George Sand

La comtesse de Rudolstadt
--Et alors? que peuvent-ils attendre de moi? que suis-je dans le monde
pour qu'ils aient besoin de m'attirer dans leurs filets?

--Oui-da! La comtesse de Rudolstadt ne s'en doute pas?

--Nullement, monsieur le docteur.

--Vous devez vous rappeler pourtant que M. Cagliostro vous a fait voir feu
le comte Albert, votre mari, vivant et agissant?

--Comment savez-vous cela, si vous n'êtes pas initié aux mystères du monde
souterrain dont vous parlez?

--Vous l'avez raconté à la princesse Amélie de Prusse, qui est un peu
bavarde, comme toutes les personnes curieuses. Ignorez-vous, d'ailleurs,
qu'elle est fort liée avec le spectre du comte de Rudolstadt?

--Un certain Trismégiste, à ce qu'on m'a dit!

--Précisément. J'ai vu ce Trismégiste, et il est de fait qu'il ressemble
au comte d'une manière surprenante au premier abord. On peut le faire
ressembler davantage en le coiffant et en l'habillant comme le comte avait
coutume d'être, en lui rendant le visage blême, et en lui faisant étudier
l'allure et les manières du défunt. Comprenez-vous maintenant?

--Moins que jamais. Quel intérêt aurait-on à faire passer cet homme pour
le comte Albert?

--Que vous êtes simple et loyale! Le comte Albert est mort, laissant, une
grande fortune, qui va tomber en quenouille, des mains de la chanoinesse
Wenceslawa à celles de la petite baronne Amélie, cousine du comte Albert,
à moins que vous ne fassiez valoir vos droits à un douaire ou à une
jouissance viagère. On tâchera d'abord de vous y décider...

--Il est vrai, s'écria Consuelo; vous m'éclairez sur le sens de certaines
paroles!

--Ce n'est rien encore: cette jouissance viagère, très-contestable, du
moins en partie, ne satisferait pas l'appétit des chevaliers d'industrie
qui veulent vous accaparer. Vous n'avez pas d'enfant; il vous faut un
mari. Eh bien, le comte Albert n'est pas mort: il était en léthargie, on
l'a enterré vivant; le diable l'a tiré de là; M. de Cagliostro lui a donné
une potion; M. de Saint-Germain l'a emmené promener. Bref, au bout d'un ou
deux ans il reparaît, raconte ses aventures, se jette à vos pieds,
consomme son mariage avec vous, part pour le château des Géants, se fait
reconnaître de la vieille chanoinesse et de quelques vieux serviteurs qui
n'y voient pas très-clair, provoque une enquête, s'il y a contestation, et
paie les témoins. Il fait même le voyage de Vienne avec son épouse fidèle,
pour réclamer ses droits auprès de l'impératrice. Un peu de scandale ne
nuit pas à ces sortes d affaires. Toutes les grandes dames s'intéressent à
un bel homme, victime d'une funeste aventure et de l'ignorance d'un sot
médecin. Le prince de Kaunitz, qui ne hait pas les cantatrices, vous
protège; votre cause triomphe; vous retournez victorieuse à Riesenburg,
vous mettez à la porte votre cousine Amélie; vous êtes riche et puissante;
vous vous associez au prince d'_ici_ et à ses charlatans pour réformer la
société et changer la face du monde. Tout cela est fort agréable, et ne
coûte que la peine de se tromper un peu, en prenant à la place d'un
illustre époux un bel aventurier, homme d'esprit, et grand diseur de bonne
aventure par-dessus le marché. Y êtes-vous, maintenant? Faites vos
réflexions. Il était de mon devoir comme médecin, comme ami de la famille
de Rudolstadt, et comme homme d'honneur, de vous dire tout cela. On avait
compté sur moi pour constater, dans l'occasion, l'identité du Trismégiste
avec le comte Albert. Mais moi qui l'ai vu mourir, non avec les yeux de
l'imagination, mais avec ceux de la science, moi qui ai fort bien remarqué
certaines différences entre ces deux hommes, et qui sais qu'à Berlin on
connaît l'aventurier de longue date, je ne me prêterai point à une
pareille imposture. Grand merci! Je sais que vous ne vous y prêteriez pas
davantage, mais qu'on mettra tout en oeuvre pour vous persuader que le
comte Albert a grandi de deux pouces et pris de la fraîcheur et de la
santé dans son cercueil. J'entends ce Matteus qui revient; c'est une bonne
bête, qui ne se doute de rien. Moi, je me retire, j'ai dit. Je quitte ce
château dans une heure, n'ayant que faire ici davantage.»

Après avoir parlé ainsi avec une remarquable volubilité, le docteur remit
son masque, salua profondément Consuelo, et se retira, la laissant achever
son souper toute seule si bon lui semblait: elle n'était guère disposée à
le faire. Bouleversée et atterrée de tout ce qu'elle venait d'entendre,
elle se retira dans sa chambre, et n'y trouva un peu de repos qu'après
avoir souffert longtemps les plus douloureuses perplexités et les plus
vagues angoisses du doute et de l'inquiétude.




XXVIII.


Le lendemain Consuelo se sentit brisée au moral et au physique. Les
cyniques révélations de Supperville, succédant brusquement aux paternels
encouragements des Invisibles, lui faisaient l'effet d'une immersion d'eau
glacée après une bienfaisante chaleur. Elle s'était élevée un instant vers
le ciel, pour retomber aussitôt sur la terre. Elle en voulait presque au
docteur de l'avoir désabusée; car déjà elle s'était plu, dans ses rêves, à
revêtir d'une éclatante majesté ce tribunal auguste qui lui tendait les
bras comme une famille d'adoption, comme un refuge contre les dangers du
monde et les égarements de la jeunesse.

Le docteur semblait mériter pourtant de la gratitude, et Consuelo le
reconnaissait sans pouvoir en éprouver pour lui; sa conduite n'était-elle
pas d'un homme sincère, courageux et désintéressé? Mais Consuelo le
trouvait trop sceptique, trop matérialiste, trop porté à mépriser les
bonnes intentions et à railler les beaux caractères. Quoi qu'il lui eût
dit de la crédulité imprudente et dangereuse du prince anonyme, elle se
faisait encore une haute idée de ce noble vieillard, ardent pour le bien
comme un jeune homme, et naïf comme un enfant dans sa foi à la
perfectibilité humaine. Les discours qu'on lui avait tenus dans la salle
souterraine lui revenaient à l'esprit, et lui paraissaient remplis
d'autorité calme et d'austère sagesse. La charité et la bonté y perçaient
sous les menaces et sous les réticences d'une sévérité affectée, prête à
se démentir au moindre élan du coeur de Consuelo. Des fourbes, des cupides,
des charlatans auraient-ils parlé et agi ainsi envers elle? Leur
vaillante entreprise de réformer le monde, si ridicule aux yeux du
frondeur Supperville, répondait au voeu éternel, aux romanesques
espérances, à la foi enthousiaste qu'Albert avait inspirées à son épouse,
et qu'elle avait retrouvées avec une bienveillante sympathie dans la tête
malade, mais généreuse, de Gottlieb. Ce Supperville n'était-il pas
haïssable de vouloir l'en dissuader, et de lui ôter sa foi en Dieu, en
même temps que sa confiance dans les Invisibles?

Consuelo, bien plus portée à la poésie de l'âme qu'à la sèche appréciation
des tristes réalités de la vie présente, se débattait sous les arrêts de
Supperville et s'efforçait de les repousser. Ne s'était-il pas livré à des
suppositions gratuites, lui qui avouait n'être pas initié au _monde
souterrain_, et qui paraissait même ignorer le nom et l'existence du
conseil des Invisibles? Que Trismégiste fût un chevalier d'industrie, cela
était possible, quoique la princesse Amélie affirmât le contraire, et que
l'amitié du comte Golowkin, le meilleur et le plus sage des grands que
Consuelo eût rencontrés à Berlin, parlât en sa faveur. Que Cagliostro et
Saint-Germain fussent aussi des imposteurs, cela se pouvait encore
supposer, bien qu'ils eussent pu, eux aussi, être trompés par une
ressemblance extraordinaire. Mais en confondant ces trois aventuriers dans
le même mépris, il n'en ressortait pas qu'ils fissent partie du conseil
des Invisibles, ni que cette association d'hommes vertueux ne pût
repousser leurs suggestions aussitôt que Consuelo aurait constaté
elle-même que Trismégiste n'était pas Albert. Ne serait-il pas temps de
leur retirer sa confiance après cette épreuve décisive, s'ils persistaient
à vouloir la tromper si grossièrement? Jusque-là, Consuelo voulut tenter
la destinée et connaître davantage ces Invisible à qui elle devait sa
liberté, et dont les paternels reproches avaient été jusqu'à son coeur. Ce
fut à ce dernier parti qu'elle s'arrêta, et en attendant l'issue de
l'aventure, elle résolut de traiter tout ce que Supperville lui avait dit
comme une épreuve qu'il avait été autorisé à lui faire subir, ou bien
comme un besoin d'épancher sa bile contre des rivaux mieux vus et mieux
traités que lui par le prince.

Une dernière hypothèse tourmentait Consuelo plus que toutes les autres.
Était-il absolument impossible qu'Albert fût vivant? Supperville n'avait
pas observé les phénomènes qui avaient précédé, pendant deux ans, sa
dernière maladie. Il avait même refusé d'y croire, s'obstinant à penser
que les fréquentes absences du jeune comte dans le souterrain étaient
consacrées à de galants rendez-vous avec Consuelo. Elle seule, avec Zdenko,
avait le secret de ses crises léthargiques. L'amour-propre du docteur ne
pouvait lui permettre d'avouer qu'il avait pu s'abuser en constatant la
mort. Maintenant que Consuelo connaissait l'existence et la puissance
matérielle du conseil des Invisibles, elle osait se livrer à bien des
conjectures sur la manière dont ils avaient pu arracher Albert aux
horreurs d'une sépulture anticipée et le recueillir secrètement parmi eux
pour des fins inconnues. Tout ce que Supperville lui avait révélé des
mystères du château et des bizarreries du prince, aidait à confirmer cette
supposition. La ressemblance d'un aventurier nommé Trismégiste, pouvait
compliquer le merveilleux du fait, mais elle ne détruisait pas sa
possibilité. Cette pensée s'empara si fort de la pauvre Consuelo, qu'elle
tomba dans une profonde mélancolie. Albert vivant, elle n'hésiterait pas à
le rejoindre dès qu'on le lui permettrait, et à se dévouer à lui
éternellement. Mais plus que jamais elle sentait qu'elle devait souffrir
d'un dévouement où l'amour n'entrerait pour rien. Le chevalier se
présentait à son imagination comme une cause d'amers regrets, et à sa
conscience comme une source de futurs remords. S'il fallait renoncer à lui,
l'amour naissant suivait la marche ordinaire des inclinations contrariées,
il devenait passion. Consuelo ne se demandait pas avec une hypocrite
résignation pourquoi ce cher Albert voulait sortir de sa tombe où il était
si bien; elle se disait qu'il était dans sa destinée de se sacrifier à cet
homme, peut-être même au delà du tombeau, et elle voulait accomplir cette
destinée jusqu'au bout: mais elle souffrait étrangement, et pleurait
l'inconnu, son plus involontaire, son plus ardent amour.

Elle fut tirée de ses méditations par un petit bruit et le frôlement d'une
aile légère sur son épaule. Elle fit une exclamation de surprise et de
joie en voyant un joli rouge-gorge voltiger dans sa chambre et s'approcher
d'elle sans frayeur. Au bout de quelques instants de réserve, il consentit
à prendre une mouche dans sa main.

«Est-ce toi, mon pauvre ami, mon fidèle compagnon? lui disait Consuelo
avec des larmes de joie enfantine. Serait-il possible que tu m'eusses
cherchée et retrouvée ici? Non, cela ne se peut. Jolie créature confiante,
tu ressembles à mon ami et tu ne l'es pas. Tu appartiens à quelque
jardinier, et tu t'es échappé de la serre où tu as passé les jours froids
parmi des fleurs toujours belles. Viens à moi, consolateur du prisonnier;
puisque l'instinct de ta race te pousse vers les solitaires et les captifs,
je veux reporter sur toi toute l'amitié que j'avais pour ton frère.»

Consuelo jouait sérieusement depuis un quart d'heure avec cette aimable
bestiole, lorsqu'elle entendit au dehors un petit sifflement qui parut
faire tressaillir l'intelligente créature. Elle laissa tomber les
friandises que lui avait prodiguées sa nouvelle amie, hésita un peu, fit
briller ses grands yeux noirs, et tout à coup se détermina à prendre sa
volée vers la fenêtre, entraînée par le nouvel avertissement d'une
autorité irrécusable. Consuelo la suivit des yeux, et la vit se perdre
dans le feuillage. Mais en cherchant à l'y découvrir encore, elle aperçut
au fond de son jardin, sur l'autre rive du ruisseau qui le bornait, dans
un endroit un peu découvert, un personnage facile à reconnaître malgré la
distance. C'était Gottlieb, qui se traînait le long de l'eau d'une manière
assez réjouie, en chantant et en essayant de sautiller. Consuelo, oubliant
un peu la défense des Invisibles, s'efforça, en agitant son mouchoir à la
fenêtre, d'attirer son attention. Mais il était absorbé par le soin de
rappeler son rouge-gorge. Il levait la tête vers les arbres en sifflant,
et il s'éloigna sans avoir remarqué Consuelo.

«Dieu soit béni, et les Invisibles aussi, en dépit de Supperville! se
dit-elle. Ce pauvre enfant paraît heureux et mieux portant; son ange
gardien le rouge-gorge est avec lui. Il me semble que c'est aussi pour moi
le présage d'une riante destinée. Allons, ne doutons plus de mes
protecteurs: la méfiance flétrit le coeur.»

Elle chercha comment elle pourrait occuper son temps d'une manière
fructueuse pour se préparer à la nouvelle éducation morale qu'on lui avait
annoncée, et elle s'avisa de lire, pour la première fois depuis qu'elle
était à ***. Elle entra dans la bibliothèque, sur laquelle elle n'avait
encore jeté qu'un coup d'oeil distrait, et résolut d'examiner sérieusement
le choix des livres qu'on avait mis à sa disposition. Ils étaient peu
nombreux, mais extrêmement curieux et probablement fort rares, sinon
uniques pour la plupart. C'était une collection des écrits des philosophes
les plus remarquables de toutes les époques et de toutes les nations, mais
abrégés et réduits à l'essence de leurs doctrines, et traduits dans les
diverses langues que Consuelo pouvait comprendre. Plusieurs, n'ayant
jamais été publiés en traductions, étaient manuscrits, particulièrement
ceux des hérétiques et novateurs célèbres du moyen âge, précieuses
dépouilles du passé dont les fragments importants, et même quelques
exemplaires complets, avaient échappé aux recherches de l'inquisition, et
aux dernières violations exercées par les jésuites dans les vieux châteaux
hérétiques de l'Allemagne, lors de la guerre de trente ans. Consuelo ne
pouvait apprécier la valeur de ces trésors philosophiques recueillis par
quelque bibliophile aident, ou par quelque adepte courageux. Les originaux
l'eussent intéressée à cause des caractères et des vignettes, mais elle
n'en avait sous les yeux qu'une traduction, faite avec soin et
calligraphiée avec élégance par quelque moderne. Cependant elle rechercha
de préférence les traductions fidèles de Wickleff, de Jean Huss, et des
philosophes chrétiens réformateurs qui se rattachaient, dans les temps
antérieurs, contemporains et subséquents, à ces pères de la nouvelle ère
religieuse. Elle ne les avait pas lus, mais elle les connaissait assez
bien par ses longues conversations avec Albert. En les feuilletant, elle
ne les lut guère davantage, et pourtant elle les connut de mieux en mieux.
Consuelo avait l'âme essentiellement religieuse, sans avoir l'esprit
philosophique. Si elle n'eût vécu dans ce milieu raisonneur et clairvoyant
du monde de son temps, elle eût facilement tourné à la superstition et au
fanatisme. Telle qu'elle était encore, elle comprenait mieux les discours
exaltés de Gottlieb que les écrits de Voltaire, lus cependant avec ardeur
par toutes les belles dames de l'époque. Cette fille intelligente et
simple, courageuse et tendre, n'avait pas la tête façonnée aux subtilités
du raisonnement. Elle était toujours éclairée par le coeur avant de l'être
par le cerveau. Saisissant toutes les révélations du sentiment, par une
prompte assimilation, elle pouvait être instruite philosophiquement; et
elle l'avait été remarquablement pour son âge, pour son sexe et pour sa
position, par l'enseignement d'une parole amie, de la parole éloquente et
chaleureuse d'Albert. Les organisations d'artistes acquièrent plus dans
les émotions d'un cours ou d'une prédication que dans l'étude patiente et
souvent froide des livres. Telle était Consuelo: elle ne pouvait pas lire
une page entière avec attention; mais si une grande pensée, heureusement
rendue et résumée par une expression colorée, venait à la frapper, son âme
s'y attachait; elle se la répétait comme une phrase musicale: le sens,
quelque profond qu'il fût, la pénétrait comme un rayon divin, elle vivait
sur cette idée, elle l'appliquait à toutes ses émotions, elle y puisait
une force réelle, elle se la rappelait toute sa vie. Et ce n'était pas
pour elle une vaine sentence, c'était une règle de conduite, une armure
pour le combat. Qu'avait-elle besoin d'analyser et de résumer le livre où
elle l'avait saisie? Tout ce livre se trouvait écrit dans son coeur, dès
que l'inspiration qui l'avait produit s'était emparée d'elle. Sa destinée
ne lui commandait pas d'aller au delà. Elle ne prétendait pas à concevoir
savamment un monde philosophique dans son esprit. Elle sentait la chaleur
des secrètes révélations qui sont accordées aux âmes poétiques
lorsqu'elles sont aimantes. C'est ainsi qu'elle lut pendant plusieurs
jours sans rien lire. Elle n'eût pu rendre compte de rien; mais plus d'une
page où elle n'avait vu qu'une ligne fut mouillée de ses larmes, et
souvent elle courut au clavecin pour y improviser des chants dont la
tendresse et la grandeur furent l'expression brûlante et spontanée de son
émotion généreuse.

Une semaine entière s'écoula pour elle dans une solitude que ne
troublèrent plus les rapports de Matteus. Elle s'était promis de ne plus
lui adresser la moindre question, et peut-être avait-il été tancé de son
indiscrétion, car il était devenu aussi taciturne qu'il avait été prolixe
dans les premiers jours. Le rouge-gorge revint voir Consuelo tous les
malins, mais sans être accompagné de loin par Gottlieb. Il semblait que ce
petit être (Consuelo n'était pas loin de le croire enchanté) eût des
heures régulières pour venir l'égayer de sa présence, et s'en retourner
ponctuellement vers midi, auprès de son autre ami. Au fait, il n'y avait
rien là de merveilleux. Les animaux en liberté ont des habitudes, et se
font un emploi réglé de leurs journées, avec plus d'intelligence et de
prévision encore que les animaux domestiques. Un jour, cependant, Consuelo
remarqua qu'il ne volait pas aussi gracieusement qu'à l'ordinaire. Il
paraissait contraint et impatienté. Au lieu de venir becqueter ses doigts,
il ne songeait qu'à se débarrasser à coups d'ongles et de bec d'une
entrave irritante. Consuelo s'approcha de lui, et vit un fil noir qui
pendait à son aile. Le pauvre petit avait-il été pris dans un lacet, et ne
s'en était-il échappé qu'à force de courage et d'adresse, emportant un
bout de sa chaîne? Elle n'eut pas de peine à le prendre, niais elle en eut
un peu à le délivrer d'un brin de soie adroitement croisé sur son dos, et
qui fixait sous l'aile gauche un très-petit sachet d'étoffe brune fort
mince. Dans ce sachet elle trouva un billet écrit en caractères
imperceptibles sur un papier si fin, qu'elle craignait de le rompre avec
son souffle. Dès les premiers mots, elle vit bien que c'était un message
de son cher inconnu. Il contenait ce peu de mots:

«On m'a confié une oeuvre généreuse, espérant que le plaisir de faire le
bien calmerait l'inquiétude de ma passion. Mais rien, pas même l'exercice
de la charité, ne peut distraire une âme où tu règnes. J'ai accompli ma
tâche plus vite qu'on ne le croyait possible. Je suis de retour, et je
t'aime plus que jamais. Le ciel pourtant s'éclaircit. J'ignore ce qui
s'est passé entre toi et _eux_; mais ils semblent plus favorables, et mon
amour n'est plus traité comme un crime, mais comme un malheur pour moi
seulement. Un malheur! Oh! ils n'aiment pas! Ils ne savent pas que je ne
puis être malheureux si tu m'aimes; et tu m'aimes, n'est-ce pas? Dis-le au
rouge-gorge de Spandaw. C'est lui. Je l'ai apporté dans mon sein. Oh!
qu'il me paie de mes soins en m'apportant un mot de toi! Gottlieb me le
remettra fidèlement sans le regarder.»

Les mystères, les circonstances romanesques attisent le feu de l'amour.
Consuelo éprouva la plus violente tentation de répondre, et la crainte de
déplaire aux Invisibles, le scrupule de manquer à ses promesses, ne la
retinrent que faiblement, il faut bien l'avouer. Mais, en songeant qu'elle
pouvait être découverte et provoquer un nouvel exil du chevalier, elle eut
le courage de s'abstenir. Elle rendit la liberté au rouge-gorge sans lui
confier un seul mot de réponse, mais non sans répandre des larmes amères
sur le chagrin et le désappointement que cette sévérité causerait à son
amant.

Elle essaya de reprendre ses études; mais ni la lecture ni le chant ne
purent la distraire de l'agitation qui bouillonnait dans son sein, depuis
qu'elle savait le chevalier près d'elle. Elle ne pouvait s'empêcher
d'espérer qu'il désobéirait pour deux, et qu'elle le verrait se glisser le
soir dans les buissons fleuris de son jardin. Mais elle ne voulut pas
l'encourager en se montrant. Elle passa la soirée enfermée, épiant, à
travers sa jalousie, palpitante, remplie de crainte et de désir, résolue
pourtant à ne pas répondre à son appel. Elle ne le vit point paraître, et
en éprouva autant de douleur et de surprise que si elle eût compté sur une
témérité dont elle l'eût pourtant blâmé, et qui eût réveillé toutes ses
terreurs. Tous les petits drames mystérieux des jeunes et brûlantes amours
s'accomplirent dans son sein en quelques heures. C'était une phase
nouvelle, des émotions inconnues dans sa vie. Elle avait souvent attendu
Anzoleto, le soir, sur les quais de Venise ou sur les terrasses de la
_Corte Minelli_; mais elle l'avait attendu en repassant sa leçon du matin,
ou en disant son chapelet, sans impatience, sans frayeur, sans
palpitations et sans angoisse. Cet amour d'enfant était encore si près de
l'amitié, qu'il ne ressemblait en rien à ce qu'elle sentait maintenant
pour Liverani. Le lendemain, elle attendit le rouge-gorge avec anxiété, le
rouge-gorge ne vint pas. Avait-il été saisi au passage par de farouches
argus? L'humeur que lui donnait cette ceinture de soie et ce fardeau
pesant pour lui l'avait-il empêché de sortir? Mais il avait tant d'esprit,
qu'il se fût rappelé que Consuelo l'en avait délivré la veille, et il fût
venu la prier de lui rendre encore ce service.

Consuelo pleura toute la journée. Elle qui ne trouvait pas de larmes dans
les grandes catastrophes, et qui n'en avait pas versé une seule sur son
infortune à Spandaw, elle se sentit brisée et consumée par les souffrances
de son amour, et chercha en vain les forces qu'elle avait eues contre tous
les autres maux de sa vie.

Le soir elle s'efforçait de lire une partition au clavecin, lorsque deux
figures noires se présentèrent à l'entrée du salon de musique sans qu'elle
les eût entendues monter. Elle ne put retenir un cri de frayeur à
l'apparition de ces spectres; mais l'un d'eux lui dit d'une voix plus
douce que la première fois:

«Suis-nous.»

Et elle se leva en silence pour leur obéir. On lui présenta un bandeau de
soie en lui disant:

«Couvre tes yeux toi-même, et jure que tu le feras en conscience. Jure
aussi que si ce bandeau venait à tomber ou à se déranger tu fermerais les
yeux jusqu'à ce que nous t'ayons dit de les ouvrir.

--Je vous le jure, répondit Consuelo.

--Ton serment est accepté comme valide,» reprit le conducteur.

Et Consuelo marcha comme la première fois dans le souterrain; mais quand
on lui eut dit de s'arrêter, une voix inconnue ajouta:

«Ôte toi-même ce bandeau. Désormais personne ne portera plus la main sur
toi. Tu n'auras d'autre gardien que ta parole.»

Consuelo se trouva dans un cabinet voûté et éclairé d'une seule petite
lampe sépulcrale suspendue à la clef pendante du milieu. Un seul juge, en
robe rouge et en masque livide, était assis sur un antique fauteuil auprès
d'une table. Il était voûté par l'âge; quelques mèches argentées
s'échappaient de dessous sa toque. Sa voix était cassée et tremblante.
L'aspect de la vieillesse changea en respectueuse déférence la crainte
dont ne pouvait se défendre Consuelo à l'approche d'un Invisible.

«Écoute-moi bien, lui dit-il, en lui faisant signe de s'asseoir sur un
escabeau à quelque distance. Tu comparais ici devant ton confesseur. Je
suis le plus vieux du conseil, et le calme de ma vie entière m'a rendu
l'esprit aussi chaste que le plus chaste des prêtres catholiques. Je ne
mens pas. Veux-tu me récuser cependant? tu es libre.

--Je vous accepte, répondit Consuelo, pourvu, toutefois, que ma confession
n'implique pas celle d'autrui.

--Vain scrupule! reprit le vieillard. Un écolier ne révèle pas à un pédant
la faute de son camarade; mais un fils se hâte d'avertir son père de celle
de son frère, parce qu'il sait que le père réprime et corrige sans
châtier. Du moins telle devrait être la loi de la famille. Tu es ici dans
le sein d'une famille qui cherche la pratique de l'idéal. As-tu confiance?»

Cette question, assez arbitraire dans la bouche d'un inconnu, fut faite
avec tant de douceur et d'un son de voix si sympathique, que Consuelo,
entraînée et attendrie subitement, répondit sans hésiter:

«J'ai pleine confiance.

--Écoute encore, reprit le vieillard. Tu as dit, la première fois que tu
as comparu devant nous, une parole que nous avons recueillie et pesée:
«C'est une étrange torture morale pour une femme que de se confesser
hautement devant huit hommes.» Ta pudeur a été prise en considération. Tu
ne te confesseras qu'à moi, et je ne trahirai pas tes secrets. Il m'a été
donné plein pouvoir, quoique je ne sois dans le conseil au-dessus de
personne, de te diriger dans une affaire particulière d'une nature
délicate, et qui n'a qu'un rapport indirect avec celle de ton initiation.
Me répondras-tu sans embarras? Mettras-tu ton coeur à nu devant moi?

--Je le ferai.

--Je ne te demanderai rien de ton passé. On te l'a dit, ton passé ne nous
appartient pas; mais on t'a avertie de purifier ton âme dès l'instant qui
a marqué le commencement de ton adoption. Tu as dû faire tes réflexions
sur les difficultés et les conséquences de cette adoption: ce n'est pas à
moi seul que tu en dois compte: il s'agit d'autre chose entre toi et moi.
Réponds donc.

--Je suis prête.

--Un de nos enfants a conçu de l'amour pour toi. Depuis huit jours,
réponds-tu à cet amour ou le repousses-tu?

--Je l'ai repoussé dans toutes mes actions.

--Je le sais. Tes moindres actions nous sont connues. Je te demande le
secret de ton coeur, et non celui de ta conduite.»

Consuelo sentit ses joues brûlantes et garda le silence.

«Tu trouves ma question bien cruelle. Il faut répondre cependant. Je ne
veux rien deviner. Je dois connaître et enregistrer.

--Eh bien, j'aime!» répondit Consuelo, emportée par le besoin d'être
vraie.

Mais à peine eut-elle prononcé ce mot avec audace, qu'elle fondit en
larmes. Elle venait de renoncer à la virginité de son âme.

«Pourquoi pleures-tu? reprit le confesseur avec douceur. Est-ce de honte
ou de repentir?

--Je ne sais. Il me semble que ce n'est pas de repentir; j'aime trop pour
cela.

--Qui aimes-tu?

--Vous le savez, moi je ne le sais pas.

--Mais si je l'ignorais! Son nom?

--Liverani.

--Ce n'est le nom de personne. Il est commun à tous ceux de nos adeptes
qui veulent le porter et s'en servir: c'est un nom de guerre, comme tous
ceux que la plupart de nous portent dans leurs voyages.

--Je ne lui en connais pas d'autre, et ce n'est pas de lui que je l'ai
appris.

--Son âge?

--Je ne le lui ai pas demandé.

--Sa figure?

--Je ne l'ai pas vue.

--Comment le reconnaîtrais-tu?

--Il me semble qu'en touchant sa main je le reconnaîtrais.

--Et si l'on remettait ton sort à cette épreuve, et que tu vinsses à te
tromper?

--Ce serait horrible.

--Frémis donc de ton imprudence, malheureuse enfant! ton amour est insensé.

--Je le sais bien.

--Et tu ne le combats pas dans ton coeur?

--Je n'en ai pas la force.

--En as-tu le désir?

--Pas même le désir.

--Ton coeur est donc libre de toute autre affection?

--Entièrement.

--Mais tu es veuve?

--Je crois l'être.

--Et si tu ne l'étais pas?

--Je combattrais mon amour et je ferais mon devoir.

--Avec regret? avec douleur?

--Avec désespoir peut-être. Mais je le ferais.

--Tu n'as donc pas aimé celui qui a été ton époux?

--Je l'ai aimé d'amitié fraternelle; j'ai fait tout mon possible pour
l'aimer d'amour.

--Et tu ne l'as pas pu?

--Maintenant que je sais ce que c'est qu'aimer, je puis dire non.

--N'aie donc pas de remords; l'amour ne s'impose pas. Tu crois aimer ce
Liverani? sérieusement, religieusement, ardemment?

--Je sens tout cela dans mon coeur, à moins qu'il n'en soit indigne!...

--Il en est digne.

--Ô mon père! s'écria Consuelo transportée de reconnaissance et prête à
s'agenouiller devant le vieillard.

--Il est digne d'un amour immense autant qu'Albert lui-même! mais il faut
renoncer à lui.

--C'est donc moi qui n'en suis pas digne? répondit Consuelo
douloureusement.

--Tu en serais digne, mais tu n'es pas libre. Albert de Rudolstadt est
vivant.

--Mon Dieu! pardonnez-moi!» murmura Consuelo en tombant à genoux et en
cachant son visage dans ses mains.

Le confesseur et la pénitente gardèrent un douloureux silence. Mais
bientôt Consuelo, se rappelant les accusations de Supperville, fut
pénétrée d'horreur. Ce vieillard dont la présence la remplissait de
vénération, se prêtait-il à une machination infernale? exploitait-il la
vertu et la sensibilité de l'infortunée Consuelo pour la jeter dans les
bras d'un misérable imposteur? Elle releva la tête et, pâle d'épouvante,
l'oeil sec, la bouche tremblante, elle essaya de percer du regard ce
masque impassible qui lui cachait peut-être la pâleur d'un coupable, ou le
rire diabolique d'un scélérat.

«Albert est vivant? dit-elle: en êtes-vous bien sûr, Monsieur? Savez-vous
qu'il y a un homme qui lui ressemble, et que moi-même y ai cru voir Albert
en le voyant.

--Je sais tout ce roman absurde, répondit le vieillard d'un ton calme, je
sais toutes les folies que Supperville a imaginées pour se disculper du
crime de lèse-science qu'il a commis en faisant porter dans le sépulcre un
homme endormi. Deux mots feront écrouler cet échafaudage de folies. Le
premier, c'est que Supperville a été jugé incapable de dépasser les grades
insignifiants des sociétés secrètes dont nous avons la direction suprême,
et que sa vanité blessée, jointe à une curiosité maladive et indiscrète,
n'a pu supporter cet outrage. Le second, c'est que le comte Albert n'a
jamais songé à réclamer son héritage, qu'il y a volontairement renoncé, et
que jamais il ne consentirait à reprendre son nom et son rang dans le
monde. Il ne pourrait plus le faire sans soulever des discussions
scandaleuses sur son identité, que sa fierté ne supporterait pas. Il a
peut-être mal compris ses véritables devoirs en renonçant pour ainsi dire
à lui-même. Il eût pu faire de sa fortune un meilleur usage que ses
héritiers. Il s'est retranché un des moyens de pratiquer la charité que la
Providence lui avait mis entre les mains; mais il lui en reste assez
d'autres, et d'ailleurs la voix de son amour a été plus forte en ceci que
celle de sa conscience. Il s'est rappelé que vous ne l'aviez pas aimé,
précisément parce qu'il était riche et noble. Il a voulu abjurer sans
retour possible sa fortune et son nom. Il l'a fait, et nous l'avons
permis. Maintenant vous ne l'aimez pas, vous en aimez un autre. Il ne
réclamera jamais de vous le titre d'époux, qu'il n'a dû, à son agonie,
qu'à votre compassion. Il aura le courage de renoncer à vous. Nous n'avons
pas d'autre pouvoir sur celui que vous appelez Liverani et sur vous, que
celui de la persuasion. Si vous voulez fuir ensemble, nous ne pouvons
l'empêcher. Nous n'avons ni cachots, ni contraintes, ni peines corporelles
à notre service, quoi qu'un serviteur crédule et craintif ait pu vous dire
à cet égard; nous haïssons les moyens de la tyrannie. Votre sort est dans
vos mains. Allez faire vos réflexions encore une fois, pauvre Consuelo, et
que Dieu vous inspire!»

Consuelo avait écouté ce discours avec une profonde stupeur. Quand le
vieillard eut fini, elle se leva et dit avec énergie:

«Je n'ai pas besoin de réfléchir, mon choix est fait. Albert est-il ici?
conduisez-moi à ses pieds.

--Albert n'est point ici. Il ne pouvait être témoin de cette lutte. Il
ignore même la crise que vous subissez à cette heure.

--Ô mon cher Albert! s'écria Consuelo en levant les bras vers le ciel,
j'en sortirai victorieuse.» Puis s'agenouillant devant le vieillard: «Mon
père, dit-elle, absolvez-moi, et aidez-moi à ne jamais revoir ce Liverani;
je ne veux plus l'aimer, je ne l'aimerai plus.»

Le vieillard étendit ses mains tremblotantes sur la tête de Consuelo; mais
lorsqu'il les retira, elle ne put se relever. Elle avait refoulé ses
sanglots dans son sein, et brisée par un combat au-dessus de ses forces,
elle fut forcée de s'appuyer sur le bras du confesseur pour sortir de
l'oratoire.




XXIX.


Le lendemain le rouge-gorge vint à midi frapper du bec et de l'ongle à la
croisée de Consuelo. Au moment de lui ouvrir, elle remarqua le fil noir
croisé sur sa poitrine orangée, et un élan involontaire lui fit porter la
main à l'espagnolette. Mais elle la retira aussitôt, «Va t'en, messager de
malheur, dit-elle, va-t'en, pauvre innocent, porteur de lettres coupables
et de paroles criminelles. Je n'aurais peut-être pas le courage de ne pas
répondre à un dernier adieu. Je ne dois pas même laisser connaître que je
regrette et que je souffre.»

Elle s'enfuit dans le salon de musique, afin d'échapper au tentateur ailé
qui, habitué à une meilleure réception, voltigeait et se heurtait au
vitrage avec une sorte de colère. Elle se mit au clavecin pour ne pas
entendre les cris et les reproches de son favori qui l'avait suivie à la
fenêtre de cette pièce, et elle éprouvait quelque chose de semblable à
l'angoisse d'une mère qui ferme l'oreille aux plaintes et aux prières de
son enfant en pénitence. Ce n'était pourtant pas au dépit et au chagrin du
rouge-gorge que la pauvre Consuelo était le plus sensible dans ce moment.
Le billet qu'il apportait sous son aile avait une voix bien plus
déchirante; c'était cette voix qui semblait, à notre recluse romanesque,
pleurer et se lamenter pour être écoutée.

Elle résista pourtant; mais il est de la nature de l'amour de s'irriter
des obstacles et de revenir à l'assaut, toujours plus impérieux et plus
triomphant après chacune de nos victoires. On pourrait dire, sans
métaphore, que lui résister, c'est lui fournir de nouvelles armes. Vers
trois heures, Matteus entra avec la gerbe de fleurs qu'il apportait chaque
jour à sa prisonnière (car au fond il l'aimait pour sa douceur et sa
bonté); et, selon son habitude, elle délia ces fleurs afin de les arranger
elle-même dans les beaux vases de la console. C'était un des plaisirs de
sa captivité; mais cette fois elle y fut peu sensible, et elle s'y livrait
machinalement, comme pour tuer quelques instants de ces lentes heures qui
la consumaient, lorsqu'en déliant le paquet de narcisses qui occupait le
centre de la gerbe parfumée, elle fit tomber une lettre bien cachetée,
mais sans adresse. En vain essaya-t-elle de se persuader qu'elle pouvait
être du tribunal des Invisibles. Matteus l'eût-il apportée sans cela?
Malheureusement Matteus n'était déjà plus à portée de donner des
explications. Il fallut le sonner. Il avait besoin de cinq minutes pour
reparaître, il en mit par hasard au moins dix. Consuelo avait eu trop de
courage contre le rouge-gorge pour en conserver contre le bouquet. La
lettre était lue lorsque Matteus rentra, juste au moment où Consuelo
arrivait à ce post-scriptum: «N'interrogez pas Matteus; il ignore la
désobéissance que je lui fais commettre.» Matteus fut simplement requis de
remonter la pendule qui était arrêtée.

La lettre du chevalier était plus passionnée, plus impétueuse que toutes
les autres, elle était même impérieuse dans son délire. Nous ne la
transcrirons pas. Les lettres d'amour ne portent l'émotion que dans le
coeur qui inspire et partage le feu qui les a dictées. Par elles-mêmes
elles se ressemblent toutes: mais chaque être épris d'amour trouve dans
celle qui lui est adressée une puissance irrésistible, une nouveauté
incomparable. Personne ne croit être aimé autant qu'un autre, ni de la
même manière; il croit être le plus aimé, le seul aimé qui soit au monde.
Là où cet aveuglement ingénu et cette fascination orgueilleuse n'existent
pas, il n'y a point de passion; et la passion avait envahi enfin le
paisible et noble coeur de Consuelo.

Le billet de l'inconnu porta le trouble dans toutes ses pensées. Il
implorait une entrevue; il faisait plus, il l'annonçait et s'excusait
d'avance sur la nécessité de mettre les derniers moments à profit. Il
feignait de croire que Consuelo avait aimé Albert et pouvait l'aimer
encore. Il feignait aussi de vouloir se soumettre à son arrêt, et, en
attendant, il exigeait un mot de pitié, une larme de regret, un dernier
adieu; toujours ce dernier adieu qui est comme la dernière apparition d'un
grand artiste annoncée au public, et heureusement suivi de beaucoup
d'autres.

La triste Consuelo (triste et pourtant dévorée d'une joie secrète,
involontaire et brûlante à l'idée de cette entrevue) sentit, à la rougeur
de son front et aux palpitations de son sein, qu'elle avait l'âme adultère
en dépit d'elle-même. Elle sentit que ses résolutions et sa volonté ne la
préservaient pas d'un entraînement inconcevable, et que, si le chevalier
se décidait à rompre son voeu en lui parlant et en lui montrant ses traits,
comme il y semblait résolu, elle n'aurait pas la force d'empêcher cette
violation des lois de l'ordre invisible. Elle n'avait qu'un refuge,
c'était d'implorer le secours de ce même tribunal. Mais fallait-il accuser
et trahir Liverani? Le digne vieillard qui lui avait révélé l'existence
d'Albert, et qui avait paternellement accueilli ses confidences la veille,
recevrait celle-ci encore sous le sceau de la confession. Il plaindrait,
lui, le délire du chevalier, il ne le condamnerait que dans le secret de
son coeur. Consuelo lui écrivit qu'elle voulait le voir à neuf heures, le
soir même, qu'il y allait de son honneur, de son repos, de sa vie
peut-être. C'était l'heure à laquelle l'inconnu s'était annoncé; mais à
qui et par qui envoyer cette lettre? Matteus refusait de faire un pas hors
de l'enclos avant minuit; c'était sa consigne, rien ne put l'ébranler. Il
avait été vivement réprimandé pour n'avoir pas observé tous ses devoirs
bien ponctuellement à l'égard de la prisonnière; il était désormais
inflexible.

L'heure approchait, et Consuelo, tout en cherchant les moyens de se
soustraire à l'épreuve fatale, n'avait pas songé un instant à celui d'y
résister. Vertu imposée aux femmes, tu ne seras jamais qu'un nom tant que
l'homme ne prendra point la moitié de la tâche! Tous tes plans de défense
se réduisent à des subterfuges; toutes tes immolations du bonheur
personnel échouent devant la crainte de désespérer l'objet aimé. Consuelo
s'arrêta à une dernière ressource, suggestion de l'héroïsme et de la
faiblesse qui se partageaient son esprit. Elle se mit à chercher l'entrée
mystérieuse du souterrain qui était dans le pavillon même, résolue à s'y
élancer et à se présenter à tout hasard devant les Invisibles. Elle
supposait assez gratuitement que le lieu de leurs séances était accessible,
une fois l'entrée du souterrain franchie, et qu'ils se réunissaient
chaque soir en ce même lieu. Elle ne savait pas qu'ils étaient tous
absents ce jour-là, et que Liverani était seul revenu sur ses pas, après
avoir feint de les suivre dans une excursion mystérieuse.

Mais tous ses efforts pour trouver la porte secrète ou la trappe du
souterrain furent inutiles. Elle n'avait plus, comme à Spandaw, le
sang-froid, la persévérance, la foi nécessaires pour découvrir la moindre
fissure d'une muraille, la moindre saillie d'une pierre. Ses mains
tremblaient en interrogeant la boiserie et les lambris, sa vue était
troublée; à chaque instant il lui semblait entendre les pas du chevalier
sur le sable du jardin, ou sur le marbre du péristyle.

Tout à coup, il lui sembla les entendre au-dessous d'elle, comme s'il
montait l'escalier caché sous ses pieds, comme s'il s'approchait d'une
porte invisible, ou comme si, à la manière des esprits familiers, il
allait percer la muraille pour se présenter devant ses yeux. Elle laissa
tomber son flambeau et s'enfuit au fond du jardin. Le joli ruisseau qui le
traversait arrêta sa course, elle écouta, et entendit, ou crut entendre
marcher derrière elle. Alors elle perdit un peu la tête, et se jeta dans
le batelet dont le jardinier se servait pour apporter du dehors du sable
et des gazons. Consuelo s'imagina qu'en le détachant, elle irait échouer
sur la rive opposée; mais le ruisseau était rapide, et sortait de l'enclos
en se resserrant sous une arcade basse fermée d'une grille. Emportée à la
dérive par le courant, la barque alla frapper en peu d'instants contre la
grille. Consuelo s'y préserva d'un choc trop rude en s'élançant à la proue
et en étendant les mains. Un enfant de Venise (et un enfant du peuple) ne
pouvait pas être bien embarrassé de cette manoeuvre. Mais, fortune
bizarre! la grille céda sous sa main et s'ouvrit par la seule impulsion
que le courant donnait au bateau. Hélas! pensa Consuelo, on ne ferme
peut-être jamais ce passage, car je suis prisonnière sur parole, et
pourtant je fuis, je viole mon serment! Mais je ne le fais que pour
chercher protection et refuge parmi mes hôtes, non pour les abandonner et
les trahir.

Elle sauta sur la rive où un détour de l'eau avait poussé son esquif, et
s'enfonça dans un taillis épais. Consuelo ne pouvait pas courir bien vite
sous ces ombrages sombres. L'allée serpentait en se rétrécissant. La
fugitive se heurtait à chaque instant contre les arbres, et tomba
plusieurs fois sur le gazon. Cependant elle sentait revenir l'espoir dans
son âme; ces ténèbres la rassuraient; il lui semblait impossible que
Liverani pût l'y découvrir.

Après avoir marché fort longtemps au hasard, elle se trouva au bas d'une
colline parsemée de rochers, dont la silhouette incertaine se dessinait
sur un ciel gris et voilé. Un vent d'orage assez frais s'était élevé, et
la pluie commençait à tomber. Consuelo, n'osant revenir sur ses pas, dans
la crainte que Liverani n'eût retrouvé sa trace et ne la cherchât sur les
rives du ruisseau, se hasarda dans le sentier un peu rude de la colline.
Elle s'imagina qu'arrivée au sommet, elle découvrirait les lumières du
château, quelle qu'en fût la position. Mais lorsqu'elle y fut arrivée dans
les ténèbres, les éclairs, qui commençaient à embraser le ciel, lui
montrèrent devant elle les ruines d'un vaste édifice, imposant et
mélancolique débris d'un autre âge.

La pluie força Consuelo d'y chercher un abri, mais elle le trouva avec
peine. Les tours étaient effondrées du haut en bas, à l'intérieur, et des
nuées de gerfauts et de tiercelets s'y agitèrent à son approche, en
poussant ce cri aigu et sauvage qui semble la voix des esprits de malheur,
habitants des ruines.

Au milieu des pierres et des ronces, Consuelo, traversant la chapelle
découverte qui dessinait, à la lueur bleuâtre des éclairs, les squelettes
de ses ogives disloquées, gagna le préau, dont un gazon court et uni
recouvrait le nivellement; elle évita un puits profond qui ne se
trahissait à la surface du sol que par le développement de ses riches
capillaires et d'un superbe rosier sauvage, tranquille possesseur de sa
paroi intérieure. La masse de constructions ruinées qui entouraient ce
préau abandonné offrait l'aspect le plus fantastique; et, au passage de
chaque éclair, l'oeil avait peine à comprendre ces spectres grêles et
déjetés, toutes ces formes incohérentes de la destruction; d'énormes
manteaux de cheminées, encore noircis en dessous par la fumée d'un foyer à
jamais éteint, et sortant du milieu des murailles dénudées, à une hauteur
effrayante; des escaliers rompus, élançant leur spirale dans le vide,
comme pour conduire les sorcières à leur danse aérienne; des arbres
entiers installés et grandis dans des appartements encore parés d'un reste
de fresques; des bancs de pierre dans les embrasures profondes des
croisées, et toujours le vide au dedans comme au dehors de ces retraites
mystérieuses, refuges des amants en temps de paix, tanières des guetteurs
aux heures du danger; enfin des meurtrières festonnées de coquettes
guirlandes, des pignons isolés s'élevant dans les airs comme des
obélisques, et des portes comblées jusqu'au tympan par les atterrissements
et les décombres. C'était un lieu effrayant et poétique; Consuelo s'y
sentit pénétrée d'une sorte de terreur superstitieuse, comme si sa
présence eût profané une enceinte réservée aux funèbres conférences ou aux
silencieuses rêveries des morts. Par une nuit sereine et dans une
situation moins agitée, elle eût pu admirer l'austère beauté de ce
monument; elle ne se fût peut-être pas apitoyée classiquement sur la
rigueur du temps et des destins, qui renversent sans pitié le palais et la
forteresse, et couchent leurs débris dans l'herbe à côté de ceux de la
chaumière. La tristesse qu'inspirent les ruines de ces demeures
formidables n'est pas la même dans l'imagination de l'artiste et dans le
coeur du patricien. Mais en ce moment de trouble et de crainte, et par
cette nuit d'orage, Consuelo, n'étant point soutenue par l'enthousiasme
qui l'avait poussée à de plus sérieuses entreprises, se sentit redevenir
l'enfant du peuple, tremblant à l'idée de voir apparaître les fantômes de
la nuit, et redoutant surtout ceux des antiques châtelains, farouches
oppresseurs durant leur vie, spectres désolés et menaçants après leur
mort. Le tonnerre élevait la voix, le vent faisait crouler les briques et
le ciment des murailles démantelées, les longs rameaux de la ronce et du
lierre se tordaient comme des serpents aux créneaux des tours. Consuelo,
cherchant toujours un abri contre la pluie et les éboulements, pénétra
sous la voûte d'un escalier qui paraissait mieux conservé que les autres;
c'était celui de la grande tour féodale, la plus ancienne et la plus
solide construction de tout l'édifice. Au bout de vingt marches, elle
rencontra une grande salle octogone qui occupait tout l'intérieur de la
tour, l'escalier en vis étant pratiqué, comme dans toutes les
constructions de ce genre, dans l'intérieur du mur, épais de dix-huit à
vingt pieds. La voûte de cette salle avait la forme intérieure d'une
ruche. Il n'y avait plus ni portes ni fenêtres; mais ces ouvertures
étaient si étroites et si profondes, que le vent ne pouvait s'y
engouffrer. Consuelo résolut d'attendre en ce lieu la fin de la tempête;
et, s'approchant d'une fenêtre, elle y resta plus d'une heure à contempler
le spectacle imposant du ciel embrasé, et à écouter les voix terribles de
l'orage.

Enfin le vent tomba, les nuées se dissipèrent, et Consuelo songea à se
retirer; mais en se retournant, elle fut surprise de voir une clarté plus
permanente que celle des éclairs régner dans l'intérieur de la salle.
Cette clarté, après avoir hésité, pour ainsi dire, grandit et remplit
toute la voûte, tandis qu'un léger pétillement se faisait entendre dans la
cheminée. Consuelo regarda de ce côté, et vit sous le demi-cintre de cet
âtre antique, énorme gueule béante devant elle, un feu de branches qui
venait de s'allumer comme de lui-même. Elle s'en approcha, et remarqua des
bûches à demi consumées, et tous les débris d'un feu naguère entretenu, et
récemment abandonné sans grande précaution.

Effrayée de cette circonstance qui lui révélait la présence d'un hôte,
Consuelo qui ne voyait pourtant pas trace de mobilier autour d'elle,
retourna vivement vers l'escalier et s'apprêtait à le descendre,
lorsqu'elle entendit des voix en bas, et des pas qui faisaient craquer les
gravois dont il était semé. Ses terreurs fantastiques se changèrent alors
en appréhensions réelles. Cette tour humide et dévastée ne pouvait être
habitée que par quelque garde-chasse, peut-être aussi sauvage que sa
demeure, peut-être ivre et brutal, et bien vraisemblablement moins
civilisé et moins respectueux que l'honnête Matteus. Les pas se
rapprochaient assez rapidement. Consuelo monta l'escalier à la hâte pour
n'être pas rencontrée par ces problématiques arrivants, et après avoir
franchi encore vingt marches, elle se trouva au niveau du second étage où
il était peu probable qu'on aurait l'occasion de la rejoindre, car il
était entièrement découvert et par conséquent inhabitable. Heureusement
pour elle la pluie avait cessé; elle apercevait même briller quelques
étoiles à travers la végétation vagabonde qui avait envahi le couronnement
de la tour, à une dizaine de toises au-dessus de sa tête. Un rayon de
lumière partant de dessous ses pieds se projeta bientôt sur les sombres
parois de l'édifice, et Consuelo, s'approchant avec précaution, vit par
une large crevasse ce qui se passait à l'étage inférieur qu'elle venait de
quitter. Deux hommes étaient dans la salle, l'un marchant et frappant du
pied comme pour se réchauffer, l'autre penché sous le large manteau de la
cheminée, et occupé à ranimer le feu qui commençait à monter dans l'âtre.
D'abord elle ne distingua que leurs vêtements qui annonçaient une
condition brillante, et leurs chapeaux qui lui cachaient leurs visages;
mais la clarté du foyer s'étant répandue, et celui qui l'attisait avec la
pointe de son épée s'étant relevé pour accrocher son chapeau à une pierre
saillante du mur, Consuelo vit une chevelure noire qui la fit tressaillir,
et le haut d'un visage qui faillit lui arracher un cri de terreur et de
tendresse tout à la fois. Il éleva la voix, et Consuelo n'en douta plus,
c'était Albert de Rudolstadt.

«Approchez, mon ami, disait-il à son compagnon, et réchauffez-vous à
l'unique cheminée qui reste debout dans ce vaste manoir. Voilà un triste
gîte, monsieur de Trenck, mais vous en avez trouvé de pires dans vos rudes
voyages.

--Et même je n'en ai souvent pas trouvé du tout, répondit l'amant de la
princesse Amélie. Vraiment celui-ci est plus hospitalier qu'il n'en a
l'air, et je m'en serais accommodé plus d'une fois avec plaisir. Ah ça,
mon cher comte, vous venez donc quelquefois méditer sur ces ruines, et
faire la veillée des armes dans cette tour endiablée?

--J'y viens souvent en effet, et pour des raisons plus concevables. Je ne
puis vous les dire maintenant, mais vous les saurez plus tard.

--Je les devine de reste. Du haut de cette tour, vous plongez dans un
certain enclos, et vous dominez un certain pavillon.

--Non, Trenck. La demeure dont vous parlez est cachée derrière les bois de
la colline, et je ne la vois pas d'ici.

--Mais vous êtes à portée de vous y rendre en peu d'instants, et de vous
réfugier ensuite ici contre les surveillants incommodes. Allons, convenez
que tout à l'heure, lorsque je vous ai rencontré dans le bois...

--Je ne puis convenir de rien, ami Trenck, et vous m'avez promis de ne pas
m'interroger.

--Il est vrai. Je ne devrais songer qu'à me réjouir de vous avoir retrouvé
dans ce parc immense, ou plutôt dans cette forêt, où j'avais si bien perdu
mon chemin, que, sans vous, je me serais jeté dans quelque pittoresque
ravin ou noyé dans quelque limpide torrent. Sommes-nous loin du château?

--À plus d'un quart de lieue. Séchez donc vos habits pendant que le vent
sèche les sentiers du parc, et nous nous remettrons en route.

--Ce vieux château me plaît moins que le nouveau, je vous le confesse, et
je conçois fort bien qu'on l'ait abandonné aux orfraies. Pourtant, je me
sens heureux de m'y trouver seul avec vous à cette heure, et par cette
soirée lugubre. Cela me rappelle notre première rencontre dans les ruines
d'une antique abbaye de la Silésie, mon initiation, les serments que j'ai
prononcés entre vos mains, vous, mon juge, mon examinateur et maître alors,
mon frère et mon ami aujourd'hui! cher Albert! quelles étranges et
funestes vicissitudes ont passé depuis sur nos têtes! Morts tous deux à
nos familles, à nos patries, à nos amours peut-être!... qu'allons-nous
devenir, et quelle sera désormais notre vie parmi les hommes?

--La tienne peut encore être entourée d'éclat et remplie d'enivrements,
mon cher Trenck! La domination du tyran qui te hait a des limites, grâces
à Dieu, sur le sol de l'Europe.

--Mais ma maîtresse, Albert? sera-t-il possible que ma maîtresse me reste
éternellement et inutilement fidèle?

--Tu ne devrais pas le désirer, ami; mais il n'est que trop certain que sa
passion sera aussi durable que son malheur.

--Parlez-moi donc d'elle, Albert! Plus heureux que moi, vous pouvez la
voir et l'entendre, vous!...

--Je ne le pourrai plus, cher Trenck; ne vous faites pas d'illusions à cet
égard. Le nom fantastique et le personnage bizarre de Trismégiste dont on
m'avait affublé, et qui m'ont protégé, durant plusieurs années, dans mes
courtes et mystérieuses relations avec le palais de Berlin, ont perdu leur
prestige; mes amis seront discrets, et mes dupes (puisque pour servir
notre cause et votre amour, j'ai été forcé de faire bien innocemment
quelques dupes), ne seraient pas plus clairvoyantes que par le passé; mais
Frédéric a senti l'odeur d'une conspiration, et je ne puis plus retourner
en Prusse. Mes efforts y seraient paralysés par sa méfiance et la prison
de Spandaw ne s'ouvrirait pas une seconde fois pour mon évasion.

--Pauvre Albert! tu as dû souffrir dans cette prison, autant que moi dans
la mienne, plus peut-être!

--Non, j'étais près d'_elle_. J'entendais sa voix, je travaillais à sa
délivrance. Je ne regrette ni d'avoir enduré l'horreur du cachot, ni
d'avoir tremblé pour sa vie. Si j'ai souffert pour moi, je ne m'en suis
pas aperçu; si j'ai souffert pour elle, je ne m'en souviens plus. Elle est
sauvée et elle sera heureuse.

--Par vous, Albert? Dites-moi qu'elle ne sera heureuse que par vous et
avec vous, ou bien je ne l'estime plus, je lui retire mon admiration et
mon amitié.

--Ne parlez pas ainsi, Trenck. C'est outrager la nature, l'amour et le
ciel. Nos femmes sont aussi libres envers nous que nos amantes, et vouloir
les enchaîner au nom d'un devoir profitable à nous seuls, serait un crime
et une profanation.

--Je le sais, et sans m'élever à la même vertu que toi, je sens bien que
si Amélie m'eût retiré sa parole au lieu de me la confirmer, je n'aurais
pas cessé pour cela de l'aimer et de bénir les jours de bonheur qu'elle
m'a donnés; mais il m'est bien permis de t'aimer plus que moi-même et de
haïr quiconque ne t'aime pas? Tu souris, Albert, tu ne comprends pas mon
amitié; et moi je ne comprends pas ton courage. Ah! s'il est vrai que
celle qui a reçu ta foi se soit éprise (avant l'expiration de son deuil,
l'insensée!) d'un de nos _frères_, fût-il le plus méritant d'entre nous,
et le plus séduisant des hommes du monde, je ne pourrai jamais le lui
pardonner. Pardonne, toi, si tu le peux!

--Trenck! Trenck! tu ne sais pas de quoi tu parles; tu ne comprends pas,
et moi je ne puis m'expliquer. Ne la juge pas encore, cette femme
admirable; plus tard, tu la connaîtras.

--Et qui t'empêche de la justifier à mes yeux! Parle donc! À quoi bon ce
mystère? nous sommes seuls ici. Tes aveux ne sauraient la compromettre, et
aucun serment que je sache, ne t'engage à me cacher ce que nous
soupçonnons tous d'après ta conduite. Elle ne t'aime plus? quelle sera son
excuse?

--M'avait-elle donc jamais aimé?

--Voilà son crime. Elle ne t'a jamais compris.

--Elle ne le pouvait pas, et moi je ne pouvais me révéler à elle.
D'ailleurs j'étais malade, j'étais fou; on n'aime pas les fous, on les
plaint et on les redoute.

--Tu n'as jamais été fou, Albert; je ne t'ai jamais vu ainsi. La sagesse
et la force de ton intelligence m'ont toujours ébloui, au contraire.

--Tu m'as vu ferme et maître de moi dans l'action, tu ne m'as jamais vu
dans l'agonie du repos, dans les tortures du découragement.

--Tu connais donc le découragement, toi? Je ne l'aurais jamais pensé.

--C'est que tu ne vois pas tous les dangers, tous les obstacles, tous les
vices de notre entreprise. Tu n'as jamais été au fond de cet abîme où j'ai
plongé toute mon âme et jeté toute mon existence; tu n'en as envisagé que
le côté chevaleresque et généreux; tu n'en as embrassé que les travaux
faciles et les riantes espérances.

--C'est que je suis moins grand, moins enthousiaste, et, puisqu'il faut le
dire, moins fanatique que toi, noble comte! Tu as voulu boire la coupe du
zèle jusqu'à la lie, et quand l'amertume t'a suffoqué, tu as douté du ciel
et des hommes.

--Oui, j'ai douté, et j'en ai été bien cruellement puni.

--Et maintenant doutes-tu encore? souffres-tu toujours?

--Maintenant j'espère, je crois, j'agis. Je me sens fort, je me sens
heureux. Ne vois-tu pas la joie rayonner sur mon visage, et ne sens-tu pas
l'ivresse déborder de mon sein?

--Et cependant tu es trahi par ta maîtresse! que dis-je? par ta femme!

--Elle ne fut jamais ni l'une ni l'autre. Elle ne me devait, elle ne me
doit rien; elle ne me trahit point. Dieu lui envoie l'amour, la plus
céleste des grâces d'en haut, pour la récompenser d'avoir eu pour moi un
instant de pitié à mon lit de mort. Et moi, pour la remercier de m'avoir
fermé les yeux, de m'avoir pleuré, de m'avoir béni au seuil de l'éternité
que je croyais franchir, je revendiquerais une promesse arrachée à sa
compassion généreuse, à sa charité sublime? je lui dirais: «Femme, je suis
ton maître, tu m'appartiens de par la loi, de par ton imprudence et de par
ton erreur. Tu vas subir mes embrassements parce que, dans un jour de
séparation, tu as déposé un baiser d'adieu sur mon front glacé! Tu vas
mettre à jamais ta main dans la mienne, l'attacher à mes pas, subir mon
joug, briser dans ton sein un amour naissant, refouler des désirs
insurmontables, te consumer de regrets dans mes bras profanes, sur mon
coeur égoïste et lâche!» Oh! Trenck! pensez-vous que je pusse être heureux
en agissant ainsi? Ma vie ne serait-elle pas un supplice plus amer encore
que le sien? La souffrance de l'esclave n'est-elle pas la malédiction du
maître? Grand Dieu! quel être est assez vil, assez abruti, pour
s'enorgueillir et s'enivrer d'un amour non partagé, d'une fidélité contre
laquelle le coeur de la victime se révolte? Grâce au ciel, je ne suis pas
cet être là, je ne le serai jamais. J'allais ce soir trouver Consuelo;
j'allais lui dire toutes ces choses, j'allais lui rendre sa liberté. Je ne
l'ai pas rencontrée dans le jardin, où elle se promène ordinairement; à
cette heure l'orage est venu et m'a ôté l'espérance de l'y voir descendre.
Je n'ai pas voulu pénétrer dans ses appartements; j'y serais entré par le
droit de l'époux. Le seul tressaillement de son épouvante, la pâleur seule
de son désespoir, m'eussent fait un mal que je n'ai pu me résoudre à
affronter.

--Et n'as-tu pas rencontré aussi dans l'ombre le masque noir de Liverani?

--Quel est ce Liverani?

--Ignores-tu le nom de ton rival?

--Liverani est un faux nom. Le connais-tu, toi, cet homme, ce rival
heureux?

--Non. Mais tu me demandes cela d'un air étrange? Albert, je crois te
comprendre: tu pardonnes à ton épouse infortunée, tu l'abandonnes, tu le
dois; mais tu châtieras, j'espère, le lâche qui l'a séduite?

--Es-tu sûr que ce soit un lâche?

--Quoi! l'homme à qui on avait confié le soin de sa délivrance et la garde
de sa personne durant un long et périlleux voyage! celui qui devait la
protéger, la respecter, ne pas lui adresser une seule parole, ne pas lui
montrer son visage!... Un homme investi des pouvoirs et de l'aveugle
confiance des Invisibles! ton frère d'armes et de serment, comme je suis
le tien, sans doute? Ah! si l'on m'eût confié ta femme, Albert, je
n'aurais pas seulement songé à cette criminelle trahison de me faire aimer
d'elle!

--Trenck, encore une fois, tu ne sais pas de quoi tu parles! Trois hommes
seulement parmi nous savent quel est ce Liverani, et quel est son crime.
Dans quelques jours tu cesseras de blâmer et de maudire cet heureux mortel
à qui Dieu, dans sa bonté, dans sa justice peut-être, a donné l'amour de
Consuelo.

--Homme étrange et sublime! tu ne le hais pas?

--Je ne puis le haïr.

--Tu ne troubleras pas son bonheur?

--Je travaille ardemment à l'assurer, au contraire, et je ne suis ni
sublime ni étrange en ceci. Tu souriras bientôt des éloges que tu me
donnes.

--Quoi! tu ne souffres même pas?

--Je suis le plus heureux des hommes.

--En ce cas, tu aimes peu, ou tu n'aimes plus. Un tel héroïsme n'est pas
dans la nature humaine; il est presque monstrueux; et je ne puis admirer
ce que je ne comprends pas. Attends, comte; tu me railles, et je suis bien
simple. Tiens, je devine enfin: tu aimes une autre femme, et tu bénis la
Providence qui te délivre de tes engagements envers la première, en la
rendant infidèle.
                
 
 
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