George Sand

La comtesse de Rudolstadt
L'enjouement et la confiance de Karl ne rassuraient pas entièrement
Consuelo. Elle voyait bien qu'il joignait à beaucoup de détermination et
de bravoure une droiture et une simplicité de coeur dont on pouvait
aisément abuser. N'avait-il pas compté sur la bonne foi de Mayer? Ne
l'avait-il pas poussée elle-même dans la chambre de ce misérable? Et
maintenant il se soumettait aveuglément à un inconnu pour enlever Consuelo,
et l'exposer peut-être à des séductions plus raffinées et plus
dangereuses! Elle se rappelait le billet des _invisibles_: «On te tend un
piège, un nouveau danger te menace. Méfie-toi de quiconque t'engagerait à
fuir avant que nous t'ayons donné des avis certains. Persévère dans ta
force, etc.» Aucun autre billet n'était venu confirmer celui-là, et
Consuelo, s'abandonnant à la joie de retrouver Karl, avait cru ce digne
serviteur suffisamment autorisé à la servir. L'inconnu n'était-il pas un
traître? Où la conduisait-il avec tant de mystère? Consuelo ne se
connaissait pas d'ami dont la ressemblance pût s'accommoder à la brillante
tournure du chevalier, à moins que ce ne fût Frédéric de Trenck. Mais Karl
connaissait parfaitement ce dernier, ce ne l'était donc pas. Le comte de
Saint-Germain était plus âgé, Cagliostro moins grand. À force de regarder
de loin l'inconnu pour tâcher de découvrir en lui un ancien ami, Consuelo
arriva à trouver qu'elle n'avait jamais vu personne marcher avec tant
d'aisance et de grâce. Albert seul eût été doué d'autant de majesté; mais
sa démarche lente et son abattement habituel excluaient cet air de force,
cette allure chevaleresque qui caractérisaient l'inconnu.

Le bois s'éclaircissait et les chevaux commençaient à trotter pour
rejoindre les voyageurs qui les avaient devancés. Le chevalier, sans se
retourner, étendit les bras, et secoua son mouchoir plus blanc que la
neige, Karl comprit ce signal, et fit remonter Consuelo en en voiture en
lui disant:

«À propos, Signora, vous trouverez dans de grands coffres, sous les
banquettes, du linge, des vêtements, et tout ce qu'il vous faudra pour
déjeuner et dîner au besoin. Il y aussi des livres. Enfin, il paraît que
c'est une hôtellerie roulante, et que vous n'en sortirez pas de si tôt.

--Karl, dit Consuelo, je te prie de demander à monsieur le chevalier si
je serai libre, lorsque nous aurons passé la frontière, de lui faire mes
remerciements et d'aller où bon me semblera.

--Oh! Signora, je n'oserai jamais dire une chose si désobligeante à un
homme si aimable!

--C'est égal, je l'exige. Tu me rendras sa réponse au prochain relais,
puisqu'il ne veut pas me parler.»

La réponse de l'inconnu fut que la voyageuse était parfaitement libre, et
que tous ses désirs seraient des ordres; mais qu'il y allait de son salut
et de la vie de son guide, ainsi que de celle de Karl, à ne pas contrarier
les desseins qu'on avait sur sa route, et sur le choix de son asile. Karl
ajouta, d'un air de reproche naïf, que cette méfiance avait paru faire
bien du mal au chevalier, et qu'il était devenu triste et morne. Elle en
eut des remords, et lui fit dire qu'elle remettait son sort entre les
mains des _invisibles_.

La journée entière se passa sans aucun incident. Enfermée et cachée dans
la voiture comme un prisonnier d'État, Consuelo ne put faire aucune
conjecture sur la direction de son voyage. Elle changea de toilette avec
la plus grande satisfaction; car elle avait aperçu au jour quelques
gouttes du sang noir de Mayer sur ses vêtements, et ces traces lui
faisaient horreur. Elle essaya de lire; mais son esprit était trop
préoccupé. Elle prit le parti de dormir le plus possible, espérant oublier
de plus en plus la mortification de sa dernière aventure. Mais lorsque la
nuit fut venue, et que l'inconnu resta sur le siège, elle éprouva une plus
grande confusion encore. Évidemment il n'avait rien oublié, lui, et sa
respectueuse délicatesse rendait Consuelo plus ridicule et plus coupable
encore à ses propres yeux. En même temps elle s'affligeait du malaise et
de la fatigue qu'il supportait sur ce siège, étroit pour deux personnes
côte à côte, lui qui paraissait si recherché, avec un soldat fort
proprement travesti en domestique, à la vérité, mais dont la conversation
confiante et prolixe pouvait bien lui peser à la longue; enfin, exposé au
frais de la nuit et privé de sommeil. Tant de courage ressemblait
peut-être aussi à de la présomption; se croyait-il irrésistible?
Pensait-il que Consuelo, revenue d'une première surprise de l'imagination,
ne se défendrait pas de sa familiarité par trop paternelle? La pauvre
enfant se disait tout cela pour consoler son orgueil abattu; mais le plus
certain, c'est qu'elle désirait le revoir, et craignait, par-dessus tout,
son dédain ou le triomphe d'un excès de vertu qui les eût à jamais rendus
étrangers l'un à l'autre.

Vers le milieu de la nuit, on s'arrêta dans une ravine. Le temps était
sombre. Le bruit du vent dans le feuillage ressemblait à celui d'une eau
courante: «Signora, dit Karl en ouvrant la portière, nous voici arrivés au
moment le moins commode de notre voyage: il nous faut passer la frontière.
Avec de l'audace et de l'argent, on se tire de tout, dit-on. Cependant il
ne serait pas prudent que vous fissiez cet essai par la grande route et
sous l'oeil des gens de police. Je ne risque rien, moi qui ne suis rien.
Je vais conduire le carrosse au pas, avec un seul cheval, comme si je
menais cette nouvelle acquisition chez mes maîtres, à une campagne
voisine. Vous, vous prendrez la traverse avec monsieur le chevalier, et
vous passerez peut-être par des sentiers un peu difficiles. Vous
sentez-vous la force de faire une lieue à pied sur de mauvais chemins?»

Sur la réponse affirmative de Consuelo, elle trouva le bras du chevalier
prêt à recevoir le sien; Karl ajouta:

«Si vous arrivez avant moi au lieu du rendez-vous, vous m'attendrez sans
crainte, n'est-ce pas, Signora?

--Je ne crains rien, répondit Consuelo avec un mélange de tendresse et de
fierté envers l'inconnu, puisque je suis sous la protection de Monsieur.
Mais, mon pauvre Karl, ajouta-t-elle, n'y a-t-il point de danger pour toi?»

Karl haussa les épaules en baisant la main de Consuelo; puis il courut
procéder à l'arrangement du cheval; et Consuelo partit aussitôt à travers
champs avec son taciturne protecteur.




XXII.


Le temps s'obscurcissait de plus en plus; le vent s'élevait toujours, et
nos deux fugitifs marchaient péniblement depuis une demi-heure, tantôt sur
des sentiers pierreux, tantôt dans les ronces et les longues herbes,
lorsque la pluie se déclara soudainement avec une violence extraordinaire.
Consuelo n'avait pas encore dit un mot à son compagnon; mais le voyant
s'inquiéter pour elle et chercher un abri, elle lui dit enfin:

«Ne craignez rien pour moi, Monsieur; je suis forte, et n'ai de chagrin
que celui de vous voir exposé à tant de fatigues et de soucis pour une
personne qui ne vous est rien et qui ne sait comment vous remercier.»

L'inconnu fit un mouvement de joie en apercevant une masure abandonnée,
dans un coin de laquelle il réussit à mettre sa compagne à couvert des
torrents de pluie. La toiture de cette ruine avait été enlevée, et
l'espace abrité par un retour de la maçonnerie était si exigu, qu'à moins
de se placer tout près de Consuelo, l'inconnu était forcé de recevoir la
pluie. Il respecta pourtant sa situation, au point de s'éloigner d'elle
pour lui ôter toute crainte. Mais Consuelo ne put souffrir longtemps
d'accepter tant d'abnégation. Elle le rappela; et, voyant qu'il persistait,
elle quitta son abri, en lui disant d'un ton qu'elle s'efforça de rendre
enjoué:

«Chacun son tour, Monsieur le chevalier; je puis bien me mouiller un peu.
Vous allez prendre ma place, puisque vous refusez d'en prendre votre part.»

Le chevalier voulut reconduire Consuelo à cette place qui faisait l'objet
d'un combat de générosité; mais elle lui résista:

«Non, dit-elle, je ne vous céderai pas. Je vois bien que je vous ai
offensé aujourd'hui en exprimant le désir de vous quitter à la frontière.
Je dois expier mes torts. Je voudrais qu'il m'en coûtât un bon rhume!»

Le chevalier céda, et se mit à l'abri. Consuelo, sentant bien qu'elle lui
devait une grande réparation, vint s'y placer à ses côtés, quoiqu'elle fût
humiliée d'avoir peut-être l'air de lui faire des avances; mais elle
aimait mieux lui paraître légère qu'ingrate, et elle voulut s'y résigner,
en expiation de son tort. L'inconnu la comprit si bien, qu'il resta aussi
éloigné d'elle que pouvait le permettre un espace de deux ou trois pieds
carrés. Appuyé sur les gravois, il affectait même de détourner la tête,
pour ne pas l'embarrasser et ne pas se montrer enhardi par sa sollicitude.
Consuelo admirait qu'un homme condamné au mutisme, et qui l'y condamnait
elle-même jusqu'à un certain point, la devinât si bien, et se fit si bien
comprendre. Chaque instant augmentait son estime pour lui; et cette estime
singulière lui causait de si forts battements de coeur, qu'elle pouvait à
peine respirer dans l'atmosphère embrasée par la respiration de cet homme
incompréhensiblement sympathique.

Au bout d'un quart d'heure, l'averse s'apaisa au point de permettre aux
deux voyageurs de se remettre en route; mais les sentiers détrempés
étaient devenus presque impraticables pour une femme. Le chevalier
souffrit quelques instants, avec sa contenance impassible, que Consuelo
glissât et se retint à lui pour ne pas tomber à chaque pas. Mais, tout à
coup, las de la voir se fatiguer, il la prit dans ses bras, et l'emporta
comme un enfant, quoiqu'elle lui en fit des reproches; mais ces reproches
n'allaient pas jusqu'à la résistance. Consuelo se sentait fascinée et
dominée. Elle traversait le vent et l'orage emportée par ce sombre
cavalier, qui ressemblait à l'esprit de la nuit, et qui franchissait
ravins et fondrières, avec son fardeau, d'un pas aussi rapide et aussi
assuré que s'il eût été d'une nature immatérielle. Ils arrivèrent ainsi au
gué d'une petite rivière. L'inconnu s'élança dans l'eau en élevant
Consuelo dans ses bras, à mesure que le gué devenait plus profond.

Malheureusement, cette trombe de pluie si épaisse et si soudaine avait
enflé le cours du ruisseau, qui était devenu un torrent, et qui courait,
trouble et couvert d'écume, avec un murmure sourd et sinistre. Le
chevalier en avait déjà jusqu'à la ceinture; et dans l'effort qu'il
faisait pour soutenir Consuelo au-dessus de la surface, il était à
craindre que ses pieds engagés dans la vase ne vinssent à fléchir.
Consuelo eut peur pour lui:

«Lâchez-moi, dit-elle, je sais nager. Au nom du ciel, lâchez-moi! L'eau
augmente toujours, vous allez vous noyer!»

En ce moment, un coup de vent furieux abattit un des arbres du rivage vers
lequel nos voyageurs se dirigeaient, ce qui entraîna l'éboulement
d'énormes masses de terre et de pierres qui semblèrent, pour un instant,
opposer une digue naturelle à la violence du courant. L'arbre était
heureusement tombé en sens inverse de la rivière, et l'inconnu commençait
à respirer, lorsque l'eau, se frayant un passage entre les obstacles qui
l'encombraient, se resserra en un courant d'une telle force qu'il lui
devint à peu près impossible de lutter davantage. Il s'arrêta, et Consuelo
essaya de se dégager de ses bras.

«Laissez-moi, dit-elle, je ne veux pas être cause de votre perte. J'ai de
la force et du courage, moi aussi! laissez-moi lutter avec vous.»

Mais le chevalier la serra contre son coeur avec une nouvelle énergie. On
eût dit qu'il avait dessein de périr là avec elle. Elle eut peur de ce
masque noir, de cet homme silencieux qui, comme les ondins des antiques
ballades allemandes, semblait vouloir l'entraîner dans le gouffre. Elle
n'osa plus résister. Pendant plus d'un quart d'heure, l'inconnu combattit
contre la fureur du flot et du vent, avec une froideur et une obstination
vraiment effrayantes, soutenant toujours Consuelo au-dessus de l'eau, et
gagnant un pied de terrain en quatre ou cinq minutes. Il jugeait sa
situation avec calme. Il lui était aussi difficile de reculer que
d'avancer; il avait passé l'endroit le plus profond, et il sentait que,
dans le mouvement qu'il serait forcé de faire pour se retourner, l'eau
pourrait le soulever et lui faire perdre pied. Il atteignit enfin la rive,
et continua sa marche sans permettre à Consuelo de marcher elle-même, et
sans reprendre haleine, jusqu'à ce qu'il eut entendu le sifflet de Karl
qui l'attendait avec anxiété. Alors il déposa son précieux fardeau dans
les bras du déserteur, et tomba anéanti sur le sable. Sa respiration ne
s'exhalait plus qu'en sourds gémissements; on eût dit que sa poitrine
allait se briser.

«O mon Dieu, Karl, il va mourir! dit Consuelo en se jetant sur le
chevalier. Vois! c'est le râle de la mort. Otons-lui ce masque qui
l'étouffe...»

Karl allait obéir; mais l'inconnu, soulevant avec effort sa main glacée,
arrêta celle du déserteur.

«C'est juste! dit Karl; mon serment, Signora. Je lui ai juré que quand
même il mourrait sous vos yeux, je ne toucherais pas à son masque. Courez
à la voiture, Signora, apportez-moi ma gourde d'eau-de-vie, qui est sur le
siège; quelques gouttes le ranimeront.»

Consuelo voulut se lever, mais le chevalier la retint. S'il devait mourir,
il voulait expirer à ses pieds.

«C'est encore juste, dit Karl, qui, malgré sa rude enveloppe, comprenait
les mystères de l'amour (il avait aimé)! Vous le soignerez mieux que moi.
Je vais chercher la gourde. Tenez, Signora, ajouta-t-il à voix basse, je
crois bien que si vous l'aimiez un peu, et que si vous aviez la charité
de lui dire, il ne se laisserait pas mourir. Sans cela, je ne réponds de
rien.»

Karl s'en alla en souriant. Il ne partageait pas tout à fait l'effroi de
Consuelo; il voyait bien que déjà la suffocation du chevalier commençait à
s'alléger. Mais Consuelo épouvantée, et croyant assister aux derniers
moments de cet homme généreux, l'entoura de ses bras et couvrit de baisers
le haut de son large front, seule partie de son visage que le masque
laissât à découvert.

«Ô mon Dieu, dit-elle; ôtez cela; je ne vous regarderai pas, je
m'éloignerai; au moins vous pourrez respirer.»

L'inconnu prit les deux mains de Consuelo, et les posa sur sa poitrine
haletante, autant pour en sentir la douce chaleur que pour lui ôter
l'envie de le soulager en découvrant son visage. En ce moment, toute l'âme
de la jeune fille était dans cette chaste étreinte. Elle se rappela ce que
Karl lui avait dit d'un air moitié goguenard, moitié attendri.

«Ne mourez pas, dit-elle à l'inconnu; oh! ne vous laissez pas mourir;
ne sentez-vous donc pas bien que je vous aime?»

Elle n'eut pas plus tôt dit ces paroles, qu'elle crut les avoir dites dans
un rêve. Mais elles s'étaient échappées de ses lèvres, comme malgré elle.
Le chevalier les avait entendues. Il fit un effort pour se soulever, se
mit sur ses genoux, et embrassa ceux de Consuelo qui fondit en larmes sans
savoir pourquoi.

Karl revint avec sa gourde. Le chevalier repoussa ce spécifique favori du
déserteur, et s'appuyant sur lui, gagna la voiture, où Consuelo s'assit à
ses côtés. Elle s'inquiétait beaucoup du froid que devaient lui causer ses
vêtements mouillés.

«Ne craignez rien, Signora, dit Karl, M. le chevalier n'a pas eu le temps
de se refroidir. Je vais lui mettre sur le corps mon manteau, que j'ai eu
soin de serrer dans la voiture quand j'ai vu venir la pluie; car je me
suis bien douté que l'un de vous se mouillerait. Quand on s'enveloppe de
vêtements bien secs et bien épais sur des habits mouillés, on peut
conserver assez longtemps la chaleur. On est comme dans un bain tiède, et
ce n'est pas malsain.

--Mais toi, Karl, fais de même, dis Consuelo; prends mon mantelet, car tu
t'es mouillé pour nous préserver.

--Oh! moi, dit Karl, j'ai la peau plus épaisse que vous autres. Mettez
encore le mantelet sur le chevalier. Empaquetez-le bien; et moi, dussé-je
crever ce pauvre cheval, je vous conduirai jusqu'au relais sans
m'engourdir en chemin.»

Pendant une heure Consuelo tint ses bras enlacés autour de l'inconnu; et
sa tête, qu'il avait attirée sur son sein, y ramena la chaleur de la vie
mieux que toutes les recettes et les prescriptions de Karl. Elle
interrogeait quelquefois son front, et le réchauffait de son haleine, pour
que la sueur dont il était baigné ne s'y refroidit pas. Lorsque la voiture
s'arrêta, il la pressa contre son coeur avec une force qui lui prouva bien
qu'il était dans toute la plénitude de la vie et du bonheur. Puis il
descendit précipitamment le marchepied, et disparut.

Consuelo se trouva sous une espèce de hangar, face à face avec un vieux
serviteur, à demi paysan qui portait une lanterne sourde, et qui la
conduisit, par un sentier bordé de haies, le long d'une maison de médiocre
apparence, jusqu'à un pavillon, dont il referma la porte derrière elle,
après l'y avoir fait entrer sans lui. Voyant une seconde porte ouverte,
elle pénétra dans un petit appartement fort propre et fort simple, composé
de deux pièces: une chambre à coucher bien chauffée, avec un bon lit tout
préparé, et une autre pièce éclairée à la bougie et munie d'un souper
confortable. Elle remarqua avec chagrin qu'il n'y avait qu'un couvert; et
lorsque Karl vint lui apporter ses paquets et lui offrir ses services pour
la table, elle n'osa pas lui dire que tout ce qu'elle souhaitait, c'eût
été la compagnie de son protecteur pour souper.

«Va manger et dormir toi-même, mon bon Karl, dit-elle, je n'ai besoin de
rien. Tu dois être plus fatigué que moi.

--Je ne suis pas plus fatigué que si je venais de dire mes prières au coin
du feu avec ma pauvre femme, à qui Dieu fasse paix! Oh! c'est pour le coup
que j'ai baisé la terre quand je me suis vu encore une fois hors de Prusse,
quoiqu'en vérité je ne sache pas si nous sommes en Saxe, en Bohême, en
Pologne, ou _en Chine_, comme on disait chez M. le comte Hoditz à Roswald.

--Et comment est-il possible, Karl, que, voyageant sur le siège de la
voiture, tu n'aies pas reconnu dans la journée un seul des endroits où
nous avons passé?

--C'est qu'apparemment je n'ai jamais fait cette route-là, Signora; et
puis, c'est que je ne sais pas lire ce qui est écrit sur les murs et sur
les poteaux, et enfin que nous ne nous sommes arrêtés dans aucune ville ni
village, et que nous avons toujours pris nos relais dans quelque bois ou
dans la cour de quelque maison particulière. Enfin il y a une quatrième
raison, c'est que j'ai donné ma parole d'honneur à M. le chevalier de ne
pas vous le dire, Signora.

--C'est par cette raison-là que tu aurais dû commencer, Karl; je ne
t'aurais pas fait d'objections. Mais, dis-moi, le chevalier te paraît-il
malade?

--Nullement, Signora, il va et vient dans la maison, où véritablement il
ne me semble pas avoir de grandes affaires, car je n'y aperçois d'autre
figure que celle d'un vieux jardinier peu causeur.

--Va donc lui offrir tes services, Karl. Cours, laisse-moi.

--Comment donc faire? il les a refusés, en me commandant de ne m'occuper
que de vous.

--Hé bien, occupe-toi de toi-même, mon ami, et fais de bons rêves sur ta
liberté.»

Consuelo se coucha aux premières lueurs du matin; et lorsqu'elle fut
relevée et habillée, sa montre marqua deux heures. La journée paraissait
claire et brillante. Elle essaya d'ouvrir les persiennes; mais dans l'une
et l'autre pièce elle les trouva fermées par un secret, comme celles de la
chaise de poste où elle avait voyagé. Elle essaya de sortir; les portes
étaient verrouillées en dehors. Elle revint à la fenêtre, et distingua les
premiers plans d'un verger modeste. Rien n'annonçait le voisinage d'une
ville ou d'une route fréquentée. Le silence était complet dans la maison;
au dehors il n'était troublé que par le bourdonnement des insectes, le
roucoulement des pigeons sur le toit, et de temps en temps par le cri
plaintif d'une roue de brouette dans les allées où son regard ne pouvait
plonger. Elle écouta machinalement ces bruits agréables à son oreille, si
longtemps privée des échos de la vie rustique. Consuelo était encore
prisonnière, et tous les soins qu'on prenait pour lui cacher sa situation
lui donnaient bien quelque inquiétude. Mais elle se fût résignée pour
quelque temps à une captivité dont l'aspect était si peu farouche, et
l'amour du chevalier ne lui causait pas la même horreur que celui de Mayer.

Quoique le fidèle Karl lui eût recommandé de sonner aussitôt qu'elle
serait levée, elle ne voulut pas le déranger jugeant qu'il avait besoin
d'un plus long repos qu'elle. Elle craignait surtout de réveiller son
autre compagnon de voyage, dont la fatigue devait être excessive. Elle
passa dans la pièce attenante à sa chambre, et à la place du repas de la
veille, qui avait été enlevé sans qu'elle s'en aperçût, elle trouva la
table chargée de livres et des objets nécessaires pour écrire.

Les livres la tentèrent peu; elle était trop agitée pour en faire usage,
et comme au milieu de ses perplexités elle trouvait un irrésistible
plaisir à se retracer les événements de la nuit précédente, elle ne fit
aucun effort pour s'en distraire. Peu à peu l'idée lui vint, puisqu'elle
était toujours tenue au secret, de continuer son journal, et elle écrivit
pour préambule cette page sur une feuille volante.

«Cher Beppo, c'est pour toi seul que je reprendrai le récit de mes bizares
aventures. Habituée à te parler avec l'expansion qu'inspire la conformité
des âges et le rapport des idées, je pourrai te confier des émotions que
mes autres amis ne comprendraient pas, et qu'ils jugeraient sans doute
plus sévèrement que toi. Ce début te fera deviner que je ne me sens pas
exempte de torts; j'en ai à mes propres yeux, bien que j'en ignore jusqu'à
présent la portée et les conséquences.

«Joseph, avant de te raconter comment je me suis enfuie de Spandaw (ce qui,
en vérité, ne me paraît presque plus rien au prix de ce qui m'occupe
maintenant), il faut que je te dise... comment te le dirais-je?... je ne
le sais pas moi-même. Est-ce un rêve que j'ai fait? Je sens pourtant que
ma tête brûle et que mon coeur tressaille, comme s'il voulait s'élancer
hors de moi et se perdre dans une autre âme... Tiens, je te le dirai tout
simplement, car tout est dans ce mot, mon cher ami, mon bon camarade,
j'aime!

«J'aime un inconnu, un homme dont je n'ai pas vu la figure et dont je n'ai
pas entendu la voix. Tu vas dire que je suis folle, tu auras bien raison:
l'amour n'est-il pas une folie sérieuse? Écoute, Joseph, et ne doute pas
de mon bonheur qui surpasse toutes les illusions de mon premier amour de
Venise, un bonheur si enivrant qu'il m'empêche de sentir la honte de
l'avoir si vite et si follement accepté, la crainte d'avoir mal placé mon
affection, celle même de ne pas être payée de retour... Oh! c'est que je
suis aimée, je le sens si bien!... Sois certain que je ne me trompe pas,
et que j'aime, cette fois, véritablement, oserai-je dire éperdument?
Pourquoi non? l'amour nous vient de Dieu. Il ne dépend pas de nous de
rallumer dans notre sein, comme nous allumerions un flambeau sur l'autel.
Tous mes efforts pour aimer Albert (celui dont je ne trace plus le nom
qu'en tremblant!) n'avaient pas réussi à faire éclore cette flamme ardente
et sacrée; depuis que je l'ai perdu, j'ai aimé son souvenir plus que je
n'avais aimé sa personne. Qui sait de quelle manière je pourrais l'aimer,
s'il m'était rendu?...»

A peine Consuelo eut-elle tracé ces derniers mots, qu'elle les effaça, pas
assez peut-être pour qu'on ne put les lire encore, mais assez pour se
soustraire à l'effroi de les avoir eus dans la pensée. Elle était vivement
excitée; et la vérité de son inspiration amoureuse se trahissait, malgré
elle, dans ce qu'elle avait de plus intime. Elle voulut en vain continuer
d'écrire, afin de mieux s'expliquer à elle-même le mystère de son propre
coeur. Elle ne trouvait rien à dire pour en rendre la nuance délicate que
ces terribles mots: «Qui sait comment je pourrais aimer Albert, s'il
m'était rendu?»

Consuelo ne savait pas mentir; elle avait cru aimer d'amour le souvenir
d'un mort; mais elle sentait la vie déborder de son sein, et une passion
réelle anéantir une passion imaginaire.

Elle essaya de relire tout ce qu'elle venait d'écrire, pour sortir de ce
désordre d'esprit. En le relisant, elle n'y trouva précisément que
désordre, et, désespérant de pouvoir goûter assez de calme pour se résumer,
sentant que cet effort lui donnait la fièvre, elle froissa dans ses mains
la feuille écrite, et la jeta sur la table, en attendant qu'elle pût la
brûler. Tremblante comme une âme coupable, le visage en feu, elle marchait
avec agitation, et ne se rendait plus compte de rien, sinon qu'elle aimait,
et qu'il ne dépendait plus d'elle d'en douter.

On frappa à la porte de sa chambre à coucher, et elle rentra pour ouvrir à
Karl. Il avait la figure échauffée, l'oeil troublé, la mâchoire un peu
lourde. Elle le crut malade de fatigue; mais elle comprit bientôt à ses
réponses, qu'il avait un peu trop fêté, le matin en arrivant, le vin ou la
bière de l'hospitalité. C'était là le seul défaut du pauvre Karl. Une
certaine dose le rendait confiant à l'excès; une dose plus forte pouvait
le rendre terrible. Heureusement il s'était tenu à la dose de l'expansion
et de la bienveillance, et il lui en restait quelque chose, même après
avoir dormi toute la journée. Il raffolait de M. le chevalier, il ne
pouvait pas parler d'autre chose. M. le chevalier était si bon, si humain,
si peu fier avec le pauvre monde! Il avait fait asseoir Karl vis-à-vis de
lui, au lieu de lui permettre de le servir à table, et il l'avait
contraint de partager son repas, et il lui avait versé du meilleur vin,
trinquant avec lui à chaque verre, et lui tenant tête comme un vrai Slave.

«Quel dommage que ce ne soit qu'un Italien! disait Karl: il mériterait
bien d'être Bohême; il porte aussi bien le vin que moi-même.

--Ce n'est peut-être pas beaucoup dire, répondit Consuelo, peu flattée de
cette grande aptitude du chevalier à boire avec les valets.»

Mais elle se reprocha aussitôt de pouvoir considérer Karl comme inférieur
à elle ou à ses amis, après les services qu'il lui avait rendus.
D'ailleurs, c'était, sans doute, pour entendre parler d'elle que le
chevalier avait recherché la société de ce serviteur dévoué. Les discours
de Karl lui firent voir qu'elle ne se trompait pas.

«Oh! Signora, ajouta-t-il naïvement, ce digne jeune homme vous aime comme
un fou, il ferait pour vous des crimes, des bassesses même!

--Je l'en dispenserais fort, répondit Consuelo, à qui ces expressions
déplurent quoique sans doute Karl n'en comprit pas la portée. Pourrais-tu
m'expliquer, lui dit-elle pour changer de propos, pourquoi je suis si bien
enfermée ici?

--Oh! pour cela, Signora, si je le savais, on me couperait la langue
plutôt que de me le faire dire; car j'ai donné ma parole d'honneur au
chevalier de ne répondre à aucune de vos questions.

--Grand merci, Karl! Ainsi tu aimes beaucoup mieux le chevalier que moi?

--Oh! jamais! Je ne dis pas cela; mais puisqu'il m'a prouvé que c'était
dans vos intérêts, je dois vous servir malgré vous.

--Comment t'a-t-il prouvé cela?

--Je n'en sais rien; mais j'en suis bien persuadé. De même, Signora, qu'il
m'a chargé de vous enfermer, de vous surveiller, de vous tenir prisonnière,
au secret, en un mot, jusqu'à ce que nous soyons arrivés.

--Nous ne restons donc pas ici?.

--Nous repartons dès la nuit. Nous ne voyagerons plus le jour, pour ne pas
vous fatiguer, et pour d'autres raisons que je ne sais pas.

--Et tu vas être mon geôlier tout ce temps?

--Allons! M. le chevalier est facétieux. J'en prends mon parti, Karl;
j'aime mieux avoir affaire à toi qu'à M. Schwartz.

--Et je vous garderai un peu mieux, répondit Karl en riant d'un air de
bonhomie. Je vais, pour commencer, faire préparer votre dîner, Signora.

--Je n'ai pas faim, Karl.

--Oh! ce n'est pas possible: il faut que vous dîniez, et que vous dîniez
très-bien, Signora, c'est ma consigne; c'est ma consigne, comme disait
maître Schwartz.

--Si tu l'imites en tout, tu ne me forceras pas à manger. Il était fort
aise de me faire payer, le lendemain, le dîner de la veille qu'il me
réservait consciencieusement.

--Cela faisait ses affaires. Avec moi c'est différent, par exemple. Les
affaires regardent M. le chevalier. Il n'est pas avare, celui-là; il verse
l'or à pleines mains. Il faut qu'il soit fièrement riche, ou bien son
patrimoine n'ira pas loin.»

Consuelo se fit apporter une bougie, et rentra dans la pièce voisine pour
brûler son écrit. Mais elle le chercha en vain; il lui fut impossible de
le retrouver.




XXIII.


Peu d'instants après, Karl rentra avec une lettre dont l'écriture était
inconnue à Consuelo et dont voici à peu près le contenu:

«Je vous quitte pour ne vous revoir peut-être jamais. Je renonce à trois
jours que j'aurais pu passer encore auprès de vous, trois jours que je ne
retrouverai peut-être pas dans toute ma vie! J'y renonce volontairement.
Je le dois. Vous apprécierez un jour la sainteté de mon sacrifice.

«Oui, je vous aime, je vous aime _éperdument_, moi aussi! Je ne vous
connais pourtant guère plus que vous ne me connaissez. Ne me sachez donc
aucun gré de ce que j'ai fait pour vous. J'obéissais à des ordres suprêmes,
j'accomplissais le devoir de ma charge. Ne me tenez compte que de l'amour
que j'ai pour vous, et que je ne puis vous prouver qu'en m'éloignant. Cet
amour est violent autant qu'il est respectueux. Il sera aussi durable
qu'il a été subit et irréfléchi. J'ai à peine vu vos traits, je ne sais
rien de votre vie; mais j'ai senti que mon âme vous appartenait, et que je
ne pourrais jamais la reprendre. Votre passé fût-il aussi souillé que
votre front est pur, vous ne m'en serez pas moins respectable et chère. Je
m'en vais le coeur plein d'orgueil, de joie et d'amertume. Vous m'aimez!
Comment supporterai-je l'idée de vous perdre, si la terrible volonté qui
dispose de vous et de moi m'y condamne?... Je l'ignore. En ce moment je ne
puis pas être malheureux, malgré mon épouvante, je suis trop enivré de
votre amour et du mien pour souffrir. Dussé-je vous chercher en vain toute
ma vie, je ne me plaindrai pas de vous avoir rencontrée, et d'avoir goûté
dans un baiser de vous un bonheur qui me laissera d'éternels regrets. Je
ne pourrai pas non plus perdre l'espérance de vous retrouver un jour; et
ne fut-ce qu'un instant, n'eussé-je jamais d'autre témoignage de votre
amour que ce baiser si saintement donné et rendu, je me trouverai encore
cent fois plus heureux que je ne l'avais été avant de vous connaître.

«Et maintenant, sainte fille, pauvre âme troublée, rappelle-toi aussi sans
honte et sans effroi ces courts et divins moments où tu as senti mon amour
passer dans ton coeur. Tu l'as dit, l'amour nous vient de Dieu, et il ne
dépend pas de nous de l'étouffer ou de l'allumer malgré lui. Fussé-je
indigne de toi, l'inspiration soudaine qui t'a forcée de répondre à mon
étreinte n'en serait pas moins céleste. Mais la Providence qui te protège,
n'a pas voulu que le trésor de ton affection tombât dans la fange d'un
coeur égoïste et froid. Si j étais ingrat, ce ne serait de ta part qu'un
noble instinct égaré, qu'une sainte inspiration perdue: je t'adore, et,
quel que je sois, d'ailleurs, tu ne t'es pas fait d'illusion en te croyant
aimée. Tu n'as pas été profanée par le battement de mon coeur, par l'appui
de mon bras, par le souffle de mes lèvres. Notre mutuelle confiance, notre
foi aveugle, notre impérieux élan nous a élevés en un instant à l'abandon
sublime que sanctifie une longue passion, Pourquoi le regretter? Je sais
bien qu'il y a quelque chose d'effrayant dans cette fatalité qui nous a
poussés l'un vers l'autre. Mais c'est le doigt de Dieu, vois-tu! Nous ne
pouvons pas le méconnaître. J'emporte ce terrible secret. Garde-le aussi,
ne le confie à personne. _Beppo_ ne le comprendrait peut-être pas. Quel
que soit cet ami, moi seul puis te respecter dans ta folie et te vénérer
dans ta faiblesse, puisque cette faiblesse et cette folie sont les
miennes. Adieu! c'est peut-être un adieu éternel. Et pourtant je suis
libre selon le monde, il me semble que tu l'es aussi. Je ne puis aimer que
toi, et vois bien que tu n'en aimes pas un autre... Mais notre sort ne
nous appartient plus. Je suis engagé par des voeux éternels, et tu vas
l'être sans doute bientôt; du moins tu es au pouvoir des invisibles, et
c'est un pouvoir sans appel. Adieu donc... mon sein se déchire, mais Dieu
me donnera la force d'accomplir ce sacrifice, et de plus rigoureux encore
s'il en existe. Adieu... Adieu! O grand Dieu, ayez pitié de moi!»

Cette lettre sans signature était d'une écriture pénible ou contrefaite.

«Karl! s'écria Consuelo pâle et tremblante, c'est bien le chevalier qui
t'a remis ceci?

--Oui, Signora.

--Et il l'a écrit lui-même?

--Oui, Signora, et non sans peine. Il a la main droite blessée.

--Blessée, Karl? gravement?

--Peut-être. La blessure est profonde, quoiqu'il ne paraisse guère y
songer.

--Mais où s'est-il blessé ainsi?

--La nuit dernière, au moment où nous changions de chevaux, avant de
gagner la frontière, le cheval de brancard a voulu s'emporter avant que le
postillon fut monté sur son porteur. Vous étiez seule dans la voiture; le
postillon et moi étions à quatre ou cinq pas. Le chevalier a retenu le
cheval avec la force d'un diable et le courage d'un lion, car c'était un
terrible animal...

--Oh! oui, j'ai senti de violentes secousses. Mais tu m'as dit que ce
n'était rien.

--Je n'avais pas vu que monsieur le chevalier s'était fendu le dos de la
main contre une boucle du harnais.

--Toujours pour moi! Et dis-moi, Karl, est-ce que le chevalier a quitté
cette maison?

--Pas encore, Signora; mais on selle son cheval, et je viens de faire son
porte-manteau. Il dit que vous n'avez rien à craindre maintenant, et la
personne qui doit le remplacer auprès de vous est déjà arrivée. J'espère
que nous le reverrons bientôt, car j'aurais bien du chagrin qu'il en fût
autrement. Cependant il ne s'engage à rien, et à toutes mes questions il
répond: _Peut-être!_

--Karl! où est le chevalier?

--Je n'en sais rien, Signora. Sa chambre est par ici. Voulez-vous que je
lui dise de votre part...

--Ne lui dis rien, je vais écrire. Non... dis-lui que je veux le
remercier... le voir un instant, lui presser la main seulement... Va,
dépêche-toi, je crains qu'il ne soit déjà parti.»

Karl sortit; et Consuelo se repentit aussitôt de lui avoir confié ce
message. Elle se dit que si le chevalier ne s'était jamais tenu près
d'elle durant ce voyage que dans le cas d'absolue nécessité, ce n'était
pas sans doute sans en avoir pris l'engagement avec les bizarres et
redoutables invisibles. Elle résolut de lui écrire; mais à peine
avait-elle tracé et déjà effacé quelques mots, qu'un léger bruit lui fit
lever les yeux. Elle vit alors glisser un pan de boiserie qui faisait une
porte secrète de communication avec le cabinet où elle avait déjà écrit et
une pièce voisine, sans doute celle qu'occupait le chevalier. La boiserie
ne s'écarta cependant qu'autant qu'il le fallut pour le passage d'une main
gantée qui semblait appeler celle de Consuelo. Elle s'élança et saisit
cette main en disant: «L'autre main, la main blessée!»

L'inconnu s'effaçait derrière le panneau de manière à ce qu'elle ne pût le
voir. Il lui passa sa main droite, dont Consuelo s'empara, et défaisant
précipitamment la ligature, elle vit la blessure qui était profonde en
effet. Elle y porta ses lèvres et l'enveloppa de son mouchoir; puis tirant
de son sein la petite croix en filigrane qu'elle chérissait
superstitieusement, elle la mit dans cette belle main dont la blancheur
était rehaussée par le pourpre du sang:

«Tenez, dit-elle, voici ce que je possède de plus précieux au monde, c'est
l'héritage de ma mère, mon porte-bonheur qui ne m'a jamais quitté. Je
n'avais jamais aimé personne au point de lui confier ce trésor. Gardez-le
jusqu'à ce que je vous retrouve.»

L'inconnu attira la main de Consuelo derrière la boiserie qui le cachait,
et la couvrit de baisers et de larmes. Puis, au bruit des pas de Karl, qui
venait chez lui remplir son message, il la repoussa, et referma
précipitamment la boiserie. Consuelo entendit le bruit d'un verrou. Elle
écouta en vain, espérant saisir le son de la voix de l'inconnu. Il parlait
bas, ou il s'était éloigné.

Karl revint chez Consuelo peu d'instants après.

«Il est parti, Signora, dit-il tristement; parti sans vouloir vous faire
ses adieux, et en remplissant mes poches de je ne sais combien de ducats,
pour les besoins imprévus de votre voyage, à ce qu'il a dit, vu que les
dépenses régulières sont à la charge de ceux... à la charge de Dieu ou du
diable, n'importe! Il y a là un petit homme noir qui ne desserre les dents
que pour commander d'un ton clair et sec, et qui ne me plaît pas le moins
du monde; c'est lui qui remplace le chevalier, et j'aurai l'honneur de sa
compagnie sur le siège, ce qui ne me promet pas une conversation fort
enjouée. Pauvre chevalier! fusse le ciel qu'il nous soit rendu!

--Mais sommes-nous donc obligés de suivre ce petit homme noir?

--On ne peut plus obligés, Signora. Le chevalier m'a fait jurer que je lui
obéirais comme à lui-même. Allons, Signora, voilà votre dîner. Il ne faut
pas le bouder, il a bonne mine. Nous partons à la nuit pour ne plus nous
arrêter qu'où il plaira... à Dieu ou au diable, comme je vous le disais
tout à l'heure.»

Consuelo, abattue et consternée, n'écouta plus le babil de Karl. Elle ne
s'inquiéta de rien quant à son voyage et à son nouveau guide. Tout lui
devenait indifférent, du moment que le cher inconnu l'abandonnait. En
proie à une tristesse profonde, elle essaya machinalement de faire plaisir
à Karl en goûtant à quelques mets. Mais ayant plus d'envie de pleurer que
de manger, elle demanda une tasse de café pour se donner au moins un peu
de force et de courage physique. Le café lui fut apporté.

«Tenez, Signora, dit Karl, le petit Monsieur a voulu le préparer lui-même,
afin qu'il fût excellent. Cela m'a tout l'air d'un ancien valet de chambre
ou d'un maître d'hôtel, et, après tout, il n'est pas si diable qu'il est
noir; je crois qu'au fond c'est un bon enfant, quoiqu'il n'aime pas à
causer. Il m'a fait boire de l'eau-de-vie de cent ans au moins, la
meilleure que j'aie jamais bue. Si vous vouliez en essayer un peu, cela
vous vaudrait mieux que ce café, quelque succulent qu'il puisse être...

--Mon bon Karl, va-t'en boire tout ce que tu voudras, et laisse-moi
tranquille, dit Consuelo en avalant son café, dont elle ne songea guère à
apprécier la qualité.»

A peine se fut-elle levée de table, qu'elle se sentit accablée d'une
pesanteur d'esprit extraordinaire. Lorsque Karl vint lui dire que la
voiture était prête, il la trouva assoupie sur sa chaise.

«Donne-moi le bras, lui dit-elle, je ne me soutiens pas. Je crois bien que
j'ai la fièvre.»

Elle était si anéantie qu'elle vit confusément la voiture, son nouveau
guide, et le concierge de la maison, auquel Karl ne put rien faire
accepter de sa part. Dès qu'elle fut en route, elle s'endormit
profondément. La voiture avait été arrangée et garnie de coussins comme un
lit. A partir de ce moment, Consuelo n'eut plus conscience de rien. Elle
ne sut pas combien de temps durait son voyage; elle ne remarqua même pas
s'il faisait jour ou nuit, si elle faisait halte ou si elle marchait sans
interruption. Elle aperçut Karl une ou deux fois à la portière, et ne
comprit ni ses questions ni son effroi. Il lui sembla que le petit homme
lui tâtait le pouls, et lui faisait avaler une potion rafraîchissante en
disant:

«Ce n'est rien, Madame va très-bien.»

Elle éprouvait pourtant un malaise vague, un abattement insurmontable. Ses
paupières appesanties ne pouvaient laisser passer son regard, et sa pensée
n'était pas assez nette pour se rendre compte des objets qui frappaient sa
vue. Plus elle dormait, plus elle désirait dormir. Elle ne songeait pas
seulement à se demander si elle était malade, et elle ne pouvait répondre
à Karl que les derniers mots qu'elle lui avait dits: «Laisse-moi
tranquille, bon Karl.»

Enfin elle se sentit un peu plus libre de corps et d'esprit, et, regardant
autour d'elle, elle comprit qu'elle était couchée dans un excellent lit,
entre quatre vastes rideaux de satin blanc à franges d'or. Le petit homme
du voyage, masqué de noir comme le chevalier, lui faisait respirer un
flacon qui semblait dissiper les nuages de son esprit, et faire succéder
la clarté du jour au brouillard dont elle était enveloppée.

«Êtes-vous médecin, Monsieur? dit-elle enfin avec un peu d'effort.

--Oui, madame la comtesse, j'ai cet honneur, répondit-il d'une voix qui ne
lui sembla pas tout à fait inconnue.

--Ai-je été malade?

--Seulement un peu indisposée. Vous devez vous trouver beaucoup mieux?

--Je me sens bien, et je vous remercie de vos soins.

--Je vous présente mes devoirs, et ne paraîtrai plus devant Votre
Seigneurie qu'elle ne me fasse appeler pour cause de maladie.

--Suis-je arrivée au terme de mon voyage?

--Oui, Madame.

--Suis-je libre ou prisonnière?

--Vous êtes libre, madame la comtesse, dans toute l'enceinte réservée à
votre habitation.

--Je comprends, je suis dans une grande et belle prison, dit Consuelo en
regardant sa chambre vaste et claire, tendue de lampas blanc à ramages
d'or, et relevée de boiseries magnifiquement sculptées et dorées.
Pourrai-je voir Karl?

--Je l'ignore, Madame, je ne ne suis pas le maître ici. Je me retire; vous
n'avez plus besoin de mon ministère; et il m'est défendu de céder au
plaisir de causer avec vous.»

L'homme noir sortit; et Consuelo, encore faible et nonchalante, essaya de
se lever. Le seul vêtement qu'elle trouva sous sa main fut une longue robe
en étoffe de laine blanche, d'un tissu merveilleusement souple,
ressemblant assez à la tunique d'une dame romaine. Elle la prit, et en fit
tomber un billet sur lequel était écrit en lettres d'or: «Ceci est la robe
sans tache des néophytes. Si ton âme est souillée, cette noble parure de
l'innocence sera pour toi la tunique dévorante de Déjanire.»

Consuelo, habituée à la paix de sa conscience (peut-être même à une paix
trop profonde), sourit et passa la belle robe avec un plaisir naïf. Elle
ramassa le billet pour le lire encore, et le trouva puérilement
emphatique. Puis elle se dirigea vers une riche toilette de marbre blanc,
qui soutenait une grande glace encadrée d'enroulements dorés d'un goût
exquis. Mais son attention fut attirée par une inscription placée dans
l'ornement qui couronnait ce miroir: «Si ton âme est aussi pure que mon
cristal, tu t'y verras éternellement jeune et belle; mais si le vice a
flétri ton coeur, crains de trouver en moi un reflet sévère de ta laideur
morale.»

«Je n'ai jamais été ni belle ni coupable, pensa Consuelo: ainsi cette
glace ment dans tous les cas.»

Elle s'y regarda sans crainte, et ne s'y trouva point laide. Cette belle
robe flottante et ses longs cheveux noirs dénoués lui donnaient l'aspect
d'une prêtresse de l'antiquité; mais son extrême pâleur la frappa. Ses
yeux étaient moins purs et moins brillants qu'à l'ordinaire. «Serais-je
enlaidie, pensa-t-elle aussitôt, ou le miroir m'accuserait-il?

Elle ouvrit un tiroir de la toilette, et y trouva, avec les mille
recherches d'un soin luxueux, divers objets accompagnés de devises et de
sentences à la fois naïves et pédantes; un pot de rouge avec ces mots
gravés sur le couvercle: «Mode et mensonge! Le fard ne rend point aux
joues la fraîcheur de l'innocence, et n'efface pas les ravages du
désordre des parfums exquis», avec cette devise sur le flacon: «Une âme
sans foi, une bouche indiscrète, sont comme des flacons ouverts, dont la
précieuse essence s'est répandue ou corrompue»; enfin des rubans blancs
avec ces mots tissés en or dans la soie: «À un front pur les bandelettes
sacrées; à une tête chargée d'infamie le cordon, supplice des esclaves.»

Consuelo releva ses cheveux, et les rattacha complaisamment, à la manière
antique, avec ces bandelettes. Puis elle examina curieusement le bizarre
palais enchanté où sa destinée romanesque l'avait amenée. Elle passa dans
les diverses pièces de son riche et vaste appartement. Une bibliothèque,
un salon de musique, rempli d'instruments parfaits, de partitions
nombreuses et de précieux manuscrits; un boudoir délicieux, une petite
galerie ornée de tableaux superbes et de charmantes statues. C'était un
logement digne d'une reine pour la richesse, d'une artiste pour le goût,
et d'une religieuse pour la chasteté. Consuelo, étourdie de cette
somptueuse et délicate hospitalité, se réserva d'examiner en détail et à
tête reposée tous les symboles cachés dans le choix des livres, des objets
d'art et des tableaux qui décoraient ce sanctuaire. La curiosité de savoir
en quel lieu de la terre était située cette résidence merveilleuse lui fit
abandonner l'intérieur pour l'extérieur. Elle s'approcha d'une fenêtre;
mais avant de lever le store de taffetas qui la couvrait, elle y lut
encore une sentence: «Si la pensée du mal est dans ton coeur, tu n'es pas
digne de contempler le divin spectacle de la nature. Si la vertu habite
dans ton âme, regarde et bénis le Dieu qui t'ouvre l'entrée du paradis
terrestre.» Elle se hâta d'ouvrir la fenêtre pour voir si l'aspect de
cette contrée répondait aux orgueilleuses promesses de l'inscription.
C'était un paradis terrestre, en effet, et Consuelo crut faire un rêve. Ce
jardin, planté à l'anglaise, chose fort rare à cette époque, mais orné
dans ses détails avec la recherche allemande, offrait les perspectives
riantes, les magnifiques ombrages, les fraîches pelouses, les libres
développements d'un paysage naturel, en même temps que l'exquise propreté,
les fleurs abondantes et suaves, les sables fins, les eaux cristallines
qui caractérisent un jardin entretenu avec intelligence et avec amour.
Au-dessus de ces beaux arbres, hautes barrières d'un étroit vallon semé ou
plutôt tapissé de fleurs, et coupé de ruisseaux gracieux et limpides,
s'élevait un sublime horizon de montagnes bleues, aux croupes variées, aux
cimes imposantes. Le pays était inconnu à Consuelo. Aussi loin que sa vue
pouvait s'étendre, elle ne trouvait aucun indice révélateur d'une contrée
particulière en Allemagne, où il y a tant de beaux sites et de nobles
montagnes. Seulement, la floraison plus avancée et le climat plus chaud
qu'en Prusse lui attestaient quelques pas de plus faits vers le Midi. «O
mon bon chanoine, où êtes-vous? pensa Consuelo en contemplant les bois de
lilas blancs et les haies de roses, et la terre jonchée de narcisses, de
jacinthes et de violettes. O Frédéric de Prusse, béni soyez-vous pour
m'avoir appris par de longues privations et de cruels ennuis à savourer,
comme je le dois, les délices d'un pareil refuge! Et vous, tout-puissant
invisible, retenez-moi éternellement dans cette douce captivité; j'y
consens de toute mon âme... surtout si le chevalier...» Consuelo n'acheva
pas de formuler son désir. Depuis qu'elle était sortie de sa léthargie,
elle n'avait pas encore pensé à l'inconnu. Ce souvenir brûlant se réveilla
en elle, et la fit réfléchir au sens des paroles menaçantes inscrites sur
tous les murs, sur tous les meubles du palais magique, et jusque sur les
ornements dont elle s'était ingénument parée.




XXIV.


Consuelo ressentait, par dessus tout, un désir et un besoin de liberté,
bien naturels après tant de jours d'esclavage. Elle éprouva donc un
plaisir extrême à s'élancer dans un vaste espace, que les soins de l'art
et l'ingénieuse disposition des massifs et des allées faisaient paraître
beaucoup plus vaste encore. Mais au bout de deux heures de promenade, elle
se sentit attristée par la solitude et le silence qui régnaient dans ces
beaux lieux. Elle en avait fait déjà plusieurs fois le tour, sans y
rencontrer seulement la trace d'un pied humain sur le sable fin et
fraîchement passé au râteau. Des murailles assez élevées, que masquait une
épaisse végétation, ne lui permettaient pas de s'égarer au hasard dans des
sentiers inconnus. Elle savait déjà par coeur tous ceux qui se croisaient
sous ses pas. Dans quelques endroits, le mur s'interrompait pour être
remplacé par de larges fossés remplis d'eau, et les regards pouvaient
plonger sur de belles pelouses montant en collines et terminées par des
bois, ou sur l'entrée des mystérieuses et charmantes allées qui se
perdaient sous le taillis en serpentant. De sa fenêtre, Consuelo avait vu
toute la nature à sa disposition: de plain-pied, elle se trouvait dans un
terrain encaissé, borné de toutes parts, et dont toutes les recherches
intérieures ne pouvaient lui dissimuler le sentiment de sa captivité. Elle
chercha le palais enchanté où elle s'était éveillée. C'était un très-petit
édifice à l'italienne, décoré avec luxe à l'intérieur, élégamment bâti au
dehors, et adossé contre un rocher à pic d'un effet pittoresque, mais qui
formait une meilleure clôture naturelle pour tout le fond du jardin et un
plus impénétrable obstacle à la vue que les plus hautes murailles et les
plus épais glacis de Spandaw. «Ma forteresse est belle, se dit Consuelo,
mais elle n'en est que mieux close, je le vois bien.»

Elle alla se reposer sur la terrasse d'habitation, qui était ornée de
vases de fleurs et surmontée d'un petit jet d'eau. C'était un endroit
ravissant; et pour n'embrasser que l'intérieur d'un jardin, quelques
échappées sur un grand parc, et de hautes montagnes dont les cimes bleues
dépassaient celles des arbres, la vue n'en était que plus fraîche et plus
suave. Mais Consuelo, instinctivement effrayée du soin qu'on prenait de
l'installer, peut-être pour longtemps, dans une nouvelle prison, eut donné
tous les catalpas en fleurs et toutes les plates-bandes émaillées pour un
coin de franche campagne, avec une maisonnette en chaume, des chemins
raboteux et l'aspect libre d'un pays possible à connaître et à explorer.
D'où elle était, elle n'avait pas de plans intermédiaires à découvrir
entre les hautes murailles de verdure de son enclos et les vagues horizons
dentelés, déjà perdus dans la brume du couchant. Les rossignols chantaient
admirablement, mais pas un son de voix humaine n'annonçait le voisinage
d'une habitation. Consuelo voyait bien que la sienne, située aux confins
d'un grand parc et d'une forêt peut-être immense, n'était qu'une
dépendance d'un plus vaste manoir. Ce qu'elle apercevait du parc ne
servait qu'à lui faire désirer d'en voir davantage. Elle n'y distinguait
d'autres promeneurs que des troupeaux de biches et de chevreuils paissant
aux flancs des collines, avec autant de confiance que si l'approche d'un
mortel eût été pour eux un événement inconnu. Enfin la brise du soir
écarta un rideau de peupliers qui fermait un des côtés du jardin, et
Consuelo aperçut, aux dernières lueurs du jour, les tourelles blanches et
les toits aigus d'un château assez considérable, à demi caché derrière un
mamelon boisé, à la distance d'un quart de lieue environ. Malgré tout son
désir de ne plus penser au chevalier, Consuelo se persuada qu'il devait
être là; et ses yeux se fixèrent avidement sur ce château, peut-être
imaginaire, dont l'approche lui semblait interdite, et que les voiles du
crépuscule faisaient lentement disparaître dans l'éloignement.

Lorsque la nuit fut tout à fait tombée, Consuelo vit le reflet des
lumières, à l'étage inférieur de son pavillon, courir sur les arbustes
voisins, et elle descendit à la hâte, espérant voir enfin une figure
humaine dans sa demeure. Elle n'eut pas ce plaisir; celle du domestique
qu'elle trouva occupé à allumer les bougies et à servir le souper était,
comme celle du docteur, couverte d'un masque noir, qui semblait être
l'uniforme des Invisibles. C'était un vieux serviteur, en perruque lisse
et roide comme du laiton, proprement vêtu d'un habit complet couleur pomme
d'amour.

«Je demande humblement pardon à Madame, dit-il d'une voix cassée, de me
présenter devant elle avec ce visage-là. C'est ma consigne, et il ne
m'appartient pas d'en comprendre la nécessité. J'espère que Madame aura la
bonté de s'y habituer, et qu'elle daignera ne pas avoir peur de moi. Je
suis aux ordres de Madame. Je m'appelle Matteus. Je suis à la fois gardien
de ce pavillon, directeur du jardin, maître d'hôtel et valet de chambre.
On m'a dit que Madame, ayant beaucoup voyagé, avait un peu l'habitude de
se servir toute seule; que, par exemple, elle n'exigerait peut-être pas
l'aide d'une femme. Il me serait difficile d'en procurer une à Madame, vu
que je n'en ai point, et que la fréquentation de ce pavillon est interdite
à toutes celles du château. Cependant, une servante entrera ici le matin
pour m'aider à faire le ménage, et un garçon jardinier viendra de temps en
temps arroser les fleurs et entretenir les allées. J'ai, à ce propos, une
très-humble observation à faire à Madame: c'est que tout domestique, autre
que moi, à qui Madame serait seulement soupçonnée d'avoir adressé un mot
ou fait un signe serait chassé à l'instant même; ce qui serait bien
malheureux pour lui, car la maison est bonne et l'obéissance bien
récompensée. Madame est trop généreuse et trop juste, sans doute, pour
vouloir exposer ces pauvres gens...

--Soyez tranquille, monsieur Matteus, répondit Consuelo, je ne serais pas
assez riche pour les dédommager, et il n'est pas dans mon caractère de
détourner qui que ce soit de son devoir.

--D'ailleurs, je ne les perdrai jamais de vue, reprit Matteus, comme se
parlant à lui-même.

--Vous pouvez vous épargner toute précaution à cet égard. J'ai de trop
grandes obligations aux personnes qui m'ont amenée ici, et je pense, aussi
à celles qui m'y reçoivent, pour rien tenter qui puisse leur déplaire.

--Ah! Madame est ici de son plein gré? demanda Matteus, à qui la curiosité
ne semblait pas aussi interdite que l'expansion.

--Je vous prie de m'y considérer comme captive volontaire, et sur parole.

--Oh! c'est bien ainsi que je l'entends. Je n'ai jamais gardé personne
autrement, quoique j'aie vu bien souvent mes prisonniers sur parole
pleurer et se tourmenter comme s'ils regrettaient de s'être engagés. Et
Dieu sait pourtant qu'ils étaient bien ici! Mais, dans ces cas-là, on leur
rendait toujours leur parole quand ils l'exigeaient; on ne retient ici
personne de force. Le souper de Madame est servi.»

L'avant-dernier mot du majordome couleur de tomate eut le pouvoir de
rendre tout à coup l'appétit à sa nouvelle maîtresse; et elle trouva le
souper si bon, qu'elle en fit de grands compliments à l'auteur. Celui-ci
parut très-flatté de se voir apprécié, et Consuelo vit bien qu'elle avait
gagné son estime; mais il n'en fut ni plus confiant ni moins circonspect.
C'était un excellent homme, à la fois naïf et rusé. Consuelo connut vite
son caractère, en voyant avec quel mélange de bonhomie et d'adresse il
prévenait toutes les questions qu'elle eût pu lui faire, pour n'en être
pas embarrassé, et arranger les réponses à son gré. Ainsi elle apprit de
lui tout ce qu'elle ne lui demandait pas, sans rien apprendre toutefois:
«Ses maîtres étaient des personnages fort riches, fort puissants,
très-généreux, mais très-sévères, particulièrement sur l'article de la
discrétion. Le pavillon faisait partie d'une belle résidence, tantôt
habitée par les maîtres, tantôt confiée à la garde de serviteurs
très-fidèles, très-bien payés et très-discrets. Le pays était riche,
fertile et bien gouverné. Les habitants n'avaient pas l'habitude de se
plaindre de leurs seigneurs: d'ailleurs ils n'eussent pas eu beau jeu avec
maître Matteus, qui vivait dans le respect des lois et des personnes, et
qui ne pouvait souffrir les paroles indiscrètes.» Consuelo fut si ennuyée
de ses savantes insinuations et de ses renseignements officieux, qu'elle
lui dit en souriant, aussitôt après le souper: «Je craindrais d'être
indiscrète moi-même, monsieur Matteus, en jouissant plus longtemps de
l'agrément de votre conversation; je n'ai plus besoin de rien pour
aujourd'hui, et je vous souhaite le bonsoir.

--Madame me fera l'honneur de me sonner quand elle voudra quoi que ce soit,
reprit-il. Je demeure derrière la maison, sous le rocher, dans un joli
ermitage où je cultive des melons d'eau magnifiques. Je serais bien flatté
que Madame put leur accorder un coup d'oeil d'encouragement; mais il m'est
particulièrement interdit d'ouvrir jamais cette porte à Madame.

--J'entends, maître Matteus, je ne dois jamais sortir que dans le jardin,
et je ne dois pas m'en prendre à votre caprice, mais à la volonté de mes
hôtes. Je m'y conformerai.

--D'autant plus que Madame aurait bien de la peine à ouvrir cette porte.
Elle est si lourde...; et puis il y a un secret à la serrure qui pourrait
blesser grièvement les mains de Madame, si elle n'était pas prévenue.

--Ma parole est plus solide encore que tous vos verrous, monsieur Matteus.
Dormez en paix, comme je suis disposée à le faire de mon côté.»

Plusieurs jours s'écoulèrent sans que Consuelo reçût signe de vie de la
part de ses hôtes, et sans qu'elle eût d'autre visage sous les yeux que le
masque noir de Matteus, plus agréable peut-être que sa véritable figure.
Ce digne serviteur la servait avec un zèle et une ponctualité dont elle ne
pouvait assez le remercier; mais il l'ennuyait prodigieusement par sa
conversation, qu'elle était obligée de subir; car il refusa constamment
avec stoïcisme les dons qu'elle voulut lui faire, et elle n'eut pas
d'autre manière de lui marquer sa reconnaissance qu'en le laissant
babiller. Il aimait passionnément l'usage de la parole, et cela était
d'autant plus remarquable que, voué par état à une réserve bizarre, il ne
s'en départait jamais, et possédait l'art de toucher à beaucoup de sujets
sans jamais effleurer les cas réservés confiés à sa discrétion. Consuelo
apprit de lui combien le potager du château produisait au juste chaque
année de carottes et d'asperges; combien il naissait de faons dans le parc,
l'histoire de tous les cygnes de la pièce d'eau, de tous les poussins de
la faisanderie, et de tous les ananas de la serre. Mais elle ne put
soupçonner un instant dans quel pays elle se trouvait; si le maître ou les
maîtres du château étaient absents ou présents, si elle devait communiquer
un jour avec eux, ou rester indéfiniment seule dans le pavillon.

En un mot, rien de ce qui l'intéressait réellement ne s'échappa des lèvres
prudentes et pourtant actives de Matteus. Elle eût craint de manquer à
toute délicatesse en approchant seulement à la portée de la voix du
jardinier ou de la servante, qui, du reste, étaient fort matineux et
disparaissaient presque aussitôt qu'elle était levée. Elle se borna à
jeter de temps en temps un regard dans le parc, sans y voir passer
personne, si ce n'est de trop loin pour l'observer, et à contempler le
faîte du château qui s'illuminait le soir de rares lumières toujours
éteintes de bonne heure.

Elle ne tarda pas à tomber dans une profonde mélancolie, et l'ennui,
qu'elle avait victorieusement combattu à Spandaw, vint l'assaillir et la
dominer dans cette riche demeure, au milieu de toutes les aises de la vie.
Est-il des biens sur la terre dont on puisse jouir absolument seul? La
solitude prolongée assombrit et désenchante les plus beaux objets; elle
répand l'effroi dans l'âme la plus forte. Consuelo trouva bientôt
l'hospitalité des Invisibles encore plus cruelle que bizarre, et un dégoût
mortel s'empara de toutes ses facultés. Son magnifique clavecin lui sembla
répandre des sons trop éclatants dans ces chambres vides et sonores, et
les accents de sa propre voix lui firent peur. Lorsqu'elle se hasardait à
chanter, si les premières ombres de la nuit la surprenaient dans cette
occupation, elle s'imaginait entendre les échos lui répondre d'un ton
courroucé, et croyait voir courir, contre les murs tendus de soie et sur
les tapis silencieux, des ombres inquiètes et furtives, qui, lorsqu'elle
essayait de les regarder, s'effaçaient et allaient se tapir derrière les
meubles pour chuchoter, la railler et la contrefaire. Ce n'étaient
pourtant que les brises du soir courant parmi le feuillage qui encadrait
ses croisées, ou les vibrations de son propre chant qui frémissaient
autour d'elle. Mais son imagination, lasse d'interroger tous ces muets
témoins de son ennui, les statues, les tableaux, les vases du Japon
remplis de fleurs, les grandes glaces claires et profondes, commençait à
se laisser frapper d'une crainte vague, comme celle que produit l'attente
d'un événement inconnu. Elle se rappelait le pouvoir étrange attribué aux
Invisibles par le vulgaire, les prestiges dont elle avait été environnée
par Cagliostro, l'apparition de la femme blanche dans le palais de Berlin,
les promesses merveilleuses du comte de Saint Germain relativement à la
résurrection du comte Albert: elle se disait que toutes ces choses
inexpliquées émanaient probablement de l'action secrète des Invisibles
dans la société et dans sa destinée particulière. Elle ne croyait point à
leur pouvoir surnaturel, mais elle voyait bien qu'ils s'attachaient à
conquérir les esprits par tous les moyens, en s'adressant soit au coeur,
soit à l'imagination, par des menaces ou des promesses, par des terreurs
ou des séductions. Elle était donc sous le coup de quelque révélation
formidable ou de quelque mystification cruelle, et, comme les enfants
poltrons, elle eût pu dire qu'elle avait _peur d'avoir peur_.
                
 
 
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