George Sand

La comtesse de Rudolstadt
À Spandaw, elle avait roidi sa volonté contre des périls extrêmes, contre
des souffrances réelles; elle avait triomphé de tout avec vaillance; et
puis la résignation lui semblait naturelle à Spandaw. L'aspect sinistre
d'une forteresse est en harmonie avec les tristes méditations de la
solitude; au lieu que dans sa nouvelle prison tout semblait disposé pour
une vie d'épanchement poétique ou de paisible intimité; et ce silence
éternel, cette absence de toute sympathie humaine en détruisaient
l'harmonie comme un monstrueux contre-sens. On eût dit de la délicieuse
retraite de deux amants heureux ou d'une élégante famille, riant foyer
tout à coup haï et délaissé à cause de quelque rupture douloureuse ou de
quelque soudaine catastrophe. Les nombreuses inscriptions qui la
décoraient, et qui se trouvaient placées dans tous les ornements, ne la
faisaient plus sourire comme d'emphatiques puérilités. C'étaient des
encouragements joints à des menaces, des éloges conditionnels corrigés par
d'humiliantes accusations. Elle ne pouvait plus lever les yeux autour
d'elle sans découvrir quelque nouvelle sentence qu'elle n'avait pas encore
remarquée, et qui semblait lui défendre de respirer à l'aise dans ce
sanctuaire d'une justice soupçonneuse et vigilante. Son âme s'était
affaissée sur elle-même après la crise de son évasion et celle de son
amour improvisé pour _l'inconnu_. L'état léthargique qu'on avait provoqué,
sans doute à dessein, chez elle, pour lui cacher la situation de son asile,
lui avait laissé une secrète langueur, jointe à l'irritabilité nerveuse
qui en est la conséquence. Elle se sentit donc en peu de temps devenir à
la fois inquiète et nonchalante, tour à tour effrayée d'un rien et
indifférente à tout.

Un soir, elle crut entendre les sons, à peine saisissables, d'un orchestre
dans le lointain. Elle monta sur la terrasse, et vit le château
resplendissant de lumières à travers le feuillage. Une musique de
symphonie, fière et vibrante, parvint distinctement jusqu'à elle. Ce
contraste d'une fête et de son isolement l'émut plus qu'elle ne voulait se
l'avouer. Il y avait si longtemps qu'elle n'avait échangé une parole avec
des êtres intelligents ou raisonnables! Pour la première fois de sa vie,
elle se fit une idée merveilleuse d'une nuit de concert ou de bal, et,
comme Cendrillon, elle souhaita que quelque bonne fée l'enlevât dans les
airs et la fit entrer dans le palais enchanté par une fenêtre, fût-ce pour
y rester invisible, et y jouir de la vue d'une réunion d'êtres humains
animés par le plaisir.

La lune n'était pas encore levée. Malgré la pureté du ciel, l'ombre était
si épaisse sous les arbres, que Consuelo pouvait bien s'y glisser sans
être aperçue, fût-elle entourée d'invisibles surveillants. Une violente
tentation vint s'emparer d'elle, et toutes les raisons spécieuses que la
curiosité nous suggère quand elle veut livrer un assaut à notre conscience,
se présentèrent en foule à son esprit. L'avait-on traitée avec confiance,
en l'amenant endormie et à demi morte dans cette prison dorée, mais
implacable? Avait-on le droit d'exiger d'elle une aveugle soumission,
lorsqu'on ne daignait même pas la lui demander? D'ailleurs, ne voulait-on
pas la tenter et l'attirer par le simulacre d'une fête? Qui sait? tout
était bizarre dans la conduite des Invisibles. Peut-être, en essayant de
sortir de l'enclos, allait-elle trouver précisément une porte ouverte, une
gondole sur le ruisseau qui entrait du parc dans son jardin par une arcade
pratiquée dans la muraille. Elle s'arrêta à cette dernière supposition, la
plus gratuite de toutes, et descendit au jardin, résolue de tenter
l'aventure. Mais elle n'eut pas fait cinquante pas qu'elle entendit dans
les airs un bruit assez semblable à celui que produirait un oiseau
gigantesque en s'élevant vers les nues avec une rapidité fantastique. En
même temps elle vit autour d'elle une grande lueur d'un bleu livide, qui
s'éteignit au bout de quelques secondes, pour se reproduire presque
aussitôt avec une détonation assez forte. Consuelo comprit alors que ce
n'était ni la foudre ni un météore, mais le feu d'artifice qui commençait
au château. Ce divertissement de ses hôtes lui promettait un beau
spectacle du haut de la terrasse, et, comme un enfant qui cherche à
secouer l'ennui d'une longue pénitence, elle retourna à la hâte vers le
pavillon.

Mais, à la clarté de ces longs éclairs factices, tantôt rouges et tantôt
bleus, qui embrasaient le jardin, elle vit par deux fois un grand homme
noir, debout et immobile à côté d'elle. Elle n'avait pas eu le temps de le
regarder, que la bombe lumineuse, retombant en pluie de feu, s'éteignait
rapidement, et laissait tous les objets plongés dans une obscurité plus
profonde pour les yeux un instant éblouis. Alors Consuelo, effrayée,
courait dans un sens opposé à celui où le spectre lui était apparu; mais,
au retour de la lueur sinistre, elle se retrouvait à deux pas de lui. À la
troisième fois, elle avait gagné le perron du pavillon; il était devant
elle, lui barrant le passage. Saisie d'une terreur insurmontable, elle fit
un cri perçant et chancela. Elle fût tombée à la renverse sur les degrés,
si le mystérieux visiteur ne l'eût saisie dans ses bras. Mais à peine
eut-il effleuré son front de ses lèvres, qu'elle sentit et reconnut le
chevalier, _l'inconnu_, celui qu'elle aimait, et dont elle se savait
aimée.




XXV.


La joie qu'elle éprouva de le retrouver comme un ange de consolation dans
cette insupportable solitude fit taire tous les scrupules et toutes les
craintes qu'elle avait encore dans l'esprit un instant auparavant, en
songeant à lui sans espérance prochaine de le revoir. Elle répondit à son
étreinte avec passion; et, comme il tâchait déjà de se dégager de ses bras
pour ramasser son masque noir qui était tombé, elle le retint en
s'écriant: «Ne me quittez pas, ne m'abandonnez pas!» Sa voix était
suppliante, ses caresses irrésistibles. L'inconnu se laissa tomber à ses
pieds, et, cachant son visage dans les plis de sa robe, qu'il couvrit de
baisers, il resta quelques instants comme partagé entre le ravissement et
le désespoir; puis, ramassant son masque et glissant une lettre dans la
main de Consuelo, il s'élança dans le pavillon, et disparut sans qu'elle
eût pu apercevoir ses traits.

Elle le suivit, et, à la lueur d'une petite lampe d'albâtre que Matteus
allumait chaque soir au fond de l'escalier, elle espéra le retrouver; mais,
avant qu'elle eût monté quelques marches, il était devenu insaisissable.
Elle parcourut en vain tous les recoins du pavillon; elle n'aperçut aucune
trace de lui, et, sans la lettre qu'elle tenait dans sa main tremblante,
elle eût pu croire qu'elle avait rêvé.

Enfin elle se décida à rentrer dans son boudoir, pour lire cette lettre
dont l'écriture lui parut cette fois plutôt contrefaite à dessein
qu'altérée par la souffrance. Elle contenait à peu près ce qui suit:

«Je ne puis ni vous voir ni vous parler; mais il ne m'est pas défendu de
vous écrire. Me le permettrez-vous? Oserez-vous répondre à l'_inconnu?_ Si
j'avais ce bonheur, je pourrais trouver vos lettres et placer les miennes,
durant votre sommeil, dans un livre que vous laisseriez le soir sur le
banc du jardin au bord de l'eau. Je vous aime avec passion, avec idolâtrie,
avec égarement. Je suis vaincu, ma force est brisée; mon activité, mon
zèle, mon enthousiasme pour l'oeuvre à laquelle je me suis voué, tout,
jusqu'au sentiment du devoir, est anéanti en moi, si vous ne m'aimez pas.
Lié à des devoirs étranges et terribles par mes serments, par le don et
l'abandon de ma volonté, je flotte entre la pensée de l'infamie et celle
du suicide; car je ne puis me persuader que vous m'aimiez réellement, et
qu'à l'heure où nous sommes, la méfiance et la peur n'aient pas déjà
effacé votre amour involontaire pour moi. Pourrait-il en être autrement?
Je ne suis pour vous qu'une ombre, le rêve d'une nuit, l'illusion d'un
instant. Eh bien! pour me faire aimer de vous, je me sens prêt, vingt fois
le jour, à sacrifier mon honneur, à trahir ma parole, à souiller ma
conscience d'un parjure. Si vous parveniez à fuir cette prison, je vous
suivrais au bout du monde, dussé-je expier, par une vie de honte et de
remords, l'ivresse de vous voir, ne fût-ce qu'un jour, et de vous entendre
dire encore, ne fût-ce qu'une fois: «Je vous aime.» Et cependant, si vous
refusez de vous associer à l'oeuvre des Invisibles, si les serments qu'on
va sans doute exiger de vous bientôt vous effraient et vous répugnent, il
me sera défendu de vous revoir jamais!... Mais je n'obéirai pas, je ne
pourrai pas obéir. Non! j'ai assez souffert, j'ai assez travaillé, j'ai
assez servi la cause de l'humanité; si vous n'êtes pas la récompense de
mon labeur, j'y renonce; je me perds en retournant au monde, à ses lois et
à ses habitudes. Ma raison est troublée, vous le voyez. Oh! ayez, ayez
pitié! Ne me dites pas que vous ne m'aimez plus. Je ne pourrais supporter
ce coup, je ne voudrais pas le croire, ou, si je le croyais, il faudrait
mourir.»

Consuelo lut ce billet au milieu du bruit des fusées et des bombes du feu
d'artifice qui éclatait dans les airs sans qu'elle l'entendît. Tout
entière à sa lecture, elle éprouvait cependant, sans en avoir conscience,
la commotion électrique que causent, surtout aux organisations
impressionnables, la détonation de la poudre et en général tous les bruits
violents. Celui-là influe particulièrement sur l'imagination, quand il
n'agit pas physiquement sur un corps débile et maladif par des
tressaillements douloureux. Il exalte, au contraire, l'esprit et les sens
des gens braves et bien constitués. Il réveille même chez quelques femmes
des instincts intrépides, des idées de combat, et comme de vagues regrets
de ne pas être hommes. Enfin, s'il y a un accent bien marqué qui fait
trouver une sorte de jouissance quasi musicale dans la voix du torrent qui
se précipite, dans le mugissement de la vague qui se brise, dans le
roulement de la foudre; cet accent de colère, de menace, de fierté, cette
voix de la force, pour ainsi dire, se retrouve dans le bondissement du
canon, dans le sifflement des boulets, et dans les mille déchirements de
l'air qui simulent le choc d'une bataille dans les feux d'artifice.
Consuelo en éprouva peut-être l'effet, tout en lisant la première lettre
d'amour proprement dite, le premier _billet doux_ qu'elle eût jamais reçu.
Elle se sentit courageuse, brave, et quasi téméraire. Une sorte
d'enivrement lui fit trouver cette déclaration d'amour plus chaleureuse et
plus persuasive que toutes les paroles d'Albert, de même qu'elle avait
trouvé le baiser de l'inconnu plus suave et plus ardent que tous ceux
d'Anzoleto. Elle se mit donc à écrire sans hésitation; et, tandis que les
boîtes fulminantes ébranlaient les échos du parc, que l'odeur du salpêtre
étouffait le parfum des fleurs, et que les feux du Bengale illuminaient la
façade du pavillon sans qu'elle daignât s'en apercevoir, Consuelo répondit:

«Oui, je vous aime, je l'ai dit, je vous l'ai avoué, et, dussé-je m'en
repentir, dussé-je en rougir mille fois, je ne pourrai jamais effacer du
livre bizarre et incompréhensible de ma destinée cette page que j'y ai
écrite moi-même, et qui est entre vos mains! C'était l'expression d'un
élan condamnable, insensé peut-être, mais profondément vrai et ardemment
senti. Fussiez-vous le dernier des hommes, je n'en aurais pas moins placé
en vous mon idéal! Dussiez-vous m'avilir par une conduite méprisante et
cruelle, je n'en aurais pas moins éprouvé, au contact de votre coeur, une
ivresse que je n'avais jamais goûtée, et qui m'a paru aussi sainte que les
anges sont purs. Vous le voyez, je vous répète ce que vous m'écriviez en
réponse aux confidences que j'avais adressées à _Beppo_. Nous ne faisons
que nous répéter l'un à l'autre ce dont nous sommes, je le crois, vivement
pénétrés et loyalement persuadés tous les deux. Pourquoi et comment nous
tromperions-nous? Nous ne nous connaissons pas; nous ne nous connaîtrons
peut-être jamais. Étrange fatalité! nous nous aimons pourtant, et nous ne
pouvons pas plus nous expliquer les causes premières de cet amour qu'en
prévoir les fins mystérieuses. Tenez, je m'abandonne à votre parole, à
votre honneur; je ne combats point le sentiment que vous m'inspirez. Ne me
laissez pas m'abuser moi-même. Je ne vous demande au monde qu'une chose,
c'est de ne pas feindre de m'aimer, c'est de jamais me revoir si vous ne
m'aimez pas; c'est de m'abandonner à mon sort, quel qu'il soit, sans
craindre que je vous accuse ou que je vous maudisse pour cette rapide
illusion de bonheur que vous m'aurez donnée. Il me semble que ce que je
vous demande là est si facile! Il est des instants où je suis effrayée, je
vous le confesse, de l'aveugle confiance qui me pousse vers vous. Mais dès
que vous paraissez, dès que ma main est dans la vôtre, ou quand je regarde
votre écriture (votre écriture qui est pourtant contrefaite et tourmentée,
comme si vous ne vouliez pas que je puisse connaître de vous le moindre
indice extérieur et visible); enfin, quand j'entends seulement le bruit de
vos pas, toutes mes craintes s'évanouissent, et je ne puis pas me défendre
de croire que vous êtes mon meilleur ami sur la terre. Mais pourquoi vous
cacher ainsi? Quel effrayant secret couvrent donc votre masque et votre
silence? Vous ai-je vu ailleurs? Dois-je vous craindre et vous repousser
le jour où je saurai votre nom, où je verrai vos traits? Si vous m'êtes
absolument inconnu, comme vous me l'avez écrit, d'où vient que vous
obéissez si aveuglément à la loi étrange des Invisibles, lorsque vous
m'écrivez pourtant aujourd'hui que vous êtes prêt à vous en affranchir
pour me suivre au bout du monde? Et si je l'exigeais, pour fuir avec vous,
que vous n'eussiez plus de secrets pour moi, ôteriez-vous ce masque? me
parleriez-vous? Pour arriver à vous connaître, il faut, dites-vous, que je
m'engage... à quoi? que je me lie par des serments aux Invisibles?... Mais
pour quelle oeuvre? Quoi! il faut que les yeux fermés, la conscience
muette, et l'esprit dans les ténèbres, je _donne_ et j'_abandonne_ ma
volonté, comme vous l'avez fait vous-même du moins avec connaissance de
cause? Et pour me décider à ces actes inouïs d'un dévouement aveugle, vous
ne ferez pas la plus légère infraction aux règlements de votre ordre! Car,
je le vois bien, vous appartenez à un de ces ordres mystérieux qu'on
appelle ici _sociétés secrètes_, et qu'on dit être nombreuses en
Allemagne. A moins que ce ne soit tout simplement un complot politique
contre... comme on me le disait à Berlin. Eh bien, quoi que ce soit, si on
me laisse la liberté de refuser quand on m'aura instruite de ce qu'on
exige de moi, je m'engagerai par les plus terribles serments à ne jamais
rien révéler. Puis-je faire plus sans être indigne de l'amour d'un homme
qui pousse le scrupule et la fidélité à son serment jusqu'à ne pas vouloir
me faire entendre ce mot que j'ai prononcé moi-même, au mépris de la
prudence et de la pudeur imposées à mon sexe: Je vous aime!»

Consuelo mit cette lettre dans un livre qu'elle alla déposer dans le
jardin au lieu indiqué; puis elle s'éloigna à pas lents, et se tint
longtemps cachée dans le feuillage, espérant voir arriver le chevalier, et
tremblant de laisser là cet aveu de ses plus intimes sentiments, qui
pouvait tomber dans des mains étrangères. Cependant, comme les heures
s'écoulaient sans que personne parût, et qu'elle se souvenait de ces
paroles de la lettre de l'inconnu: «J'irai prendre votre réponse durant
votre sommeil,» elle jugea qu'elle devait se conformer en tout à ses avis,
et se retira dans son appartement où, après mille rêveries agitées, tour à
tour pénibles et délicieuses, elle finit par s'endormir au bruit incertain
de la musique du bal qui recommençait, des fanfares qui sonnèrent durant
le souper, et du roulement lointain des voitures qui annonça, au lever de
l'aube, le départ des nombreux hôtes de la résidence.

A neuf heures précises, la recluse entra dans la salle où elle prenait ses
repas, qu'elle y trouvait toujours servis avec une exactitude scrupuleuse
et une recherche digne du local. Matteus se tenait debout derrière sa
chaise, dans l'attitude respectueusement flegmatique qui lui était
habituelle. Consuelo venait de descendre au jardin. Le chevalier était
venu prendre sa lettre, car elle n'était plus dans le livre. Mais Consuelo
avait espéré trouver une nouvelle lettre de lui, et elle l'accusait déjà
de mettre de la tiédeur dans leur correspondance. Elle se sentait inquiète,
excitée, et un peu poussée à bout par l'immobilité de la vie qu'on
semblait s'obstiner à lui faire. Elle se décida donc à s'agiter au hasard
pour voir si elle ne hâterait pas le cours des événements lentement
préparés autour d'elle. Précisément ce jour-là, pour la première fois,
Matteus était sombre et taciturne.

«Maître Matteus, dit-elle avec une gaieté forcée, je vois à travers votre
masque que vous avez les yeux battus et le teint fatigué; vous n'avez
guère dormi cette nuit.

--Madame me fait trop d'honneur de vouloir bien me railler, répondit
Matteus avec un peu d'aigreur; mais comme Madame a le bonheur de vivre le
visage découvert, je suis plus à portée de voir qu'elle m'attribue la
fatigue et l'insomnie dont elle a souffert elle-même cette nuit.

--Vos miroirs parlants m'ont dit cela avant vous, monsieur Matteus: je
sais que je suis fort enlaidie, et je pense que je le serai bientôt
davantage si l'ennui s'obstine à me consumer.

--Madame s'ennuie? reprit Matteus du ton dont il eût dit «madame a sonné?»

--Oui, Matteus, je m'ennuie énormément, et je commence à ne pouvoir plus
supporter cette réclusion. Comme on ne m'a fait ni l'honneur d'une visite,
ni celui d'une lettre, je présume qu'on m'a oubliée ici; et puisque vous
êtes la seule personne qui veuille bien n'en pas faire autant, je crois
qu'il m'est permis de vous dire que je commence à trouver ma situation
embarrassante et bizarre.

--Je ne peux pas me permettre de juger la situation de Madame, répondit
Matteus; mais il me semblait que Madame avait reçu, il n'y a pas longtemps,
une visite et une lettre?

--Qui vous a dit pareille chose, maître Matteus? s'écria Consuelo en
rougissant.

--Je le dirais, répondit-il d'un ton ironiquement patelin, si je ne
craignais d'offenser Madame, et de l'ennuyer en me permettant de causer
avec elle.

--Si vous étiez mon domestique, maître Matteus, j'ignore quels airs de
grandeur je pourrais prendre avec vous; mais comme jusqu'à présent je n'ai
guère eu d'autre serviteur que moi-même, et que, d'ailleurs, vous me
paraissez être ici mon gardien encore plus que mon majordome, je vous
engage à causer si cela vous plaît, autant que les autres jours. Vous avez
trop d'esprit ce matin pour m'ennuyer.

--C'est que Madame s'ennuie trop elle-même pour être difficile en ce
moment. Je dirai donc à Madame qu'il y a eu cette nuit grande fête au
Château.

--Je le sais, j'ai entendu le feu d'artifice et la musique.

--Alors, une personne qui est fort surveillée ici depuis l'arrivée de
Madame, a cru pouvoir profiter du désordre et du bruit pour s'introduire
dans le parc réservé, au mépris de la défense la plus sévère. Il en est
résulté un événement fâcheux... Mais je crains de causer quelque chagrin
à Madame en le lui apprenant.

--Je crois maintenant le chagrin préférable à l'ennui et à l'inquiétude.
Dites donc vite, monsieur Matteus?

--Eh bien! madame, j'ai vu conduire en prison, ce matin, le plus aimable,
le plus jeune, le plus beau, le plus brave, le plus généreux, le plus
spirituel, le plus grand de tous mes maîtres, le chevalier de Liverani.

--Liverani? Qui s'appelle Liverani? s'écria Consuelo, vivement émue. En
prison, le chevalier? Dites-moi!... Oh! mon Dieu! quel est ce chevalier,
quel est ce Liverani?

--Je l'ai assez désigné à Madame. J'ignore si elle le connaît peu ou
beaucoup; mais, ce qu'il y a de certain, c'est qu'il a été conduit à la
grosse tour pour avoir parlé et écrit à Madame, et pour n'avoir pas voulu
faire connaître à Son Altesse la réponse que Madame lui a faite.

--La grosse tour... Son Altesse... tout ce que vous me dites là est-il
sérieux, Matteus? Suis-je ici sous la dépendance d'un Prince souverain qui
me traite en prisonnière d'Etat, et qui châtie ses sujets, pour peu qu'ils
me témoignent quelque intérêt et quelque pitié? Ou bien suis-je mystifiée
par quelque riche seigneur à idées bizarres, qui essaie de m'effrayer afin
d'éprouver ma reconnaissance pour les services rendus?

--Il ne m'est point défendu de dire à Madame qu'elle est en même temps
chez un prince fort riche, chez un homme d'esprit grand philosophe...

--Et chez le chef suprême du conseil des Invisibles? ajouta Consuelo.

--J'ignore ce que Madame entend par là, répondit Matteus avec la plus
complète indifférence. Dans la liste des titres et dignités de Son Altesse,
je n'ai jamais entendu mentionner cette qualité.

--Mais ne me sera-t-il pas permis de voir ce prince, de me jeter à ses
pieds, de lui demander la liberté de ce chevalier Liverani, qui est
innocent de toute indiscrétion, j'en puis faire le serment?

--Je n'en sais rien, et je crois que ce sera au moins très-difficile à
obtenir. Cependant j'ai accès tous les soirs auprès de Son Altesse,
pendant quelques instants, pour lui rendre compte de la santé et des
occupations de Madame; et si Madame écrivait, peut-être réussirais-je à
faire lire le billet sans qu'il passât par les mains des secrétaires.

--Cher monsieur Matteus, vous êtes la bonté même, et je suis sûre que vous
devez avoir la confiance du prince. Oui, certainement, j'écrirai, puisque
vous êtes assez généreux pour vous intéresser au chevalier.

--Il est vrai que je m'y intéresse plus qu'à tout autre. Il m'a sauvé la
vie, au risque de la sienne, dans un incendie. Il m'a soigné et guéri de
mes brûlures. Il a remplacé les effets que j'avais perdus. Il a passé des
nuits à me veiller, comme s'il eût été mon serviteur et moi son maître. Il
a arraché au vice une nièce que j'avais, et il en a fait, par ses bonnes
paroles et ses généreux secours, une honnête femme. Que de bien n'a-t-il
pas fait dans toute cette contrée et dans toute l'Europe, à ce qu'on
assure! C'est le jeune homme le plus parfait qui existe, et Son Altesse
l'aime comme son propre fils.

--Et pourtant Son Altesse l'envoie en prison pour une faute légère?

--Oh! Madame ignore qu'il n'y a point de faute légère aux yeux de Son
Altesse, en fait d'indiscrétion.

--C'est donc un prince bien absolu?

--Admirablement juste, mais terriblement sévère.

--Et comment puis-je être pour quelque chose dans les préoccupations de
son esprit et dans les décisions de son conseil?

--Cela, je l'ignore, comme Madame peut bien le penser. Beaucoup de secrets
s'agitent en tout temps dans ce château, surtout lorsque le prince y vient
passer quelques semaines, ce qui n'arrive pas souvent. Un pauvre serviteur
tel que moi qui se permettrait de vouloir les approfondir n'y serait pas
souffert longtemps; et comme je suis le doyen des personnes attachées à la
maison, Madame doit comprendre que je ne suis ni curieux ni bavard;
autrement...

--J'entends, monsieur Matteus. Mais sera-ce une indiscrétion de vous
demander si la prison que subit le chevalier est rigoureuse?

--Elle doit l'être, Madame. Quoique je ne sache rien de ce qui se passe
dans la tour et dans les souterrains, j'y ai vu entrer plus de gens que je
n'en ai vu sortir. J'ignore s'il y a des issues dans la forêt: pour moi,
je n'en connais pas dans le parc.

--Vous me faites trembler, Matteus. Serait-il possible que j'eusse attiré
sur la tête de ce digne jeune homme des malheurs sérieux? Dites-moi, le
prince est-il d'un caractère violent ou froid? Ses arrêts sont-ils dictés
par une indignation passagère ou par un mécontentement réfléchi et
durable?

--Ce sont là des détails dans lesquels il ne me convient pas d'entrer,
répondit froidement Matteus.

--Eh bien, parlez-moi du chevalier, au moins. Est-il homme à demander et à
obtenir grâce, ou à se renfermer dans un silence hautain?

--Il est tendre et doux, plein de respect et de soumission pour son
Altesse. Mais si Madame lui a confié quelque secret, elle peut être
tranquille: il se laisserait torturer plutôt que de livrer le secret d'un
autre, fût-ce à l'oreille d'un confesseur.

--Eh bien, je le révélerai moi-même à son Altesse, ce secret qu'elle juge
assez important pour allumer sa colère contre un infortuné. Oh! mon bon
Matteus, ne pouvez-vous porter ma lettre tout de suite?

--Impossible avant la nuit, Madame.

--C'est égal, je vais écrire maintenant; une occasion imprévue peut se
présenter.»

Consuelo rentra dans son cabinet, et écrivit pour demander au prince
anonyme une entrevue dans laquelle elle s'engageait à répondre sincèrement
à toutes les questions qu'il daignerait lui adresser.

A minuit, Matteus lui rapporta cette réponse cachetée:

«Si c'est au prince que vous voulez parler, votre demande est insensée.
Vous ne le verrez, vous ne le connaîtrez jamais; vous ne saurez jamais son
nom.--Si c'est devant le conseil des Invisibles que tu veux comparaître,
tu seras entendue; mais réfléchis aux conséquences de ta résolution: elle
décidera de ta vie et de celle d'un autre.»




XXVI.


Il fallut encore patienter vingt-quatre heures après cette lettre reçue.
Matteus déclarait qu'il aimerait mieux se couper une main que de demander
à voir le prince après minuit. Au déjeuner du lendemain, il se montra
encore un peu plus expansif que la veille, et Consuelo crut remarquer que
l'emprisonnement du chevalier l'avait aigri contre le prince, au point de
lui donner une assez vive démangeaison d'être indiscret pour la première
fois de sa vie. Cependant, lorsqu'elle l'eut fait causer pendant plus
d'une heure, elle remarqua qu'elle n'était pas plus avancée qu'auparavant.
Soit qu'il eût joué la simplicité pour étudier les pensées et les
sentiments de Consuelo, soit qu'il ne sût rien relativement à l'existence
des Invisibles et à la part que son maître prenait à leurs actes, il se
trouva que Consuelo flottait dans une confusion étrange de notions
contradictoires. Sur tout ce qui touchait à la position sociale du prince,
Matteus s'était retranché dans l'impossibilité de manquer au silence
rigoureux qu'on lui avait imposé. Il haussait, il est vrai, les épaules,
en parlant de cette bizarre injonction. Il avouait qu'il ne comprenait pas
la nécessité de porter un masque pour communiquer avec les personnes qui
s'étaient succédé à des intervalles plus ou moins rapprochés, et pour des
retraites plus ou moins longues, dans le pavillon. Il ne _pouvait
s'empêcher de dire_ que son maître avait des caprices inexplicables, et se
livrait à des travaux incompréhensibles; mais toute curiosité, de même que
toute indiscrétion, était paralysée chez lui par la crainte de châtiments
terribles, sur la nature desquels il ne s'expliquait pas. En somme,
Consuelo n'apprit rien, sinon qu'il se passait des choses singulières au
château, que l'on n'y dormait guère la nuit, que tous les domestiques y
avaient vu des esprits, que Matteus lui-même, qui se déclarait hardi et
sans préjugés, avait rencontré souvent l'hiver, dans le parc, à des
époques où le prince était absent et le château désert, des figures qui
l'avaient fait frémir, qui étaient entrées là sans qu'il sût comment et
qui en étaient sorties de même. Tout cela ne jetait pas une grande clarté
sur la situation de Consuelo. Il lui fallut se résigner à attendre le soir
pour envoyer cette nouvelle pétition:

«Quoi qu'il en puisse résulter pour moi, je demande instamment et
humblement à comparaître devant le tribunal des Invisibles.»

La journée lui sembla d'une longueur mortelle; elle s'efforça de maîtriser
son impatience et ses inquiétudes en chantant tout ce qu'elle avait
composé en prison sur les douleurs et les ennuis de la solitude, et elle
termina cette répétition à l'entrée de la nuit, par le sublime air
d'Almirena dans le _Rinaldo_ de Haendel:

            Lascia ch'io pianga
            La dura sorte
            E ch'ia sospiri
            La libertà

A peine l'eut-elle fini, qu'un violon d'une vibration extraordinaire
répéta au dehors la phrase admirable qu'elle venait de dire, avec une
expression aussi douloureuse et aussi profonde que la sienne propre.
Consuelo courut à la fenêtre, mais elle ne vit personne, et la phrase se
perdit dans l'éloignement. Il lui sembla que cet instrument et ce jeu
remarquables ne pouvaient appartenir qu'au comte Albert; mais elle chassa
bientôt cette pensée, comme rentrant dans la série d'illusions pénibles et
dangereuses dont elle avait déjà tant souffert. Elle n'avait jamais
entendu Albert jouer aucune phrase de musique moderne, et il n'y avait
qu'un esprit frappé qui put s'obstiner à évoquer un spectre chaque fois
que le son d'un violon se faisait entendre. Néanmoins cette émotion
troubla Consuelo, et la jeta dans de si tristes et si profondes rêveries,
qu'elle s'aperçut seulement à neuf heures du soir que Matteus ne lui avait
apporté ni à dîner ni à souper, et qu'elle était à jeun depuis le matin.
Cette circonstance lui fit craindre que, comme le chevalier, Matteus n'eût
été victime de l'intérêt qu'il lui avait marqué. Sans doute, les murs
avaient des yeux et des oreilles. Matteus lui avait peut-être trop parlé;
il avait murmuré un peu contre la disparition de Liverani: c'en était
assez probablement pour qu'on lui fit partager son sort.

Ces nouvelles anxiétés empêchèrent Consuelo de sentir le malaise de la
faim. Cependant la soirée s'avançait, Matteus ne paraissait pas; elle se
risqua à sonner. Personne ne vint. Elle éprouvait une grande faiblesse, et
surtout une grande consternation. Appuyée sur le bord de sa croisée, la
tête dans ses mains, elle repassait dans son cerveau, déjà un peu troublé
par les souffrances de l'inanition, les incidents bizarres de sa vie, et
se demandait si c'était le souvenir de la réalité ou celui d'un long rêve,
lorsqu'une main froide comme le marbre s'appuya sur sa tête, et une voix
basse et profonde prononça ces mots:

«Ta demande est accueillie, suis-moi.»

Consuelo, qui n'avait pas encore songé à éclairer son appartement, mais
qui avait, jusque-là, nettement distingué les objets dans le crépuscule,
essaya de regarder celui qui lui parlait ainsi. Elle se trouvait tout à
coup dans d'aussi épaisses ténèbres que si l'atmosphère était devenue
compacte, et le ciel étoilé une voûte de plomb. Elle porta la main à son
front privé d'air, et reconnut un capuchon à la fois léger et impénétrable
comme celui que Cagliostro lui avait jeté une fois sur la tête sans
qu'elle le sentit. Entraînée par une main invisible, elle descendit
l'escalier du pavillon; mais elle ne tarda pas à s'apercevoir qu'il avait
plus de degrés qu'elle ne lui en connaissait, et qu'il s'enfonçait dans
des caves où elle marcha pendant près d'une demi-heure. La fatigue, la
faim, l'émotion et une chaleur accablante ralentissait de plus en plus ses
pas, et, à chaque instant prête à défaillir, elle fut tentée de demander
grâce. Mais une certaine fierté, qui lui faisait craindre de paraître
reculer devant sa résolution, l'engagea à lutter courageusement. Elle
arriva enfin au terme du voyage, et on la fit asseoir. Elle entendit en ce
moment un timbre lugubre, comme celui du tam-tam, frapper minuit lentement,
et au douzième coup le capuchon fut enlevé de son front baigné de sueur.

Elle fut éblouie d'abord de l'éclat des lumières qui, toutes rassemblées
sur un même point vis-à-vis d'elle, dessinaient une large croix
flamboyante sur la muraille, lorsque ses yeux purent supporter cette
transition, elle vit qu'elle était dans une vaste salle d'un style
gothique, dont la voûte, divisée en arceaux surbaissés, ressemblait à
celle d'un cachot profond ou d'une chapelle souterraine. Au fond de cette
pièce, dont l'aspect et le luminaire étaient vraiment sinistres, elle
distingua sept personnages enveloppés de manteaux rouges, et la face
couverte de masques d'un blanc livide, qui les faisaient ressembler à des
cadavres. Ils étaient assis derrière une longue table de marbre noir. En
avant de la table et sur un gradin plus bas, un huitième spectre, vêtu de
noir et masqué de blanc, était également assis. De chaque côté des
murailles latérales, une vingtaine d'hommes à manteaux et à masques noirs
étaient rangés dans un profond silence. Consuelo se retourna, et vit
derrière elle d'autres fantômes noirs. A chaque porte, il y en avait deux
debout, une large épée brillante à la main.

En d'autres circonstances, Consuelo se fût peut-être dit que ce cérémonial
lugubre n'était qu'un jeu, une de ces épreuves dont elle avait entendu
parler à Berlin à propos des loges de francs-maçons. Mais outre que les
francs-maçons ne s'érigeaient pas en tribunal, et ne s'attribuaient pas le
droit de faire comparaître dans leurs assemblées secrètes des personnes
non initiées, elle était disposée, par tout ce qui avait précédé cette
scène, à la trouver sérieuse, effrayante même. Elle s'aperçut qu'elle
tremblait visiblement, et sans les cinq minutes d'un profond silence où se
tint l'assemblée, elle n'eût pas eu la force de se remettre et de se
préparer à répondre.

Enfin, le huitième juge se leva et fit signe aux deux introducteurs, qui
se tenaient, l'épée à la main, à la droite et à la gauche de Consuelo, de
l'amener jusqu'au pied du tribunal, où elle resta debout, dans une
attitude de calme et de courage un peu affectés.

«Qui êtes-vous, et que demandez-vous?» dit l'homme noir sans se lever.

Consuelo demeura quelques instants interdite; enfin elle prit courage et
répondit:

«Je suis Consuelo, cantatrice de profession, dite la Zingarella et la
Porporina.

--N'as-tu point d'autre nom?» reprit l'interrogateur.

Consuelo hésita, puis elle dit:

«J'en pourrais revendiquer un autre; mais je me suis engagée sur l'honneur
à ne jamais le faire.

--Espères-tu donc cacher quelque chose à ce tribunal? Te crois-tu devant
des juges vulgaires, élus pour juger de vulgaires intérêts, au nom d'une
loi grossière et aveugle? Que viens-tu faire ici, si tu prétends nous
abuser par de vaines défaites? Nomme-toi, fais-toi connaître pour ce que
tu es, ou retire-toi.

--Vous qui savez qui je suis, vous savez sans doute également que mon
silence est un devoir, et vous m'encouragerez à y persister.»

Un des manteaux rouges se pencha, fit signe à un des manteaux noirs, et en
un instant tous les manteaux noirs sortirent de la salle, à l'exception de
l'examinateur, qui resta à sa place et reprit la parole en ces termes:

«Comtesse de Rudolstadt, maintenant que l'examen devient secret, et que
vous êtes seule en présence de vos juges, nierez-vous que vous soyez
légitimement mariée au comte Albert Podiebrad, dit de Rudolstadt par les
prétentions de sa famille?

--Avant de répondre à cette question, dit Consuelo avec fermeté, je
demande à savoir quelle autorité dispose ici de moi, et quelle loi
m'oblige à la reconnaître.

--Quelle loi prétendrais-tu donc invoquer? Est-ce une loi divine ou
humaine? La loi sociale te place encore sous la dépendance absolue de
Frédéric II, roi de Prusse, électeur de Brandebourg, sur les terres duquel
nous t'avons enlevée pour te soustraire à une captivité indéfinie, et à
des dangers plus affreux encore, tu le sais!

--Je sais, dit Consuelo en fléchissant le genou, qu'une reconnaissance
éternelle me lie à vous. Je ne prétends donc invoquer que la loi divine,
et je vous prie de me définir celle de la reconnaissance. Me
commande-t-elle de vous bénir et de me dévouer à vous du fond de mon
coeur? je l'accepte: mais si elle me prescrit de manquer, pour vous
complaire, aux arrêts de ma conscience, ne dois-je pas la récuser? Jugez
vous-mêmes.

--Puisses-tu penser et agir dans le monde comme tu parles! Mais les
circonstances qui te placent ici dans notre dépendance échappent à tous
les raisonnements ordinaires. Nous sommes au-dessus de toute loi humaine,
tu as pu le reconnaître à notre puissance. Nous sommes également en dehors
de toute considération humaine: préjugés de fortune, de rang et de
naissance, scrupules et délicatesse de position, crainte de l'opinion,
respect même des engagements contractés avec les idées et les personnes du
monde, rien de tout cela n'a de sens pour nous, ni de valeur à nos yeux,
alors que réunis loin de l'oeil des hommes, et armés du glaive de la
justice de Dieu, nous pesons dans le creux de notre main les hochets de
votre frivole et craintive existence. Explique-toi donc sans détour devant
nous qui sommes les appuis, la famille et la loi vivante de tout être
libre. Nous ne t'écouterons pas, que nous ne sachions en quelle qualité tu
comparais ici. Est-ce la Zingarella Consuelo, est-ce la comtesse de
Rudolstadt qui nous invoque?

--La comtesse de Rudolstadt, ayant renoncé à tous ses droits dans la
société, n'en a aucun à réclamer ici. La Zingarella Consuelo...

--Arrête, et pèse les paroles que tu viens de dire. Si ton époux était
vivant, aurais-tu le droit de lui retirer ta foi, d'abjurer son nom, de
repousser sa fortune, en un mot, de redevenir la Zingarella Consuelo, pour
ménager l'orgueil puéril et insensé de sa famille et de sa caste?

--Non sans doute.

--Et penses-tu donc que la mort ait rompu à jamais vos liens? ne dois-tu à
la mémoire d'Albert ni respect, ni amour, ni fidélité?»

Consuelo rougit et se troubla, puis elle redevint pâle. L'idée qu'on
allait, comme Cagliostro et le comte de Saint-Germain, lui parler de la
résurrection possible d'Albert, et même lui en montrer le fantôme, la
remplit d'une telle frayeur, qu'elle ne put répondre.

«Épouse d'Albert Podiebrad, reprit l'examinateur, ton silence t'accuse.
Albert est mort tout entier pour toi, et ton mariage n'est à tes yeux
qu'un incident de ta vie aventureuse, sans aucune conséquence, sans aucune
obligation pour l'avenir. Zingara, tu peux te retirer. Nous ne nous sommes
intéressés à ton sort qu'en raison de tes liens avec le plus excellent des
hommes. Tu n'étais pas digne de notre amour, car tu ne fus pas digne du
sien. Nous ne regrettons pas la liberté que nous t'avons rendue; toute
réparation des maux qu'inflige le despotisme est un devoir et une
jouissance pour nous. Mais notre protection n'ira pas plus loin. Dès
demain tu quitteras cet asile que nous t'avions donné avec l'espérance que
tu en sortirais purifiée et sanctifiée: tu retourneras au monde: à la
chimère de la gloire, à l'enivrement des folles passions. Que Dieu ait
pitié de toi! nous t'abandonnons sans retour.»

Consuelo resta quelques moments atterrée sous cet arrêt. Quelques jours
plus tôt, elle ne l'eût pas accepté sans appel; mais le mot de _folles
passions_ qui venait d'être prononcé lui remettait sous les yeux, à cette
heure, l'amour insensé qu'elle avait conçu pour _l'inconnu_, et qu'elle
avait accueilli dans son coeur presque sans examen et sans combat.

Elle était humiliée à ses propres yeux, et la sentence des Invisibles lui
paraissait méritée jusqu'à un certain point. L'austérité de leur langage
lui inspirait un respect mêlé de terreur, et elle ne songeait plus à se
révolter contre le droit qu'ils s'attribuaient de la juger et de la
condamner, comme un être relevant de leur autorité. Il est rare que,
quelle que soit notre fierté naturelle, ou l'irréprochabilité de notre vie,
nous ne subissions pas l'ascendant d'une parole grave qui nous accuse au
dépourvu, et qu'au lieu de discuter avec elle, nous ne fassions pas un
retour sur nous-mêmes pour voir avant tout si nous ne méritons pas ce
blâme. Consuelo ne se sentait pas à l'abri de tout reproche, et l'appareil
déployé autour d'elle rendait sa position singulièrement pénible.
Cependant, elle se rappela promptement qu'elle n'avait pas demandé à
comparaître devant ce tribunal sans s'être préparée et résignée à sa
rigueur. Elle y était venue, résolue à subir des admonestations, un
châtiment quelconque, s'il le fallait, pourvu que le chevalier fût
disculpé ou pardonné. Mettant donc de côté tout amour-propre, elle accepta
les reproches sans amertume, et médita quelques instants sa réponse.

«Il est possible que je mérite cette dure malédiction, dit-elle enfin; je
suis loin d'être contente de moi. Mais en venant ici je me suis fait des
Invisibles une idée que je veux vous dire. Le peu que j'ai appris de vous
par la rumeur populaire, et le bienfait de la liberté que je tiens de vous,
m'ont fait penser que vous étiez des hommes aussi parfaits dans la vertu
que puissants dans la société. Si vous êtes tels que je me plais à le
croire, d'où vient que vous me repoussez si brusquement, sans m'avoir
indiqué la route à suivre pour sortir de l'erreur et pour devenir digne de
votre protection? Je sais qu'à cause d'Albert de Rudolstadt, le plus
excellent des hommes, comme vous l'avez bien nommé, sa veuve méritait
quelque intérêt; mais ne fussé-je pas la femme d'Albert, ou bien eussé-je
été en tout temps indigne de l'être, la Zingara Consuelo, la fille sans
nom, sans famille et sans patrie, n'a-t-elle pas encore des droits à votre
sollicitude paternelle? Supposez que je sois une grande pécheresse;
n'êtes-vous pas comme le royaume des cieux où la conversion d'un maudit
apporte plus de joie que la persévérance de cent élus? Enfin, si la loi
qui vous rassemble et qui vous inspire est une loi divine, vous y manquez
en me repoussant. Vous aviez entrepris, dites-vous, de me purifier et de
me sanctifier. Essayez d'élever mon âme à la hauteur de la vôtre. Je suis
ignorante, et non rebelle. Prouvez-moi que vous êtes saints, en vous
montrant patients et miséricordieux, et je vous accepterai pour mes
maîtres et mes modèles.»

Il y eut un moment de silence. L'examinateur se retourna vers les juges,
et ils parurent se consulter. Enfin l'un d'eux prit la parole et dit:

«Consuelo, tu t'es présentée ici avec orgueil; pourquoi ne veux-tu pas te
retirer de même? Nous avions le droit de te blâmer, puisque tu venais nous
interroger. Nous n'avons pas celui d'enchaîner ta conscience et de nous
emparer de ta vie, si tu ne nous abandonnes volontairement et librement
l'une et l'autre. Pouvons-nous te demander ce sacrifice? Tu ne nous
connais pas. Ce tribunal dont tu invoques la sainteté est peut-être le
plus pervers ou tout au moins le plus audacieux qui ait jamais agi dans
les ténèbres contre les principes qui régissent le monde: qu'en sais-tu?
Et si nous avions à te révéler la science profonde d'une vertu toute
nouvelle, aurais-tu le courage de te vouer à une étude si longue et si
ardue, avant d'en savoir le but? Nous-mêmes pourrions-nous prendre
confiance dans la foi persévérante d'un néophyte aussi mal préparé que
toi? Nous aurions peut-être des secrets importants à te confier, et nous
n'en chercherions la garantie que dans tes instincts généreux; nous les
connaissons assez pour croire à ta discrétion: mais ce n'est pas de
confidents discrets que nous avons besoin; nous n'en manquons pas. Nous
avons besoin, pour faire avancer la loi de Dieu, de disciples fervents,
libres de tous préjugés, de tout égoïsme, de toutes passions frivoles, de
toutes habitudes mondaines. Descends en toi-même; peux-tu nous faire tous
ces sacrifices? Peux-tu modeler tes actions et calquer ta vie sur les
instincts que tu ressens, et sur les principes que nous te donnerions pour
les développer? Femme, artiste, enfant, oserais-tu répondre que tu peux
t'associer à des hommes graves pour travailler à l'oeuvre des siècles?

--Tout ce que vous dites est bien sérieux, en effet, répondit Consuelo, et
je le comprends à peine. Voulez-vous me donner le temps d'y réfléchir? Ne
me chassez pas de votre sein sans avoir interrogé mon coeur. J'ignore s'il
est digne des lumières que vous y pouvez répandre. Mais quelle âme sincère
est indigne de la vérité? En quoi puis-je vous être utile? Je m'effraie de
mon impuissance. Femme et artiste, c'est-à-dire enfant! mais pour me
protéger comme vous l'avez fait, il faut que vous ayez pressenti en moi
quelque chose... Et moi, quelque chose me dit que je ne dois pas vous
quitter sans avoir essayé de vous prouver ma reconnaissance. Ne me
bannissez donc pas: essayez de m'instruire.

--Nous t'accordons encore huit jours pour faire tes réflexions, reprit le
juge en robe rouge qui avait déjà parlé; mais tu dois auparavant t'engager
sur l'honneur à ne pas faire la moindre tentative pour savoir où tu es, et
quelles sont les personnes que tu vois ici. Tu dois t'engager également à
ne pas franchir l'enceinte réservée à tes promenades, quand même tu
verrais les portes ouvertes et les spectres de tes plus chers amis te
faire signe. Tu dois n'adresser aucune question aux gens qui te servent,
ni à quiconque pourrait pénétrer clandestinement chez toi.

--Cela n'arrivera jamais, répondit vivement Consuelo; je m'engage, si vous
le voulez, à ne jamais recevoir personne sans votre autorisation, et en
revanche je vous demande humblement la grâce...

--Tu n'as point de grâce à nous demander, point de conditions à proposer.
Tous les besoins de ton âme et de ton corps ont été prévus pour le temps
que tu avais à passer ici. Si tu regrettes quelque parent, quelque ami,
quelque serviteur, tu es libre de partir. La solitude ou une société
réglée comme nous l'entendons sera ton partage chez nous.

--Je ne demande rien pour moi-même; mais on m'a dit qu'un de vos amis, un
de vos disciples ou de vos serviteurs (car j'ignore le rang qu'il occupe
parmi vous) subissait à cause de moi un châtiment sévère. Me voici prête à
m'accuser des torts qu'on lui impute, et c'est pour cela que j'ai demandé
à comparaître devant vous.

--Est-ce une confession sincère et détaillée que tu offres de nous faire?

--S'il le faut pour qu'il soit absous... quoique ce soit, pour une femme,
une étrange torture morale que de se confesser hautement devant huit
hommes...

--Épargne-toi cette humiliation. Nous n'aurions aucune garantie de ta
sincérité, et d'ailleurs nous n'avions encore tout à l'heure aucun droit
sur toi. Ce que tu as dit, ce que tu as pensé il y a une heure, rentre
pour nous dans ton passé. Mais songe qu'à partir de cet instant nous
sommes les maîtres de sonder les plus secrets replis de ton âme. C'est à
toi de garder cette âme assez pure pour être toujours prête à nous la
dévoiler sans souffrante et sans honte.

--Votre générosité est délicate et paternelle. Mais il ne s'agit pas de
moi seule ici. Un autre expie mes torts. Ne dois-je pas le justifier?

--Ce soin ne te regarde pas. S'il est un coupable parmi nous, il se
disculpera lui-même, non par de vaines défaites et de téméraires
allégations, mais par des actes de courage, de dévouement et de vertu. Si
son âme a chancelé, nous la relèverons et nous l'aiderons à se vaincre. Tu
parles de châtiment rigoureux; nous n'infligeons que des châtiments
moraux. Cet homme, quel qu'il soit, est notre égal, notre frère; il n'y a
chez nous ni maîtres, ni serviteurs, ni sujets, ni princes: de faux
rapports t'ont sans doute abusée. Va en paix et ne pèche point.»

À ce dernier mot, l'examinateur agita une sonnette; les deux hommes noirs
masqués et armés rentrèrent, et, replaçant le capuchon sur la tête de
Consuelo, ils la reconduisirent au pavillon par les mêmes détours
souterrains qu'elle avait suivis pour s'en éloigner.




XXVII.


La Porporina n'ayant plus sujet, d'après le langage bienveillant et
paternel des Invisibles, d'être sérieusement inquiète du chevalier, et
jugeant que Matteus n'avait pas vu très-clair dans cette affaire, éprouva
en quittant ce mystérieux conciliabule, un grand soulagement d'esprit.
Tout ce qu'on venait de lui dire flottait dans son imagination comme des
rayons derrière un nuage; et l'inquiétude ni l'effort de la volonté ne la
soutenant plus, elle éprouva bientôt en marchant une fatigue
insurmontable. La faim se fit sentir assez cruellement, le capuchon gommé
l'étouffait. Elle s'arrêta plusieurs fois, fut forcée d'accepter les bras
de ses guides pour continuer sa route, et, en arrivant dans sa chambre,
elle tomba en faiblesse. Peu d'instants après, elle se sentit ranimée par
un flacon qui lui fut présenté, et par l'air bienfaisant qui circulait
dans l'appartement. Alors elle remarqua que les hommes qui l'avaient
ramenée sortaient à la hâte, tandis que Matteus s'empressait de servir un
souper des plus appétissants, et que le petit docteur masqué, qui l'avait
mise en léthargie pour l'amener à cette résidence, lui tâtait le pouls et
lui prodiguait ses soins. Elle le reconnaissait facilement à sa perruque,
et à sa voix qu'elle avait entendue quelque part, sans pouvoir dire en
quelle circonstance.

«Cher docteur, lui dit-elle en souriant, je crois que la meilleure
prescription sera de me faire souper bien vite. Je n'ai pas d'autre mal
que la faim; mais je vous supplie de m'épargner cette fois le café que
vous faites si bien. Je crois que je ne serais plus de force à le
supporter.

--Le café préparé par moi, répondit le docteur, est un calmant
recommandable. Mais soyez tranquille, madame la comtesse: mon ordonnance
ne porte rien de semblable. Aujourd'hui voulez-vous vous fier à moi et me
permettre de souper avec vous? La volonté de Son Altesse est que je ne
vous quitte pas avant que vous soyez complètement rétablie, et je pense
que, dans une demi-heure, la réfection aura chassé cette faiblesse
entièrement.

--Si tel est le bon plaisir de Son Altesse et le vôtre, monsieur le
docteur, ce sera le mien aussi d'avoir l'honneur de votre compagnie pour
souper, dit Consuelo en laissant rouler son fauteuil par Matteus auprès de
la table.

--Ma compagnie ne vous sera pas inutile, reprit le docteur, en commençant
à démolir un superbe pâté de faisans, et à découper ces volatiles avec la
dextérité d'un praticien consommé. Sans moi, vous vous laisseriez aller à
la voracité insurmontable qu'on éprouve après un long jeune, et vous
pourriez vous en mal trouver. Moi qui ne crains pas un pareil inconvénient,
j'aurai soin de vous compter les morceaux, tout en les mettant doubles
sur mon assiette.»

La voix de ce docteur gastronome occupait Consuelo malgré elle. Mais sa
surprise fut grande lorsque, détachant lestement son masque, il le posa
sur la table en disant:

«Au diable cette puérilité qui m'empêche de respirer et de sentir le goût
de ce que je mange!»

Consuelo tressaillit en reconnaissant, dans ce viveur de médecin, celui
qu'elle avait vu au lit de mort de son mari, le docteur Supperville,
premier médecin de la margrave de Bareith. Elle l'avait aperçu de loin à
Berlin depuis, sans avoir le courage de le regarder ni de lui parler. En
ce moment le contraste de son appétit glouton avec l'émotion et
l'accablement qu'elle éprouvait, lui rappelèrent la sécheresse de ses
idées et de ses discours au milieu de la consternation et de la douleur de
la famille de Rudolstadt, et elle eut peine à lui cacher l'impression
désagréable qu'il lui causait. Mais le Supperville, absorbé par le fumet
du faisan, paraissait ne faire aucune attention à son trouble.

Matteus vint compléter le ridicule de la situation où se plaçait le
docteur, par une exclamation naïve. Le circonspect serviteur le servait
depuis cinq minutes sans s'apercevoir qu'il avait le visage découvert, et
ce ne fut qu'au moment de prendre le masque pour le couvercle du pâté, et
de le placer méthodiquement sur la brèche ouverte, qu'il s'écria avec
terreur:

«Miséricorde, monsieur le docteur, vous avez laissé choir votre _visage_
sur la table!

--Au diable ce visage d'étoffe! te dis-je. Je ne pourrai jamais m'habituer
à manger avec cela. Mets-le dans un coin, tu me le rendras quand je
sortirai.

--Comme il vous plaira, monsieur le docteur, dit Matteus d'un ton
consterné. Je m'en lave les mains. Mais Votre Seigneurie n'ignore pas que
je suis forcé tous les soirs de rendre compte de point en point de tout ce
qui s'est fait et dit ici. J'aurai beau dire que votre _visage_ s'est
détaché par mégarde, je ne pourrai pas nier que Madame n'ait vu ce qui
était dessous.

--Fort bien, mon brave. Tu feras ton rapport, dit le docteur sans se
déconcerter.

--Et vous remarquerez, monsieur Matteus, observa Consuelo, que je n'ai
aucunement provoqué M. le docteur à cette désobéissance, et que ce n'est
pas ma faute si je l'ai reconnu.

--Soyez donc tranquille, madame la comtesse, reprit Supperville la bouche
pleine. Le prince n'est pas si diable qu'il est noir, et je ne le crains
guère. Je lui dirai que, puisqu'il m'avait autorisé à souper avec vous, il
m'avait autorisé par cela même à me délivrer de tout obstacle à la
mastication et à la déglutition. D'ailleurs j'avais l'honneur d'être trop
bien connu de vous pour que le son de ma voix ne m'eût pas déjà trahi.
C'est donc une vaine formalité dont je me débarrasse, et dont le prince
fera bon marché tout le premier.

--C'est égal, monsieur le docteur, dit Matteus scandalisé, j'aime mieux
que vous ayez fait cette plaisanterie-là que moi.»

Le docteur haussa les épaules, railla le timoré Matteus, mangea énormément
et but à proportion: après quoi, Matteus s'étant retiré pour changer le
service, il rapprocha un peu sa chaise, baissa la voix, et parla ainsi à
Consuelo:

«Chère Signora, je ne suis pas si gourmand que j'en ai l'air (Supperville,
étant convenablement repu, parlait ainsi fort à son aise), et mon but, en
venant souper avec vous, était de vous instruire de choses importantes qui
vous intéressent très-particulièrement.

--De quelle part et en quel nom voulez-vous me révéler ces choses,
monsieur? dit Consuelo, qui se rappelait la promesse qu'elle venait de
faire aux Invisibles.

--C'est de mon plein droit et de mon plein gré, répondit Supperville. Ne
vous inquiétez donc pas. Je ne suis pas un mouchard, moi, et je parle à
coeur ouvert, peu soucieux qu'on répète mes paroles.»

Consuelo pensa un instant que son devoir était de fermer absolument la
bouche au docteur, afin de ne pas se rendre complice de sa trahison: mais
elle pensa aussi qu'un homme dévoué aux Invisibles au point de se charger
d'empoisonner à demi les gens pour les amener, à leur insu, dans ce
château, ne pouvait agir comme il le faisait sans y être secrètement
autorisé. C'est un piège qu'on me tend, pensa-t-elle. C'est une série
d'épreuves qui commence. Voyons, et observons l'attaque.

«Il faut donc, Madame, continua le docteur, que je vous dise où et chez
qui vous êtes.»

«Nous y voilà!» se dit Consuelo; et elle se hâta de répondre: «Grand merci,
monsieur le docteur, je ne vous l'ai pas demandé, et je désire ne pas le
savoir.

--_Ta ta ta!_ reprit Supperville, vous voilà tombée dans la voie
romanesque où il plaît au prince d'entraîner tous ses amis. Mais n'allez
point donner sérieusement dans ces sornettes-là: le moins qui pourrait
vous en arriver serait de devenir folle et de grossir son cortège
d'aliénés et de visionnaires. Je n'ai pas l'intention, pour ma part, de
manquer à la parole que je lui ai donnée de ne vous dire ni son nom ni
celui du lieu où vous vous trouvez. C'est là d'ailleurs ce qui doit le
moins vous préoccuper; car ce ne serait qu'une satisfaction pour votre
curiosité, et ce n'est pas cette maladie que je veux traiter chez vous;
c'est l'excès de confiance, au contraire. Vous pouvez donc apprendre, sans
lui désobéir et sans risquer de lui déplaire (je suis intéressé à ne pas
vous trahir), que vous êtes ici chez le meilleur et le plus absurde des
vieillards. Un homme d'esprit, un philosophe, une âme courageuse et tendre
jusqu'à l'héroïsme, jusqu'à la démence. Un rêveur qui traite l'idéal comme
une réalité, et la vie comme un roman. Un savant qui, à force de lire les
écrits des sages et de chercher la quintessence des idées, est arrivé,
comme don Quichotte après la lecture de tous ses livres de chevalerie, à
prendre les auberges pour des châteaux, les galériens pour d'innocentes
victimes, et les moulins à vent pour des monstres. Enfin un saint, si on
ne considère que la beauté de ses intentions, un fou si on en pèse le
résultat. Il a imaginé, entre autres choses, un réseau de conspiration
permanente et universelle pour prendre à la nasse et paralyser l'action
des méchants dans le monde: 1° combattre et contrarier la tyrannie des
gouvernants; 2° réformer l'immoralité ou la barbarie des lois qui
régissent les sociétés; 3° verser dans le coeur de tous les hommes de
courage et de dévouement l'enthousiasme de sa propagande et le zèle de sa
doctrine. Rien que ça? hein? et il croît y parvenir! Encore s'il était
secondé par quelques hommes sincères et raisonnables, le peu de bien qu'il
réussit à faire pourrait porter ses fruits! Mais, par malheur, il est
environné d'une clique d'intrigants et d'imposteurs audacieux qui feignent
de partager sa foi et de servir ses projets, et qui se servent de son
crédit pour accaparer de bonnes places dans toutes les cours de l'Europe,
non sans se mettre au bout des doigts la meilleure partie de l'argent
destiné à ses bonnes oeuvres. Voilà l'homme et son entourage. C'est à vous
de juger dans quelles mains vous êtes, et si cette protection généreuse
qui vous a heureusement tirée des grilles du petit Fritz ne risque pas de
vous faire tomber pis, à force de vouloir vous élever dans les nues. Vous
voilà avertie. Méfiez-vous des belles promesses, des beaux discours, des
scènes de tragédie, des tours de passe-passe des Cagliostro, des
Saint-Germain et consorts.

--Ces deux derniers personnages sont-ils donc actuellement ici? demanda
Consuelo un peu troublée, et flottante entre le danger d'être jouée par le
docteur et la vraisemblance de ses assertions.

--Je n'en sais rien, répondit-il. Tout s'y passe mystérieusement. Il y a
deux châteaux: un visible et palpable, où l'on voit arriver des gens du
monde qui ne se doutent de rien, où l'on donne des fêtes, où l'on déploie
l'appareil d'une existence princière, frivole et inoffensive. Ce
château-là couvre et cache l'autre, qui est un petit monde souterrain
assez habilement masqué. Dans le château invisible s'élucubrent tous les
songes creux de Son Altesse. Novateurs, réformateurs, inventeurs, sorciers,
prophètes, alchimistes, tous architectes d'une société nouvelle toujours
prête, selon leur dire, à avaler l'ancienne demain ou après-demain; voilà
les hôtes mystérieux que l'on reçoit, que l'on héberge, et que l'on
consulte sans que personne le sache à la surface du sol, ou du moins sans
qu'aucun profane puisse expliquer le bruit des caves autrement que par la
présence d'esprits follets et de revenants tracassiers dans les oeuvres
basses du bâtiment. Maintenant concluez: les susdits charlatans peuvent
être à cent lieues d'ici, car ils sont grands voyageurs de leur nature, ou
à cent pas de nous, dans de bonnes chambres à portes secrètes et à double
fond. On dit que ce vieux château a servi autrefois de rendez-vous aux
francs-juges, et que depuis, à cause de certaines traditions héréditaires,
les ancêtres de notre prince se sont toujours divertis à y tramer des
complots terribles, qui n'ont jamais, que je sache, abouti à rien. C'est
une vieille mode du pays, et les plus illustres cerveaux ne sont pas ceux
qui y donnent le moins. Moi, je ne suis pas initié aux merveilles du
château invisible. Je passe ici quelques jours de temps en temps, quand ma
souveraine, la princesse Sophie de Prusse, margrave de Bareith, me donne
la permission d'aller prendre l'air hors de ses États. Or, comme je
m'ennuie prodigieusement à la délicieuse cour de Bareith, qu'au fond j'ai
de l'attachement pour le prince dont nous parlons, et que je ne suis pas
fâché de jouer parfois un petit tour au grand Frédéric que je déteste, je
rends au susdit prince quelques services désintéressés, et dont je me
divertis tout le premier. Comme je ne reçois d'ordres que de lui, ces
services sont toujours fort innocents. Celui d'aider à vous tirer de
Spandaw, et de vous amener ici comme une pauvre colombe endormie, n'avait
rien qui me répugnât. Je savais que vous y seriez bien traitée, et je
pensais que vous auriez occasion de vous y amuser. Mais si, au contraire,
on vous y tourmente, si les conseillers charlatans de Son Altesse
prétendent s'y emparer de vous, et vous faire servir à leurs intrigues
dans le monde...

--Je ne crains rien de semblable, répondit Consuelo de plus en plus
frappée des explications du docteur. Je saurai me préserver de leurs
suggestions, si elles blessent ma droiture et révoltent ma conscience.

--En êtes-vous bien sûre, madame la comtesse? reprit Supperville. Tenez!
ne vous y fiez pas, et ne vous vantez de rien. Des gens fort raisonnables
et fort honnêtes sont sortis d'ici timbrés et tout prêts à mal faire. Tous
les moyens sont bons aux intrigants qui exploitent le prince, et ce cher
prince est si facile à éblouir, que lui-même a mis la main à la perdition
de quelques bonnes âmes en croyant les sauver. Sachez que ces intrigants
sont fort habiles, qu'ils ont des secrets pour effrayer, pour convaincre,
pour émouvoir, pour enivrer les sens et frapper l'imagination. D'abord une
persistance de tracasseries et une foule de petits moyens
incompréhensibles: et puis des recettes, des systèmes, des prestiges à
leur service. Ils vous enverront des spectres, ils vous feront jeûner pour
vous ôter la lucidité de l'esprit, ils vous assiégeront de fantasmagories
riantes ou affreuses. Enfin ils vous rendront superstitieuse, folle
peut-être, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, et alors...
                
 
 
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