George Sand

La comtesse de Rudolstadt
--Tu n'en douterais pas si tu l'avais aimé. D'ailleurs, la question que tu
fais porte sa réponse en elle-même. Tout nouvel amour exclut l'ancien par
la force des choses.

--Ne prononcez pas cela trop vite, mon père, dit Consuelo avec un triste
sourire. Pour aimer Albert autrement que _l'autre_, je ne l'en aime pas
moins que par le passé. Qui sait si je ne l'aime pas davantage? Je me sens
prête à lui sacrifier cet inconnu, dont la pensée m'ôte le sommeil et fait
battre mon coeur encore en ce moment où je vous parle.

--N'est-ce pas l'orgueil du devoir, l'ardeur du sacrifice plus que
l'affection, qui te conseillent cette sorte de préférence pour Albert?

--Je ne le crois pas.

--En es-tu bien sûre? Songe que tu es ici loin du monde, à l'abri de ses
jugements, en dehors de toutes ses lois. Si nous te donnons une nouvelle
formule et de nouvelles notions du devoir, persisteras-tu à préférer le
bonheur de l'homme que tu n'aimes pas, à celui de l'homme que tu aimes?

--Ai-je donc jamais dit que je n'aimais pas Albert? s'écria Consuelo avec
vivacité.

--Je ne puis répondre à tes questions que par d'autres questions, ma
fille. Peut-on avoir deux amours à la fois dans le coeur?

--Oui, deux amours différents. On aime à la fois son frère et son époux.

--Mais non son époux et son amant. Les droits de l'époux et du frère sont
différents en effet. Ceux de l'époux et de l'amant seraient les mêmes, à
moins que l'époux ne consentît à redevenir frère. Alors la loi du mariage
serait brisée dans ce qu'elle a de plus mystérieux, de plus intime et de
plus sacré. Ce serait un divorce, moins la publicité. Réponds-moi,
Consuelo; je suis un vieillard au bord de la tombe, et toi un enfant. Je
suis ici comme ton père, comme ton confesseur. Je ne puis alarmer ta
pudeur par cette question délicate, et j'espère que tu y répondras avec
courage. Dans l'amitié enthousiaste qu'Albert t'inspirait, n'y a-t-il pas
toujours eu une secrète et insurmontable terreur à l'idée de ses caresses?

--C'est la vérité, répondit Consuelo en rougissant. Cette idée n'était pas
mêlée ordinairement à celle de son amour, elle y semblait étrangère; mais
quand elle se présentait, le froid de la mort passait dans mes veines.

--Et le souffle de l'homme que tu connais sous le nom de Liverani t'a
donné le feu de la vie?

--C'est encore la vérité. Mais de tels instincts ne doivent-ils pas être
étouffés par notre volonté?

--De quel droit? Dieu te les a-t-il suggérés pour rien? t'a-t-il autorisée
à abjurer ton sexe, à prononcer dans le mariage le voeu de virginité, ou
celui plus affreux et plus dégradant encore du servage? La passivité de
l'esclavage a quelque chose qui ressemble à ta froideur et à
l'abrutissement de la prostitution. Est-il dans les desseins de Dieu qu'un
être tel que toi soit dégradé à ce point? Malheur aux enfants qui naissent
de telles unions! Dieu leur inflige quelque disgrâce, une organisation
incomplète, délirante ou stupide. Ils portent le sceau de la
désobéissance. Ils n'appartiennent pas entièrement à l'humanité, car ils
n'ont pas été conçus selon la loi de l'humanité qui veut une réciprocité
d'ardeur, une communauté d'aspirations entre l'homme et la femme. Là où
cette réciprocité n'existe pas, il n'y a pas d'égalité; et là où l'égalité
est brisée, il n'y a pas d'union réelle. Sois donc certaine que Dieu, loin
de commander de pareils sacrifices à ton sexe, les repousse et lui dénie
le droit de les faire. Ce suicide-là est aussi coupable et plus lâche
encore que le renoncement à la vie. Le voeu de virginité est anti-humain
et anti-social; mais l'abnégation sans l'amour est quelque chose de
monstrueux dans ce sens-là. Penses-y bien, Consuelo, et si tu persistes à
t'annihiler à ce point, réfléchis au rôle que tu réserverais à ton époux,
s'il acceptait ta soumission sans la comprendre. À moins d'être trompé, il
ne l'accepterait jamais, je n'ai pas besoin de te le dire; mais abusé par
ton dévouement, enivré par ta générosité, ne te semblerait-il pas bientôt
étrangement égoïste ou grossier dans sa méprise? Ne le dégraderais-tu pas
à tes propres yeux, ne le dégraderais-tu pas en réalité devant Dieu, en
tendant ce piège à sa candeur, et en lui fournissant cette occasion
presque irrésistible d'y succomber? Où serait sa grandeur, où serait sa
délicatesse, s'il n'apercevait pas la pâleur sur tes lèvres, et les larmes
dans tes yeux? Peux-tu te flatter que la haine n'entrerait pas malgré toi
dans ton coeur, avec la honte et la douleur de n'avoir pas été comprise ou
devinée? Non, femme! vous n'avez pas le droit de tromper l'amour dans
votre sein; vous auriez plutôt celui de le supprimer. Quoi que de cyniques
philosophes aient pu dire sur la condition passive de l'espèce féminine
dans l'ordre de la nature, ce qui distinguera toujours la compagne de
l'homme de celle de la brute, ce sera le discernement dans l'amour et le
droit de choisir. La vanité et la cupidité font de la plupart des mariages
une _prostitution jurée_, selon l'expression des antiques Lollards. Le
dévouement et la générosité peuvent conduire une âme simple à de pareils
résultats. Vierge, j'ai dû t'instruire de ces choses délicates, que la
pureté de ta vie et de tes pensées t'empêchait de prévoir ou d'analyser.
Lorsqu'une mère marie sa fille, elle lui révèle à demi, avec plus ou moins
de sagesse et de pudeur, les mystères qu'elle lui a cachés jusqu'à cette
heure. Une mère t'a manqué, lorsque tu as prononcé, avec un enthousiasme
plus fanatique qu'humain, le serment d'appartenir à un homme que tu aimais
d'une manière incomplète. Une mère t'est donnée aujourd'hui pour
t'assister et t'éclairer dans tes nouvelles résolutions à l'heure du
divorce ou de la sanction définitive de cet étrange hyménée. Cette mère,
c'est moi, Consuelo, moi qui ne suis pas un homme, mais une femme.

--Vous, une femme, dit Consuelo en regardant avec surprise la main maigre
et bleuâtre, mais délicate et vraiment féminine qui avait pris la sienne
pendant ce discours.

--Ce petit vieillard grêle et cassé, reprit le problématique confesseur,
cet être accablé et souffrant, dont la voix éteinte n'a plus de sexe, est
une femme brisée par la douleur, les maladies et les inquiétudes, plus que
par l'âge. Je n'ai pas plus de soixante ans, Consuelo, bien que sous cet
habit, que je ne porte pas hors de mes fonctions d'_Invisible_, j'aie
l'aspect d'un octogénaire cacochyme. Au reste, sous les vêtements de mon
sexe comme sous celui-ci, je ne suis plus qu'une ruine; pourtant j'ai été
une femme grande, forte, belle et d'un extérieur imposant. Mais à trente
ans, j'étais déjà courbée et tremblante comme vous me voyez. Et savez-vous,
mon enfant, la cause de cet abaissement précoce? C'est le malheur dont je
veux vous préserver. C'est une affection incomplète, c'est une union
malheureuse, c'est un épouvantable effort de courage et de résignation qui
m'a attachée dix ans à un homme que j'estimais et que je respectais sans
pouvoir l'aimer. Un homme n'eût pu vous dire quels sont dans l'amour les
droits sacrés et les véritables devoirs de la femme. Ils ont fait leurs
lois et leurs idées sans nous consulter; j'ai pourtant éclairé souvent à
cet égard la conscience de mes associés, et ils ont eu le courage et la
loyauté de m'écouter. Mais, croyez-moi, je savais bien que s'ils ne me
mettaient pas en contact direct avec vous, ils n'auraient pas la clef de
votre coeur, et vous condamneraient peut-être à une éternelle souffrance,
à un complet abaissement, en croyant assurer votre bonheur dans la force
de la vertu. Maintenant ouvrez-moi donc votre âme tout entière. Dites-moi
si ce Liverani...

--Hélas! je l'aime ce Liverani; cela n'est que trop vrai, dit Consuelo en
portant la main de la sibylle mystérieuse à ses lèvres. Sa présence me
cause plus de frayeur encore que celle d'Albert; mais que cette frayeur
est différente et qu'elle est mêlée d'étranges délices! Ses bras sont un
aimant qui m'attire, et son baiser sur mon front me fait entrer dans un
autre monde où je respire, où j'existe autrement que dans celui-ci.

--Eh bien! Consuelo, tu dois aimer cet homme et oublier l'autre. C'est moi
qui prononce ton divorce dès ce moment; c'est mon devoir et mon droit.

--Quoi que vous m'ayez dit, je ne puis accepter cette sentence avant
d'avoir vu Albert, avant qu'il m'ait parlé et dit lui-même qu'il renonce
à moi sans regret, qu'il me rend ma parole sans mépris.

--Tu ne connais pas encore Albert, ou tu le crains; mais moi, je le
connais, j'ai des droits sur lui plus encore que sur toi, et je puis
parler en son nom. Nous sommes seules, Consuelo, et il ne m'est pas
défendu de m'ouvrir à toi entièrement, bien que je fasse partie du conseil
suprême de ceux que leurs plus proches disciples ne connaissent jamais.
Mais ma situation et la tienne sont exceptionnelles; regarde donc mes
traits flétris, et dis-moi s'ils te semblent inconnus.»

En parlant ainsi, la sibylle détacha en même temps son masque et sa fausse
barbe, sa toque et ses faux cheveux, et Consuelo vit une tête de femme
vieillie et souffrante à la vérité, mais d'une beauté de lignes
incomparable, et d'une expression sublime de bonté, de tristesse et de
force. Ces trois habitudes de l'âme, si diverses, et si rarement réunies
dans un même être, se peignaient dans le vaste front, dans le sourire
maternel et dans le profond regard de l'inconnue. La forme de sa tête et
la base de son visage annonçaient une grande puissance d'organisation
primitive; mais les ravages de la douleur n'étaient que trop visibles, et
une sorte de tremblement nerveux faisait vaciller cette belle tête, qui
rappelait celle de Niobé expirante ou plutôt celle de Marie défaillante au
pied de la croix. Des cheveux gris fins et lisses comme de la soie vierge,
séparés sur son large front, et serrés en minces bandeaux sur ses tempes,
complétaient la noble étrangeté de cette figure saisissante. À cette
époque toutes les femmes portaient leurs cheveux poudrés et crêpés,
relevés en arrière, et laissant à découvert le front nu et hardi. La
sibylle avait noué les siens de la manière la moins embarrassante sous son
déguisement, sans songer qu'elle adoptait la plus harmonieuse à la coupe
et à l'expression de son visage. Consuelo la contempla longtemps avec
respect et admiration: puis tout à coup, frappée de surprise, elle s'écria
en lui saisissant les deux mains:

«Oh! mon Dieu, comme vous lui ressemblez!

--Oui, je ressemble à Albert, ou plutôt Albert me ressemble
prodigieusement, répondit-elle; mais n'as-tu jamais vu un portrait de
moi?» Et, voyant que Consuelo faisait des efforts de mémoire, elle ajouta
pour l'aider:

«Un portrait qui m'a ressemblé autant qu'il est permis à l'art d'approcher
de la réalité, et dont aujourd'hui je ne suis plus que l'ombre; un grand
portrait de femme, jeune, fraîche, brillante, avec un corsage de brocart
d'or chargé de fleurs en pierreries, un manteau de pourpre, et des cheveux
noirs s'échappant de noeuds de rubis et de perles pour retomber en boucles
sur les épaules: c'est le costume que je portais il y a plus de quarante
ans, le lendemain de mon mariage. J'étais belle, mais je ne devais pas
l'être longtemps; j'avais déjà la mort dans l'âme.

--Le portrait dont vous parlez, dit Consuelo en pâlissant, est au château
des Géants dans la chambre qu'habitait Albert... C'est celui de sa mère
qu'il avait à peine connue, et qu'il adorait pourtant... et qu'il croyait
voir et entendre dans ses extases. Seriez-vous donc une proche parente de
la noble Wanda de Prachatitz, et par conséquent...

--Je suis Wanda de Prachatitz elle-même, répondit la sibylle en retrouvant
quelque fermeté dans sa voix et dans son attitude; je suis la mère
d'Albert, et la veuve de Christian de Rudolstadt; je suis la descendante
de Jean Ziska du Calice, et la belle-mère de Consuelo; mais je ne veux
plus être que son amie et sa mère adoptive, parce que Consuelo n'aime pas
Albert, et qu'Albert ne doit pas être heureux au prix du bonheur de sa
compagne.

--Sa mère! vous, sa mère! s'écria Consuelo tremblante en tombant aux
genoux de Wanda. Êtes-vous donc un spectre? N'étiez-vous pas pleurée comme
morte au château des Géants?

--Il y a vingt-sept ans, répondit la sibylle, que Wanda de Prachatitz,
comtesse de Rudolstadt, a été ensevelie au château des Géants, dans la
même chapelle et sous la même dalle où Albert de Rudolstadt, atteint de la
même maladie et sujet aux mêmes crises cataleptiques, fut enseveli l'année
dernière, victime de la même erreur. Le fils ne se fût jamais relevé de
cet affreux tombeau, si la mère, attentive au danger qui le menaçait,
n'eût veillé, invisible, sur son agonie, et n'eût présidé avec angoisse à
son inhumation. C'est sa mère qui a sauvé un être encore plein de force et
de vie, des vers du sépulcre auquel on l'avait déjà abandonné; c'est sa
mère qui l'a arraché au joug de ce monde où il n'avait que trop vécu et où
il ne pouvait plus vivre, pour le transporter dans ce monde mystérieux,
dans cet asile impénétrable où elle-même avait recouvré, sinon la santé du
corps, du moins la vie de l'âme. C'est une étrange histoire, Consuelo, et
il faut que tu la connaisses pour comprendre celle d'Albert, sa triste vie,
sa mort prétendue, et sa miraculeuse résurrection. Les Invisibles
n'ouvriront la séance de ton initiation qu'à minuit. Écoute-moi donc, et
que l'émotion de ce bizarre récit te prépare à celles qui t'attendent
encore.




XXXIII.


«Riche, belle et d'illustre naissance, je fus mariée à vingt ans au comte
Christian, qui en comptait déjà plus de quarante. Il eût pu être mon père,
et m'inspirait de l'affection et du respect; de l'amour, point. J'avais
été élevée dans l'ignorance de ce que peut être un pareil sentiment dans
la vie d'une femme. Mes parents, austères Luthériens, mais forcés de
pratiquer leur culte le moins ostensiblement possible, avaient dans leurs
habitudes et dans leurs idées une rigidité excessive et une grande force
d'âme. Leur haine pour l'étranger, leur révolte intérieure contre le joug
religieux et politique de l'Autriche, leur attachement fanatique aux
antiques libertés de la patrie, avaient passé dans mon sein, et ces
passions suffisaient à ma fière jeunesse. Je n'en soupçonnais pas d'autres,
et ma mère, qui n'avait jamais connu que le devoir, eût cru faire un
crime en me les laissant pressentir. L'empereur Charles, père de
Marie-Thérèse, persécuta longtemps ma famille pour cause d'hérésie, et mit
notre fortune, notre liberté, et presque notre vie à prix. Je pouvais
racheter mes parents en épousant un seigneur catholique dévoué à l'empire,
et je me sacrifiai avec une sorte d'orgueil enthousiaste. Parmi ceux qui
me furent désignés, je choisis le comte Christian, parce que son caractère
doux, conciliant, et même faible en apparence, me donnait l'espérance de
le convertir secrètement aux idées politiques de ma famille. Ma famille
accepta mon dévouement et le bénit. Je crus que je serais heureuse par la
vertu; mais le malheur, dont on comprend la portée et dont on sent
l'injustice n'est pas un milieu où l'âme puisse aisément se développer; je
reconnus bientôt que le sage et calme Christian cachait sous sa douceur
bienveillante une obstination invincible, un attachement opiniâtre aux
coutumes de sa caste et aux préjugés de son entourage, une sorte de haine
miséricordieuse et de mépris douloureux pour toute idée de combat et de
résistance aux choses établies. Sa soeur Wenceslawa, tendre, vigilante,
généreuse, mais rivée plus encore que lui aux petitesses de sa dévotion et
à l'orgueil de son rang, me fut une société à la fois douce et amère; une
tyrannie caressante, mais accablante; une amitié dévouée, mais irritante
au dernier point. Je souffris mortellement de cette absence de rapports
sympathiques et intellectuels avec des êtres que j'aimais pourtant, mais
dont le contact me tuait, dont l'atmosphère me desséchait lentement. Vous
savez l'histoire de la jeunesse d'Albert, ses enthousiasmes comprimés, sa
religion incomprise, ses idées évangéliques taxées d'hérésie et de
démence. Ma vie fut un prélude de la sienne, et vous avez dû entendre
échapper quelquefois dans la famille de Rudolstadt des exclamations
d'effroi et de douleur sur cette ressemblance funeste du fils et de la
mère, au moral comme au physique.

«L'absence d'amour fut le plus grand mal de ma vie, et c'est de lui que
dérivèrent tous les autres. J'aimais Christian d'une forte amitié; mais
rien en lui ne pouvait m'inspirer d'enthousiasme, et une affection
enthousiaste m'eût été nécessaire pour comprimer cette profonde désunion
de nos intelligences. L'éducation religieuse et sévère que j'avais reçue
ne me permettait pas de séparer l'intelligence de l'amour. Je me dévorais
moi-même. Ma santé s'altéra; une excitation extraordinaire s'empara de mon
système nerveux; j'eus des hallucinations, des extases qu'on appela des
accès de folie, et qu'on cacha avec soin au lieu de chercher à me guérir.
On tenta pourtant de me distraire et de me mener dans le monde, comme si
des bals, des spectacles et des fêtes eussent pu me tenir lieu de
sympathie, d'amour et de confiance. Je tombai si malade à Vienne, qu'on me
ramena au château des Géants. Je préférais encore ce triste séjour, les
exorcismes du chapelain et la cruelle amitié de la chanoinesse à la cour
de nos tyrans.

«La perte consécutive de mes cinq enfants me porta les derniers coups.
Il me sembla que le ciel avait maudit mon union; je désirai la mort avec
énergie. Je n'espérais plus rien de la vie. Je m'efforçais de ne point
aimer Albert, mon dernier-né, persuadée qu'il était condamné comme les
autres, et que mes soins ne pourraient pas le sauver.

«Un dernier malheur vint porter au comble l'exaspération de mes facultés.
J'aimai, je fus aimée, et l'austérité de mes principes me contraignit de
refouler en moi jusqu'à l'aveu intérieur de ce sentiment terrible. Le
médecin qui me soignait dans mes fréquentes et douloureuses crises était
moins jeune en apparence, et moins beau que Christian. Ce ne furent donc
pas les grâces de la personne qui m'émurent, mais la sympathie profonde de
nos âmes, la conformité d'idées ou du moins d'instincts religieux et
philosophiques, un rapport incroyable de caractères. Marcus, je ne puis
vous le désigner que par ce prénom, avait la même énergie, la même
activité d'esprit, le même patriotisme que moi. C'était de lui qu'on
pouvait dire aussi bien que de moi ce que Shakspeare met dans la bouche de
Brutus: «Je ne suis pas de ces hommes qui supportent l'injustice avec un
visage serein.» La misère et l'abaissement du pauvre, le servage, les lois
despotiques et leurs abus monstrueux, tous les droits impies de la
conquête, soulevaient en lui des tempêtes d'indignation. Oh! que de
torrents de larmes nous avons versés ensemble sur les maux de notre patrie
et sur ceux de la race humaine, partout asservie ou trompée! ici abrutie
par l'ignorance, là décimée par la rapacité des cupides, ailleurs
violentée et dégradée par les ravages de la guerre, avilie et infortunée
sur toute la face de la terre. Cependant Marcus, plus instruit que moi,
concevait un remède à tant de maux, et m'entretenait souvent de projets
étranges et mystérieux pour organiser une conspiration universelle contre
le despotisme et l'intolérance. J'écoutais ses desseins comme des rêves
romanesques. Je n'espérais plus; j'étais trop malade et trop brisée pour
croire à l'avenir. Il m'aima ardemment; je le vis, je le sentis, je
partageai sa passion: et pourtant, durant cinq années d'amitié apparente
et de chaste intimité, nous ne nous révélâmes jamais l'un à l'autre le
funeste secret qui nous unissait. Il n'habitait point ordinairement le
Boehmer-Wald; du moins il faisait de fréquentes absences sous prétexte
d'aller donner des soins à des clients éloignés, et, dans le fait, pour
organiser cette conjuration dont il me parlait sans cesse sans me
persuader de ses résultats. Chaque fois que je le revoyais, je me sentais
plus enflammée pour son génie, son courage et sa persévérance. Chaque fois
qu'il revenait, il me retrouvait plus affaiblie, plus rongée par un feu
intérieur, plus dévastée par la souffrance physique.

«Durant une de ses absences, j'eus d'effroyables convulsions auxquelles
l'ignorant et vaniteux docteur Wetzelius que vous connaissez, et qui me
soignait en son absence, donna le nom de _fièvre maligne_. À la suite de
ces crises, je tombai dans un anéantissement complet qu'on prit pour la
mort. Mon pouls ne battait plus; ma respiration était insensible.
Cependant j'avais toute ma connaissance; j'entendis les prières du
chapelain et les larmes de ma famille. J'entendis les cris déchirants de
mon seul enfant, de mon pauvre Albert, et je ne pus faire un mouvement; je
ne pus pas même le voir. On m'avait fermé les yeux, il m'était impossible
de les rouvrir. Je me demandais si c'était là la mort, et si l'âme, privée
de ses moyens d'action sur le cadavre, conservait dans le trépas les
douleurs de la vie et l'épouvante du tombeau. J'entendis des choses
terribles autour de mon lit de mort; le chapelain, essayant de calmer les
regrets vifs et sincères de la chanoinesse, lui disait qu'il fallait
remercier Dieu de toutes choses, et que c'était un grand bonheur pour mon
mari d'être délivré des angoisses de ma continuelle agonie et des orages
de mon âme réprouvée. Il ne se servait pas de mots aussi durs, mais le
sens était le même, et la chanoinesse l'écoutait et se rendait peu à peu.
Je l'entendis même ensuite essayer de consoler Christian avec les mêmes
arguments, encore plus adoucis par l'expression, mais tout aussi cruels
pour moi. J'entendais distinctement, je comprenais affreusement. C'était,
pensait-on, la volonté de Dieu que je n'élevasse pas mon fils, et qu'il
fût soustrait dans son jeune âge au poison de l'hérésie dont j'étais
infectée. Voilà ce qu'on trouvait à dire à mon époux lorsqu'il s'écriait,
en pressant Albert sur son sein: «Pauvre enfant, que deviendras-tu sans ta
mère!» La réponse du chapelain était: «Vous l'élèverez selon Dieu!»

«Enfin, après trois jours d'un désespoir immobile et muet, je fus portée
dans la tombe, sans avoir recouvré la force de faire un mouvement, sans
avoir perdu un instant la certitude de l'épouvantable mort qu'on allait me
donner! On me couvrit de diamants, on me revêtit de mes habits de
fiançailles, les habits magnifiques que vous m'avez vus dans mon portrait.
On me plaça une couronne de fleurs sur la tête, un crucifix d'or sur la
poitrine, et on me déposa dans une longue cuvette de marbre blanc, taillée
dans le pavé souterrain de la chapelle. Je ne sentis ni le froid ni le
manque d'air; je ne vivais que par la pensée.

«Marcus arriva une heure après. Sa consternation lui ôta d'abord toute
réflexion. Il vint machinalement se prosterner sur ma tombe: on l'en
arracha; il y revint dans la nuit. Cette fois il s'était armé d'un marteau
et d'un levier. Une pensée sinistre avait traversé son esprit. Il
connaissait mes crises léthargiques; il ne les avait jamais vues aussi
longues, aussi complètes; mais, de quelques instants de cet état bizarre
observés par lui, il concluait à la possibilité d'une effroyable erreur.
Il ne se fiait point à la science de Wetzelius. Je l'entendis marcher
au-dessus de ma tête; je reconnus son pas. Le bruit du fer qui soulevait
la dalle me fit tressaillir, mais je ne pus faire entendre un cri, un
gémissement. Quand il souleva le voile qui couvrait mon visage, j'étais
tellement exténuée par les efforts que je venais de faire pour l'appeler,
que je semblais plus morte que jamais. Il hésita longtemps; il interrogea
mille fois mon souffle éteint, mon coeur et mes mains glacés. J'avais la
raideur d'un cadavre. Je l'entendis murmurer d'une voix déchirante: «C'en
est donc fait! plus d'espoir! Morte, morte!... Ô Wanda!» Il laissa
retomber le voile, mais il ne replaça pas la pierre. Un silence
épouvantable régnait de nouveau. Était-il évanoui? M'abandonnait-il, lui
aussi, oubliant, dans l'horreur que lui inspirait la vue de ce qu'il avait
aimé, de refermer mon sépulcre?

«Marcus, plongé dans une sombre méditation, formait un projet lugubre
comme sa douleur, étrange comme son caractère. Il voulait dérober mon
corps aux outrages de la destruction. Il voulait l'emporter secrètement,
l'embaumer, le sceller dans un cercueil de métal, le conserver toujours à
ses côtés. Il se demandait s'il aurait ce courage; et tout à coup, dans
une sorte de transport fanatique, il se dit qu'il l'aurait. Il me prit
dans ses bras, et, sans savoir si ses forces lui permettraient d'emporter
un cadavre jusqu'à sa demeure qui était éloignée de plus d'une lieue, il
me déposa sur le pavé, et replaça la dalle avec le terrible sang-froid
qu'on a souvent dans les actes du délire. Ensuite il m'enveloppa et me
cacha entièrement avec son manteau, et sortit du château, qu'on ne fermait
pas alors avec le même soin qu'aujourd'hui, parce que des bandes de
malfaiteurs, désespérées par la guerre, ne s'étaient pas encore montrées
aux environs. J'étais devenue si maigre, que je n'étais pas, à vrai dire,
un bien pesant fardeau. Marcus traversa les bois, en choisissant les
sentiers les moins fréquentés. Il me déposa plusieurs fois sur les rochers,
accablé de douleur et d'épouvante plus encore que de fatigue. Il m'a dit
depuis que, plus d'une fois, il avait eu horreur de ce rapt d'un cadavre,
et qu'il avait été tenté de me reporter dans ma tombe. Enfin il arriva
chez lui, pénétra sans bruit par son jardin, et me porta, sans être vu de
personne, dans un pavillon isolé dont il avait fait un cabinet d'études.
C'est là seulement que la joie de me voir sauvée, le premier mouvement de
joie que j'eusse eu depuis dix ans, délia ma langue, et que je pus
articuler une faible exclamation.

«Une nouvelle crise violente succéda à cet affaissement. Je retrouvai tout
à coup une force exubérante; je poussai des cris, des rugissements. La
servante et le jardinier de Marcus accoururent, croyant qu'on
l'assassinait. Il eut la présence d'esprit de se jeter au-devant d'eux, en
leur disant qu'une dame était venue accoucher en secret chez lui, et qu'il
tuerait quiconque essaierait de la voir, de même qu'il chasserait celui
qui aurait le malheur d'en dire un mot. Cette feinte réussit. Je fus
dangereusement malade dans ce pavillon durant trois jours. Marcus, enfermé
avec moi, m'y soigna avec un zèle et une intelligence dignes de sa
volonté. Lorsque je fus sauvée et que je pus rassembler mes idées, je me
jetai dans ses bras avec terreur en songeant qu'il fallait nous séparer.

«Ô Marcus! m'écriai-je, pourquoi ne m'avez-vous pas laissée mourir ici,
dans vos bras! Si vous m'aimez, tuez-moi; retourner dans ma famille est
pour moi pire que la mort.

«--Madame, me répondit-il avec fermeté, vous n'y retournerez jamais, j'en
ai fait le serment à Dieu et à moi-même. Vous n'appartenez plus qu'à moi.
Vous ne me quitterez plus, ou vous ne sortirez d'ici qu'en passant sur mon
cadavre.»

Cette terrible résolution m'épouvanta et me charma en même temps. J'étais
trop troublée et trop affaiblie pour en sentir la portée. Je l'écoutai
avec la soumission à la fois craintive et confiante d'un enfant. Je me
laissai soigner, guérir, et peu à peu je m'habituai à l'idée de ne jamais
retourner à Riesenburg, et de ne jamais démentir les apparences de ma
mort. Marcus déploya pour me convaincre une éloquence exaltée. Il me dit
que je ne pouvais pas vivre dans ce mariage, et que je n'avais pas le
droit d'y aller subir une mort certaine. Il me jura qu'il avait les moyens
de me soustraire à la vue des hommes pendant longtemps, et pendant toute
ma vie à celle des personnes qui me connaissaient. Il me promit de veiller
sur mon fils, et de me ménager les moyens de le voir en secret. Il me
donna même des garanties certaines de ces possibilités étranges, et je me
laissai convaincre. Je consentis à partir avec lui pour ne jamais
redevenir la comtesse de Rudolstadt.

«Mais au moment où nous allions partir, dans la nuit, on vint chercher
Marcus pour secourir Albert qu'on disait dangereusement malade. La
tendresse maternelle, que le malheur semblait avoir étouffée, se réveilla
dans mon sein. Je voulus suivre Marcus à Riesenburg; aucune puissance
humaine, pas même la sienne, n'eût pu m'en dissuader. Je montai dans sa
voiture, et, enveloppée d'un long voile, j'attendis avec anxiété, à
quelque distance du château, qu'il allât voir mon fils, et qu'il m'en
rapportât des nouvelles. Il revint bientôt en effet, m'assura que l'enfant
n'était point en danger, et voulut me ramener chez lui, afin de retourner
passer la nuit auprès d'Albert. Je ne pus m'y décider. Je voulus
l'attendre encore, cachée derrière les sombres murailles du château,
tremblante et agitée, tandis qu'il retournait soigner mon fils. À peine
fus-je seule, que mille inquiétudes me dévorèrent le coeur. Je m'imaginai
que Marcus me cachait la véritable situation d'Albert, que peut-être il
était mourant, qu'il allait expirer sans avoir reçu mon dernier baiser.
Dominée par cette persuasion funeste, je m'élançai sous le portique du
château; un valet, que je rencontrai dans la cour, laissa tomber son
flambeau, et s'enfuit en se signant. Mon voile cachait mes traits, mais
l'apparition d'une femme au milieu de la nuit suffisait pour réveiller les
idées superstitieuses de ces crédules serviteurs. On ne doutait pas que je
fusse l'ombre de la malheureuse et impie comtesse Wanda. Un hasard
inespéré voulut que je pusse pénétrer jusqu'à la chambre de mon fils sans
rencontrer d'autres personnes, et que la chanoinesse fût sortie en cet
instant pour chercher quelque médicament ordonné par Marcus. Mon mari,
suivant sa coutume, avait été prier dans son oratoire, au lieu d'agir pour
conjurer le danger. Je me précipitai sur mon fils, je le pressai sur mon
sein. Il n'eut point peur de moi, il me rendit mes caresses; il n'avait
pas compris ma mort. En ce moment le chapelain parut au seuil de la
chambre. Marcus pensa que tout était perdu. Cependant, avec une rare
présence d'esprit, il se tint immobile et parut ne point me voir à côté de
lui. Le chapelain prononça, d'une voix entrecoupée, quelques paroles
d'exorcisme, et tomba évanoui avant d'avoir osé faire un pas vers moi.
Alors je me résignai à fuir par une autre porte, et je regagnai, dans les
ténèbres, l'endroit où Marcus m'avait laissée. J'étais rassurée, j'avais
vu Albert soulagé, ses petites mains étaient tièdes, et le feu de la
fièvre n'était plus sur ses joues. L'évanouissement et la frayeur du
chapelain furent attribués à une vision. Il soutint m'avoir vue auprès de
Marcus, tenant mon fils dans mes bras. Marcus soutint n'avoir rien vu du
tout. Albert s'était endormi. Mais le lendemain, il me redemanda, et les
nuits suivantes, convaincu que je n'étais pas endormie pour toujours,
comme on tâchait de le lui persuader, il rêva de moi, crut me voir encore,
et m'appela à plusieurs reprises. À partir de ce moment, l'enfance
d'Albert fut étroitement surveillée, et les âmes superstitieuses de
Riesenburg firent maintes prières pour conjurer les funestes assiduités de
mon fantôme autour de son berceau.

«Marcus me ramena chez lui avant le jour. Nous retardâmes encore notre
départ d'une semaine, et quand mon fils fut entièrement rétabli, nous
quittâmes la Bohême. Depuis ce temps j'ai mené une vie errante et
mystérieuse. Toujours cachée dans mes gîtes, toujours voilée dans mes
voyages, portant un nom supposé, et n'ayant pendant bien longtemps d'autre
confident au monde que Marcus, j'ai passé plusieurs années avec lui en
pays étranger. Il entretenait une correspondance suivie avec un ami qui le
tenait au courant de tout ce qui se passait à Riesenburg, et qui lui
donnait d'amples détails sur la santé, sur le caractère, sur l'éducation
de mon fils. L'état déplorable de ma santé m'autorisait à mener la vie la
plus retirée et à ne voir personne. Je passais pour la soeur de Marcus, et
je vécus plusieurs années au fond de l'Italie, dans une villa isolée,
tandis que, pendant une partie de chaque année, Marcus continuait ses
voyages, et poursuivait l'accomplissement de ses vastes projets.

«Je ne fus point la maîtresse de Marcus; j'étais restée sous l'empire de
mes scrupules religieux, et il me fallut plus de dix années de méditations
pour concevoir les droits de l'être humain à secouer le joug des lois sans
pitié et sans intelligence qui régissent la société humaine. Étant censée
morte, et ne voulant pas risquer la liberté que j'avais si chèrement
conquise, je ne pouvais invoquer aucun pouvoir religieux ou civil pour
rompre mon mariage avec Christian, et je n'eusse d'ailleurs pas voulu
réveiller ses douleurs assoupies. Il ne savait pas combien j'avais été
malheureuse avec lui; il me croyait descendue, pour mon bonheur, pour la
paix de sa famille et pour le salut de son fils, dans le repos de la
tombe. Dans cette situation, je me regardais comme éternellement condamnée
à lui être fidèle. Plus tard, quand, par les soins de Marcus, les
disciples d'une foi nouvelle se furent réunis et constitués secrètement en
pouvoir religieux, quand j'eus assez modifié mes idées pour accepter ce
nouveau concile et entrer dans cette nouvelle Église qui eût pu prononcer
mon divorce et consacrer notre union, il n'était plus temps. Marcus,
fatigué de mon opiniâtreté, avait senti le bien d'aimer ailleurs, et je
l'y avais héroïquement poussé. Il était marié; j'étais l'amie de sa femme:
cependant, il ne fut point heureux. Cette femme n'avait pas l'esprit et le
coeur assez grands pour satisfaire l'esprit et le coeur d'un homme tel que
lui. Il n'avait pu lui faire comprendre ses plans; il se garda de
l'initier à son succès. Elle mourut au bout de quelques années sans avoir
deviné que Marcus m'aimait toujours. Je la soignai à son agonie; je lui
fermai les yeux sans avoir aucun reproche à me faire envers elle, sans me
réjouir de voir disparaître cet obstacle à ma longue et cruelle passion.
La jeunesse avait fui; j'étais brisée; j'avais eu une vie trop grave et
trop austère pour m'en départir lorsque l'âge commençait à blanchir mes
cheveux. J'entrai enfin dans le calme de la vieillesse, et je sentis
profondément tout ce qu'il y a d'auguste et de sacré dans cette phase de
notre vie de femme. Oui, notre vieillesse comme toute notre vie, quand
nous la comprenons bien, a quelque chose de plus sérieux que celle de
l'homme. Ils peuvent tromper le cours des années; ils peuvent aimer encore
et devenir pères dans un âge plus avancé que nous, au lieu que la nature
nous marque un terme après lequel il y a je ne sais quoi de monstrueux et
d'impie à vouloir réveiller l'amour, et empiéter par de ridicules délires
sur les brillants privilèges de la génération qui déjà nous succède et
nous efface. Les leçons et les exemples qu'elle attend de nous d'ailleurs
en ce moment solennel, demandent une vie de contemplation et de
recueillement que les agitations de l'amour troubleraient sans fruit. La
jeunesse peut s'inspirer de sa propre ardeur et y trouver de hautes
révélations. L'âge mûr n'a plus commerce avec Dieu que dans l'auguste
sérénité qui lui est accordée comme un dernier bienfait. Dieu lui-même
l'aide doucement et par une insensible transformation à entrer dans cette
voie. Il prend soin d'apaiser nos passions et de les changer en amitiés
paisibles; il nous ôte le prestige de la beauté, éloignant ainsi de nous
les dangereuses tentations. Rien n'est donc si facile que de vieillir,
quoi qu'en disent et quoi qu'en pensent toutes ces femmes malades d'esprit
qu'on voit s'agiter dans le monde, en proie à une sorte de fureur obstinée
pour cacher aux autres et à elles-mêmes la décadence de leurs charmes, et
la fin de leur mission en tant que femmes. Hé quoi! l'âge nous ôte notre
sexe, il nous dispense des labeurs terribles de la maternité, et nous ne
reconnaîtrions pas que c'est le moment de nous élever à une sorte d'état
angélique? Mais, ma chère fille, vous êtes si loin de ce terme effrayant
et pourtant désirable comme le port après la tempête, que toutes mes
réflexions à ce sujet sont hors de propos: qu'elles vous servent donc
seulement à comprendre mon histoire. Je restai ce que j'avais toujours
été, la soeur de Marcus, et ces émotions comprimées, ces désirs vaincus qui
avaient torturé notre jeunesse, donnèrent au moins à l'amitié de l'âge mûr
un caractère de force et de confiance enthousiaste qui ne se rencontre pas
dans les vulgaires amitiés.

«Je ne vous ai encore rien dit, d'ailleurs, des travaux d'esprit et des
occupations sérieuses qui, durant les quinze premières années, nous
empêchèrent d'être absorbés par nos souffrances, et qui, depuis ce temps,
nous ont empêchés de les regretter. Vous en connaissez la nature, le but
et le résultat; vous y avez été initiée la nuit dernière; vous le serez
plus encore ce soir par l'organe des Invisibles. Je puis vous dire
seulement que Marcus siège parmi eux, et qu'il a lui-même formé leur
conseil secret et organisé toute leur société avec le concours d'un prince
vertueux, dont toute la fortune est consacrée à l'entreprise mystérieuse
et grandiose que vous connaissez. J'y ai consacré également toute ma vie
depuis quinze ans. Après douze années d'absence, j'étais trop oubliée
d'une part, trop changée de l'autre, pour ne pouvoir pas reparaître en
Allemagne. La vie étrange qui convient à certaines fonctions de notre
ordre favorisait d'ailleurs mon incognito. Chargée, non pas de l'active
propagande, qui est réservée à votre vie d'éclat, mais des secrètes
missions que ma prudence pouvait exercer, j'ai fait quelques voyages que
je vous raconterai tout à l'heure. Et depuis lors, j'ai vécu ici tout à
fait cachée, exerçant en apparence les fonctions obscures de gouvernante
d'une partie de la maison du prince, mais ne m'occupant en effet
sérieusement que de l'oeuvre secrète, tenant une vaste correspondance au
nom du conseil avec tous les affiliés importants, les recevant ici, et
présidant souvent leurs conférences, seule avec Marcus, lorsque le prince
et les autres chefs suprêmes étaient absents, enfin exerçant en tout temps
une influence assez marquée sur celles de leurs décisions qui semblaient
appeler les vues délicates et le sens particulier dont est doué l'esprit
féminin. A part les questions philosophiques qui s'agitent et se pèsent
ici, et desquelles, du reste, j'ai acquis par la maturité de mon
intelligence, le droit de n'être pas écartée, il y a souvent des questions
de sentiment à débattre et à juger. Vous pensez bien que, dans nos
tentatives au dehors, nous rencontrons souvent le concours ou l'obstacle
des passions particulières, de l'amour, de la haine, de la jalousie. J'ai
eu par l'intermédiaire de mon fils, j'ai même eu en personne et sous les
travestissements fort à la mode dans les cours auprès des femmes, de
magicienne ou d'inspirée, des relations fréquentes avec la princesse
Amélie de Prusse, avec l'intéressante et malheureuse princesse de
Culmbach, enfin avec la jeune margrave de Bareith, soeur de Frédéric. Nous
devions conquérir ces femmes par le coeur plus encore que par l'esprit.
J'ai travaillé noblement, j'ose le dire, à nous les attacher, et j'y ai
réussi. Mais cette face de ma vie n'est pas celle dont je veux vous
entretenir. Dans vos futures entreprises, vous retrouverez ma trace, et
vous continuerez ce que j'ai commencé. Je veux vous parler d'Albert, et
vous raconter tout le côté de son existence que vous ne connaissez pas.
Nous en avons encore le temps. Prêtez-moi encore un peu d'attention. Vous
comprendrez comment j'ai enfin connu, dans cette vie terrible et bizarre
que je me suis faite, des émotions tendres et des joies maternelles.




XXXIV.


«Informée minutieusement, par les soins de Marcus, de tout ce qui se
passait au château des Géants, je n'eus pas plus tôt appris la résolution
que l'on avait prise de faire voyager Albert, et la direction qu'il devait
suivre, que je courus me mettre sur son passage. Ce fut l'époque de ces
voyages dont je vous parlais tout à l'heure, et dans plusieurs desquels
Marcus m'accompagna. Le gouverneur et les domestiques qu'on avait donnés à
Albert ne m'avaient point connue; je ne craignais donc point leurs
regards. J'étais si impatiente de voir mon fils, que j'eus bien de la
peine à m'en abstenir, en voyageant derrière lui à quelques heures de
distance, et à gagner ainsi Venise, où il devait faire sa première
station. Mais j'étais résolue à ne point me montrer à lui sans une espèce
de solennité mystérieuse; car mon but n'était pas seulement l'ardent
instinct maternel qui me poussait dans ses bras, j'avais un dessein plus
sérieux, un devoir plus maternel encore à remplir; je voulais arracher
Albert aux superstitions étroites dans lesquelles on avait essayé de
l'enlacer. Je devais m'emparer de son imagination, de sa confiance, de son
esprit, de son âme tout entière. Je le croyais fervent catholique, et à
cette époque il l'était en apparence. Il suivait régulièrement toutes les
pratiques extérieures du culte romain. Les personnes qui avaient informé
Marcus de ces détails ignoraient le fond du coeur d'Albert. Son père et sa
tante ne le connaissaient guère davantage. Ils ne trouvaient à lui
reprocher qu'un rigorisme farouche, une manière trop naïve et trop ardente
d'interpréter l'Évangile. Ils ne comprenaient pas que, dans sa logique
rigide, et dans sa loyale candeur, mon noble enfant, obstiné à la pratique
du vrai christianisme, était déjà un hérétique passionné, incorrigible.
J'étais un peu effrayée de ce gouverneur jésuite qu'on avait attaché à ses
pas; je craignais de ne pouvoir l'approcher sans être observée et
contrariée par un Argus fanatique. Mais je sus bientôt que l'indigne abbé
*** ne s'occupait pas même de sa santé, et qu'Albert, négligé aussi par
des valets auxquels il lui répugnait de commander, vivait à peu près seul
et livré à lui-même dans toutes les villes où il faisait quelque séjour.
J'observais avec anxiété tous ses mouvements. Logée à Venise dans le même
hôtel que lui, je le rencontrai enfin seul et rêveur dans les escaliers,
dans les galeries, sur les quais. Oh! vous pouvez bien deviner comme mon
coeur battit à sa vue, comme mes entrailles s'émurent, et quels torrents
de larmes s'échappèrent de mes yeux consternés et ravis! Il me semblait si
beau, si noble, et si triste, hélas! cet unique objet permis à mon amour
sur la terre! je le suivis avec précaution. La nuit approchait. Il entra
dans l'église de Saints-Jean-et-Paul, une austère basilique remplie de
tombeaux que vous connaissez bien sans doute. Albert s'agenouilla dans un
coin; je m'y glissai avec lui: je me cachai derrière une tombe. L'église
était déserte; l'obscurité devenait à chaque instant plus profonde. Albert
était immobile comme une statue. Cependant il paraissait plongé dans la
rêverie plutôt que dans la prière. La lampe du sanctuaire éclairait
faiblement ses traits. Il était si pâle! j'en fus effrayée. Son oeil fixe,
ses lèvres entr'ouvertes, je ne sais quoi de désespéré dans son attitude
et dans sa physionomie, me brisèrent le coeur; je tremblais comme la
flamme vacillante de la lampe. Il me semblait que si je me révélais à lui
en cet instant, il allait tomber anéanti. Je me rappelai tout ce que
Marcus m'avait dit de sa susceptibilité nerveuse et du danger des brusques
émotions sur une organisation aussi impressionnable. Je sortis pour ne pas
céder aux élans de mon amour. J'allai l'attendre sous le portique. J'avais
jeté sur mes vêtements, d'ailleurs fort simples et fort sombres, une mante
brune dont le capuchon cachait mon visage et me donnait l'aspect d'une
femme du peuple de ce pays. Lorsqu'il sortit, je fis involontairement un
pas vers lui; il s'arrêta, et, me prenant pour une mendiante, il prit au
hasard une pièce d'or dans sa poche, et me la présenta. Oh! avec quel
orgueil et quelle reconnaissance je reçus cette aumône! Tenez, Consuelo,
c'est un sequin de Venise; je l'ai fait percer pour y passer une chaîne,
et je le porte toujours sur mon sein comme un bijou précieux, comme une
relique. Il ne m'a jamais quittée depuis ce jour-là, ce gage que la main
de mon enfant avait sanctifié. Je ne fus pas maîtresse de mon transport;
je saisis cette main chérie, et je la portai à mes lèvres. Il la retira
avec une sorte d'effroi; elle était trempée de mes pleurs.

«--Que faites-vous, femme? me dit-il d'une voix dont le timbre pur et
sonore retentit jusqu'au fond de mes os. Pourquoi me bénissez-vous ainsi
pour un si faible don? Sans doute vous êtes bien malheureuse, et je vous
ai donné trop peu. Que vous faut-il pour ne plus souffrir? Parlez. Je veux
vous consoler; j'espère que je le pourrai.»

«Et il prit dans ses mains, sans le regarder, tout l'or qu'il avait sur
lui.

«--Tu m'as assez donné, bon jeune homme, lui répondis-je; je suis
satisfaite.

«--Mais pourquoi pleurez-vous, me dit-il, frappé des sanglots qui
étouffaient ma voix: vous avez donc quelque chagrin auquel ma richesse
ne peut remédier?

«--Non, repris-je, je pleure d'attendrissement et de joie.

«--De joie! Il y a donc des larmes de joie? et de telles larmes pour une
pièce d'or! Ô misère humaine! Femme, prends tout le reste, je t'en prie;
mais ne pleure pas de joie. Songe à tes frères les pauvres, si nombreux,
si avilis, si misérables, et que je ne puis pas soulager tous!»

«Il s'éloigna en soupirant. Je n'osai pas le suivre, de peur de me trahir.
Il avait laissé son or sur le pavé, en me le tendant avec une sorte de
hâte de s'en débarrasser. Je le ramassai, et j'allai le mettre dans le
tronc aux aumônes, afin de satisfaire la noble charité de mon fils. Le
lendemain, je l'épiai encore, et je le vis entrer à Saint-Marc; j'avais
résolu d'être plus forte et plus calme, je le fus. Nous étions encore
seuls, dans la demi-obscurité de l'église. Il rêva encore longtemps, et
tout à coup je l'entendis murmurer d'une voix profonde en se relevant:

«--Ô Christ! ils te crucifient tous les jours de leur vie!

«--Oui! lui répondis-je, lisant à moitié dans sa pensée, les pharisiens et
les docteurs de la loi!»

«Il tressaillit, garda le silence un instant, et dit à voix basse, sans se
retourner, sans chercher à voir qui lui parlait ainsi:

«--Encore la voix de ma mère!»

«Consuelo, je faillis m'évanouir en entendant Albert évoquer ainsi mon
souvenir, et garder dans la mémoire de son coeur l'instinct de cette
divination filiale. Pourtant la crainte de troubler sa raison, déjà si
exaltée, m'arrêta encore; j'allai encore l'attendre sous le porche, et
quand il passa, satisfaite de le voir, je ne m'approchai pas de lui. Mais
il m'aperçut et recula avec un mouvement d'effroi.

«--Signora, me dit-il après un instant d'hésitation, pourquoi mendiez-vous
aujourd'hui? Est-ce donc une profession en effet, comme le disent les
riches impitoyables! N'avez-vous pas de famille? Ne pouvez-vous être utile
à quelqu'un, au lieu d'errer la nuit comme un spectre autour des églises?
Ce que je vous ai donné hier ne suffit-il pas pour vous mettre à l'abri
aujourd'hui? Voulez-vous donc accaparer la part qui peut revenir à vos
frères?

«--Je ne mendie pas, lui répondis-je. J'ai mis ton or dans le tronc des
pauvres, excepté un sequin que je veux garder pour l'amour de toi.

«--Qui êtes-vous donc? s'écria-t-il en me saisissant le bras; votre voix
me remue jusqu'au fond de l'âme. Il me semble que je vous connais.
Montrez-moi votre visage!... Mais non! je ne veux pas le voir, vous me
faites peur.

«--Oh! Albert! lui dis-je hors de moi et oubliant toute prudence, toi
aussi, tu as donc peur de moi?»

«Il frémit de la tête aux pieds, et murmura encore avec une expression de
terreur et de respect religieux:

«--Oui, c'est sa voix, la voix de ma mère!

«--J'ignore qui est ta mère, repris-je effrayée de mon imprudence. Je sais
seulement ton nom, parce que les pauvres le connaissent déjà. D'où vient
que je t'effraie? Ta mère est donc morte?

«--Ils disent qu'elle est morte, répondit-il; mais ma mère n'est pas morte
pour moi.

«--Où vit-elle donc?

«--Dans mon coeur, dans ma pensée, continuellement, éternellement. J'ai
rêvé sa voix, j'ai rêvé ses traits, cent fois, mille fois.»

«Je fus effrayée autant que charmée de cette impérieuse expansion qui le
portait ainsi vers moi. Mais je voyais en lui des signes d'égarement.
Je vainquis ma tendresse pour le calmer.

«Albert, lui dis-je, j'ai connu votre mère; j'ai été son amie. J'ai été
chargée par elle de vous parler d'elle un jour, quand vous seriez en âge
de comprendre ce que j'ai à vous dire. Je ne suis pas ce que je parais.
Je ne vous ai suivi hier et aujourd'hui que pour avoir l'occasion de
m'entretenir avec vous. Écoutez-moi donc avec calme, et ne vous laissez
pas troubler par de vaines superstitions. Voulez-vous me suivre sous les
arcades des Procuraties, qui sont maintenant désertes, et causer avec moi?
Vous sentez-vous assez tranquille, assez recueilli pour cela!

«--Vous, l'amie de ma mère! s'écria-t-il. Vous, chargée par elle de me
parler d'elle? Oh! oui, parlez, parlez; vous voyez bien que je ne me
trompais pas, qu'une voix intérieure m'avertissait! Je sentais qu'il y
avait quelque chose d'elle en vous. Non, je ne suis pas superstitieux, je
ne suis pas insensé; seulement j'ai le coeur plus vivant et plus
accessible que bien d'autres à certaines choses que les autres ne
comprennent pas et ne sentent pas. Vous comprendrez cela, vous, si vous
avez compris ma mère. Parlez-moi donc d'elle; parlez-moi encore avec sa
voix, avec son esprit.»

«Ayant ainsi réussi, quoique imparfaitement, à donner le change à son
émotion, je l'emmenai sous les arcades, et je commençai par l'interroger
sur son enfance, sur ses souvenirs, sur les principes qu'on lui avait
donnés, sur l'idée qu'il se faisait des principes et des idées de sa mère.
Les questions que je lui faisais lui prouvaient bien que j'étais au
courant des secrets de sa famille, et capable de comprendre ceux de son
coeur. Ô ma fille! quel orgueil enthousiaste s'empara de moi, quand je vis
l'amour ardent qu'Albert nourrissait pour moi, la foi qu'il avait dans ma
piété et dans ma vertu, l'horreur que lui inspirait la répulsion
superstitieuse des catholiques de Riesenburg pour ma mémoire; la pureté de
son âme, la grandeur de son sentiment religieux et patriotique, enfin,
tous ces sublimes instincts qu'une éducation catholique n'avait pu
étouffer en lui! Mais, en même temps, quelle douleur profonde m'inspira la
précoce et incurable tristesse de cette jeune âme, et les combats qui la
brisaient déjà, comme on s'était efforcé de briser la mienne! Albert se
croyait encore catholique. Il n'osait pas se révolter ouvertement contre
les arrêts de l'Église. Il avait besoin de croire à une religion
constituée. Déjà instruit et méditatif plus que son âge ne le comportait
(il avait à peine vingt ans), il avait réfléchi beaucoup sur la longue et
funèbre histoire des hérésies, et il ne pouvait se résoudre à condamner
certaines de nos doctrines. Forcé pourtant de croire aux égarements des
novateurs, si exagérés et si envenimés par les historiens ecclésiastiques,
il flottait dans une mer d'incertitudes, tantôt condamnant la révolte,
tantôt maudissant la tyrannie, et ne pouvant rien conclure, sinon que des
hommes de bien s'étaient égarés dans leurs tentatives de réforme, et que
des hommes de sang avaient souillé le sanctuaire en voulant le défendre.

«Il fallait donc porter la lumière dans son esprit, faire la part des
fautes et des excès dans les deux camps, lui apprendre à embrasser
courageusement la défense des novateurs, tout en déplorant leurs
inévitables emportements, l'exhorter à abandonner le parti de la ruse, de
la violence et de l'asservissement, tout en reconnaissant l'excellence de
certaine mission dans un passé plus éloigné. Je n'eus pas de peine, à
l'éclairer. Il avait déjà prévu, déjà deviné, déjà conclu avant que
j'eusse achevé de prouver. Ses admirables instincts répondaient à mes
inspirations: mais, quand il eut achevé de comprendre, une douleur plus
accablante que celle de l'incertitude s'empara de son âme consternée. La
vérité n'était donc reconnue nulle part sur la terre! La loi de Dieu
n'était plus vivante dans aucun sanctuaire! Aucun peuple, aucune caste,
aucune école ne pratiquait la vertu chrétienne et ne cherchait à
l'éclaircir et à la développer! Catholiques et protestants avaient
abandonné les voies divines! Partout régnait la loi du plus fort, partout
le faible était enchaîné et avili; le Christ était crucifié tous les jours
sur tous les autels érigés par les hommes! La nuit s'écoula dans cet
entretien amer et pénétrant. Les horloges sonnèrent lentement les heures
sans qu'Albert songeât à les compter. Je m'effrayais de cette puissance de
tension intellectuelle, qui me faisait pressentir chez lui tant de goût
pour la lutte et tant de facultés pour la douleur. J'admirais la mâle
fierté et l'expression déchirante de mon noble et malheureux enfant; je me
retrouvais en lui tout entière; je croyais lire dans ma vie passée et
recommencer avec lui l'histoire des longues tortures de mon coeur et de
mon cerveau; je contemplais, sur son large front éclairé par la lune,
l'inutile beauté extérieure et morale de ma jeunesse solitaire et
incomprise; je pleurais sur lui et sur moi en même temps. Ces plaintes
furent longues et déchirantes. Je n'osais pas encore lui livrer les
secrets de notre conspiration; je craignais qu'il ne les comprît pas tout
de suite, et que, dans sa douleur, il ne les rejetât comme d'inutiles et
dangereux efforts. Inquiète de le voir veiller et marcher si longtemps, je
lui promis de lui faire entrevoir un port de salut s'il consentait à
attendre, et à se préparer à d'austères confidences; j'émus doucement son
imagination dans l'attente d'une révélation nouvelle, et je le ramenai à
l'hôtel où nous demeurions tous deux, en lui promettant un nouvel
entretien, que je reculai de plusieurs jours, afin de ne pas abuser de
l'excitation de ses facultés.

«Au moment de me quitter, il songea seulement à me demander qui j'étais.

«Je ne puis vous le dire, lui répondis-je; je porte un nom supposé; j'ai
des raisons pour me cacher; ne parlez de moi à personne.»

«Il ne me fit jamais d'autres questions, et parut se contenter de ma
réponse; mais sa délicate réserve fut accompagnée d'un autre sentiment
étrange comme son caractère, et sombre comme ses habitudes mentales. Il
m'a dit, bien longtemps après, qu'il m'avait toujours prise dès lors pour
l'âme de sa mère, lui apparaissant sous une forme réelle et avec des
circonstances explicables pour le vulgaire, mais surnaturelles en effet.
Ainsi, mon cher Albert s'obstinait à me reconnaître en dépit de moi-même.
Il aimait mieux inventer un monde fantastique que de douter de ma présence,
et je ne pouvais pas réussir à tromper l'instinct victorieux de son
coeur. Tous mes efforts pour ménager son exaltation ne servaient qu'à le
fixer dans une sorte de délire calme et contenu, qui n'avait ni
contradicteur ni confident, pas même moi qui en étais l'objet. Il se
soumettait religieusement à la volonté du spectre qui lui défendait de le
reconnaître et de le nommer, mais il persistait à se croire sous la
puissance d'un spectre.

«De cette effrayante tranquillité qu'Albert portait dès lors dans les
égarements de son imagination, de ce courage sombre et stoïque qui lui a
fait toujours affronter sans pâlir les fantômes enfantés par son cerveau,
résulta pour moi pendant longtemps une erreur funeste. Je ne sus pas
l'idée bizarre qu'il se faisait de ma réapparition sur la terre. Je crus
qu'il m'acceptait pour une mystérieuse amie de sa défunte mère et de sa
propre jeunesse. Je m'étonnai, il est vrai, du peu de curiosité qu'il me
témoignait et du peu d'étonnement que lui causait l'assiduité de mes
soins: mais ce respect aveugle, cette soumission délicate, cette absence
d'inquiétude pour toutes les réalités de la vie, paraissaient si conformes
à son caractère recueilli, rêveur et contemplatif, que je ne cherchai pas
assez à m'en rendre compte, et à en sonder les causes secrètes. En
travaillant donc à fortifier son raisonnement contre l'excès de son
enthousiasme, j'aidai, sans le savoir, à développer en lui cette sorte de
démence à la fois sublime et déplorable dont il a été si longtemps le
jouet et la victime.

«Peu à peu, dans une suite d'entretiens qui n'eurent jamais ni confidents
ni témoins, je lui développai les doctrines dont notre ordre s'est fait le
dépositaire et le propagateur occulte. Je l'initiai à notre projet de
régénération universelle. À Rome, dans les souterrains réservés à nos
mystères, Marcus le présenta et le fit admettre aux premiers grades de la
maçonnerie, mais en se réservant de lui révéler d'avance les symboles
cachés sous ces formes vagues et bizarres, dont l'interprétation multiple
se prête si bien à la mesure d'intelligence et de courage des adeptes.
Pendant sept ans je suivis mon fils dans tous ses voyages, parlant
toujours des lieux qu'il abandonnait un jour après lui, et arrivant à ceux
qu'il allait visiter le lendemain de son arrivée. J'eus soin de me loger
toujours à une certaine distance, et de ne jamais me montrer, ni à son
gouverneur, ni à ses valets qu'il eut, au reste, d'après mon avis, la
précaution de changer souvent, et de tenir toujours éloignés de sa
personne. Je lui demandais quelquefois s'il n'était pas surpris de me
retrouver partout.

«--Oh non! me répondait-il; je sais bien que vous me suivrez partout.»

«Et lorsque je voulus lui faire exprimer le motif de cette confiance:

«--Ma mère vous a chargée de me donner la vie, répondait-il, et vous savez
bien que si vous m'abandonniez maintenant, je mourrais.»

«Il parlait toujours d'une manière exaltée et comme inspirée. Je
m'habituai à le voir ainsi, et je devins ainsi moi-même, à mon insu, en
parlant avec lui. Marcus m'a souvent reproché, et je me suis souvent
reproché moi-même d'avoir entretenu de la sorte la flamme intérieure qui
dévorait Albert. Marcus eût voulu l'éclairer par des leçons plus positives,
et par une logique plus froide; mais en d'autres moments je me suis
rassurée en pensant que, faute des aliments que je lui fournissais, cette
flamme l'eût consumé plus vite et plus cruellement. Mes autres enfants
avaient annoncé les mêmes dispositions à l'enthousiasme; on avait comprimé
leur âme; on avait travaillé à les éteindre comme des flambeaux dont on
redoute l'éclat. Ils avaient succombé avant d'avoir la force de résister.
Sans mon souffle, qui ranimait sans cesse dans un air libre et pur
l'étincelle sacrée, l'âme d'Albert eût été peut-être rejoindre celle de
ses frères, de même que sans le souffle de Marcus, je me fusse éteinte
avant d'avoir vécu. Je m'attachais d'ailleurs à distraire souvent son
esprit de cette éternelle aspiration vers les choses idéales. Je lui
conseillai, j'exigeai de lui des études positives; il m'obéit avec douceur,
avec conscience. Il étudia les sciences naturelles, les langues des
divers pays qu'il parcourait: il lut énormément; il cultiva même les arts
et s'adonna sans maître à la musique. Tout cela ne fut qu'un jeu, un repos
pour sa vive et large intelligence. Étranger à tous les enivrements de son
âge, ennemi-né du monde et de ses vanités, il vivait partout dans une
profonde retraite, et, résistant avec opiniâtreté aux conseils de son
gouverneur, il ne voulut pénétrer dans aucun salon, être poussé dans
aucune cour. C'est à peine s'il vit, dans deux ou trois capitales, les
plus anciens et les plus sérieux amis de son père. Il se composa devant
eux un maintien grave et réservé qui ne donna aucune prise à leur critique,
et il n'eut d'expansion et d'intimité qu'avec quelques adeptes de notre
ordre, auxquels Marcus le recommanda particulièrement. Au reste, il nous
pria de ne point exiger de lui qu'il s'occupât de propagande avant de
sentir éclore en lui le don de la persuasion, et il me déclara souvent
avec franchise qu'il ne l'avait point, parce qu'il n'avait pas encore une
foi assez complète dans l'excellence de nos moyens. Il se laissa conduire
de grade en grade comme un élève docile; mais, examinant tout avec une
sévère logique et une scrupuleuse loyauté, il se réservait toujours, me
disait-il, le droit de nous proposer des réformes et des améliorations
quand il se sentirait suffisamment éclairé pour oser se livrer à son
inspiration personnelle. Jusque-là il voulait rester humble, patient et
soumis aux formes établies dans notre société secrète. Plongé dans l'étude
et la méditation, il tenait son gouverneur en respect par le sérieux de
son caractère et la froideur de son maintien. L'abbé en vint donc à le
considérer comme un triste pédant, et à s'éloigner de lui le plus possible,
pour ne s'occuper que des intrigues de son ordre. Albert fit même d'assez
longues résidences en France et en Angleterre sans qu'il l'accompagnât; il
était souvent à cent lieues de lui, et se bornait à lui donner rendez-vous
lorsqu'il voulait voir une autre contrée: encore souvent ne voyagèrent-ils
pas ensemble. À ces époques j'eus la plus grande liberté de voir mon fils,
et sa tendresse exclusive me paya au centuple des soins que je lui
rendais. Ma santé s'était raffermie. Ainsi qu'il arrive parfois aux
constitutions profondément altérées de se faire une habitude de leurs maux
et de ne les plus sentir, je ne m'apercevais presque plus des miens. La
fatigue, les veilles, les longs entretiens, les courses pénibles, au lieu
de m'abattre, me soutenaient dans une fièvre lente et continue, qui était
devenue et qui est restée mon état normal. Frêle et tremblante comme vous
me voyez, il n'est plus de travaux et de lassitudes que je ne puisse
supporter mieux que vous, belle fleur du printemps. L'agitation est
devenue mon élément, et je m'y repose en marchant toujours, comme ces
courriers de profession qui ont appris à dormir en galopant sur leur
cheval.
                
 
 
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