.--Sa Seigneurie, eh bien! son vaisseau[46] est en mer.
[Note 46: Pour _master-ship,_ votre seigneurie et le vaisseau de votre
maître, _ship_, vaisseau.]
SPEED.--Encore votre ancien défaut, de vouloir toujours jouer sur le
mot. Quelles nouvelles avez-vous sur ce papier?
LAUNCE.--Les nouvelles les plus noires que vous ayez jamais apprises.
SPEED.--Noires, dites-vous?
LAUNCE.--Eh! oui! noires comme de l'encre.
SPEED.--Laissez-moi les lire.
LAUNCE.--Allons donc, butor, tu ne sais pas lire.
SPEED.--Tu mens, je sais lire.
LAUNCE.--Je veux t'examiner; dis-moi, qui t'a engendré?
SPEED.--Eh! le fils de mon grand-père.
LAUNCE.--Oh! l'ignorant paresseux, c'est le fils de ta grand'mère;
cela prouve que tu ne sais pas lire.
SPEED.--Allons, imbécile, voyons, essaye ma science sur ton papier.
LAUNCE.--Viens là et recommande-toi à saint Nicolas[47].
[Note 47: Saint Nicolas, patron des écoliers.]
SPEED, _il lit_.--_«Imprimis:_ Elle sait tirer le lait.
LAUNCE.--Oui, certes, elle le sait bien.
SPEED.--_«Item_. Elle brasse d'excellente bière.
LAUNCE.--Et c'est là d'où vient le proverbe:--_Béni soit votre coeur,
vous brassez de la bonne bière!_
SPEED.--_«Item_. Elle sait coudre[48].
[Note 48: _She can sew,--can she so?_ calembour intraduisible.]
LAUNCE.--C'est comme si on disait: le sait-elle?
SPEED.--_«Item_. Elle sait tricoter.
LAUNCE.--Comment un homme peut-il se trouver à bas avec une femme qui
peut lui tricoter un bas!
SPEED.--_«Item_. Elle sait laver et nettoyer.
LAUNCE.--Une belle qualité, car elle n'a point besoin d'être lavée et
nettoyée.
SPEED.--_«Item_. Elle sait filer.
LAUNCE.--Je puis donc laisser tourner le monde sur sa roue, si elle
file assez pour se nourrir.
SPEED.--_«Item_. Elle a plusieurs vertus qui n'ont point de nom.
LAUNCE.--Comme qui dirait des _vertus bâtardes_, qui n'ont jamais
connu leur père, et qui par conséquent n'ont point de nom.
SPEED.--Suivent maintenant ses défauts.
LAUNCE.--Sur les talons de ses vertus.
SPEED.--_«Item_. Il ne faut pas l'embrasser à jeun, à cause de son
haleine.
LAUNCE.--Bon! c'est un défaut qu'on peut corriger par un déjeuner.
Continue.
SPEED.--_«Item_. Elle a le goût des douceurs.
LAUNCE.--Ce qui dédommage de sa mauvaise haleine.
SPEED.--_«Item_. Elle parle quand elle dort.
LAUNCE.--Oh! cela n'y fait rien, pourvu qu'elle ne dorme pas quand
elle parle.
SPEED.--_«Item_. Elle parle lentement.
LAUNCE.--Oh! le sot, qui met cela au nombre de ses défauts; parler
lentement est la seule vertu d'une femme.--Allons, je te prie,
efface-moi cela, et place-le au nombre de ses plus grandes vertus.
SPEED.--_«Item_. Elle est orgueilleuse.
LAUNCE.--Efface-moi cela encore.--C'est l'héritage d'Ève; on ne peut
le lui ôter.
SPEED.--_«Item_. Elle n'a pas de dents.
LAUNCE.--Je ne m'embarrasse guère de cela non plus, parce que j'aime
la croûte.
SPEED.--_«Item_. Elle est méchante.
LAUNCE.--Eh bien! il est heureux qu'elle n'ait pas de dents pour
mordre.
SPEED.--_«Item_. Elle fera souvent l'éloge du vin.
LAUNCE.--Si le vin est bon, elle le louera; si elle ne le veut pas, je
le louerai, moi; car les bonnes choses doivent être louées.
SPEED.--_«Item_. Elle est trop libre.
LAUNCE.--En paroles; cela est impossible, car il est écrit plus haut
qu'elle parlait lentement:--en argent; elle ne le pourra pas, je le
tiendrai sous la clef; si elle donne quelque autre chose, elle en est
la maîtresse, et je ne puis l'en empêcher.--Bon, continue.
SPEED.--_«Item_.--Elle a plus de cheveux que d'esprit, plus de défauts
que de cheveux, et plus d'écus que de défauts.
LAUNCE.--Arrête-toi là.--Je veux l'avoir. Deux ou trois fois, dans ce
dernier article, j'ai dit qu'elle était à moi, et qu'elle n'était pas
à moi. Relis-moi ce passage, je te prie.
SPEED.--_«Item._--Elle a plus de cheveux que d'esprit.
LAUNCE.--_Plus de cheveux que d'esprit_, cela peut être, je le verrai
bien: le couvercle du sel cache le sel, et c'est pourquoi il est plus
que le sel. Les cheveux qui couvrent l'esprit sont plus que l'esprit,
car le plus grand cache le moindre.--Après.
SPEED.--«Et plus de défauts que de cheveux.
LAUNCE.--Cela est affreux.--Oh! s'il était possible que cela n'y fût
pas!
SPEED.--«Et plus d'écus que de défauts.»
LAUNCE.--Ha! ha! voilà un mot qui rend ses défauts aimables; oui,
je veux l'avoir, et s'il se fait un mariage, comme il n'y a rien
d'impossible...
SPEED.--Eh bien! après?
LAUNCE.--Oh! après!... Je te dirai que ton maître t'attend à la porte
du Nord.
SPEED.--Moi?
LAUNCE.--Toi? Vraiment, qui es-tu? Il a attendu quelqu'un qui vaut
mieux que toi.
SPEED.--Et faut-il que j'aille le trouver?
LAUNCE.--Que tu coures le trouver; car tu es resté ici si longtemps
que ta course à peine pourra réparer le temps que tu as perdu.
SPEED.--Que ne me le disais-tu plus tôt? Que la peste soit de tes
lettres d'amour!
(Il sort.)
LAUNCE.--Oh! il sera étrillé de la bonne manière pour avoir lu ma
lettre. Cet impoli faquin, qui veut mettre le nez dans les secrets
d'autrui. Ha! ha! je vais le suivre pour rire, en lui voyant recevoir
sa correction.
(Il sort.)
SCÈNE II
Appartement du palais ducal, à Milan.
LE DUC et THURIO, PROTÉO _suit derrière_.
LE DUC.--Seigneur Thurio, ne craignez rien, elle viendra à vous aimer
à présent que Valentin est banni de sa vue.
THURIO.--Depuis qu'il est exilé, elle me méprise encore davantage;
elle déteste ma présence et me traite avec tant de dédain que je
désespère de gagner son coeur.
LE DUC.--Cette faible impression de l'amour est comme une figure
tracée sur la glace, qu'une heure de chaleur efface et dissout. Un
peu de temps fondra la glace de son coeur, et l'indigne Valentin
sera oublié. (_Protéo les joint._) Eh bien! seigneur Protéo, votre
compatriote est-il parti suivant mon décret?
PROTÉO.--Il est parti, seigneur.
LE DUC.--Ma fille est bien triste de ce départ.
PROTÉO.--Un peu de temps dissipera son chagrin, seigneur.
LE DUC.--Je le crois, mais le seigneur Thurio ne le pense pas. Protéo,
la bonne opinion que j'ai de vous (car vous m'avez donné quelques
preuves de votre attachement) m'engage de plus en plus à conférer avec
vous.
PROTÉO.--Puisse le moment où vous me trouverez infidèle à vos
intérêts, seigneur, être le dernier de ma vie!
LE DUC.--Vous savez combien je désirerais former une alliance entre le
seigneur Thurio et ma fille.
PROTÉO.--Je le sais, mon seigneur.
LE DUC.--Et je crois bien aussi que vous n'ignorez pas combien elle
résiste à mes volontés.
PROTÉO.--Elle y résistait, mon prince, lorsque Valentin était ici.
LE DUC.--Mais elle persévère encore dans sa perversité. Que
pourrions-nous inventer, pour faire oublier Valentin à cette fille et
lui faire aimer le seigneur Thurio?
PROTÉO.--Le meilleur moyen est d'accuser Valentin d'être infidèle,
lâche et de basse extraction, trois défauts que les dames détestent
mortellement.
LE DUC.--Fort bien, mais elle croira qu'on le calomnie par haine.
PROTÉO.--Oui, si c'était un ennemi de Valentin qui le dit; il faudrait
que cela fût dit, avec des circonstances plausibles, par un homme
qu'elle croirait être son ami.
LE DUC.--Alors il faut vous charger de le calomnier.
PROTÉO.--C'est, mon prince, ce que j'aurais bien de la répugnance à
faire: c'est un vilain rôle pour un gentilhomme, surtout contre son
intime ami.
LE DUC.--Lorsque tous vos éloges ne lui peuvent faire aucun bien, vos
calomnies ne peuvent certainement lui faire aucun tort. Ce rôle alors
devient indifférent, surtout quand votre ami vous prie de le faire.
PROTÉO.--Vous l'emportez, seigneur; elle ne l'aimera pas longtemps, je
vous assure, si je puis y réussir, par tout ce que je pourrai dire
à son désavantage. Mais s'il arrive que j'extirpe son amour pour
Valentin, il ne s'ensuit pas qu'elle aimera le seigneur Thurio.
THURIO.--Aussi, en arrachant cet amour fixé sur Valentin, il faut, de
peur qu'il ne se perde et ne soit bon à personne, faire en sorte de
l'attacher à moi; c'est ce que vous devez faire en me louant autant
que vous le déprécierez.
LE DUC.--Mon cher Protéo, nous pouvons nous fier à vous en cette
affaire, car nous savons, d'après ce que nous a dit Valentin, que vous
êtes déjà un fidèle sujet de l'amour, et en si peu de temps votre âme
ne saurait changer, ni se rendre parjure. Avec cette garantie, nous ne
craignons pas de vous donner accès dans un lieu où vous pouvez
causer longtemps avec Silvie, car elle est chagrine, languissante,
mélancolique, et pour l'amour de votre ami, elle sera bien aise de
vous voir; par vos discours adroits, vous pourrez la consoler et lui
persuader de haïr le jeune Valentin et d'aimer mon ami.
PROTÉO.--Tout ce qu'il me sera possible de faire, je le ferai. Mais
vous, seigneur Thurio, vous n'êtes pas assez pressant. Vous devez
aussi préparer votre glu pour prendre au piège ses désirs par des
sonnets plaintifs dont les rimes composées exprimeraient votre hommage
et vos voeux.
LE DUC.--Oui, la poésie, fille du ciel, a un grand pouvoir.
PROTÉO.--Dites à Silvie que sur l'autel de sa beauté vous sacrifiez
vos larmes, vos soupirs, votre coeur; écrivez jusqu'à ce que votre
encre soit épuisée, et alors que vos larmes remplissent votre
écritoire, tracez quelques lignes de sentiment qui puissent attester
votre sincérité. La lyre d'Orphée était munie de cordes poétiques,
dont la touche d'or pouvait attendrir le fer et les rochers,
apprivoiser les tigres, attirer des profonds abîmes de l'Océan
l'énorme Léviathan et le faire danser sur le sable. Après vos
plaintives élégies, venez pendant la nuit sous les fenêtres de votre
maîtresse; joignez une chanson mélancolique au son des instruments
accompagné de quelque doux concert. Le morne silence de la nuit est
favorable aux douces plaintes des amants malheureux; tout ceci la
touchera, ou rien n'y fera.
LE DUC.--Ces conseils prouvent que vous avez été amoureux.
THURIO.--Et, dès ce soir même, je veux les mettre en pratique. Ainsi,
mon cher Protéo, mon Mentor, allons tout à l'heure à la ville pour
réunir quelques habiles musiciens. J'ai un sonnet qui fera l'affaire
pour commencer à suivre tes bons conseils.
LE DUC.--Allons, messieurs, à l'oeuvre!
PROTÉO.--Nous resterons auprès de vous, mon prince, jusqu'après le
souper, et nous déciderons ensuite la marche à tenir.
LE DUC.--Non, non, mettez-vous de suite à l'oeuvre. Je vous dispense
de me suivre.
(Ils sortent.)
FIN DU TROISIÈME ACTE.
ACTE QUATRIÈME
SCÈNE I
Une forêt près de Mantoue.
_Une troupe de_ BRIGANDS.
PREMIER VOLEUR.--Camarades, tenez ferme: je vois un voyageur.
SECOND VOLEUR.--Et quand il y en aurait dix, ne reculez pas, mais
terrassons-les.
(Arrivent Valentin et Speed.)
TROISIÈME VOLEUR.--Halte-là, monsieur, jetez à terre ce que vous avez
sur vous, sinon nous vous ferons asseoir et nous vous dépouillerons.
SPEED.--Ah! monsieur, nous sommes perdus, ce sont ces brigands que
tous les voyageurs craignent tant.
VALENTIN.--Mes amis...
PREMIER VOLEUR.--Point du tout, monsieur, nous sommes vos ennemis.
SECOND VOLEUR.--Paix! Nous voulons l'entendre.
TROISIÈME VOLEUR.--Oui, par ma barbe, nous le voulons, car il a l'air
d'un brave homme.
VALENTIN.--Sachez donc que j'ai bien peu de chose à perdre. Je suis
un homme accablé d'infortunes. Toute ma richesse consiste dans ces
pauvres habillements; si vous me les ôtez, vous prendrez tout ce que
je possède.
SECOND VOLEUR.--Où allez-vous?
VALENTIN.--A Vérone.
PREMIER VOLEUR.--D'où venez-vous?
VALENTIN.--De Milan.
TROISIÈME VOLEUR.--Y avez-vous séjourné longtemps?
VALENTIN.--Environ seize mois, et j'y serais encore si la fortune
perfide ne m'en avait chassé.
PREMIER VOLEUR.--Comment, vous en êtes banni?
VALENTIN.--Je le suis.
SECOND VOLEUR.--Et pour quel crime?
VALENTIN.--Pour un forfait que je ne puis redire sans en être
tourmenté. J'ai tué un homme, dont je regrette beaucoup la mort; mais
cependant je l'ai tué bravement, les armes à la main, sans avantage et
sans lâche trahison.
PREMIER VOLEUR.--Ne vous en repentez jamais, si vous l'avez tué ainsi.
Mais vous a-t-on banni pour une faute aussi légère?
VALENTIN.--Oui, vraiment, et je me suis trouvé heureux d'en être
quitte à ce prix.
SECOND VOLEUR.--Possédez-vous les langues?
VALENTIN.--C'est un bonheur que je dois aux voyages que j'ai faits
dans ma jeunesse, et sans lequel je me serais trouvé souvent bien
malheureux.
TROISIÈME VOLEUR.--Par la tête tonsurée du gros moine de
Robin-Hood[49], cet homme-là devrait être roi de notre troupe.
[Note 49: Le moine Tuck. Voyez les histoires de _Robin-Hood_ et
l'_Ivanhoë_ de sir Walter Scott.]
PREMIER VOLEUR.--Nous l'aurons, messieurs; un mot à l'oreille.
(Les voleurs se parlent ensemble tout bas.)
SPEED.--Monsieur, joignez-vous à eux; c'est une honorable espèce de
voleurs.
VALENTIN.--Tais-toi, misérable.
SECOND VOLEUR.--Dites-nous, êtes-vous attaché à quelque chose?
VALENTIN.--A rien, sinon à ma fortune.
TROISIÈME VOLEUR.--Sachez donc que plusieurs d'entre nous sont des
gentilshommes, que la fougue d'une jeunesse indisciplinée a chassés de
la société des hommes soumis aux lois. Moi-même, je fus aussi banni
de Vérone, pour avoir tenté d'enlever une jeune héritière, très-proche
parente du prince.
SECOND VOLEUR.--Et moi de Mantoue pour avoir, dans ma colère, enfoncé
mon poignard dans le coeur d'un gentilhomme.
TROISIÈME VOLEUR.--Et moi aussi, pour de petits crimes à peu près
semblables. Mais revenons à notre affaire, car si nous racontons
nos fautes, c'est uniquement pour excuser à vos yeux notre vie
irrégulière; et comme vous êtes doué d'une belle tournure et que
d'ailleurs vous nous dites savoir les langues, et que dans notre
société nous aurions besoin d'un homme tel que vous...
SECOND VOLEUR.--A vrai dire, c'est surtout parce que vous êtes banni
que nous entrons en traité avec vous. Vous contenteriez-vous d'être
notre général, de faire de nécessité vertu, et de vivre avec nous dans
les forêts?
TROISIÈME VOLEUR.--Qu'en dis-tu? Veux-tu être de notre association?
Dis oui, et tu es notre chef à tous. Nous te rendrons hommage, tu nous
commanderas, et nous t'aimerons tous comme notre capitaine et notre
roi.
PREMIER VOLEUR.--Mais si tu méprises nos avances tu es mort.
SECOND VOLEUR.--Tu ne vivras point pour aller te vanter de nos offres.
VALENTIN.--Je les accepte et je veux vivre avec vous, pourvu que
vous ne fassiez aucun outrage aux femmes sans défense, ni aux pauvres
voyageurs.
TROISIÈME VOLEUR.--Non, nous avons horreur de ces lâches indignités.
Viens, suis-nous; nous te mènerons à nos camarades, et nous voulons te
montrer nos trésors, dont tu peux disposer comme nous-mêmes.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Milan.--Cour du palais.
_Entre_ PROTÉO.
J'ai déjà trompé Valentin, il faut aussi que je trahisse Thurio. Sous
prétexte de parler en sa faveur, j'ai la liberté d'avancer mon amour
auprès de Silvie; mais Silvie est trop droite, trop sincère, trop
pure, pour se laisser séduire par mes vils présents. Quand je lui
promets une fidélité inviolable, elle me reproche d'avoir trahi mon
ami. Quand je jure d'être fidèle à sa beauté, elle me rappelle que
je me suis parjuré en violant la foi promise à Julie que j'aimais.
Cependant, malgré tous ses violents reproches, dont le moindre
pourrait éteindre tout l'espoir d'un amant, eh bien! plus elle méprise
mon amour et plus il croît, et, semblable à un souple épagneul, plus
il devient caressant. Mais voici Thurio: il nous faut aller sous la
fenêtre de Silvie et lui donner une sérénade nocturne.
(Arrivent Thurio et les musiciens.)
THURIO.--Comment! seigneur Protéo, vous vous êtes glissé ici avant
nous?
PROTÉO.--Oui, mon cher Thurio, vous savez que l'amour se glisse où il
ne saurait entrer de front.
THURIO.--Oui, mais j'espère cependant que vous n'aimez pas ici.
PROTÉO.--Oui, seigneur, j'aime, sans cela je ne serais pas ici.
THURIO.--Et qui donc aimez-vous? Silvie?
PROTÉO.--Oui, Silvie.--Pour vous.
THURIO.--Je vous en remercie pour vous-même. (_Aux musiciens._)
Allons, messieurs, accordez vos instruments et mettez-vous à l'ouvrage
avec vigueur.
(Paraît l'aubergiste à quelque distance, avec Julie en habit d'homme.)
L'AUBERGISTE.--Eh bien! mon jeune hôte, il me semble que vous êtes
_allycolique_[50]; pourquoi donc, je vous prie?
[Note 50: _Mélancolique_, mot estropié.]
JULIE.--Vraiment, mon hôte, c'est parce que je ne saurais être gai.
L'AUBERGISTE.--Allons, allons, je veux vous donner de la gaieté; je
vais vous conduire dans un endroit où vous entendrez de la musique et
où vous verrez le gentilhomme que vous demandiez.
JULIE.--Mais l'entendrai-je parler?
L'AUBERGISTE.--Oui, vraiment.
JULIE, _à part._--Ce sera pour moi la musique.
(Les musiciens préludent.)
L'AUBERGISTE.--Écoutez! écoutez!
JULIE.--Est-il parmi ces musiciens?
L'AUBERGISTE.--Oui, mais silence, écoutons-les.
CHANSON.
Quelle est Silvie? Quelle est celle
Que chantent tous nos bergers?
Elle est pure, elle est belle, elle est sage.
Les cieux l'ont douée de toutes les grâces
Qui pouvaient la faire adorer.
Est-elle aussi tendre qu'elle est belle?
Car la beauté vit de la tendresse.
L'Amour va chercher dans ses yeux
Le remède à son aveuglement;
Reconnaissant, il se plaît à y demeurer.
Chantez donc, chantez Silvie,
Chantez qu'elle est parfaite,
Qu'elle surpasse toutes les beautés mortelles
Qui habitent sur le globe de la terre,
Courons lui porter nos guirlandes.
L'AUBERGISTE--Eh bien! qu'est-ce donc? vous êtes encore plus triste
qu'auparavant. Qu'avez-vous donc, jeune homme? est-ce que la musique
ne vous plaît pas?
JULIE--Vous vous méprenez; c'est le musicien qui ne me plaît pas.
L'AUBERGISTE--Et pourquoi, mon beau monsieur?