--Il faut donc que je t'ouvre mon coeur, tu m'y contrains, baron. Écoute;
c'est toute une histoire, tout un roman à te raconter; mais il fait froid
ici; ce feu de broussailles ne peut réchauffer ces vieux murs; et,
d'ailleurs, je crains qu'à la longue ils ne te rappellent fâcheusement
ceux de Glatz. Le temps s'est éclairci, nous pouvons reprendre le chemin
du château; et, puisque tu le quittes au point du jour, je ne veux pas
trop prolonger ta veillée. Chemin faisant, je te ferai un étrange récit.»
Les deux amis reprirent leurs chapeaux, après en avoir secoué l'humidité;
et, donnant quelques coups de pied aux tisons pour les éteindre, ils
quittèrent la tour en se tenant par le bras. Leurs voix se perdirent dans
l'éloignement, et les échos du vieux manoir cessèrent bientôt de répéter
le faible bruit de leurs pas sur l'herbe mouillée du préau.
XXX.
Consuelo resta plongée dans une étrange stupeur. Ce qui l'étonnait le plus,
ce que le témoignage de ses sens avait peine à lui persuader, ce n'était
pas la magnanime conduite d'Albert, ni ses sentiments héroïques, mais la
facilité miraculeuse avec laquelle il dénouait lui-même le terrible
problème de la destinée qu'il lui avait faite. Était-il donc si aisé à
Consuelo d'être heureuse? était-ce un amour si légitime que celui de
Liverani? Elle croyait avoir rêvé ce qu'elle venait d'entendre. Il lui
était déjà permis de s'abandonner à son entraînement pour cet inconnu. Les
austères Invisibles en faisaient l'égal d'Albert, par la grandeur d'âme,
le courage et la vertu: Albert lui-même la justifiait et la défendait
contre le blâme de Trenck. Enfin, Albert et les Invisibles, loin de
condamner leur mutuelle passion, les abandonnaient à leur libre choix, à
leur invincible sympathie: et tout cela sans combat, sans effort, sans
cause de regret ou de remords, sans qu'il en coûtât une larme à personne!
Consuelo, tremblante d'émotion plus que de froid, redescendit dans la
salle voûtée, et ranima de nouveau le feu qu'Albert et Trenck venaient de
disperser dans l'âtre. Elle regarda la trace de leurs pieds humides sur
les dalles poudreuses. C'était un témoignage de la réalité de leur
apparition, que Consuelo avait besoin de consulter pour y croire.
Accroupie sous le cintre de la cheminée, comme la rêveuse cendrillon, la
protégée des lutins du foyer, elle tomba dans une méditation profonde. Un
si facile triomphe sur la destinée ne lui paraissait pas fait pour elle.
Cependant aucune crainte ne pouvait prévaloir contre la sérénité
merveilleuse d'Albert. C'était là précisément ce que Consuelo pouvait le
moins révoquer en doute. Albert ne souffrait pas; son amour ne se
révoltait pas contre sa justice. Il accomplissait avec une sorte de joie
enthousiaste le plus grand sacrifice qu'il soit au pouvoir de l'homme
d'offrir à Dieu. L'étrange vertu de cet homme unique frappait Consuelo de
surprise et d'épouvante. Elle se demandait si un tel détachement des
faiblesses humaines était conciliable avec les humaines affections. Cette
insensibilité apparente ne signalait-elle pas dans Albert une nouvelle
phase de délire? Après l'exagération des maux qu'entraînent la mémoire et
l'exclusivité du sentiment, ne subissait-il pas une sorte de paralysie du
coeur et des souvenirs? Pouvait-il être guéri si vite de son amour, et cet
amour était-il si peu de chose, qu'un simple acte de sa volonté, une seule
décision de sa logique, pût en effacer ainsi jusqu'à la moindre trace?
Tout en admirant ce triomphe de la philosophie. Consuelo ne put se
défendre d'un peu d'humiliation, de voir ainsi détruire d'un souffle cette
longue passion dont elle avait été fière à juste titre. Elle repassait les
moindres paroles qu'il venait de dire; et l'expression de son visage,
lorsqu'il les avait dites, était encore devant ses yeux. C'était une
expression que Consuelo ne lui connaissait pas. Albert était aussi changé
dans son extérieur que dans ses sentiments. À vrai dire, c'était un homme
nouveau; et si le son de sa voix, si le dessin de ses traits, si la
réalité de ses discours n'eussent confirmé la vérité, Consuelo eût pu
croire qu'elle voyait à sa place ce prétendu Sosie, ce personnage
imaginaire de Trismégiste, que le docteur s'obstinait à vouloir lui
substituer. La modification que l'état de calme et de santé avait apportée
à l'extérieur et aux manières d'Albert semblait confirmer l'erreur de
Supperville. Il avait perdu sa maigreur effrayante, et il semblait grandi,
tant sa taille affaissée et languissante s'était redressée et rajeunie. Il
avait une autre démarche; ses mouvements étaient plus souples, son pas
plus ferme, sa tenue aussi élégante et aussi soignée qu'elle avait été
abandonnée et, pour ainsi dire, méprisée par lui. Il n'y avait pas jusqu'à
ses moindres préoccupations qui n'étonnassent Consuelo. Autrefois, il
n'eût pas songé à faire du feu; il eût plaint son ami Trenck d'être
mouillé, et il ne se fût pas avisé, tant les objets extérieurs et les
soins matériels lui étaient devenus étrangers, de rapprocher les tisons
épars sous ses pieds; il n'eût pas secoué son chapeau avant de le remettre
sur sa tête; il eût laissé la pluie ruisseler sur sa longue chevelure, et
il ne l'eût pas sentie. Enfin, il portait une épée, et jamais, auparavant,
il n'eût consenti à manier, même en jouant, cette arme de parade, ce
simulacre de haine et de meurtre. Maintenant elle ne gênait point ses
mouvements; il en voyait briller la lame devant la flamme, et elle ne lui
rappelait point le sang versé par ses aïeux. L'expiation imposée à Jean
Ziska, dans sa personne, était un rêve douloureux, qu'un bienfaisant
sommeil avait enfin effacé entièrement. Peut être en avait-il perdu le
souvenir en perdant les autres souvenirs de sa vie et son amour, qui
semblait avoir été, et n'être plus sa vie même.
Il se passa quelque chose d'incertain et d'inexplicable chez Consuelo,
quelque chose qui ressemblait à du chagrin, à du regret, à de l'orgueil
blessé. Elle se répétait les dernières suppositions de Trenck sur un
nouvel amour d'Albert, et cette supposition lui paraissait vraisemblable.
Ce nouvel amour pouvait seul lui donner tant de tolérance et de
miséricorde. Ses dernières paroles en emmenant son ami, et en lui
promettant un _récit_, un _roman_, n'étaient-elles pas la confirmation de
ce doute, l'aveu et l'explication de cette joie discrète et profonde dont
il paraissait rempli? «Oui, ses yeux brillaient d'un éclat que je ne leur
ai jamais vu, pensa Consuelo. Son sourire avait une expression de triomphe,
d'ivresse; et il souriait, il riait presque, lui à qui le rire semblait
inconnu jadis; il y a eu même comme de l'ironie dans sa voix quand il a
dit au baron: «Bientôt tu souriras aussi des éloges que tu me donnes.»
Plus de doute, il aime, et ce n'est plus moi. Il ne s'en défend pas, et il
ne songe point à se combattre; il bénit mon infidélité, il m'y pousse, il
s'en réjouit, il n'en rougit point pour moi; il m'abandonne à une
faiblesse dont je rougirai seule, et dont toute la honte retombera sur ma
tête. Ô ciel! Je n'étais pas seule coupable, et Albert l'était plus
encore! Hélas! pourquoi ai-je surpris le secret d'une générosité que
j'aurais tant admirée, et que je n'eusse jamais voulu accepter? Je le sens
bien, maintenant il y a quelque chose de saint dans la foi jurée; Dieu
seul qui change notre coeur, peut nous en délier. Alors les êtres unis par
un serment peuvent peut-être s'offrir et accepter le sacrifice de leurs
droits. Mais quand l'inconstance mutuelle préside seule au divorce, il se
fait quelque chose d'affreux, et comme une complicité de parricide entre
ces deux êtres: ils ont froidement tué dans leur sein l'amour qui les
unissait.»
Consuelo regagna les bois aux premières lueurs du matin. Elle avait passé
toute la nuit dans la tour, absorbée par mille pensées sombres et
chagrines. Elle n'eut pas de peine à retrouver le chemin de sa demeure,
quoiqu'elle eût fait ce chemin dans les ténèbres, et que l'empressement de
sa fuite le lui eût fait paraître moins long qu'il ne le fut au retour.
Elle descendit la colline et remonta le cours du ruisseau jusqu'à la
grille, qu'elle franchit adroitement, en marchant sur la bande
transversale qui reliait les barreaux par en bas à fleur d'eau. Elle
n'était plus ni craintive ni agitée. Peu lui importait d'être aperçue,
décidée qu'elle était à tout raconter naïvement à son confesseur.
D'ailleurs le sentiment de sa vie passée l'occupait tellement, que les
choses présentes ne lui offraient plus qu'un intérêt secondaire. C'est à
peine si Liverani existait pour elle. Le coeur humain est ainsi fait:
l'amour naissant a besoin de dangers et d'obstacles, l'amour éteint se
ranime quand il ne dépend plus de nous de le réveiller dans le coeur
d'autrui.
Cette fois les Invisibles surveillants de Consuelo semblèrent s'être
endormis, et sa promenade nocturne ne parut avoir été remarquée de
personne. Elle trouva une nouvelle lettre de l'inconnu dans son clavecin,
aussi tendrement respectueuse que celle de la veille était hardie et
passionnée. Il se plaignait qu'elle eût eu peur de lui, il lui reprochait
de s'être retranchée dans ses appartements comme si elle eût douté de sa
craintive vénération. Il demandait humblement qu'elle lui permît de
l'apercevoir seulement dans le jardin au crépuscule; il lui promettait de
ne point lui parler, de ne pas se montrer si elle l'exigeait. «Soit
détachement de coeur, soit arrêt de la conscience, ajoutait-il, Albert
renonce à toi, tranquillement, froidement même en apparence. Le devoir
parle plus haut que l'amour dans son coeur. Dans peu de jours les
Invisibles te signifieront sa résolution, et prononceront le signal de ta
liberté. Tu pourras alors rester ici pour te faire initier à leurs
mystères, si tu persistes dans cette intention généreuse, et jusque-là je
leur tiendrai mon serment, de ne point me montrer à tes yeux. Mais si tu
n'as fait cette promesse que par compassion pour moi, si tu désires t'en
affranchir, parle, et je romps tous mes engagements, et je fuis avec toi.
Je ne suis pas Albert, moi: j'ai plus d'amour que de vertu. Choisis!»
«Oui, cela est certain, dit Consuelo en laissant retomber la lettre de
l'inconnu sur les touches de son clavecin: celui-ci m'aime et Albert ne
m'aime pas. Il est possible qu'il ne m'ait jamais aimée, et que mon image
n'ait été qu'une création de son délire. Pourtant cet amour me paraissait
sublime, et plût au ciel qu'il le fût encore assez pour conquérir le mien
par un pénible et sublime sacrifice! cela vaudrait mieux pour nous deux
que le détachement tranquille de deux âmes adultères. Mieux vaudrait aussi
pour Liverani d'être abandonné de moi avec effort et déchirement que
d'être accueilli comme une nécessité de mon isolement, dans un jour
d'indignation, de honte et de douloureuse ivresse!»
Elle répondit à Liverani ce peu de mots:
«Je suis trop fière et trop sincère pour vous tromper. Je sais ce que
pense Albert, ce qu'il a résolu. J'ai surpris le secret de ses confidences
à un ami commun. Il m'abandonne sans regret, et ce n'est pas la vertu
seule qui triomphe de son amour. Je ne suivrai pas l'exemple qu'il me
donne. Je vous aimais, et je renonce à vous sans en aimer un autre. Je
dois ce sacrifice à ma dignité, à ma conscience. J'espère que vous ne vous
approcherez plus de ma demeure. Si vous cédiez à une aveugle passion, et
si vous m'arrachiez quelque nouvel aveu, vous vous en repentiriez. Vous
devriez peut-être ma confiance à la juste colère d'un coeur brisé et à
l'effroi d'une âme délaissée. Ce serait mon supplice et le vôtre. Si vous
persistez, Liverani, vous n'avez pas en vous l'amour que j'avais rêvé.»
Liverani persista cependant; il écrivit encore, et fut éloquent, persuasif,
sincère dans son humilité. «Vous faites un appel à ma fierté, disait-il,
et je n'ai pas de fierté avec vous. Si vous regrettiez un absent dans mes
bras, j'en souffrirais sans en être offensé. Je vous demanderais,
prosterné et en arrosant vos pieds de mes larmes, de l'oublier et de vous
fier à moi seul. De quelque façon que vous m'aimiez, et si peu que ce soit,
j'en serai reconnaissant comme d'un immense bonheur.» Telle fut la
substance d'une suite de lettres ardentes et craintives, soumises et
persévérantes. Consuelo sentit s'évanouir sa fierté au charme pénétrant
d'un véritable amour. Insensiblement elle s'habitua à l'idée qu'elle
n'avait encore jamais été aimée auparavant, pas même par le comte de
Rudolstadt. Repoussant alors le dépit involontaire qu'elle avait conçu de
cet outrage fait à la sainteté de ses souvenirs, elle craignit, en le
manifestant, de devenir un obstacle au bonheur qu'Albert pouvait se
promettre d'un nouvel amour. Elle résolut donc d'accepter en silence
l'arrêt de séparation dont il paraissait vouloir charger le tribunal des
Invisibles, et elle s'abstint de tracer son nom dans les réponses qu'elle
fit à l'inconnu, en lui ordonnant d'imiter cette réserve.
Au reste, ces réponses furent pleines de prudence et de délicatesse.
Consuelo en se détachant d'Albert et en accueillant dans son âme la pensée
d'une autre affection, ne voulait pas céder à un enivrement aveugle. Elle
défendit à l'inconnu de paraître devant elle et de manquer à son voeu de
silence, jusqu'à ce que les Invisibles l'en eussent relevé. Elle lui
déclara que c'était librement et volontairement qu'elle voulait adhérer à
cette association mystérieuse qui lui inspirait à la fois respect et
confiance: qu'elle était résolue à faire les études nécessaires pour
s'instruire dans leur doctrine, et à se défendre de toute préoccupation
personnelle jusqu'à ce qu'elle eût acquis, par un peu de vertu, le droit
de penser à son propre bonheur. Elle n'eut pas la force de lui dire
qu'elle ne l'aimait pas; mais elle eut celle de lui dire qu'elle ne
voulait pas l'aimer sans réflexion.
Liverani parut se soumettre, et Consuelo étudia attentivement plusieurs
volumes que Matteus lui avait remis un matin de la part du _prince_, en
lui disant que _Son Altesse_ et _sa cour_ avaient quitté la _résidence_,
mais qu'elle aurait bientôt _des nouvelles_. Elle se contenta de ce
message, n'adressa aucune question à Matteus, et lut l'histoire des
mystères de l'antiquité, du christianisme et des diverses sectes et
sociétés secrètes qui en dérivent; compilation manuscrite fort savante,
faite dans la bibliothèque de l'ordre des Invisibles par quelque adepte
patient et consciencieux. Cette lecture sérieuse, et pénible d'abord,
s'empara peu à peu de son attention, et même de son imagination. Le
tableau des épreuves des anciens temples égyptiens lui fit faire beaucoup
de rêves terribles et poétiques. Le récit des persécutions des sectes du
moyen âge et de la renaissance émut son coeur plus que jamais, et cette
histoire de l'enthousiasme disposa son âme au fanatisme religieux d'une
initiation prochaine. Pendant quinze jours, elle ne reçut aucun avis du
dehors et vécut dans la retraite, environnée des soins mystérieux du
chevalier, mais ferme dans sa résolution de ne point le voir, et de ne pas
lui donner trop d'espérances.
Les chaleurs de l'été commençaient à se faire sentir, et Consuelo,
absorbée d'ailleurs par ses études, n'avait pour se reposer et respirer à
l'aise que les heures fraîches de la soirée. Peu à peu elle avait repris
ses promenades lentes et rêveuses dans le jardin, l'enclos. Elle s'y
croyait seule et pourtant je ne sais quelle vague émotion lui faisait
rêver parfois la présence de l'inconnu non loin d'elle. Ces belles nuits,
ces beaux ombrages, cette solitude, ce murmure languissant de l'eau
courante à travers les fleurs, le parfum des plantes, la voix passionnée
du rossignol, suivie de silences plus voluptueux encore; la lune jetant de
grandes lueurs obliques sous l'ombre transparente des berceaux embaumés,
le coucher de Vesper derrière les nuages roses de l'horizon, que sais-je?
toutes les émotions classiques, mais éternellement fraîches et puissantes
de la jeunesse et de l'amour, plongeaient l'âme de Consuelo dans de
dangereuses rêveries; son ombre svelte sur le sable argenté des allées, le
vol d'un oiseau réveillé par son approche, le bruit d'une feuille agitée
par la brise, c'en était assez pour la faire tressaillir et doubler le pas;
mais ces légères frayeurs étaient à peine dissipées qu'elles étaient
remplacées par un indéfinissable regret, et les palpitations de l'attente
étaient plus fortes que toutes les suggestions de la volonté.
Une fois elle fut troublée plus que de coutume par le frôlement du
feuillage et les bruits incertains de la nuit. Il lui sembla qu'on
marchait non loin d'elle, qu'on fuyait à son approche, qu'on s'approchait
lorsqu'elle était assise. Son agitation l'avertissait plus encore: elle se
sentit sans force contre une rencontre dans ces beaux lieux et sous ce
ciel magnifique. Les bouffées de la brise passaient brûlantes sur son
front. Elle s'enfuit vers le pavillon et s'enferma dans sa chambre. Les
flambeaux n'étaient pas allumés. Elle se cacha derrière une jalousie et
désira ardemment de voir celui dont elle ne voulait pas être vue. Elle vit
en effet paraître un homme qui marcha lentement sous ses fenêtres sans
appeler, sans faire un geste, soumis et satisfait en apparence de regarder
les murs qu'elle habitait. Cet homme, c'était bien l'inconnu, du moins
Consuelo le sentit d'abord à son trouble, et crut reconnaître sa stature
et sa démarche. Mais bientôt d'étranges doutes et des craintes pénibles
s'emparèrent de son esprit. Ce promeneur silencieux lui rappelait Albert
au moins autant que Liverani. Ils étaient de la même taille; et maintenant
qu'Albert, transformé par une santé nouvelle, marchait avec aisance et ne
tenait plus sa tête penchée sur son sein ou appuyée sur sa main, dans une
attitude chagrine ou maladive, Consuelo ne connaissait guère plus son
aspect extérieur que celui du chevalier. Elle avait vu celui-ci un instant
au grand jour, marchant devant elle à distance et enveloppé des plis d'un
manteau. Elle avait vu Albert peu d'instants aussi dans la tour déserte,
depuis qu'il était si différent de ce qu'elle le connaissait; et
maintenant elle voyait l'un ou l'autre très-vaguement, à la clarté des
étoiles; et chaque fois qu'elle se croyait sur le point de fixer ses
doutes, il passait sous l'ombre des arbres et s'y perdait comme une ombre
lui-même. Il disparut enfin tout à fait, et Consuelo resta partagée entre
la joie et la crainte, se reprochant d'avoir manqué de courage pour
appeler Albert à tout hasard, afin de provoquer une explication sincère et
loyale entre eux.
Ce repentir devint plus vif à mesure qu'il s'éloignait, et en même temps
la persuasion que c'était lui, en effet, qu'elle venait de voir. Entraînée
par cette habitude de dévouement qui lui avait toujours tenu lieu d'amour
pour lui, elle se dit que s'il venait ainsi errer autour d'elle, c'était
dans l'espérance timide de l'entretenir. Ce n'était pas la première fois
qu'il le tentait; il l'avait dit à Trenck un soir où peut-être il s'était
croisé dans l'obscurité avec Liverani. Consuelo résolut de provoquer cette
explication nécessaire. Sa conscience lui faisait un devoir d'éclaircir
ses doutes sur les véritables dispositions de son époux, généreux ou
volage. Elle redescendit au jardin et courut après lui, tremblante et
pourtant courageuse; mais elle avait perdu sa trace, et elle parcourut
tout l'enclos sans le rencontrer.
Enfin elle vit tout à coup, au sortir d'un bosquet, un homme debout an
bord de l'eau. Était-ce bien le même qu'elle cherchait? Elle l'appela du
nom d'Albert; il tressaillit, passa ses mains sur son visage, et lorsqu'il
se retourna, le masque noir couvrait déjà ses traits.
«Albert, est-ce vous? s'écria Consuelo; c'est vous, vous seul que je
cherche.»
Une exclamation étouffée trahit chez cet inconnu je ne sais quelle émotion
de joie ou de douleur, il sembla vouloir fuir; Consuelo avait cru
reconnaître la voix d'Albert, elle s'élança et le retint par son manteau.
Mais elle s'arrêta, le manteau en s'écartant avait laissé voir sur la
poitrine de l'inconnu une assez large croix d'argent que Consuelo
connaissait trop bien: c'était celle de sa mère, la même qu'elle avait
confiée au chevalier durant ton voyage avec lui, comme un gage de
reconnaissance et de sympathie.
«Liverani! dit-elle, toujours vous! Puisque c'est vous, adieu! pourquoi
m'avez-vous désobéi?»
Il se jeta à ses pieds, l'entoura de ses bras et lui prodigua d'ardentes
et respectueuses étreintes que Consuelo n'eut plus la force de repousser.
«Si vous m'aimez et si vous voulez que je vous aime, laissez-moi, lui
dit-elle. C'est devant les Invisibles que je veux vous voir et vous
entendre. Votre masque m'effraie, votre silence me glace le coeur.»
Liverani porta la main à son masque, il allait l'arracher et parler.
Consuelo, comme la curieuse Psyché, n'avait plus le courage de fermer les
yeux... mais tout à coup le voile noir des messagers du tribunal secret
tomba sur sa tête. La main de l'inconnu qui avait saisi la sienne avec
précipitation fut détachée en silence. Consuelo se sentit entraînée sans
violence et sans courroux apparent, mais avec rapidité. On l'enleva de
terre, elle sentit fléchir sous ses pieds le plancher d'une barque. Elle
descendit le ruisseau longtemps sans que personne lui adressât la parole,
et lorsqu'on lui rendit la lumière elle se trouva dans la salle
souterraine où elle avait comparu pour la première fois devant le tribunal
des Invisibles.
XXXI
Ils étaient là tous les sept comme la première fois, masqués, muets,
impénétrables comme des fantômes. Le huitième personnage, qui avait alors
adressé la parole à Consuelo et qui semblait être l'interprète du conseil
et l'initiateur des adeptes lui parla en ces termes:
«Consuelo, tu as subi déjà des épreuves dont tu es sortie à ta gloire et à
notre satisfaction. Nous pouvons t'accorder notre confiance et nous allons
te le prouver.
--Attendez, dit Consuelo; vous me croyez sans reproche, et je ne le suis
pas. Je vous ai désobéi, je suis sortie de la retraite que vous m'aviez
assignée.
--Par curiosité?
--Non.
--Peux-tu dire ce que tu as appris?
--Ce que j'ai appris m'est tout personnel; j'ai parmi vous un confesseur à
qui je puis et veux le révéler.»
Le vieillard que Consuelo invoquait se leva et dit:
«Je sais tout. La faute de cette enfant est légère. Elle ne sait rien de
ce que vous voulez qu'elle ignore. La confidence de ses émotions sera
entre elle et moi. En attendant mettez l'heure à profit: que ce qu'elle
doit savoir lui soit révélé sans retard. Je me porte garant pour elle en
toutes choses.»
L'initiateur reprit la parole après s'être retourné vers le tribunal et en
avoir reçu un signe d'adhésion.
«Écoute-moi bien, lui dit-il, je te parle au nom de ceux que tu vois ici
rassemblés. C'est leur esprit et pour ainsi dire leur souffle qui
m'inspire. C'est leur doctrine que je vais t'exposer.
«Le caractère distinctif des religions de l'antiquité est d'avoir deux
faces, une extérieure et publique, une interne et secrète. L'une est
l'esprit, l'autre la forme ou la lettre. Derrière le symbole matériel et
grossier, le sens profond, l'idée sublime. L'Égypte et l'Inde, grands
types des antiques religions, mères des pures doctrines, offrent au plus
haut point cette dualité d'aspect, signe nécessaire et fatal de l'enfance
des sociétés, et des misères attachées au développement du génie de
l'homme. Tu as appris récemment en quoi consistaient les grands mystères
de Memphis et d'Eleusis, et tu sais maintenant pourquoi la science divine,
politique et sociale, concentrée avec le triple pouvoir religieux,
militaire et industriel dans les mains des hiérophantes, ne descendit pas
jusqu'aux classes infimes de ces antiques sociétés. L'idée chrétienne,
enveloppée, dans la parole du révélateur, de symboles plus transparents et
plus purs, vint au monde pour faire descendre dans les âmes populaires la
connaissance de la vérité et la lumière de la foi. Mais la théocratie,
abus inévitable des religions qui se constituent dans le trouble et les
périls, vint bientôt s'efforcer de voiler encore une fois le dogme, et, en
le voilant, elle l'altéra. L'idolâtrie reparut avec les mystères, et, dans
le pénible développement du christianisme on vit les hiérophantes de la
Rome apostolique perdre, par un châtiment divin, la lumière divine, et
retomber dans les ténèbres où ils voulaient plonger les hommes. Le
développement de l'intelligence humaine s'opéra dès lors dans un sens tout
contraire à la marche du passé. Le temple ne fut plus, comme dans
l'antiquité, le sanctuaire de la vérité. La superstition et l'ignorance,
le symbole grossier, la lettre morte, siégèrent sur les autels et sur les
trônes. L'esprit descendit enfin dans les classes trop longtemps avilies.
De pauvres moines, d'obscurs docteurs, d'humbles pénitents, vertueux
apôtres du christianisme primitif, firent de la religion secrète et
persécutée l'asile de la vérité inconnue. Ils s'efforcèrent d'initier le
peuple à la religion de l'égalité, et, au nom de saint Jean, ils
prêchèrent un nouvel évangile, c'est-à-dire un interprétation plus libre,
plus hardie et plus pure de la révélation chrétienne. Tu sais l'histoire
de leurs travaux, de leurs combats et de leurs martyres, tu sais les
souffrances des peuples, leurs ardentes inspirations, leurs élans
terribles, leurs déplorables affaissements, leurs réveils orageux; et, à
travers tant d'efforts tour à tour effroyables et sublimes, leur héroïque
persévérance a fuir les ténèbres et à trouver les voies de Dieu. Le temps
est proche où le voile du temple sera déchiré pour jamais, et où la foule
emportera d'assaut les sanctuaires de l'arche sainte. Alors les symboles
disparaîtront, et les abords de la vérité ne seront plus gardés par les
dragons du despotisme religieux et monarchique. Tout homme pourra marcher
dans le chemin de la lumière et se rapprocher de Dieu de toute la
puissance de son âme. Nul ne dira plus à son frère: «Ignore et
abaisse-toi. Ferme les yeux et reçois le joug.» Tout homme pourra, au
contraire, demander à son semblable le secours de son oeil, de son coeur
et de son bras pour pénétrer dans les arcanes de la science sacrée. Mais
ce temps n'est pas encore venu, et nous n'en saluons aujourd'hui que
l'aube tremblante à l'horizon. Le temps de la religion secrète dure
toujours, la tâche du mystère n'est pas accomplie. Nous voici encore
enfermés dans le temple, occupés à forger des armes pour écarter les
ennemis qui s'interposent entre les peuples et nous, et forcés de tenir
encore nos portes fermées et nos paroles secrètes pour qu'on ne vienne pas
arracher de nos mains l'arche sainte, sauvée avec tant de peine et
réservée à la communauté des hommes.
«Te voilà donc accueillie dans le nouveau temple: mais ce temple est
encore une forteresse qui tient depuis des siècles pour la liberté sans
pouvoir la conquérir. La guerre est autour de nous. Nous voulons être des
libérateurs, nous ne sommes encore que des combattants. Tu viens ici pour
recevoir la communion fraternelle, l'étendard du salut, le signe de la
liberté, et pour périr peut-être sur la brèche au milieu de nous. Voilà la
destinée que tu as acceptée; tu succomberas peut-être sans avoir vu
flotter sur ta tête le gage de la victoire. C'est encore au nom de saint
Jean que nous appelons les hommes à la croisade. C'est encore un symbole
que nous invoquons; nous sommes les héritiers des Johannites d'autrefois,
les continuateurs ignorés, mystérieux et persévérants de Wickleff, de Jean
Huss et de Luther; nous voulons, comme ils le voulaient, affranchir le
genre humain; mais, comme eux, nous ne sommes pas libres nous-mêmes, et
comme eux, nous marchons peut-être au supplice.
«Cependant le combat a changé de terrain, et les armes de nature. Nous
bravons encore la rigueur ombrageuse des lois, nous nous exposons encore à
la proscription, à la misère, à la captivité, à la mort, car les moyens de
la tyrannie sont toujours les mêmes: mais nos moyens, à nous, ne sont plus
l'appel à la révolte matérielle, et la prédication sanglante de la croix
et du glaive. Notre guerre est toute intellectuelle comme notre mission.
Nous nous adressons à l'esprit. Nous agissons par l'esprit. Ce n'est pas à
main armée que nous pouvons renverser des gouvernements, aujourd'hui
organisés et appuyés sur tous les moyens de la force brutale. Nous leur
faisons une guerre plus lente, plus sourde et plus profonde, nous les
attaquons au coeur. Nous ébranlons leurs bases en détruisant la foi
aveugle et le respect idolâtrique qu'ils cherchent à inspirer. Nous
faisons pénétrer partout, et jusque dans les cours, et même jusque dans
l'esprit troublé et fasciné des princes et des rois, ce que personne n'ose
déjà plus appeler le poison de la philosophie; nous détruisons tous les
prestiges; nous lançons du haut de notre forteresse, tous les boulets
rouges de l'ardente vérité et de l'implacable raison sur les autels et sur
les trônes. Nous vaincrons, n'en doute pas. Dans combien d'années, dans
combien de jours? nous l'ignorons. Mais notre entreprise date de si loin,
elle a été conduite avec tant de foi, étouffée avec si peu de succès,
reprise avec tant d'ardeur, poursuivie avec tant de passion, qu'elle ne
peut pas échouer; elle est devenue immortelle de sa nature comme les biens
immortels dont elle a résolu la conquête. Nos ancêtres l'ont commencée, et
chaque génération a rêvé de la finir. Si nous ne l'espérions pas un peu
aussi nous-mêmes, peut-être notre zèle serait-il moins fervent et moins
efficace; mais si l'esprit de doute et d'ironie, qui domine le monde à
cette heure, venait à nous prouver, par ses froids calculs et ses
raisonnements accablants, que nous poursuivons un rêve, réalisable
seulement dans plusieurs siècles, notre conviction dans la sainteté de
notre cause n'en serait point ébranlée; et pour travailler avec un peu
plus d'effort et de douleur, nous n'en travaillerions pas moins pour les
hommes de l'avenir. C'est qu'il y a entre nous et les hommes du passé, et
les générations à naître, un lien religieux si étroit et si ferme, que
nous avons presque étouffé en nous le côté égoïste et personnel de
l'individualité humaine. C'est ce que le vulgaire ne saurait comprendre,
et pourtant il y a dans l'orgueil de la noblesse quelque-chose qui
ressemble à notre religieux enthousiasme héréditaire. Chez les grands, on
fait beaucoup de sacrifices à la gloire, afin d'être digne de ses aïeux,
et de léguer beaucoup d'honneur à sa postérité. Chez nous autres,
architectes du temple de la vérité, on fait beaucoup de sacrifices à la
vertu, afin de continuer l'édifice des maîtres et de former de laborieux
apprentis. Nous vivons par l'esprit et par le coeur dans le passé, dans
l'avenir et dans le présent tout a la fois. Nos prédécesseurs et nos
successeurs sont aussi bien _nous_ que nous-mêmes. Nous croyons à la
transmission de la vie, des sentiments, des généreux instincts dans les
âmes, comme les patriciens croient à celles d'une excellence de race dans
leurs veines. Nous allons plus loin encore; nous croyons à la transmission
de la vie, de l'individualité, de l'âme et de la personne humaine. Nous
nous sentons fatalement et providentiellement appelés à continuer l'oeuvre
que nous avons déjà rêvée, toujours poursuivie et avancée de siècle en
siècle. Parmi nous il en est même quelques-uns qui ont poussé la
contemplation du passé et de l'avenir au point de perdre presque la notion
du présent; c'est la fièvre sublime, c'est l'extase de nos croyants et de
nos saints: car nous avons nos saints, nos prophètes, peut-être aussi nos
exaltés et nos visionnaires; mais quel que soit l'égarement ou la
sublimité de leur transport, nous respectons leur inspiration, et parmi
nous, Albert l'extatique et le _voyant_ n'a trouvé que des frères pleins
de sympathie pour ses douleurs et d'admiration pour ses enthousiasmes.
Nous avons foi aussi à la conviction du comte de Saint-Germain, réputé
imposteur ou aliéné dans le monde. Quoique ses réminiscences d'un passé
inaccessible à la mémoire humaine aient un caractère plus calme, plus
précis et plus inconcevable encore que les extases d'Albert, elles ont
aussi un caractère de bonne foi et une lucidité dont il nous est
impossible de nous railler. Nous comptons parmi nous beaucoup d'autres
exaltés, des mystiques, des poètes, des hommes du peuple, des philosophes,
des artistes, d'ardents sectaires groupés sous les bannières de divers
chefs; des boehmistes, des théosophes, des moraves, des hernuters, des
quakers, même des panthéistes, des pythagoriciens, des xérophagistes, des
illuminés, des johannites, des templiers, des millénaires, des joachimites,
etc. Toutes ces sectes anciennes, pour n'avoir plus le développement
qu'elles eurent aux époques de leur éclosion, n'en sont pas moins
existantes, et même assez peu modifiées. Le propre de notre époque est de
reproduire à la fois toutes les formes que le génie novateur ou
réformateur a données tour à tour dans les siècles passés à la pensée
religieuse et philosophique. Nous recrutons donc nos adeptes dans ces
divers groupes sans exiger une identité de préceptes absolue, et
impossible dans le temps où nous vivons. Il nous suffit de trouver en eux
l'ardeur de la destruction pour les appeler dans nos rangs: toute notre
science organisatrice consiste à ne choisir les _constructeurs_ que parmi
des esprits supérieurs aux disputes d'école, chez qui la passion de la
vérité, la soif de la justice et l'instinct du beau moral l'emportent sur
les habitudes de famille et les rivalités de secte. Il n'est d'ailleurs
pas si difficile qu'on le croit de faire travailler de concert des
éléments très dissemblables; ces dissemblances sont plus apparentes que
réelles. Au fond, tous les hérétiques (c'est avec respect que j'emploie ce
nom) sont d'accord sur le point principal, celui de détruire la tyrannie
intellectuelle et matérielle, ou tout au moins de protester contre. Les
antagonismes qui ont retardé jusqu ici la fusion de toutes ces généreuses
et utiles résistances viennent de l'amour-propre et de la jalousie, vices
inhérents à la condition humaine, contre-poids fatal et inévitable de tout
progrès dans l'humanité. En ménageant ces susceptibilités, en permettant à
chaque communion de garder ses maîtres, ses institutions et ses rites, on
peut constituer, sinon une société, du moins une armée, et, je te l'ai dit,
nous ne sommes encore qu'une armée marchant à la conquête d'une terre
promise, d'une société idéale. Au point où en est encore la nature humaine,
il y a tant de nuances de caractères chez les individus, tant de degrés
différents dans la conception du vrai, tant d'aspects variés, ingénieuses
manifestations de la riche nature qui créa le génie humain, qu'il est
absolument nécessaire de laisser à chacun les conditions de sa vie morale
et les éléments de sa force d'action.
«Notre oeuvre est grande, notre tâche est immense. Nous ne voulons pas
fonder seulement un empire universel sur un ordre nouveau et sur des bases
équitables; c'est une religion que nous voulons reconstituer. Nous sentons
bien d'ailleurs que l'un est impossible sans l'autre. Aussi avons-nous
deux modes d'action. Un tout matériel, pour miner et faire crouler
l'ancien monde par la critique, par l'examen, par la raillerie même, par
le voltairianisme et tout ce qui s'y rattache. Le redoutable concours de
toutes les volontés hardies et de toutes les passions fortes précipite
notre marche dans ce sens-là. Notre autre mode d'action est tout
spirituel: il s'agit d'édifier la religion de l'avenir. L'élite des
intelligences et des vertus nous assiste dans ce labeur incessant de notre
pensée. L'oeuvre des Invisibles est un concile que la persécution du monde
officiel empêche de se réunir publiquement, mais qui délibère sans relâche
et qui travaille sous la même inspiration de tous les points du monde
civilisé. Des communications mystérieuses apportent le grain dans l'aire à
mesure qu'il mûrit, et le sèment dans le champ de l'humanité à mesure que
nous le détachons de l'épi. C'est à ce dernier travail souterrain que tu
peux t'associer; nous te dirons comment quand tu l'auras accepté.
--Je l'accepte, répondit Consuelo d'une voix ferme, et en étendant le bras
en signe de serment.
--Ne te hâte point de promettre, femme aux instincts généreux, à l'âme
entreprenante. Tu n'as peut-être pas toutes les vertus que réclamerait une
telle mission. Tu as traversé le monde; tu y as déjà puisé les notions de
la prudence, de ce qu'on appelle le savoir-vivre, la discrétion, l'esprit
de conduite.
--Je ne m'en flatte pas, répondit Consuelo, en souriant avec une fierté
modeste.
--Eh bien, tu y as appris du moins à douter, à discuter, à railler, à
suspecter.
--À douter, peut-être. Ôtez-moi le doute qui n'était pas dans ma nature,
et qui m'a fait souffrir; je vous bénirai. Ôtez-moi surtout le doute de
moi-même, qui me frapperait d'impuissance.
--Nous ne t'ôterons le doute qu'en te développant nos principes. Quant à
te donner des garanties matérielles de notre sincérité et de notre
puissance, nous ne le ferons pas plus que nous ne l'avons fait jusqu'ici.
Que les services rendus te suffisent, nous t'assisterons toujours dans
l'occasion: mais nous ne t'associerons aux mystères de notre pensée et de
nos actions que selon la part d'action que nous te donnerons à toi-même.
Tu ne nous connaîtras point. Tu ne verras jamais nos traits. Tu ne sauras
jamais nos noms, à moins qu'un grand intérêt de la cause ne nous force en
enfreindre la loi qui nous rend inconnus et invisibles à nos disciples.
Peux-tu te soumettre et te fier aveuglément à des hommes qui ne seront
jamais pour toi que des êtres abstraits, des idées vivantes, des appuis et
des conseils mystérieux?
--Une vaine curiosité pourrait seule me pousser à vouloir vous connaître
autrement. J'espère que ce sentiment puéril n'entrera jamais en moi.
--Il ne s'agit point de curiosité, il s'agit de méfiance. La tienne serait
fondée selon la logique et la prudence du monde. Un homme répond de ses
actions; son nom est une garantie ou un avertissement; sa réputation
appuie ou dément ses actes ou ses projets. Songes-tu bien que tu ne
pourras jamais comparer la conduite d'aucun de nous en particulier avec
les préceptes de l'ordre? Tu devras croire en nous comme à des saints,
sans savoir si nous ne sommes pas des hypocrites. Tu devras même peut-être
voir émaner de nos décisions des injustices, des perfidies, des cruautés
apparentes. Tu ne pourras pas plus contrôler nos démarches que nos
intentions. Auras-tu assez de foi pour marcher les yeux fermés sur le bord
d'un abîme?
--Dans la pratique du catholicisme, j'ai fait ainsi dans mon enfance,
répandit Consuelo après un instant de réflexion. J'ai ouvert mon coeur et
abandonné la direction de ma conscience à un prêtre dont je ne voyais pas
les traits derrière le voile du confessionnal, et dont je ne savais ni le
nom ni la vie. Je ne voyais en lui que le sacerdoce, l'homme ne m'était
rien. J'obéissais au Christ, je ne m'inquiétais pas du ministère.
Pensez-vous que cela soit bien difficile?
--Lève donc la main à présent, si tu persistes.
--Attendez, dit Consuelo. Votre réponse déciderait de ma vie; mais me
permettez-vous de vous interroger une seule, une première et dernière fois?
--Tu le vois! déjà tu hésites, déjà tu cherches des garanties ailleurs que
dans ton inspiration spontanée et dans l'élan de ton coeur vers l'idée que
nous représentons. Parle cependant. La question que tu veux nous faire
nous éclairera sur tes dispositions.
--La voici. Albert est-il initié à tous vos secrets?
--Oui.
--Sans restriction aucune?
--Sans restriction aucune.
--Et il marche avec vous?
--Dis plutôt que nous marchons avec lui. Il est une des lumières de notre
conseil, la plus pure, la plus divine peut-être.
--Que ne me disiez-vous cela d'abord? je n'eusse pas hésité un instant.
Conduisez-moi où vous voudrez, disposez de ma vie. Je suis à vous, et je
le jure.
--Tu étends la main! mais sur quoi jures-tu?
--Sur le Christ dont je vois l'image ici.
--Qu'est-ce que le Christ?
--C'est la pensée divine, révélée à l'humanité.
--Cette pensée est-elle tout entière dans la lettre de l'Évangile?
--Je ne le crois pas; mais je crois qu'elle est tout entière dans son
esprit.
--Nous sommes satisfaits de tes réponses, et nous acceptons le serment que
tu viens de faire. A présent, nous allons t'instruire de tes devoirs
envers Dieu et envers nous. Apprends donc d'avance les trois mots qui sont
tout le secret de nos mystères, et qu'on ne révèle à beaucoup d'affiliés
qu'avec tant de lenteurs et de précautions. Tu n'as pas besoin d'un long
apprentissage; et cependant, il te faudra quelques réflexions pour en
comprendre toute la portée. _Liberté, fraternité, égalité_: voilà la
formule mystérieuse et profonde de l'oeuvre des Invisibles.
--Est-ce là, en effet, tout le mystère?
--Il ne le semble pas que c'en soit un; mais examine l'état des sociétés,
et tu verras que, pour des hommes habitués à être régis par le despotisme,
l'inégalité, l'antagonisme, c'est toute une éducation, toute une
conversion, toute une révélation, que d'arriver à comprendre nettement la
possibilité humaine, la nécessité sociale et l'obligation morale de ce
triple précepte: _liberté, égalité, fraternité_. Le petit nombre d'esprits
droits et de coeurs purs qui protestent naturellement contre l'injustice
et le désordre des tyrannies saisissent, dès le premier pas, la doctrine
secrète. Leurs progrès y sont rapides; car il ne s'agit plus, avec eux,
que de leur enseigner les procédés d'application que nous avons trouvés.
Mais, pour le grand nombre, avec les gens du monde, les courtisans et les
puissants, imagine ce qu'il faut de précautions et de ménagements pour
livrer à leur examen la formule sacrée de l'oeuvre immortelle. Il faut
s'environner de symboles et de détours; il faut leur persuader qu'il ne
s'agit que d'une liberté fictive et restreinte à l'exercice de la pensée
individuelle; d'une égalité relative, étendue seulement aux membres de
l'association, et praticable seulement dans ses réunions secrètes et
bénévoles; enfin, d'une fraternité romanesque, consentie entre un certain
nombre de personnes et bornée à des services passagers, à quelques bonnes
oeuvres, à des secours mutuels. Pour ces esclaves de la coutume et du
préjugé, nos mystères ne sont que les statuts d'ordres héroïques,
renouvelés de l'ancienne chevalerie, et ne portant nulle atteinte aux
pouvoirs constitués, nul remède aux misères des peuples. Pour ceux-là, il
n'y a que des grades insignifiants, des degrés de science frivole ou
d'ancienneté banale, une série d'initiations dont les rites bizarres
amusent leur curiosité sans éclairer leurs esprits. Ils croient tout
savoir et ne savent rien.
--À quoi servent-ils? dit Consuelo, qui écoutait attentivement.
--À protéger l'exercice et la liberté du travail de ceux qui comprennent
et qui savent, répondit l'initiateur. Ceci te sera expliqué. Écoute
d'abord ce que nous attendons de toi.
«L'Europe (l'Allemagne et la France principalement) est remplie de
sociétés secrètes, laboratoires souterrains où se prépare une grande
révolution, dont le cratère sera l'Allemagne ou la France. Nous avons la
clef, et nous tentons d'avoir la direction, de toutes ces associations, à
l'insu de la plus grande partie de leurs membres, et à l'insu les unes des
autres. Quoique notre but ne soit pas encore atteint, nous avons réussi à
mettre le pied partout, et les plus éminents, parmi ces divers affiliés,
sont à nous et secondent nos efforts. Nous te ferons entrer dans tous ces
sanctuaires sacrés, dans tous ces temples profanes, car la corruption ou
la frivolité ont bâti aussi leurs cités; et, dans quelques-unes, le vice
et la vertu travaillent au même oeuvre de destruction, sans que le mal
comprenne son association avec le bien. Telle est la loi des
conspirations. Tu sauras le secret des francs-maçons, grande confrérie qui,
sous les formes les plus variées, et avec les idées les plus diverses,
travaille à organiser la pratique et à répandre la notion de l'égalité. Tu
recevras les degrés de tous les rites, quoique les femmes n'y soient
admises qu'à titre d'adoption, et qu'elles ne participent pas à tous les
secrets de la doctrine. Nous te traiterons comme un homme; nous te
donnerons tous les insignes, tous les titres, toutes les formules
nécessaires aux relations que nous te ferons établir avec les _loges_, et
aux négociations dont nous te chargerons avec elles. Ta profession, ton
existence voyageuse, tes talents, le prestige de ton sexe, de ta jeunesse
et de ta beauté, tes vertus, ton courage, ta droiture et ta discrétion te
rendent propre à ce rôle et nous donnent les garanties nécessaires. Ta vie
passée, dont nous connaissons les moindres détails, nous est un gage
suffisant. Tu as subi volontairement plus d'épreuves que les mystères
maçonniques n'en sauraient inventer, et tu en es sortie plus victorieuse
et plus forte que leurs adeptes ne sortent des vains simulacres destinés à
éprouver leur constance. D'ailleurs, l'épouse et l'élève d'Albert de
Rudolstadt est notre fille, notre soeur et notre égale. Comme Albert, nous
professons le précepte de l'égalité divine de l'homme et de la femme; mais,
forcés du reconnaître dans les fâcheux résultats de l'éducation de ton
sexe, de sa situation sociale et de ses habitudes, une légèreté dangereuse
et de capricieux instincts, nous ne pouvons pratiquer ce précepte dans
toute son étendue; nous ne pouvons nous fier qu'à un petit nombre de
femmes, et il est des secrets que nous ne confierons qu'à toi seule.
«Les autres sociétés secrètes des diverses nations de l'Europe te seront
ouvertes également par le talisman de notre investiture, afin que, quelque
pays que tu traverses, tu y trouves l'occasion de nous seconder et de
servir notre cause. Tu pénétreras même, s'il le faut, dans l'impure
société des _Mopses_ et dans les autres mystérieuses retraites de la
galanterie et de l'incrédulité du siècle. Tu y porteras la réforme et la
notion d'une fraternité plus pure et mieux étendue. Tu ne seras pas plus
souillée dans ta mission, par le spectacle de la débauche des grands, que
tu ne l'as été par celui de la liberté des coulisses. Tu seras la soeur de
charité des âmes malades; nous te donnerons d'ailleurs les moyens de
détruire les associations que tu ne pourrais point corriger. Tu agiras
principalement sur les femmes: ton génie et ta renommée t'ouvrent les
portes des palais: l'amour de Trenck et notre protection t'ont livré déjà
le coeur et les secrets d'une princesse illustre. Tu verras de plus près
encore des têtes plus puissantes, et tu en feras nos auxiliaires. Les
moyens d'y parvenir seront l'objet de communications particulières, de
toute une éducation spéciale que tu dois recevoir ici. Dans toutes les
cours et dans toutes les villes de l'Europe où tu voudras porter tes pas,
nous te ferons trouver des amis, des associés, des frères pour te seconder,
des protecteurs puissants pour te soustraire aux dangers de ton
entreprise. Des sommes considérables te seront confiées pour soulager les
infortunes de nos frères et celles de tous les malheureux qui, au moyen
des _signaux de détresse_, invoqueront le secours de notre ordre, dans les
lieux où tu te trouveras. Tu institueras parmi les femmes des sociétés
secrètes nouvelles, fondées par nous sur le principe de la nôtre, mais
appropriées, dans leurs formes et dans leur composition, aux usages et aux
moeurs des divers pays et des diverses classes. Tu y opéreras, autant que
possible, le rapprochement cordial et sincère de la grande dame et de la
bourgeoise, de la femme riche et de l'humble ouvrière, de la vertueuse
matrone et de l'artiste aventureuse. _Tolérance et bienfaisance_, telle
sera la formule, adoucie pour les personnes du monde, de notre véritable
et austère formule: _égalité, fraternité._ Tu le vois; au premier abord,
ta mission est douce pour ton coeur et glorieuse pour ta vie; cependant
elle n'est pas sans danger. Nous sommes puissants, mais la trahison peut
détruire notre entreprise et t'envelopper dans notre désastre. Spandaw
peut bien n'être pas la dernière de tes prisons, et les emportements de
Frédéric II la seule ire royale que tu aies à affronter. Tu dois être
préparée à tout, et dévouée d'avance au martyre de la persécution.
--Je le suis, répondit Consuelo.
--Nous en sommes certains, et si nous craignons quelque chose, ce n'est
pas la faiblesse de ton caractère, c'est l'abattement de ton esprit. Dès à
présent nous devons te mettre en garde contre le principal dégoût attaché
à ta mission. Les premiers grades des sociétés secrètes, et de la
maçonnerie particulièrement, sont à peu près insignifiants à nos yeux, et
ne nous servent qu'à éprouver les instincts et les dispositions des
postulants. La plupart ne dépassent jamais ces premiers degrés, où, comme
je te l'ai dit déjà, de vaines cérémonies amusent leur frivole curiosité.
Dans les grades suivants on n'admet que les sujets qui donnent de
l'espérance, et cependant on les tient encore à distance du but, on les
examine, on les éprouve, on sonde leurs âmes, on les prépare à une
initiation plus complète, ou on les abandonne à une interprétation qu'ils
ne sauraient franchir sans danger pour la cause et pour eux-mêmes. Ce
n'est encore là qu'une pépinière où nous choisissons les plantes robustes
destinées à être transplantées dans la forêt sacrée. Aux derniers grades
appartiennent seules les révélations importantes, et c'est par ceux-là que
tu vas débuter dans la carrière. Mais le rôle de _maître_ impose bien des
devoirs, et là cesse le charme de la curiosité, l'enivrement du mystère,
l'illusion de l'espérance. Il ne s'agit plus d'apprendre, au milieu de
l'enthousiasme et de l'émotion, cette loi qui transforme le néophyte en
apôtre, la novice en prêtresse. Il s'agit de la pratiquer en instruisant
les autres et en cherchant à recruter, parmi les pauvres de coeur et les
faibles d'esprit, des lévites pour le sanctuaire. C'est là, pauvre
Consuelo, que tu connaîtras l'amertume des illusions déçues et les durs
labeurs de la persévérance, lorsque tu verras, parmi tant de poursuivants
avides, curieux et fanfarons de la vérité, si peu d'esprits sérieux,
fermes et sincères, si peu d'âmes dignes de la recevoir et capables de la
comprendre. Pour des centaines d'enfants, vaniteux d'employer les formules
de l'égalité et d'en affecter les simulacres, tu trouveras à peine un
homme pénétré de leur importance et courageux dans leur interprétation. Tu
seras obligée de leur parler par des énigmes et de te faire un triste jeu
de les abuser sur le fond de la doctrine. La plupart des princes que nous
enrôlons sous notre bannière sont dans ce cas, et, parés de vains titres
maçonniques qui amusent leur fol orgueil, ne servent qu'à nous garantir la
liberté de nos mouvements et la tolérance de la police. Quelques-uns
pourtant sont sincères ou l'ont été. Frédéric dit le Grand, et capable
certainement de l'être, a été reçu franc-maçon avant d'être roi, et, à
cette époque, la liberté parlait à son coeur, l'égalité à sa raison.
Cependant nous avons entouré son initiation d'hommes habiles et prudents,
qui ne lui ont pas livré les secrets de la doctrine. Combien n'eût-on pas
eu à s'en repentir! À l'heure qu'il est, Frédéric soupçonne, surveille et
persécute un autre rite maçonnique qui s'est établi à Berlin, en
concurrence de la loge qu'il préside, et d'autres sociétés secrètes à la
tête desquelles le prince Henri, son frère, s'est placé avec ardeur. Et
cependant le prince Henri n'est et ne sera jamais, non plus que l'abbesse
de Quedlimbourg, qu'un initié du second degré. Nous connaissons les
princes, Consuelo, et nous savons qu'il ne faut jamais compter entièrement
sur eux, ni sur leurs courtisans. Le frère et la soeur de Frédéric
souffrent de sa tyrannie et la maudissent. Ils conspireraient volontiers
contre elle, mais à leur profit. Malgré les éminentes qualités de ces deux
princes, nous ne remettrons jamais dans leurs mains les rênes de notre
entreprise. Ils conspirent en effet, mais ils ne savent pas à quelle
oeuvre terrible ils prêtent l'appui de leur nom, de leur fortune et de
leur crédit. Ils s'imaginent travailler seulement à diminuer l'autorité de
leur maître, et à paralyser les envahissements de son ambition. La
princesse Amélie porte même dans son zèle une sorte d'enthousiasme
républicain, et elle n'est pas la seule tête couronnée qu'un certain rêve
de grandeur antique et de révolution philosophique ait agitée dans ces
temps-ci. Tous les petits souverains de l'Allemagne ont appris le
_Télémaque_ de Fénelon par coeur dès leur enfance, et aujourd'hui ils se
nourrissent de Montesquieu, de Voltaire et d'Helvétius: mais ils ne vont
guère au delà d'un certain idéal de gouvernement aristocratique, sagement
pondéré, où ils auraient, de droit, les premières places. Tu peux juger de
leur logique et de leur bonne foi, à tous, par le contraste bizarre que tu
as vu dans Frédéric, entre les maximes et les actions, les paroles et les
faits. Ils ne sont tous que des copies, plus ou moins effacées, plus ou
moins outrées, de ce modèle des tyrans philosophes. Mais comme ils n'ont
pas le pouvoir absolu entre les mains, leur conduite est moins choquante,
et peut faire illusion sur l'usage qu'ils feraient de ce pouvoir. Nous ne
nous y laissons pas tromper; nous laissons ces maîtres ennuyés, ces
dangereux amis s'asseoir sur les trônes de nos temples symboliques. Ils
s'en croient les pontifes, ils s'imaginent tenir la clef des mystères
sacrés, comme autrefois, le chef du saint-empire, élu fictivement grand
maître du tribunal secret, se persuadait commander à la terrible armée des
francs-juges, maîtres de son pouvoir, de ses desseins et de sa vie. Mais,
tandis qu'ils se croient nos généraux, ils nous servent de lieutenants; et
jamais, avant le jour fatal marqué pour leur chute dans le livre du destin,
ils ne sauront qu'ils nous aident à travailler contre eux-mêmes.
«Tel est le côté sombre et amer de notre oeuvre. Il faut transiger avec
certaines lois de la conscience paisible, quand on ouvre son âme à notre
saint fanatisme. Auras-tu ce courage, jeune prêtresse au coeur pur, à la
parole candide?
--Après tout ce que vous venez de me dire, il ne m'est plus permis de
reculer, répondit Consuelo, après un instant de silence. Un premier
scrupule pourrait m'entraîner dans une série de réserves et de terreurs
qui me conduiraient à la lâcheté. J'ai reçu vos austères confidences; je
sens que je ne m'appartiens plus. Hélas! oui, je l'avoue, je souffrirai
souvent du rôle que vous m'imposez; car j'ai amèrement souffert déjà
d'être forcée de mentir au roi Frédéric pour sauver des amis en péril.
Laissez-moi rougir une dernière fois de la rougeur des âmes vierges de
toute feinte, et pleurer la candeur de ma jeunesse ignorante et paisible.
Je ne puis me défendre de ces regrets; mais je saurai me garder des
remords tardifs et pusillanimes. Je ne dois plus être l'enfant inoffensif
et inutile que j'étais naguère; je ne le suis déjà plus, puisque me voici
placée entre la nécessité de conspirer contre les oppresseurs de
l'humanité ou de trahir ses libérateurs. J'ai touché à l'arbre de la
science: ses fruits sont amers; mais je ne les rejetterai pas loin de moi.
Savoir est un malheur; mais refuser d'agir est un crime, quand on _sait_
ce qu'il faut faire.
--C'est là répondre avec sagesse et courage, reprit l'initiateur. Nous
sommes contents de toi. Dès demain soir, nous procéderons à ton
initiation. Prépare-toi tout le jour à un nouveau baptême, à un redoutable
engagement, par la méditation et la prière, par la confession même, si tu
n'as pas l'âme libre de toute préoccupation personnelle.»
XXXII.
Consuelo fut éveillée au point du jour par les sons du cor et les
aboiements des chiens. Lorsque Matteus vint lui apporter son déjeuner, il
lui apprit qu'il y avait grande battue aux cerfs et aux sangliers dans la
forêt. Plus de cent hôtes, disait-il, étaient réunis au château pour
prendre ce divertissement seigneurial. Consuelo comprit qu'un grand nombre
des affiliés de l'ordre s'étaient rassemblés sous le prétexte de la chasse,
dans ce château, rendez-vous principal de leurs séances les plus
importantes. Elle s'effraya un peu de l'idée qu'elle aurait peut-être tous
ces hommes pour témoins de son initiation, et se demanda si c'était en
effet une affaire assez intéressante aux jeux de l'ordre, pour amener un
si grand concours de ses membres. Elle s'efforça de lire et de méditer
pour se conformer aux prescriptions de _l'initiateur_; mais elle fut
distraite plus encore par une émotion intérieure et des craintes vagues,
que par les fanfares, le galop des chevaux et les hurlements des limiers
qui firent retentir les bois environnants pendant toute la journée. Cette
chasse était-elle réelle ou simulée? Albert s'était-il converti à toutes
les habitudes de la vie ordinaire au point d'y prendre part et de verser
sans effroi le sang des bêtes innocentes? Liverani n'allait-il pas quitter
cette partie de plaisir, et à la faveur du désordre, venir troubler la
néophyte dans le secret de sa retraite?
Consuelo ne vit rien de ce qui se passait au dehors, et Liverani ne vint
pas. Matteus, trop occupé, sans doute, au château pour songer à elle, ne
lui apporta pas son dîner. Était-ce, comme le prétendait Supperville, un
jeûne imposé à dessein pour affaiblir les forces mentales de l'adepte?
Elle s'y résigna.
Vers la nuit, lorsqu'elle rentra dans la bibliothèque dont elle était
sortie depuis une heure pour prendre l'air, elle recula de frayeur à la
vue d'un homme vêtu de rouge et masqué, assis sur son fauteuil: mais elle
se rassura aussitôt, car elle reconnut le frêle vieillard qui lui servait,
pour ainsi dire, de père spirituel.
«Mon enfant, lui dit-il en se levant et en venant à sa rencontre,
n'avez-vous rien à me dire? Ai-je toujours votre confiance?
--Vous l'avez, Monsieur, répondit Consuelo en le faisant rasseoir sur le
fauteuil et en prenant un pliant à côté de lui, dans l'embrasure de la
croisée. Je désirais vivement vous parler, et depuis longtemps.»
Alors elle lui raconta fidèlement tout ce qui s'était passé entre elle,
Albert et l'inconnu depuis sa dernière confession, et elle ne cacha aucune
des émotions involontaires qu'elle avait éprouvées.
Lorsqu'elle eut fini, le vieillard garda le silence assez longtemps pour
troubler et embarrasser Consuelo. Pressé par elle de juger sa conduite et
ses sentiments, il répondit enfin:
«Votre conduite est excusable, presque irréprochable; mais que puis-je
dire de vos sentiments? L'affection soudaine, insurmontable, violente,
qu'on appelle l'amour, est une conséquence des bons ou mauvais instincts
que Dieu a mis ou laissés pénétrer dans les âmes pour leur
perfectionnement ou pour leur punition en cette vie. Les mauvaises lois
humaines qui contrarient presque en toutes choses le voeu de la nature et
les desseins de la Providence font souvent un crime de ce que Dieu avait
inspiré, et maudissent le sentiment qu'il avait béni, tandis qu'elles
sanctionnent des unions infâmes, des instincts immondes. C'est à nous
autres, législateurs d'exception, constructeurs cachés d'une société
nouvelle, de démêler autant que possible l'amour légitime et vrai de
l'amour coupable et vain, afin de prononcer, au nom d'une loi plus pure,
plus généreuse et plus morale que celle du monde, sur le sort que tu
mérites. Voudras-tu t'en remettre à notre décision? nous accorderas-tu le
droit de te lier ou de te délier?
--Vous m'inspirez une confiance absolue, je vous l'ai dit, et je le
répète.
--Eh bien, Consuelo, nous allons délibérer sur cette question de vie et de
mort pour ton âme et pour celle d'Albert.
--Et n'aurai-je pas le droit de faire entendre le cri de ma conscience?
--Oui, pour nous éclairer; moi, qui l'ai entendue, je serai ton avocat.
Il faut que tu me relèves du secret de ta confession.
--Eh quoi! vous ne serez plus le seul confident de mes sentiments intimes,
de mes combats, de mes souffrances?
--Si tu formulais une demande en divorce devant un tribunal, n'aurais-tu
pas des plaintes publiques à faire? Cette souffrance te sera épargnée. Tu
n'as à te plaindre de personne. N'est-il pas plus doux d'avouer l'amour
que de déclarer la haine?
--Suffit-il donc d'éprouver un nouvel amour pour avoir le droit d'abjurer
l'ancien?
--Tu n'as pas eu d'amour pour Albert.
--Il me semble que non; pourtant je n'en jurerais pas.