Note du transcripteur.
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Ce document est tiré de:
OEUVRES COMPLÈTES DE
SHAKSPEARE
TRADUCTION DE
M. GUIZOT
NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES
Volume 3
Timon d'Athènes
Le Jour des Rois.--Les deux gentilshommes de Vérone.
Roméo et Juliette.--Le Songe d'une nuit d'été.
Tout est bien qui finit bien.
PARIS
A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS
1864
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LES
DEUX GENTILSHOMMES
DE VÉRONE
COMÉDIE
NOTICE SUR LES DEUX GENTILSHOMMES DE VÉRONE
Cette pièce, une des moins remarquables de Shakspeare, ressemble à
beaucoup d'égards à un roman dialogué: cette idée se fortifie quand
on lit, dans la _Diane_ de Montemayor, la nouvelle où le poëte a sans
doute puisé sa comédie: soit que la _Diane_ lui eût été connue dans
une traduction, soit qu'un romancier anglais l'eût imitée ou refondue
dans un autre ouvrage.
Dans l'épisode de la _Diane_, nous voyons une bergère-amazone sauver
trois nymphes de la violence de trois hommes sauvages, et leur
raconter ensuite, sur la rive d'une _onde au doux murmure_, comment
elle a été la victime des persécutions de Vénus, à qui sa mère, dans
une discussion mythologique, avait eu l'indiscrétion de préférer
Pallas.
La belle Félismena reçoit un billet de don Félix, qu'elle lit après
avoir bien grondé sa suivante, qui a eu l'audace de le lui remettre.
Elle aime don Félix et se hâte de lui en faire l'aveu; mais le père du
jeune homme s'oppose à leur mariage et envoie son fils dans une cour
étrangère, pour lui faire oublier l'engagement qu'il n'approuve pas.
Félismena ne peut vivre en son absence; elle se procure des habits de
page et va retrouver son amant; mais déjà don Félix en aime une autre,
et Félismena, qui passe à son service à la faveur de son déguisement,
devient le porteur de ses billets doux. Célie, sa rivale, se prend
tout à coup d'une tendre passion pour le page prétendu, et don Félix
ne reçoit plus de réponses favorables de sa belle que quand Félismena
est son messager. Cependant ce cavalier se désole des rigueurs de
Célie: son désespoir devient si grand que Félismena, craignant pour la
vie de celui qu'elle aime, se jette aux genoux de sa rivale, qui
croit que le page va l'implorer pour lui-même. Furieuse de l'entendre
solliciter pour son maître, elle ne peut supporter la vie et meurt de
douleur.
Don Félix, à cette nouvelle, part sans dire à personne où il va, et la
fidèle Félismena court le monde à sa recherche.
Voilà une partie des circonstances que Shakspeare a évidemment
empruntées pour les deux Véronais, mais il a su en ajouter d'autres;
et le personnage comique de Launce est une idée originale qui
n'appartient qu'à lui. Chaque fois que Launce paraît avec son chien,
on est d'abord forcé de rire, quitte à blâmer ensuite la trivialité de
quelques plaisanteries. Ces scènes sentent un peu la farce, mais elles
sont marquées au coin de l'originalité.
Speed, l'autre valet, est totalement éclipsé par Launce; cependant il
prouve à son maître, d'une manière piquante, qu'il est amoureux.
La coquetterie de Julie, quand elle reçoit la lettre de Protéo, est
aussi une idée des plus gracieuses; mais, en général, comme Jonson le
fait observer, on trouve dans cette pièce un singulier mélange
d'art et de négligence qui a fait douter qu'elle fût réellement de
Shakspeare. On doit peu s'arrêter à la critique de l'unité de lieu,
qui n'a jamais été aussi ouvertement violée par le poëte; mais
l'inconséquence du caractère de Protéo est bien plus impardonnable que
toutes les fautes contre la géographie et les lois d'Aristote.
La versification des _Deux Gentilshommes de Vérone_ est presque
toujours excellente, et on y trouve une foule de détails qu'embellit
la poésie la plus riche.
Malone place la composition de cette pièce dans l'année 1596. Elle
appartient visiblement à la jeunesse de l'auteur.
LES
DEUX GENTILSHOMMES
DE VÉRONE
COMÉDIE
PERSONNAGES
LE DUC DE MILAN, père de Silvie.
VALENTIN,} deux gentilhommes de Vérone.
PROTÉO, }
ANTONIO, père de Protéo.
THURIO, espèce de fou, ridicule rival
de Valentin.
ÉGLAMOUR, confident de Silvie, qui
favorise son évasion.
L'HÔTE chez lequel loge Julie à Milan.
SPEED, valet bouffon de Valentin.
LAUNCE, valet de Protéo.
PANTHINO, valet d'Antonio.
JULIE, dame de Vérone aimée de Protéo.
SILVIE, fille du duc de Milan, aimée
de Valentin.
LUCETTE, suivante de Julie.
Proscrits.
Domestiques, musiciens.
La scène est tantôt à Vérone, tantôt à Milan, et sur les frontières de
Mantoue.
ACTE PREMIER
SCÈNE I
VALENTIN, PROTÉO.
VALENTIN.--Cesse de vouloir me persuader, mon cher Protéo; le jeune
homme qui demeure toujours dans sa patrie n'a jamais qu'un esprit
borné. Si l'amour n'enchaînait pas tes jeunes années aux doux regards
d'une amante digne de tes hommages, je t'engagerais à m'accompagner
pour voir les merveilles du monde, plutôt que de t'engourdir ici
dans une stupide indolence, et d'user ta jeunesse dans une inertie
incapable de donner des formes; mais puisque tu aimes, aime toujours,
et tâche d'être aussi heureux dans tes amours, que je voudrais l'être
moi-même lorsque je commencerai d'aimer.
PROTÉO.--Veux-tu donc me quitter? Adieu, mon cher Valentin! Pense
à ton Protéo, si par hasard tu vois dans tes voyages quelque objet
remarquable et rare, désire de m'avoir avec toi pour partager ton
bonheur, lorsqu'il t'arrivera quelque bonne fortune; et dans tes
dangers, si jamais le danger t'environne, recommande tes malheurs à
mes saintes prières, car je veux être ton intercesseur, Valentin.
VALENTIN.--Oui, et prier pour moi dans un livre d'amour.
PROTÉO.--Je prierai pour toi dans certain livre que j'aime.
VALENTIN.--C'est-à-dire dans quelque sot livre de profond amour comme
l'histoire du jeune Léandre qui traversa l'Hellespont[1].
PROTÉO.--C'est une histoire profonde d'un plus profond amour; car
Léandre avait de l'amour par-dessus les souliers.
VALENTIN.--Tu dis vrai, car tu as de l'amour par-dessus les bottes et
tu n'as pas encore traversé l'Hellespont à la nage.
PROTÉO.--Par-dessus les bottes? Ne me porte pas de bottes[2].
VALENTIN.--Je m'en garderai bien, car ce serait à propos de bottes[3].
[Note 1: La traduction de Musée, par Marlowe, était populaire et le
méritait; son _Héro et Léandre_ serait digne de Dryden.]
[Note 2: _Give me not the boots_, expression proverbiale qui signifie:
«Ne te joue pas de moi,» et qui revient à l'ancienne phrase française:
«Bailler foin en cornes.»]
[Note 3: Nous avons employé un équivalent à ces mots: _it boots thee
not_, «cela t'est inutile.»]
PROTÉO--Comment?
VALENTIN.--Aimer, pour ne recueillir d'autre fruit de ses gémissements
que le mépris, et un timide regard pour les soupirs d'un coeur blessé!
Acheter un moment de joie passagère par les ennuis et les fatigues
de vingt nuits d'insomnie! Si vous réussissez, le succès n'en vaut
peut-être pas la peine; si vous échouez, vous n'avez donc gagné que
des peines cruelles. Quoi qu'il en soit, l'amour n'est qu'une folie
qu'obtient votre esprit, ou votre esprit est vaincu par une folie.
PROTÉO.--Ainsi, à t'entendre, je ne suis qu'un fou?
VALENTIN.--Ainsi, à t'entendre, je crains bien que tu ne le deviennes.
PROTÉO.--C'est de l'amour que tu médis; je ne suis pas l'amour.
VALENTIN.--L'amour est ton maître, car il te maîtrise; et celui qui se
laisse ainsi subjuguer par un fou, ne devrait pas, ce me semble, être
rangé parmi les sages.
PROTÉO.--Les auteurs disent cependant que l'amour habite dans les
esprits les plus élevés, comme le ver dévorant s'attache au bouton de
la plus belle rose.
VALENTIN.--Et les auteurs disent aussi que, comme le bouton le plus
précoce est rongé intérieurement par un ver avant qu'il s'épanouisse,
de même l'amour porte à la folie les esprits jeunes et tendres; qu'ils
se fanent dans la fleur, perdent la fraîcheur de leur printemps, et
tout le fruit des plus douces espérances. Mais pourquoi consumer ici
le temps à te donner des conseils, puisque tu es tout dévoué à de
tendres désirs? Encore une fois, adieu! Mon père est sur le port à
m'attendre pour me voir monter sur le vaisseau.
PROTÉO.--Et je veux t'y conduire, Valentin.
VALENTIN.--Non, cher Protéo, il vaut mieux nous dire adieu ici. Quand
je serai à Milan, que tes lettres m'informent de tes succès en amour,
et de tout ce qui pourra arriver ici pendant l'absence de ton ami; je
te visiterai aussi par mes lettres.
PROTÉO.--Puisses-tu ne trouver à Milan que le bonheur!
VALENTIN.--Je t'en souhaite autant à Vérone. Adieu!
(Il sort.)
PROTÉO.--Il poursuit l'honneur et moi l'amour; il abandonne ses amis
pour les honorer davantage; et moi j'abandonne tout, mes amis
et moi-même pour l'amour. C'est toi, Julie, c'est toi qui m'as
métamorphosé! Tu me fais négliger mes études, perdre mon temps,
combattre les plus sages conseils et compter pour rien tout l'univers;
mon esprit s'affaiblit dans les rêveries, et mon coeur est malade
d'inquiétude.
(Entre Speed.)
SPEED.--Seigneur Protéo, Dieu vous garde! avez-vous vu mon maître?
PROTÉO.--Il vient de partir d'ici et va s'embarquer pour Milan.
SPEED.--Vingt contre un alors qu'il est embarqué déjà, et j'ai fait le
mouton[4] en le perdant.
[Note 4: J'ai fait la bête. Mouton se dit _sheep_ en anglais et se
prononce comme _ship_, qui veut dire vaisseau. Voilà la clef des
équivoques qui suivent.]
PROTÉO.--En effet, le mouton s'égare souvent, si le berger est absent
quelque temps.
SPEED.--Vous concluez donc que mon maître est un berger et moi un
mouton?
PROTÉO.--Oui.
SPEED.--Eh bien! alors mes cornes sont ses cornes, que je dorme ou que
je veille.
PROTÉO.--Sotte réponse et digne d'un mouton.
SPEED.--Nouvelle preuve que je suis un mouton.
PROTÉO.--Oui, et ton maître un berger.
SPEED.--Et pourtant je pourrais le nier pour une certaine raison.
PROTÉO.--Cela ira bien mal, si je ne le prouve point par une autre.
SPEED.--Le berger cherche le mouton, et le mouton ne cherche pas le
berger; mais moi je cherche mon maître et mon maître ne me cherche
pas; je ne suis donc pas un mouton.
PROTÉO.--Le mouton suit le berger pour obtenir du fourrage, et le
berger ne suit point le mouton pour un peu de nourriture; tu suis ton
maître pour des gages, et ton maître ne te suit pas pour des gages.
Donc tu es un mouton.
SPEED.--Encore une preuve semblable, et vous me ferez crier _beh_!
PROTÉO.--Mais, écoute-moi, as-tu remis ma lettre à Julie?
SPEED.--Oui, monsieur. Moi mouton perdu, j'ai remis votre lettre à
Julie, mouton en corset[5], et Julie, mouton en corset, ne m'a rien
donné pour ma peine à moi mouton perdu.
PROTÉO.--Voilà un bien petit pâturage pour tant de moutons.
SPEED.--Si la terre en est trop chargée, vous feriez mieux de
l'attacher.
PROTÉO.--Non, tu t'égares, il vaudrait mieux te parquer[6].
SPEED.--Oh! monsieur, je me contenterai de moins d'une livre pour
avoir porté votre lettre.
PROTÉO.--Tu te méprends; je veux parler d'un parc[7].
SPEED.--D'une livre à une épingle[8]? Tournez-la de tous les côtés,
c'est trois fois trop peu pour porter une lettre à votre belle.
PROTÉO.--Mais qu'a-t-elle dit? a-t-elle fait un signe de tête?
SPEED _fait un signe de tête_.--Bête!
PROTÉO.--Qui appelles-tu bête[9]?
SPEED.--Vous vous trompez, monsieur, c'est vous qui avez dit bête,
puisque vous avez pris la peine de le dire, gardez-le pour votre
peine[10].
[Note 5: _Mutton laced_ était un terme tellement commun, pour désigner
une courtisane, que la rue la plus fréquentée par ces femmes, à
Clerkenwell, était appelée _Mutton-lane_.]
[Note 6: Équivoque intraduisible. _Pound_, livre sterling, et _to
pound_, parquer.]
[Note 7: Speed feint toujours de prendre un mot pour l'autre.]
[Note 8: _Pin-fold,_ bergerie; _pin_, épingle.]
[Note 9-10: PROTÉO. _Did she nod_?--SPEED. _I_.--PROTÉO. _Nod I why!
that is noddy_.--SPEED. _You mistook, sir_.
_Nod_, signe de tête; _to nod_, faire un signe de tête; _noddy_,
nigaud; _I_, je; pauvres équivoques. Le lecteur perd peu de chose si
la traduction est impossible.
Selon Pope, cette scène aurait été interpolée par les comédiens.]
PROTÉO.--Non, non, tu le prendras pour avoir porté la lettre.
SPEED.--Fort bien! je m'aperçois qu'il faut que je supporte avec vous.
PROTÉO.--Comment! monsieur, que supportez-vous avec moi?
SPEED.--Pardieu, monsieur, la lettre sans doute, n'ayant que le mot de
bête pour ma peine.
PROTÉO.--Malepeste, tu as l'esprit vif!
SPEED.--Et pourtant il ne peut attraper votre bourse paresseuse.
PROTÉO.--Allons, allons, qu'a-t-elle dit? acquitte-toi promptement de
ton message.
SPEED.--Acquittez-vous avec votre bourse, afin que nous soyons quittes
tous deux.
PROTÉO.--Eh bien! voilà pour ta peine; qu'a-t-elle dit?
SPEED.--Sur ma foi, monsieur, je crois que vous ne la gagnerez pas
aisément.
PROTÉO.--Quoi donc? t'en a-t-elle laissé tant voir?
SPEED.--Vraiment, monsieur, je n'ai rien vu d'elle; non, non, pas même
un ducat pour lui avoir remis votre lettre; et puisqu'elle a été si
dure envers moi, qui lui ai porté votre coeur, je crains qu'elle ne
soit aussi dure à vous ouvrir le sien; ne lui donnez pas d'autres
gages d'amour que des pierres, car elle est aussi dure que l'acier.
PROTÉO.--Comment! elle ne t'a rien dit?
SPEED.--Non pas seulement: _Tenez, mon ami, prenez cela pour votre
peine_. Pour me prouver votre générosité vous m'avez donné un teston!
Aussi en récompense vous pourrez à l'avenir porter vos lettres
vous-même; et ainsi, monsieur, je vous recommanderai à mon maître.
PROTÉO.--Va, pars pour sauver du naufrage ton vaisseau, qui ne peut
périr en t'ayant sur son bord; car tu es destiné à périr à terre
d'une mort moins humide. Il me faut envoyer quelque autre messager, je
craindrais que ma Julie ne dédaignât mes lettres, si elle les recevait
d'un aussi indigne facteur.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Vérone. Jardin de la maison de Julie.
JULIE et LUCETTE.
JULIE.--Mais dis-moi donc, Lucette, à présent que nous sommes seules,
est-ce que tu voudrais me conseiller de tomber amoureuse[11]?
[Note 11: Devenir amoureux se dit en anglais: _to fall in love_, tomber
en amour; voilà pourquoi Lucette répond en isolant le verbe _to fall_,
tomber.]
LUCETTE.--Oui, madame, afin de ne pas trébucher sans vous y attendre.
JULIE.--Et de toute la belle troupe de gentilshommes que tu vois
tous les jours me faire la cour, lequel est à ton avis le plus digne
d'amour?
LUCETTE.--S'il vous plait, répétez-moi leurs noms, je vous dirai ce
que je pense suivant mes faibles lumières.
JULIE.--Que penses-tu du beau chevalier Églamour[12]?
[Note 12: Il ne faut pas confondre cet _innamorato_ insignifiant avec
le chevalier Églamour, personnage que nous trouvons à Milan, et qui a
juré fidélité et chasteté sur le tombeau de son épouse.]
LUCETTE.--Que c'est un chevalier au doux langage, élégant et bien
tourné. Mais si j'étais vous, il ne serait jamais à moi.
JULIE.--Que penses-tu du riche Mercatio?
LUCETTE.--Très-bien de sa richesse; mais de sa personne, comme ça.
JULIE.--Et que penses-tu de l'aimable Protéo?
LUCETTE.--Dieu! Dieu! comme la folie s'empare quelquefois de nous!
JULIE.--Comment donc? Et pourquoi cette exclamation à propos de son
nom?
LUCETTE.--Je vous demande pardon, madame, il est honteux à moi, petite
créature que je suis, de juger ainsi d'aimables cavaliers.
JULIE.--Et pourquoi ne pas traiter Protéo comme les autres?
LUCETTE.--Eh bien! alors, ils sont tous bien; mais je le trouve le
plus aimable.
JULIE.--Et ta raison?
LUCETTE.--Je n'en ai pas d'autre qu'une raison de femme. Je le trouve
le plus aimable, parce que je le trouve le plus aimable.
JULIE.--Et tu voudrais donc que mon amour se fixât sur lui?
LUCETTE.--Oui, si vous pensiez que c'est ne pas le mal placer.
JULIE.--Eh bien! c'est celui de tous qui a fait le moins d'impression
sur moi.
LUCETTE.--Je crois cependant qu'il est celui de tous qui vous aime le
plus.
JULIE.--Si peu de paroles indiquent un amour bien faible.
LUCETTE.--Le feu le mieux renfermé est celui qui brûle le plus.
JULIE.--Ils n'aiment pas, ceux qui ne montrent point leur amour.
LUCETTE.--Oh! ils aiment bien moins encore, ceux qui font connaître
leur amour à tout le monde.
JULIE.--Je voudrais savoir ce qu'il pense.
LUCETTE.--Lisez cette lettre, madame.
JULIE, _à Lucette_.--Dis-moi de quelle part?
LUCETTE.--Vous le verrez en la lisant.
JULIE.--Dis-moi, dis qui te l'a donnée.
LUCETTE.--Le page du seigneur Valentin, qui, à ce que je pense, était
envoyé par Protéo. Il voulait vous la remettre à vous-même; mais,
comme il m'a trouvée par les chemins, je l'ai reçue en votre nom:
pardonnez-moi ma faute, madame.
JULIE.--Vraiment, sur mon honneur, vous êtes une excellente
négociatrice! Comment osez-vous vous prêter à recevoir des lettres
amoureuses et à conspirer contre ma jeunesse? Croyez-moi, vous
choisissez là un bel emploi, et qui vous convient à merveille! Tenez,
reprenez ce papier; songez à le rendre, ou ne reparaissez jamais
devant moi.
LUCETTE.--Quand on plaide pour l'amour, on mérite une autre récompense
que la haine.
JULIE.--Voulez-vous sortir?
LUCETTE.--Afin de vous donner le loisir de réfléchir.
(Elle sort.)
JULIE, _seule_.--Et cependant je voudrais bien avoir parcouru cette
lettre. Il serait honteux maintenant de la rappeler et d'aller la
prier de faire une faute pour laquelle je viens de la gronder. Qu'elle
est insensée! comment? Elle sait que je suis fille, et elle ne me
force pas de lire cette lettre! car les filles, par pudeur[13], disent
_non_, et voudraient que le questionneur interprétât ce _non_ par
_oui_. Fi donc! fi donc! que l'amour est fantasque et bizarre! il
ressemble à un enfant capricieux qui égratigne sa nourrice, et qui
l'instant d'après, tout humilié, baise la verge. Avec quelle brutalité
j'ai chassé Lucette, lorsque j'aurais désiré qu'elle restât ici!
avec quelle dureté je me suis étudiée à lui montrer un front irrité,
lorsqu'une joie intérieure forçait mon coeur à sourire! allons, ma
pénitence sera de rappeler Lucette et de lui demander pardon de ma
folie.--Lucette! Lucette!
[Note 13: _Les filles disent non et le prennent_. Vieux proverbe.]
(Lucette rentre.)
LUCETTE.--Que désirez-vous, madame?
JULIE.--Est-il bientôt l'heure de dîner?
LUCETTE.--Je le voudrais, afin que vous pussiez passer votre mauvaise
humeur[14] sur le dîner et non sur votre suivante.
[Note 14: _Stomach_, estomac. Appétit et dépit, mauvaise humeur. _Meat_
et _maid_ sont aussi des mots de son presque analogue.]
JULIE.--Qu'est-ce donc que vous relevez là si doucement?
LUCETTE.--Rien.
JULIE.--Pourquoi donc vous êtes-vous baissée?
LUCETTE.--Pour ramasser un papier que j'avais laissé tomber.
JULIE.--Et n'est-ce donc rien que ce papier?
LUCETTE.--Non, rien qui me regarde.
JULIE.--Alors, laissez-le à terre pour ceux qu'il regarde.
LUCETTE.--Madame, il ne peut leur en imposer, si on l'interprète bien.
JULIE.--C'est quelque amant sans doute qui vous a écrit une lettre en
vers.
LUCETTE.--Pour que je puisse chanter ces vers, madame, donnez-moi un
air; je vous prie; vous en savez plusieurs.
JULIE.--J'en ai le moins possible pour de telles bagatelles; il
vaudrait mieux les chanter sur l'air: _Lumière d'amour_[15].
LUCETTE.--Ils sont trop lourds pour un air si léger.
JULIE.--Lourds! sans doute qu'ils sont chargés d'un refrain[16]?
LUCETTE.--Oui, et qui serait mélodieux si vous le chantiez.
JULIE.--Pourquoi ne le chanteriez-vous pas vous-même?
LUCETTE.--Je ne puis monter si haut.
JULIE.--Voyons votre chanson.--Eh bien! mignonne?
LUCETTE.--Continuez sur ce ton et vous la chanterez, et pourtant je
n'aime pas ce ton-là.
JULIE.--Vous ne l'aimez pas?
LUCETTE.--Non madame, il est trop aigu[17].
JULIE.--Et vous, mignonne, trop impertinente.
LUCETTE.--Ah! maintenant vous êtes trop dans le mineur[18], et vous
détruisez l'harmonie par une dissonance trop dure; il ne manque qu'un
ténor pour accompagner votre chanson.
[Note 15: _Light of love_, lumière d'amour ou légère d'amour.]
[Note 16: _Burden_, refrain ou fardeau.]
[Note 17: _You are too sharp_, vous êtes trop dans le _dièze_,
équivoque sur le mot _sharp_.]
[Note 18: _You are too flat_, vous êtes trop dans le _bémol_.]
JULIE.--Le ténor est étouffé par votre basse continue.
LUCETTE.--A vrai dire, je fais la basse pour Protéo.
JULIE.--Ce bavardage ne m'importunera plus; voici le billet avec la
protestation (_Elle déchire la lettre_.) Allez, allez-vous-en, et
laissez là ce papier, vous voudriez le toucher pour me mettre en
colère.
LUCETTE.--Elle s'y prend d'une manière étrange, mais elle serait
charmée d'avoir à se fâcher pour une seconde lettre.
(Elle sort.)
JULIE, _seule_.--Ah! plût à Dieu que je ressentisse ce courroux contre
cette lettre! O mains haïssables, d'avoir déchiré des paroles si
tendres! Ingrats frelons, qui vous nourrissez du miel le plus doux et
qui percez de vos dards l'abeille qui vous le donne! Pour expier ma
faute, je baiserai chaque fragment de cette lettre. Ici est écrit:
_tendre Julie_; ah! plutôt _cruelle Julie!_ Pour te punir de ton
ingratitude, je jette ton nom sur ces pierres et je foule à mes pieds
ton dédain. Voyez. Ici est écrit: _Protéo blessé d'amour_. Pauvre nom
blessé, je veux te recueillir dans mon sein comme dans un lit, jusqu'à
ce que ta blessure soit bien guérie, et voilà comme je la soude avec
un baiser souverain. Mais le nom de _Protéo_ était écrit plusieurs
fois.....--Retiens ton haleine, bon zéphyr, n'emporte pas un seul mot,
et que je retrouve chaque syllabe de la lettre..... excepté mon nom;
pour lui, qu'un tourbillon l'enlève sur la cime affreuse d'un rocher
désert suspendu sur les eaux, et que de là il l'entraîne dans les
flots de la mer irritée! Vois, dans une seule ligne son nom est écrit
deux fois: _Le pauvre malheureux Protéo, le passionné Protéo..... à
la douce Julie_; oui, je veux mettre ces derniers mots en pièces.--Et
cependant, non. Il a si bien su les réunir à son nom infortuné, que
je veux les plier ensemble. Allons, baisez-vous, embrassez-vous,
disputez-vous, faites ce que vous voudrez.
(Lucette revient.)
LUCETTE.--Madame, le dîner est prêt, et votre père vous attend.....
JULIE.--Eh bien! allons.
LUCETTE.--Comment? Est-ce que ces papiers vont raconter des histoires?
JULIE.--Si vous en faites cas, il vaut mieux les relever.
LUCETTE.--Moi, l'on m'a _relevée_ pour les avoir posés à terre;
cependant il ne faut pas qu'il y restent, de peur qu'ils n'y prennent
froid.
JULIE.--Je vois que vous vous souvenez de loin.
LUCETTE.--Vraiment, madame, vous pouvez dire ce que vous voyez. Je
vois aussi les choses, bien que vous vous imaginiez que je ferme les
yeux.
JULIE.--Allons, allons, vous plaît-il de me suivre?
(Elles sortent.)
SCÈNE III
Appartement de la maison d'Antonio.
ANTONIO ET PANTHINO.
ANTONIO.--Dites-moi, Panthino, quel est le grave discours que mon
frère vous tenait dans le cloître?
PANTHINO.--Il parlait de son neveu Protéo, de votre fils.
ANTONIO.--Et qu'en a-t-il dit?
PANTHINO.--Il s'étonne que Votre Seigneurie souffre qu'il passe ici
sa jeunesse, tandis que tant d'autres pères, de moindre distinction,
envoient voyager leurs fils pour chercher de l'avancement, les uns à
la guerre pour y tenter fortune, les autres à la découverte des
îles lointaines[19], d'autres pour s'instruire dans les universités
savantes. Il dit que votre fils Protéo était propre à réussir dans
la plupart de ces exercices, et même dans tous; et il me conjurait de
vous importuner de ne plus lui laisser perdre son temps au logis, car
ce serait un grand inconvénient pour lui, dans un âge avancé, de ne
pas avoir voyagé dans sa jeunesse.
[Note 19: Les fils de bonne maison voyageaient fréquemment du temps
de Shakspeare, qui regardait les voyages comme propres à former le
caractère et les idées.]
ANTONIO.--Tu n'as pas grand besoin de m'importuner pour cela; il y a
plus d'un mois que j'y rêve. J'ai bien remarqué la perte de son temps,
et comment, sans l'étude et la connaissance du monde, il ne peut
jamais devenir un homme parfait. L'expérience s'acquiert par
l'application et se perfectionne pas le cours rapide du temps. Dis-moi
donc où il serait le plus à propos de l'envoyer.
PANTHINO.--Je pense que Votre Seigneurie n'ignore pas que son ami, le
jeune Valentin, est attaché à la cour royale de l'empereur[20].
[Note 20: Les empereurs tenaient quelquefois leur cour à Milan; mais, à
peine le poëte nous y aura-t-il conduits qu'il nous introduira, on ne
sait par quel caprice, à la cour du duc.]
ANTONIO.--Je le sais.
PANTHINO.--Il serait bon, ce me semble, d'y envoyer aussi votre fils;
là il pourra s'exercer dans les joutes et les tournois, entendre un
beau langage, converser avec des hommes d'un sang illustre, et se
former à tous les exercices dignes de sa jeunesse et de la noblesse de
sa naissance.
ANTONIO.--J'aime tes avis, tu m'as très-bien conseillé; et, pour
montrer combien j'approuve ton projet, je veux que sur-le-champ il
soit exécuté, et que mon fils parte le plus tôt possible pour la cour
de l'empereur.
PANTHINO.--Demain, si cela vous convient, il peut accompagner Alphonse
et quelques autres gentilshommes de bonne réputation, qui vont saluer
l'empereur et lui offrir leurs services.
ANTONIO.--Bonne compagnie; demain Protéo partira avec eux; et, puisque
le voici fort à propos, je vais lui déclarer net ma résolution.
(Entre Protéo.)
PROTÉO, _à l'écart._--O douce amie! douces lignes! douce existence!
Voilà sa main! l'interprète de son coeur! Voici ses serments d'amour,
et le gage de son honneur. Ah! si nos pères pouvaient approuver nos
amours, et sceller par leur consentement notre bonheur. O céleste
Julie!
ANTONIO.--Comment! Quelle est donc cette lettre que vous lisez là?
PROTÉO.--Sous le bon plaisir de Votre Seigneurie, ce sont deux mots
d'amitié que m'envoie Valentin, et qui m'ont été remis par un ami qui
arrive de Milan.
ANTONIO.--Prêtez-moi cette lettre, que je voie les nouvelles.
PROTÉO.--Il n'y a aucune nouvelle, seigneur; il m'écrit seulement
combien la vie qu'il mène est heureuse, combien il est aimé par
l'empereur; il me souhaite avec lui pour partager son bonheur.
ANTONIO.--Et que pensez-vous de son désir?
PROTÉO.--Je pense, seigneur, comme un fils obéissant qui dépend de son
père, et non des voeux de l'amitié.
ANTONIO.--Ma volonté s'accorde parfaitement avec son désir; n'allez
pas hésiter sur un parti que je vous propose si brusquement; car
ce que je veux, je le veux, et tout finit là. Je suis décidé à vous
envoyer passer quelque temps, avec Valentin, à la cour de l'empereur.
Vous recevrez de moi une pension semblable à celle que sa famille lui
donne pour sa subsistance. Soyez prêt à partir dès demain: point de
prétextes. Je le veux absolument.
PROTÉO.--Mais, seigneur, je ne puis pas sitôt être pourvu de tout; je
vous conjure de m'accorder un jour ou deux.
ANTONIO.--Vois-tu, tout ce dont tu auras besoin, on te l'enverra
quand tu seras parti; plus de retard; il faut partir demain. Suis-moi,
Panthino; tu vas t'occuper de hâter ses préparatifs.
(Antonio et Panthino sortent.)
PROTÉO, _seul_.--Ainsi j'ai évité le feu dans la crainte de me brûler,
et je me suis jeté dans la mer où je me suis noyé. Je craignais
de montrer à mon père la lettre de Julie, de peur qu'il n'eût des
objections à mon amour; et c'est de mon excuse même qu'il se prévaut
contre mon amour. Oh! que le printemps de l'amour ressemble bien à
l'éclat incertain d'un jour d'avril, qui tantôt montre toute la beauté
du soleil, et qu'à chaque instant un nuage vient obscurcir!
(Panthino revient.)
PANTHINO.--Seigneur Protéo, votre père vous demande. Il est
très-pressé: ainsi, je vous prie, allez vite.
PROTÉO.--Quoi, j'en suis là! Mon coeur y consent, et mille fois
cependant il me dit _non_.
(Ils sortent.)
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I
Milan. Appartement dans le palais du duc.
VALENTIN et SPEED.
SPEED.--Votre gant, monsieur.
VALENTIN.--Ce n'est pas le mien; j'ai mes gants.
SPEED.--Celui-ci, cependant, pourrait bien être aussi le vôtre,
quoiqu'il n'y en ait qu'un[21].
[Note 21: Il paraît que _on_ et _one_ se prononçaient jadis de même.
Speed joue ici sur ces deux mots.]
VALENTIN.--Laisse-moi le voir; ah! oui, donne, il est à moi! doux
ornement qui pare une main divine!--Ah! Silvie, Silvie!
SPEED.--Madame Silvie! madame Silvie!
VALENTIN.--Eh bien! faquin.
SPEED.--Oh! monsieur, elle n'est pas là pour nous entendre.
VALENTIN.--Qui t'a commandé de l'appeler?
SPEED.--Vous-même, monsieur, ou je ne vous ai pas bien compris.
VALENTIN.--Je vous dis que vous êtes trop empressé.
SPEED.--Et j'ai été grondé hier d'être trop lent.
VALENTIN.--Allons, c'est bien; dis-moi si tu connais madame Silvie!
SPEED.--Celle qu'aime Votre Honneur?
VALENTIN.--Comment sais-tu que je l'aime?
SPEED.--Ma foi! par tous ces signes particuliers: d'abord, vous avez
appris, à l'exemple du seigneur Protéo, à croiser vos bras comme un
homme mécontent, à goûter une chanson d'amour comme un rouge-gorge, à
vous promener seul comme un pestiféré, à soupirer comme un écolier
qui a perdu son _A b c_, à pleurer comme une jeune fille qui vient
d'enterrer sa grand'mère, à jeûner comme un malade qui est à la diète,
à veiller les nuits comme un homme qui craint les voleurs, à parler
d'un ton plaintif comme un mendiant à la Toussaint[22]. Vous aviez
coutume, quand vous vous mettiez à rire, de chanter comme un coq;
quand vous vous promeniez, vous aviez la démarche assurée du lion;
quand vous jeûniez, ce n'était jamais qu'immédiatement après le dîner;
quand vous étiez triste, c'était parce que vous manquiez d'argent; et
à présent votre maîtresse a opéré en vous une si grande métamorphose
que, lorsque je vous regarde, je puis à peine croire que vous soyez
mon maître.
[Note 22: C'est aux approches de l'hiver que les mendiants abondent.]
VALENTIN.--Est-ce qu'on remarque en moi tous ces signes-là?
SPEED.--Hors de vous.
VALENTIN.--Hors de moi? ce n'est pas possible!
SPEED.--Oui, hors de vous. Et rien n'est plus vrai, car _hors vous_
personne ne serait aussi simple. Mais vous êtes si certainement
_hors de vous_[23], grâce à ces folies, que ces folies sont en vous et
brillent au travers de vous-même, comme l'urine dans un vase, de sorte
qu'aucun oeil ne vous peut voir sans faire comme un médecin et deviner
votre maladie.
[Note 23: _Without_ signifie _dehors_ et _sans_, _hors_, _hormis_.]
VALENTIN.--Mais réponds-moi donc; connais-tu madame Silvie?
SPEED.--Celle sur qui vous fixez toujours les yeux au souper?
VALENTIN.--L'as-tu remarqué?--Eh bien! c'est elle-même.
SPEED.--Non, monsieur, je ne la connais pas.
VALENTIN.--Tu as remarqué que j'attachais mes yeux sur elle, et
cependant tu ne la connais pas?
SPEED.--Elle n'est pas disgraciée, seigneur[24]?
[Note 24: _Hard favoured_; le mot _favour_ veut dire _grâce du
visage_.]
VALENTIN.--Non, mon garçon! elle a plus de grâce que de beauté.
SPEED.--Monsieur, je sais bien cela.
VALENTIN.--Que sais-tu?
SPEED.--Qu'elle n'est pas aussi bien dans sa personne que dans vos
bonnes grâces.
VALENTIN.--Je veux dire que sa beauté est exquise, mais que ses grâces
sont infinies.
SPEED.--C'est parce que l'une est peinte et que les autres sont sans
mesure.
VALENTIN.--Que veux-tu dire par _peinte_ et sans mesure[25]?
[Note 25: _Out of count_, hors de compte.]
SPEED.--Vraiment, monsieur, elle s'est tellement peinte pour se rendre
belle, que personne ne se donne la peine de mesurer sa beauté.
VALENTIN.--Et pour qui me prends-tu, moi qui fais grand cas de sa
beauté?
SPEED.--Vous ne l'avez jamais vue depuis qu'elle est enlaidie.
VALENTIN.--Y a-t-il longtemps qu'elle est enlaidie?
SPEED.--Depuis que vous l'aimez.
VALENTIN.--Je l'ai toujours aimée depuis que je l'ai vue, et je la
trouve toujours belle.
SPEED.--Si vous l'aimez, vous ne pouvez pas la voir.
VALENTIN.--Pourquoi?
SPEED.--Parce _que_ l'amour est aveugle. Oh! si vous aviez mes yeux,
ou si les vôtres étaient encore aussi clairvoyants qu'ils l'étaient
lorsque vous reprochiez à Protéo d'aller sans jarretières!
VALENTIN.--Que verrais-je donc?
SPEED.--Votre folie actuelle et son extrême laideur; car Protéo, étant
amoureux, n'y voyait plus pour attacher ses bas; et vous, amoureux à
votre tour, vous n'y voyez pas pour mettre les vôtres.
VALENTIN.--Alors, mon garçon, tu es amoureux aussi, à ce qu'il me
paraît? car hier au matin tu n'as pas pu voir à nettoyer mes souliers.
SPEED.--Cela est vrai, monsieur; j'étais amoureux de mon lit: je vous
remercie de m'avoir secoué pour mon amour; j'en suis devenu plus hardi
à vous tancer sur le vôtre.
VALENTIN.--Enfin je demeure[26] amoureux d'elle.
[Note 26: Opposition entre les verbes _to stand_, rester debout, et
_set_, partir, ou _sit_, s'asseoir.]
SPEED.--Je voudrais que vous _partissiez_, votre amour aurait bientôt
cessé.
VALENTIN.--Hier au soir, elle m'a ordonné d'écrire des vers à
quelqu'un qu'elle aime.
SPEED.--Et vous avez écrit?
VALENTIN.--Oui.
SPEED.--N'avez-vous point écrit un peu de travers?
VALENTIN.--Je m'en suis acquitté de mon mieux. Mais silence, la voici
elle-même.
(Entre Silvie.)
SPEED, _à part_.--O la bonne pièce! ô l'excellente marionnette! Il va
maintenant lui servir d'interprète.
VALENTIN.--Madame et souveraine maîtresse, mille bonjours.
SPEED, _à part_.--Oh! donnez-nous un _bonsoir_, cela vaut un million
de compliments.
SILVIE.--Monsieur Valentin, mon serviteur[27], je vous en souhaite deux
mille.
[Note 27: Au temps de Shakspeare les dames appelaient leurs amants
leurs serviteurs. Nous voyons encore dans _le Devin du village_:
_J'ai perdu mon serviteur_...]
SPEED.--Ce serait à mon maître à lui payer l'intérêt, et c'est elle
qui le lui paye.
VALENTIN.--Comme vous me l'avez ordonné, j'ai écrit votre lettre à cet
heureux ami que vous ne nommez pas; j'aurais eu beaucoup de répugnance
à la continuer, sans mon obéissance envers votre Seigneurie.
SILVIE.--Je vous remercie, mon aimable serviteur; c'est fait
très-habilement.
VALENTIN.--Croyez-moi, madame, cela a été rude, car ne sachant à
qui elle est adressée, j'écrivais à l'aventure, avec beaucoup
d'incertitude.
SILVIE.--Peut-être trouvez-vous que cela vous a donné trop d'embarras?
VALENTIN.--Non, madame; si cela vous est utile, commandez-moi d'en
écrire mille fois davantage; et cependant.....
SILVIE.--Une très-jolie phrase! Bien, je devine le reste; et cependant
je ne le dirai pas..... cependant je ne m'en embarrasse guère... et
cependant reprenez cette lettre... Cependant je vous remercie, ne
voulant plus, monsieur, vous importuner à l'avenir.
SPEED, _à part_.--Oh! cependant vous y reviendrez; et nous entendrons
cependant encore un autre _cependant_.
VALENTIN.--Que veut dire Votre Seigneurie? Cette lettre ne vous plaît
pas?
SILVIE.--Oui, oui, les vers sont très-bien écrits; mais puisque vous
l'avez fait avec répugnance, reprenez-les.--Reprenez-les donc.
VALENTIN.--Madame, ils sont pour vous.
SILVIE.--Oui, oui, vous les avez écrits, monsieur, à ma prière; mais
je n'en veux pas, ils sont pour vous; j'aurais désiré qu'ils fussent
inspirés par un sentiment plus tendre.
VALENTIN.--Si vous le désirez, madame, je vais en recommencer une
autre.
SILVIE.--Et quand elle sera écrite, lisez-la pour l'amour de moi. Si
elle vous plaît, c'est bien; sinon, alors, c'est bien encore.
VALENTIN.--Si elle me plaît, madame! Quoi donc?
SILVIE.--Oui, si elle vous plaît, gardez-la pour votre peine, et
bonjour, mon serviteur.
(Elle sort.)
SPEED.--O finesse inaperçue, inexplicable, invisible comme le nez
au milieu du visage ou une girouette sur la pointe d'un clocher. Mon
maître lui fait la cour, et elle a enseigné à son amant, qui était son
écolier, le moyen de devenir son professeur. O l'excellente ruse! en
imagina-t-on jamais une plus adroite? Comment! choisir mon maître pour
secrétaire, pour s'écrire la lettre à lui-même!
VALENTIN.--Eh bien! faquin, sur quoi raisonnes-tu là tout seul?
SPEED.--Moi, monsieur, je faisais des rimes. C'est vous qui avez la
raison.
VALENTIN.--De faire quoi?
SPEED.--De servir d'interprète à madame Silvie.
VALENTIN.--Pour qui?
SPEED.--Pour vous-même. Comment! elle vous fait la cour par figure?
VALENTIN.--Quelle figure?
SPEED.--Par une lettre, veux-je dire.
VALENTIN.--Mais elle ne m'a point écrit.
SPEED.--A quoi bon vous écrire, puisqu'elle vous a fait écrire à
vous-même? Comment! vous ne vous apercevez pas de l'artifice?
VALENTIN.--Non, crois-moi.
SPEED.--Non certainement, en vous croyant, monsieur; mais vous n'avez
donc pas remarqué ses instances[28]?
[Note 28: _Her earnest_, son air sérieux, ses instances, et aussi _ses
arrhes_. Speed ne laisse pas échapper une seule occasion de faire un
jeu de mots.]
VALENTIN.--Elle ne m'a rien donné qu'un reproche.
SPEED.--Mais elle vous a donné une lettre?
VALENTIN.--C'est la lettre que j'ai écrite à son ami.
SPEED.--Cette lettre, elle l'a remise; et voilà qui explique tout.
VALENTIN.--Je voudrais bien qu'il n'y eût rien de pire.
SPEED.--Je vous garantis que c'est comme je vous le dis: _car vous
lui avez souvent écrit, et elle, par modestie ou faute d'un moment de
loisir, elle n'a pu vous répondre, peut-être aussi elle a craint qu'un
messager ne trahit le secret de son coeur, et voilà pourquoi elle a
voulu que son amant lui-même écrivit à son amant_. Tout ce que je vous
dis est vrai à la lettre.--Mais à quoi rêvez-vous là, monsieur? voici
l'heure de dîner.
VALENTIN.--J'ai dîné.
SPEED.--Fort bien; mais écoutez-moi, monsieur: quoique l'Amour, ce
caméléon[29], puisse vivre d'air, je suis un de ceux qui se nourrissent
de mets solides, et je voudrais bien avoir à manger. Ah! ne soyez pas
comme votre maîtresse; laissez-vous émouvoir, laissez-vous émouvoir.
(Ils sortent.)
[Note 29: On a cru longtemps que le caméléon se nourrissait d'air.]
SCÈNE II
Vérone.--Appartement dans la maison de Julie.
_Entrent_ PROTÉO, JULIE.
PROTÉO.--Prenez patience, ma chère Julie.
JULIE.--Il le faut bien, puisqu'il n'y a plus de remède.
PROTÉO.--Aussitôt qu'il me sera possible, je reviendrai.
JULIE.--Si vous ne changez pas, votre retour sera bien plus prompt.
Gardez ce souvenir pour l'amour de Julie.
(Elle lui donne son anneau.)
PROTÉO.--Alors, nous ferons donc un échange; tenez, prenez ceci.
JULIE.--Scellons cet accord d'un tendre et saint baiser.
PROTÉO.--Voici ma main pour gage d'une éternelle constance; et si
jamais il se passe une heure dans le jour où je ne soupire pas pour
ma Julie, que l'heure suivante m'amène quelque grand malheur qui me
punisse d'avoir oublié mon amante! Mon père m'attend; ne me répondez
plus rien. C'est l'heure de la marée, non pas celle de tes larmes.
Ces flots-là m'arrêteraient plus longtemps que je ne dois. (_Julie
sort._)--Adieu, ma Julie.--Quoi! elle me quitte sans dire une
parole.--Ah! c'est là le véritable amour; il ne peut parler; et la
sincérité se prouve mieux par les actions que par les paroles.
(Arrive Panthino.)
PANTHINO.--Seigneur Protéo, on vous attend.
PROTÉO.--Allons, je viens, je viens. Hélas! cette séparation rend les
pauvres amants muets.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Milan.--Une rue.
LAUNCE _entre en conduisant un chien_.
LAUNCE.--Non, cette heure se passera encore avant que j'aie fini de
pleurer; toute la race des Launce a ce défaut. J'ai reçu ma part comme
l'enfant prodigue, et je vais accompagner le seigneur Protéo à la cour
de l'empereur. Je crois que mon chien _Crab_ est le plus insensible
des chiens; ma mère pleurait, mon père gémissait, ma soeur criait,
notre servante hurlait, notre chat se tordait les _mains_, et toute la
maison était dans la plus profonde douleur; et cependant ce roquet
au coeur dur n'a pas versé une larme.--C'est une pierre, un véritable
caillou, et il n'y a pas plus de pitié en lui que dans un chien. Un
_juif_ aurait pleuré en voyant nos adieux; au point que ma grand'mère,
qui n'a point d'yeux, s'est rendue aveugle à force de pleurer à
notre séparation.--Voyons, je vais vous montrer comme tout cela est
arrivé.--Ce soulier est mon père; non, ce soulier gauche, c'est mon
père; non, non, ce soulier gauche est ma mère; non, cela ne peut pas
être non plus.--Oui, c'est cela, c'est cela.--Il a la plus mauvaise
semelle.--Ce soulier qui est percé, c'est ma mère; et celui-ci, c'est
mon père.--Je veux être pendu si cela n'est pas vrai.--A présent,
monsieur, ce bâton est ma soeur; car, vous le voyez, elle est blanche
comme un lis, et elle est aussi mince qu'une baguette. Ce chapeau,
c'est Annette, notre servante; je suis le chien; non, le chien est
lui-même, et je suis le chien.--Ha! ha! le chien est moi, et je suis
moi!--Oui. oui, c'est cela.--Maintenant, je m'en vais à mon père:
_Mon père, votre bénédiction._--Maintenant, le soulier devrait tant
pleurer, qu'il ne peut dire un mot.--Maintenant j'embrasse mon père;
eh bien! il pleure encore davantage.--Maintenant je vais à ma mère.
Oh! si à présent elle pouvait parler! mais elle est comme une femme de
bois. Allons, que je l'embrasse.--Oui, et voilà que ma mère a perdu
la respiration. Maintenant je m'en vais à ma soeur.--Entendez-vous ses
gémissements?--Et le chien pendant tout ce temps-là ne répand pas une
larme, ne dit pas un mot. Mais voyez comme j'abats ici la poussière
avec mes larmes!
(Entre Panthino.)
PANTHINO.--Launce, allons, allons, à bord. Ton maître est déjà sur le
vaisseau, et il te faut courir après lui à force de rames. Qu'y a-t-il
donc? pourquoi pleures-tu? Allons, baudet, tu perdras la marée si tu
restes ici plus longtemps.
LAUNCE.--Qu'importe que la marée soit perdue! c'est le plus cruel
amarré que jamais homme ait _amarré_[30].
[Note 30: Amarré, attaché.]
PANTHINO.--Que veux-tu dire par marée cruelle?
LAUNCE.--Eh! celui qui est _amarré_ ici. _Crab_, mon chien.....
PANTHINO.--Bah! imbécile; je veux dire que tu perdras _le flux_; et
en perdant _le flux_, tu perdras ton voyage; et perdant ton voyage,
tu perdras ton maître, et perdant ton maître, tu perdras ton service;
perdant ton service... pourquoi veux-tu me fermer la bouche?
LAUNCE.--De peur que tu ne perdes ta langue.
PANTHINO.--Comment pourrais-je perdre ma langue?
LAUNCE.--Dans ton conte.
PANTHINO.--Dans ta queue[31].
LAUNCE.--Moi, perdre la marée, le voyage, le maître et le service?--La
marée! tu ne sais donc pas que si la mer était tarie, je la remplirais
de mes larmes; et que si les vents étaient tombés, je pousserais le
bateau avec mes soupirs?
PANTHINO.--Allons, partons, Launce; on m'a envoyé t'appeler.
LAUNCE.--Appelle-moi[32] comme tu voudras.
PANTHINO.--Veux-tu t'en aller?
LAUNCE.--Oui, je m'en vais.
(Ils sortent.)
[Note 31: _Tail_, queue, et _tale_ conte, se prononcent de même.]
[Note 32: _To call_, appeler, chercher.]
SCÈNE IV
Milan.--Appartement dans le palais du duc.
VALENTIN, SILVIE, THURIO et SPEED.
SILVIE.--Mon serviteur!
VALENTIN.--Ma maîtresse!
SPEED.--Monsieur, le seigneur Thurio ne vous voit pas d'un bon oeil.
VALENTIN.--Oui, mon garçon, c'est l'amour qui en est cause.
SPEED.--Pas l'amour qu'il a pour vous.
VALENTIN.--Alors celui qu'il a pour ma maîtresse?
SPEED.--Il serait bon que vous le corrigeassiez.
SILVIE, _à Valentin_.--Mon serviteur, vous êtes triste.
VALENTIN.--Il est vrai que je le parais.
THURIO.--Paraissez-vous ce que vous n'êtes pas?
VALENTIN.--Cela est possible.
THURIO.--Vous vous contrefaites donc?
VALENTIN.--Comme vous.
THURIO.--En quoi parais-je ce que je ne suis pas?
VALENTIN.--Sage.
THURIO.--Quelle preuve avez-vous du contraire?
VALENTIN.--Votre folie.
THURIO.--Et où trouvez-vous ma folie?
VALENTIN.--Je la trouve dans votre pourpoint[33].
[Note 33: _To quote_, citer, et _coat_, habit, se prononcent de même.]
THURIO.--Mon pourpoint est un doublé.
VALENTIN.--Eh bien! je doublerai votre folie.
THURIO.--Comment?
SILVIE.--Quoi, vous êtes fâché, seigneur Thurio? Vous changez de
couleur.
VALENTIN.--Laissez-le faire, madame, c'est une espèce de _caméléon_.
THURIO.--Qui a beaucoup plus d'envie de vivre de votre sang que de
_votre air_.
VALENTIN.--Vous avez dit, monsieur?
THURIO.--Oui, monsieur, et fini aussi pour cette fois.
VALENTIN.--Je le sais, monsieur; vous avez toujours fini avant de
commencer.
SILVIE.--Une jolie volée de paroles, messieurs, et vivement tuées.
VALENTIN.--Cela est vrai, madame, et nous en remercions la _donneuse_.
SILVIE.--Et qui est-ce, mon serviteur?
VALENTIN.--Vous-même, madame, car vous nous avez donné le feu. M.
Thurio emprunte son esprit aux regards de Votre Seigneurie, et il
dépense gracieusement ce qu'il emprunte en votre compagnie.
THURIO.--Monsieur, si vous dépensiez avec moi parole pour parole,
j'aurais bientôt fait faire banqueroute à votre esprit.
VALENTIN.--Je le sais bien, monsieur; vous tenez une banque de
paroles, et c'est, je pense, la seule monnaie dont vous payez vos
gens; car il paraît, à leur livrée râpée, qu'ils ne vivent que de
paroles toutes sèches.
SILVIE.--C'en est assez, messieurs, c'en est assez; voici mon père.
(Le duc entre.)
LE DUC.--Eh bien! Silvia, ma fille, te voilà serrée de bien près, te
voilà fortement assiégée.--Seigneur Valentin, votre père est en bonne
santé. Que diriez-vous à la lettre d'un de vos amis qui vous annonce
de très-bonnes nouvelles?
VALENTIN.--Monseigneur, je serai reconnaissant envers tout messager
venu de là qui m'apportera de bonnes nouvelles.
LE DUC.--Connaissez-vous don Antonio, votre compatriote?
VALENTIN.--Oui, mon bon seigneur; je le connais pour un gentilhomme
de considération et d'une grande réputation, et son mérite n'est point
au-dessous de sa grande réputation.
LE DUC.--N'a-t-il pas un fils?
VALENTIN.--Oui, monseigneur, et un fils qui mérite bien l'estime et
l'honneur d'un tel père.
LE DUC.--Vous le connaissez bien.
VALENTIN.--Je le connais comme moi-même, car dès la plus tendre
enfance nous avons été liés et nous avons passé nos jours ensemble.
Pour moi, je n'ai jamais été qu'un paresseux qui perdais le précieux
bienfait du temps, au lieu de revêtir ma jeunesse de célestes
perfections. Mais pour Protéo (car c'est ainsi qu'on le nomme), il
fait le plus digne usage de ses journées. Il est très-jeune d'années,
mais il est vieux d'expérience. Sa tête n'est point encore mûrie par
le temps, mais son jugement est mûr; en un mot (car son mérite
est au-dessus de tous mes éloges), il est accompli de personne et
d'esprit, avec toute la bonne grâce qui peut orner un gentilhomme.
LE DUC.--Vraiment, seigneur Valentin, s'il tient ce que vous
promettez, il est aussi digne d'être l'amant d'une impératrice que
propre à être le conseiller d'un empereur. Eh bien! monsieur, ce
gentilhomme vient d'arriver à ma cour, recommandé par de grands
seigneurs, et il se propose de passer ici quelque temps. Je pense que
ce n'est pas là pour vous une nouvelle désagréable.
VALENTIN.--Si j'avais souhaité quelque chose, c'eût été lui.
LE DUC.--Recevez-le donc comme il le mérite, Silvie, et vous, seigneur
Thurio, c'est à vous que je parle; car pour Valentin je n'ai pas
besoin de l'y exhorter. Je vais vous l'envoyer tout à l'heure.
VALENTIN.--C'est ce gentilhomme dont je vous ai dit, mademoiselle,
qu'il serait venu avec moi, si les beaux yeux de sa maîtresse
n'avaient enchaîné les siens.
SILVIE.--Apparemment qu'elle leur a rendu la liberté, sur quelque
autre gage de sa foi.
VALENTIN.--Non certainement, je crois qu'elle les retient encore
prisonniers.
SILVIE.--Il serait donc aveugle, et s'il l'était, comment pourrait-il
trouver son chemin pour vous chercher?
VALENTIN.--Oh! madame, l'Amour a vingt paires d'yeux.
THURIO.--On dit que l'Amour n'en a pas même un.
VALENTIN.--Pour voir des amants comme vous, Thurio. L'Amour ferme les
yeux sur les objets désagréables.
(Arrive Protéo.)
SILVIE.--Finissons, finissons donc, voici le gentilhomme.
VALENTIN.--Sois le bienvenu, cher Protéo. Maîtresse, je vous en
conjure, témoignez-lui qu'il est le bienvenu, par quelque faveur
particulière.
SILVIE.--Son mérite est garant qu'il sera bien accueilli, si c'est
celui dont vous avez tant de fois désiré des nouvelles.
VALENTIN.--Maîtresse, c'est lui-même. Noble dame, permettez-lui de
servir avec moi Votre Seigneurie.
SILVIE.--Je suis une trop petite dame pour un si illustre serviteur.
PROTÉO.--Non, aimable dame; c'est moi qui suis un serviteur indigne du
regard d'une aussi belle maîtresse.
VALENTIN.--Laissez vos excuses sur votre peu de mérite; dame aimable,
daignez le prendre pour votre serviteur.
PROTÉO.--Je puis me vanter de mon zèle, rien de plus.
SILVIE.--Et jamais le zèle n'a manqué de trouver sa récompense.
Serviteur, vous êtes le bienvenu auprès d'une maîtresse indigne de
vous.
PROTÉO.--Je tuerais tout autre que vous qui oserait dire cela.
SILVIE.--Que vous êtes le bienvenu?
PROTÉO.--Non, que vous n'êtes pas digne de moi.