George Sand

La comtesse de Rudolstadt
«Cette expérimentation de ce que peut supporter et accomplir une âme
énergique dans un corps maladif, m'a rendue plus confiante à la force
d'Albert. Je me suis accoutumée à le voir parfois languissant et brisé
comme moi, animé et fébrile comme moi à d'autres heures. Nous avons
souvent souffert ensemble des mêmes douleurs physiques, résultat des mêmes
émotions morales; et jamais peut-être notre intimité n'a été plus douce et
plus tendre qu'à ces heures d'épreuve, où la même fièvre brûlait nos
veines, où le même anéantissement confondait nos faibles soupirs. Combien
de fois il nous a semblé que nous étions le même être! combien de fois
nous avons rompu le silence où nous plongeait la même rêverie pour nous
adresser mutuellement les mêmes paroles! Combien de fois enfin, agités ou
brisés en sens contraires, nous nous sommes communiqué, en nous serrant la
main, la langueur ou l'animation l'un de l'autre! Que de bien et de mal
nous avons connu en commun! Ô mon fils! ô mon unique passion! ô la chair
de ma chair et les os de mes os! que de tempêtes nous avons traversées,
couverts de la même égide céleste! à combien de ravages nous avons résisté
en nous serrant l'un contre l'autre, et en prononçant la même formule de
salut: amour, vérité, justice!

«Nous étions en Pologne aux frontières de la Turquie, et Albert, ayant
parcouru toutes les initiations successives de la maçonnerie et des grades
supérieurs qui forment le dernier anneau entre cette société préparatoire
et la nôtre, allait diriger ses pas vers cette partie de l'Allemagne où
nous sommes, afin d'y être admis au banquet sacré des Invisibles, lorsque
le comte Christian de Rudolstadt le rappela auprès de lui. Ce fut un coup
de foudre pour moi. Quant à mon fils, malgré tous les soins que j'avais
pris pour l'empêcher d'oublier sa famille, il ne l'aimait plus que comme
un tendre souvenir du passé; il ne comprenait plus l'existence avec elle.
Il ne nous vint pourtant pas à l'esprit de résister à cet ordre formulé
avec la dignité froide et la confiance de l'autorité paternelle, telle
qu'on l'entend dans les familles catholiques et patriciennes de notre
pays. Albert se prépara à me quitter, sans savoir pour combien de temps on
nous séparait, mais sans pouvoir imaginer qu'il ne dût pas me revoir
bientôt, et resserrer avec Marcus les liens de l'association qui le
réclamait. Albert avait peu la notion du temps, et encore moins
l'appréciation des éventualités matérielles de la vie.

«--Est-ce que nous nous quittons? me disait-il en me voyant pleurer malgré
moi; nous ne pouvons pas nous quitter. Toutes les fois que je vous ai
appelée au fond de mon coeur, vous m'êtes apparue. Je vous appellerai
encore.

«--Albert, Albert! lui répondis-je, je ne puis pas te suivre cette fois où
tu vas.»

«Il pâlit et se serra contre moi comme un enfant effrayé. Le moment était
venu de lui révéler mon secret:

«--Je ne suis pas l'âme de ta mère, lui dis-je après quelque préambule:
je suis ta mère elle-même.

«--Pourquoi me dites-vous cela? reprit-il avec un sourire étrange; est-ce
que je ne le savais pas? est-ce que nous ne nous ressemblons pas? est-ce
que je n'ai pas vu votre portrait à Riesenburg? est-ce que je vous avais
oubliée, d'ailleurs? est-ce que je ne vous avais pas toujours vue,
toujours connue?

«--Et tu n'étais pas surpris de me voir vivante, moi que l'on croit
ensevelie dans la chapelle du château des Géants?

«--Non, me répondit-il, je n'étais pas surpris; j'étais trop heureux pour
cela. Dieu a le pouvoir des miracles, et ce n'est point aux hommes de s'en
étonner.»

«L'étrange enfant eut plus de peine à comprendre les effrayantes réalités
de mon histoire que le prodige dont il s'était bercé. Il avait cru à ma
résurrection comme à celle du Christ; il avait pris à la lettre mes
doctrines sur la transmission de la vie; il y croyait avec excès,
c'est-à-dire qu'il ne s'étonnait pas de me voir conserver le souvenir et
la certitude de mon individualité, après avoir dépouillé mon corps pour en
revêtir une autre. Je ne sais pas même si je le convainquis que ma vie
n'avait pas été interrompue par mon évanouissement et que mon enveloppe
mortelle n'était pas restée dans le sépulcre. Il m'écoutait avec une
physionomie distraite et cependant enflammée, comme s'il eût entendu
sortir de ma bouche d'autres paroles que celles que je prononçais. Il se
passa en lui, en ce moment, quelque chose d'inexplicable. Un lien terrible
retenait encore l'âme d'Albert sur le bord de l'abîme. La vie réelle ne
pouvait pas encore s'emparer de lui avant qu'il eût subi cette dernière
crise dont j'étais sortie miraculeusement, cette mort apparente qui devait
être en lui le dernier effort de la notion d'éternité luttant contre la
notion du temps. Mon coeur se brisa en se séparant de lui; un douloureux
pressentiment m'avertissait vaguement qu'il allait entrer dans cette phase
pour ainsi dire climatérique, qui avait si violemment ébranlé mon
existence, et que l'heure n'était pas loin où Albert serait anéanti ou
renouvelé. J'avais remarqué en lui une tendance à l'état cataleptique. Il
avait eu sous mes veux des accès de sommeil si longs, si profonds, si
effrayants; sa respiration était alors si faible, son pouls si peu
sensible, que je ne cessais de dire ou d'écrire à Marcus: «Ne laissons
jamais ensevelir Albert, ou ne craignons pas de briser sa tombe.»
Malheureusement pour nous, Marcus ne pouvait plus se présenter au château
des Géants: il ne pouvait plus mettre le pied sur les terres de l'Empire.
Il avait été gravement compromis dans une insurrection à Prague, à
laquelle en effet son influence n'avait pas été étrangère. Il n'avait
échappé que par la fuite à la rigueur des lois autrichiennes. Dévorée
d'inquiétude, je revins ici. Albert m'avait promis de m'écrire tous les
jours. Je me promis, de mon côté, aussitôt qu'une lettre me manquerait, de
partir pour la Bohême, et de me présenter à Riesenburg, à tout risque, à
tout événement.

«La douleur de notre séparation lui fut d'abord moins cruelle qu'à moi. Il
ne comprit pas ce qui se passait; il sembla ne pas y croire. Mais quand il
fut rentré sous ce toit funeste où l'air semble être un poison pour la
poitrine ardente des descendants de Ziska, il reçut une commotion terrible
dans tout son être; il courut s'enfermer dans la chambre que j'avais
habitée; il m'y appela, et, ne m'y voyant pas reparaître, il se persuada
que j'étais morte une seconde fois, et que je ne lui serais plus rendue
dans le cours de sa vie présente. Du moins, c'est ainsi qu'il m'a expliqué
depuis ce qui se passa en lui à cette heure fatale où sa raison et sa foi
furent ébranlées pour des années entières. Il regarda longtemps mon
portrait. Un portrait ne ressemble jamais qu'imparfaitement, et ce
sentiment particulier que l'artiste a eu de nous, est toujours si
au-dessus de celui que conçoivent et conservent les êtres dont nous sommes
ardemment aimés, qu'aucune ressemblance ne peut les satisfaire; elle les
afflige même et les indigne parfois. Albert, en comparant cette
représentation de ma jeunesse et de ma beauté passée, ne retrouva pas sa
vieille mère chérie, ses cheveux gris qui lui semblaient plus augustes, et
cette pâleur flétrie qui parlait à son coeur. Il s'éloigna du portrait
avec terreur et reparut devant ses parents, sombre, taciturne, consterné.
Il alla visiter ma tombe; il y fut saisi de vertige et d'épouvante. L'idée
de la mort lui parut monstrueuse; et cependant, pour le consoler, son père
lui dit que j'étais là, qu'il fallait s'y agenouiller et prier pour le
repos de mon âme.

«--Le repos! s'écria Albert hors de lui, le repos de l'âme! non, l'âme de
ma mère n'est pas faite pour un pareil néant, non plus que la mienne. Ni
ma mère ni moi ne voulons nous reposer dans une tombe. Jamais, jamais!
cette caverne catholique, ces sépulcres scellés, cet abandon de la vie, ce
divorce entre le ciel et la terre, entre le corps et l'âme, me font
horreur!»

«C'est par de pareils discours qu'Albert commença à répandre l'effroi dans
l'âme simple et timide de son père. On rapporta ses paroles au chapelain,
pour qu'il essayât de les expliquer. Cet homme borné n'y vit qu'un cri
arraché par le sentiment de ma damnation éternelle. La crainte
superstitieuse qui se répandit dans les esprits autour d'Albert, les
efforts de sa famille pour le ramener à la soumission catholique,
réussirent bientôt à le torturer, et son exaltation prit tout à fait le
caractère maladif que vous lui avez vu. Ses idées se confondirent: à force
de voir et de toucher les preuves de ma mort, il oublia qu'il m'avait
connue vivante, et je ne lui semblai plus qu'un spectre fugitif toujours
prêt à l'abandonner. Sa fantaisie évoqua ce spectre et ne lui prêta plus
que des discours incohérents, des cris douloureux, des menaces sinistres.
Quand le calme lui revenait, sa raison restait comme voilée sous un nuage.
Il avait perdu la mémoire des choses récentes; il se persuadait avoir fait
un rêve de huit années auprès moi, ou plutôt ces huit années de bonheur,
d'activité, de force, lui apparaissaient comme le songe d'une heure.

«Ne recevant aucune lettre de lui, j'allais courir vers lui: Marcus me
retint. La poste, disait-il, interceptait nos lettres, ou la famille de
Rudolstadt les supprimait. Il recevait toujours, par son fidèle
correspondant, des nouvelles de Riesenburg; mon fils passait pour calme,
bien portant, heureux dans sa famille. Vous savez quels soins on prenait
pour cacher sa situation, et on les prit avec succès durant les premiers
temps.

«Dans ses voyages, Albert avait connu le jeune Trenck; il s'était lié avec
lui d'une amitié chaleureuse. Trenck, aimé de la princesse de Prusse, et
persécuté par le roi Frédéric, écrivit à mon fils ses joies et ses
malheurs; il l'engageait ardemment à venir le trouver à Dresde, pour lui
donner conseil et assistance. Albert fit ce voyage, et, à peine eut-il
quitté le sombre château de Riesenburg, que la mémoire, le zèle, la raison,
lui revinrent. Trenck avait rencontré mon fils dans la milice des
néophytes _Invisibles_. Là ils s'étaient compris et juré une fraternité
chevaleresque. Informé par Marcus de leur projet d'entrevue, je courus à
Dresde, je revis Albert, je le suivis en Prusse, où il s'introduisit dans
le palais des rois sous un déguisement pour servir l'amour de Trenck et
remplir un message des Invisibles. Marcus jugeait que cette activité et la
conscience d'un rôle utile et généreux sauveraient Albert de sa dangereuse
mélancolie. Il avait raison; Albert reprenait à la vie parmi nous; Marcus
voulait, au retour, l'amener ici et l'y garder quelque temps dans la
société des plus vénérables chefs de l'ordre; il était convaincu qu'en
respirant cette véritable atmosphère vitale de son âme supérieure, Albert
recouvrerait la lucidité de son génie. Mais une circonstance fâcheuse
troubla tout à coup la confiance de mon fils. Il avait rencontré sur son
chemin l'imposteur Cagliostro, initié par l'imprudence des rose-croix à
quelques-uns de leurs mystères. Albert, depuis longtemps reçu rose-croix,
avait dépassé ce grade, et présida une de leurs assemblées comme
grand-maître. Il vit alors de près ce qu'il n'avait fait encore que
pressentir. Il toucha tous ces éléments divers qui composent les
affiliations maçonniques; il reconnut l'erreur, l'engouement, la vanité,
l'imposture, la fraude même qui commençaient dès lors à se glisser dans
ces sanctuaires déjà envahis par la démence et les vices du siècle.
Cagliostro, avec sa police vigilante des petits secrets du monde, qu'il
présentait comme les révélations d'un esprit familier, avec son éloquence
captieuse qui parodiait les grandes inspirations révolutionnaires, avec
son art prestigieux qui évoquait de prétendues ombres; Cagliostro,
l'intrigant et le cupide, fit horreur au noble adepte. La crédulité des
gens du monde, la superstition mesquine d'un grand nombre de francs-maçons,
l'avidité honteuse qu'excitaient les promesses de la pierre philosophale
et tant d'autres misères du temps où nous vivons, portèrent dans son âme
une lumière funeste. Dans sa vie de retraite et d'études, il n'avait pas
assez deviné la race humaine; il ne s'était point préparé à la lutte avec
tant de mauvais instincts. Il ne put souffrir tant de misères. Il voulait
qu'on démasquât et qu'on chassât honteusement des abords de nos temples
les charlatans et les sorciers. Il ne pouvait admettre qu'on dût supporter
le concours dégradant de Cagliostro, parce qu'il était trop tard pour s'en
défaire, parce que cet homme irrité pouvait perdre beaucoup d'hommes
estimables; tandis que, flatté de leur protection et d'une apparence de
confiance, il pouvait rendre beaucoup de services à la cause sans la
connaître véritablement. Albert s'indigna et prononça sur notre oeuvre
l'anathème d'une âme ferme et ardente; il nous prédit que nous échouerions
pour avoir laissé l'alliage pénétrer trop avant dans la chaîne d'or. Il
nous quitta en disant qu'il allait réfléchir à ce que nous nous efforcions
de lui faire comprendre des nécessités terribles de l'oeuvre des
conspirations, et qu'il reviendrait nous demander le baptême quand ses
doutes poignants seraient dissipés. Nous ne savions pas, hélas! quelles
lugubres réflexions étaient les siennes dans la solitude de Riesenburg. Il
ne nous les disait point; peut-être ne se les rappelait-il pas quand leur
amertume était dissipée.

«Il y vécut encore un an dans une alternative de calme et de transport, de
force exubérante et d'affaissement douloureux. Il nous écrivait
quelquefois, sans nous dire ses souffrances et le dépérissement de sa
santé. Il combattait amèrement notre marche politique. Il voulait qu'on
cessât dès lors de travailler dans l'ombre et de tromper les hommes pour
leur faire avaler la coupe de la régénération.

«--Jetez vos masques noirs, disait-il, sortez de vos cavernes. Effacez du
fronton de votre temple le mot _mystère_, que vous avez volé à l'Église
romaine, et qui ne convient pas aux hommes de l'avenir. Ne voyez-vous pas
que vous avez pris les moyens de l'ordre des jésuites? Non, je ne puis pas
travailler avec vous; c'est chercher la vie au milieu des cadavres.
Paraissez enfin à la lumière du jour. Ne perdez pas un temps précieux à
organiser votre armée. Comptez un peu plus sur son élan, et sur la
sympathie des peuples, et sur la spontanéité des instincts généreux. Une
armée d'ailleurs se corrompt dans le repos, et la ruse qu'elle emploie à
s'embusquer lui ôte la puissance et la vie nécessaires pour combattre.»

«Albert avait raison en principe; mais le moment n'était pas venu pour
qu'il eût raison dans la pratique. Ce moment est peut-être encore loin!

«Vous vîntes enfin à Riesenburg; vous le surprîtes au milieu des plus
grandes détresses de son âme. Vous savez, ou plutôt vous ne savez pas,
quelle action vous avez eue sur lui, jusqu'à lui faire oublier tout ce qui
n'était pas vous, jusqu'à lui donner une vie nouvelle, jusqu'à lui donner
la mort.

«Quand il crut que tout était fini entre vous et lui, toutes ses forces
l'abandonnèrent, il se laissa dépérir. Jusque-là j'ignorais la véritable
nature et le degré d'intensité de son mal. Le correspondant de Marcus lui
disait que le château des Géants se fermait de plus en plus aux yeux
profanes, qu'Albert n'en sortait plus, qu'il passait pour monomane auprès
des gens du monde, mais que les pauvres l'aimaient et le bénissaient
toujours, et que quelques personnes d'un sens supérieur qui l'avaient
entrevu, après avoir été frappées de la bizarrerie de ses manières,
rendaient, en le quittant, hommage à son éloquence, à sa haute sagesse, à
la grandeur de ses conceptions. Mais enfin j'appris que Supperville avait
été appelé, et je volai à Riesenburg, en dépit de Marcus qui, me voyant
déterminée à tout, s'exposa à tout pour me suivre. Nous arrivâmes sous les
murs du château, déguisés en mendiants. Personne ne nous reconnut. Il y
avait vingt-sept ans qu'on ne m'avait vue; il y en avait dix qu'on n'avait
vu Marcus. On nous fit l'aumône et on nous éloigna. Mais nous rencontrâmes
un ami, un sauveur inespéré dans la personne du pauvre Zdenko. Il nous
traita en frères, et nous prit en affection parce qu'il comprit à quel
point nous nous intéressions à Albert: nous sûmes lui parler le langage
qui plaisait à son enthousiasme, et lui faire révéler tous les secrets de
la douleur mortelle de son ami. Zdenko n'était plus le furieux par qui
votre vie a été menacée. Abattu et brisé, il venait comme nous demander
humblement à la porte du château des nouvelles d'Albert, et comme nous, il
était repoussé avec des réponses vagues, effrayantes pour notre angoisse.
Par une étrange coïncidence avec les visions d'Albert, Zdenko prétendait
m'avoir connue. Je lui étais apparue dans ses rêves, dans ses extases, et,
sans se rendre compte de rien, il m'abandonnait sa volonté avec un
entraînement naïf.

«--Femme, me disait-il souvent, je ne sais pas ton nom, mais tu es le bon
ange de mon _Podiebrad_. Bien souvent je l'ai vu dessiner ta figure sur du
papier, et décrire ta voix, ton regard et ta démarche dans ses bonnes
heures, quand le ciel s'ouvrait devant lui et qu'il voyait apparaître
autour de son chevet ceux qui ne sont plus, au dire des hommes.»

«Loin de repousser les épanchements de Zdenko, je les encourageai. Je
flattai son illusion, et j'obtins qu'il nous recueillît, Marcus et moi,
dans la grotte du Schreckenstein. En voyant cette demeure souterraine, et
en apprenant que mon fils avait vécu là des semaines et presque des mois
entiers à l'insu de tout le monde, je compris la couleur lugubre de ses
pensées. Je vis une tombe, à laquelle Zdenko semblait rendre une espèce de
culte, et ce ne fut pas sans peine que j'en connus la destination. C'était
le plus grand secret d'Albert et de Zdenko, et leur plus grande réserve.

«--Hélas! c'est là, me dit l'insensé, que nous avons enseveli Wanda de
Prachatitz, la mère de mon Albert. Elle ne voulait pas rester dans cette
chapelle, où ils l'avaient scellée dans la pierre. Ses os ne faisaient que
s'agiter et bondir, et ceux d'ici, ajouta-t-il en nous montrant l'ossuaire
des Taborites au bord de la source, nous reprochaient toujours de ne pas
l'amener auprès d'eux. Nous avons été chercher cette tombe sacrée, et nous
l'avons ensevelie ici, et tous les jours nous y apportions des fleurs et
des baisers.»

«Effrayée de cette circonstance, qui pouvait par la suite amener la
découverte de mon secret, Marcus questionna Zdenko, et sut qu'il avait
apporté là mon cercueil sans l'ouvrir. Ainsi, Albert avait été malade et
égaré au point de ne plus se rappeler mon existence, et de s'obstiner dans
l'idée de ma mort. Mais tout cela n'était-il pas un rêve de Zdenko? Je ne
pouvais en croire mes oreilles. «--Ô mon ami! disais-je à Marcus avec
désespoir, si le flambeau de sa raison est éteint à ce point et pour
jamais, Dieu lui fasse la grâce de mourir!»

«Maîtres enfin de tous les secrets de Zdenko, nous sûmes que nous pouvions
nous introduire par des galeries souterraines et des passages ignorés dans
le château des Géants; nous l'y suivîmes, une nuit, et nous attendîmes à
l'entrée de la citerne qu'il se fût glissé dans l'intérieur de la maison.
Il revint en riant et en chantant, nous dire qu'Albert était guéri, qu'il
dormait, et qu'on lui avait mis des habits neufs et une couronne. Je
tombai comme foudroyée, je compris qu'Albert était mort. Je ne sais plus
ce qui se passa; je m'éveillai plusieurs fois au milieu de la fièvre;
j'étais couchée sur des peaux d'ours et des feuilles sèches, dans la
chambre souterraine qu'Albert avait habitée sous le Schreckenstein. Zdenko
et Marcus me veillaient tour à tour. L'un me disait d'un air de joie et de
triomphe que son Podiebrad était guéri, qu'il viendrait bientôt me voir;
l'autre, pâle et pensif me disait: «--Tout n'est pas perdu, peut-être;
n'abandonnons pas l'espoir du miracle qui vous a fait sortir du tombeau.»
Je ne comprenais plus, j'avais le délire; je voulais me lever, courir,
crier; je ne le pouvais pas, et le désolé Marcus, me voyant dans cet état,
n'avait ni la force ni le loisir de s'en occuper sérieusement. Tout son
esprit, toutes ses pensées, étaient absorbés par une anxiété autrement
terrible. Enfin une nuit, je crois que ce fut la troisième de ma crise, je
me trouvai calme et je sentis la force me revenir. Je tâchai de rassembler
mes idées, je réussis à me lever; j'étais seule dans cette horrible cave
qu'une lampe sépulcrale éclairait à peine; je voulus en sortir, j'étais
enfermée; où étaient Marcus, Zdenko... et surtout Albert?... La mémoire me
revint, je fis un cri auquel les voûtes glacées répondirent par un cri si
lugubre, que la sueur me coula du front froide comme l'humidité du
sépulcre; je me crus encore une fois enterrée vivante. Que s'était-il
passé? que se passait-il encore? je tombai à genoux, je tordis mes bras
dans une prière désespérée, j'appelai Albert avec des cris furieux. Enfin,
j'entends des pas sourds et inégaux, comme de gens qui s'approchent
portant un fardeau. Un chien aboyait et gémissait, et plus prompt qu'eux,
il vint à diverses reprises gratter à la porte. Elle s'ouvrit, et je vis
Marcus et Zdenko m'apportant Albert, roidi, décoloré, mort enfin selon
toutes les apparences. Son chien Cynabre sautait après lui et léchait ses
mains pendantes. Zdenko chantait en improvisant d'une voix douce et
pénétrée:

«--Viens dormir sur le sein de ta mère, pauvre ami si longtemps privé du
repos; viens dormir jusqu'au jour, nous t'éveillerons pour voir lever le
soleil.»

«Je m'élançai sur mon fils. «--Il n'est pas mort, m'écriai-je. Oh! Marcus,
vous l'avez sauvé, n'est-ce pas? il n'est pas mort? il va se réveiller?

«--Madame, ne vous flattez pas, dit Marcus avec une fermeté épouvantable;
je n'en sais rien, je ne puis croire à rien; ayez du courage, quoi qu'il
arrive. Aidez-moi, oubliez-vous vous-même.»

«Je n'ai pas besoin de vous dire quels soins nous prîmes pour ranimer
Albert. Grâce au ciel, il y avait un poêle dans cette cave. Nous réussîmes
à réchauffer ses membres. «--Voyez, disais-je à Marcus, ses mains sont
tièdes!

«--On peut donner de la chaleur au marbre, me répondait-il d'un ton
sinistre; ce n'est pas lui donner la vie. Ce coeur est inerte comme de la
pierre!»

«D'épouvantables heures se traînèrent dans cette attente, dans cette
terreur, dans ce découragement. Marcus, à genoux, l'oreille collée contre
la poitrine de mon fils, le visage morne, épiait en vain un faible indice
de la vie. Défaillante, épuisée, je n'osais plus dire un mot, ni adresser
une question. J'interrogeais le front terrible de Marcus. Un moment vint
où je n'osai même plus le regarder; j'avais cru lire la sentence suprême.

«Zdenko, assis dans un coin, jouait avec Cynabre comme un enfant, et
continuait à chanter; il s'interrompait quelquefois pour nous dire que
nous tourmentions Albert, qu'il fallait le laisser dormir, que lui, Zdenko,
l'avait vu ainsi des semaines entières, et qu'il se réveillerait bien de
lui-même. Marcus souffrait cruellement de la confiance de cet insensé; il
ne pouvait la partager; mais moi je voulais m'obstiner à y ajouter foi, et
j'étais bien inspirée. L'insensé avait la divination céleste, la certitude
angélique de la vérité. Enfin, je crus saisir un imperceptible mouvement
sur le front d'airain de Marcus; il me sembla que ses sourcils contractés
se détendaient. Je vis sa main trembler, pour se roidir dans un nouvel
effort de courage; puis il soupira profondément, retira son oreille de la
place où le coeur de mon fils avait peut-être battu, essaya de parler, se
contint, effrayé de la joie peut-être chimérique qu'il allait me donner,
se pencha encore, écouta de nouveau, tressaillit, et tout à coup, se
relevant et se rejetant en arrière, fléchit et retomba comme prêt à
mourir. «--Plus d'espérance? m'écriai-je en arrachant mes cheveux.

«--Wanda! répondit Marcus d'une voix étouffée, votre fils est vivant!»

«Et, brisé par l'effort de son attention, de son courage et de sa
sollicitude, mon stoïque et tendre ami alla tomber, comme anéanti, auprès
de Zdenko.»




XXXV.


La comtesse Wanda, ébranlée par l'émotion d'un tel souvenir, reprit son
récit après quelques minutes de silence.

«Nous passâmes dans la caverne plusieurs jours durant lesquels la force et
la santé revinrent à mon fils avec une étonnante rapidité. Marcus, surpris
de ne lui trouver aucune lésion organique, aucune altération profonde dans
les fonctions de la vie, s'effrayait pourtant de son silence farouche et
de son indifférence apparente ou réelle devant nos transports et
l'étrangeté de sa situation. Albert avait perdu entièrement la mémoire.
Plongé dans une sombre méditation, il faisait vainement de secrets efforts
pour comprendre ce qui se passait autour de lui. Quant à moi, qui savais
bien que le chagrin était la seule cause de sa maladie et de la
catastrophe qui en avait été la suite, je n'étais pas aussi impatiente que
Marcus de lui voir recouvrer les poignants souvenirs de son amour. Marcus
lui-même avouait que cet effacement du passé dans son esprit pouvait seul
expliquer le rapide retour de ses forces physiques. Son corps se ranimait
aux dépens de son esprit, aussi vite qu'il s'était brisé sous l'effort
douloureux de sa pensée. «Il vit, et il vivra assurément, me disait-il;
mais sa raison, est-elle à jamais obscurcie?--Sortons-le de ce tombeau le
plus vite possible, répondais-je; l'air, le soleil et le mouvement le
réveilleront sans doute de ce sommeil de l'âme.--Sortons-le surtout de
cette vie fausse et impossible qui l'a tué, reprenait Marcus. Éloignons-le
de cette famille et de ce monde qui contrarient tous ses instincts;
conduisons-le auprès de ces âmes sympathiques au contact desquelles la
sienne recouvrera sa clarté et sa vigueur.»

«Pouvais-je hésiter? En errant avec précaution au déclin du jour dans les
environs du Schreckenstein, où je feignais de demander l'aumône aux rares
passants des chemins, j'avais appris que le comte Christian était tombé
dans une sorte d'enfance. Il n'eût pas compris le retour de son fils, et
le spectacle de cette mort anticipée, si Albert l'eût comprise à son tour,
eut achevé de l'accabler. Fallait-il donc le rendre et l'abandonner aux
soins malentendus de cette vieille tante, de cet ignare chapelain et de
cet oncle abruti, qui l'avaient fait si mal vivre et si tristement mourir?
«Ah! fuyons avec lui, disais-je enfin à Marcus; qu'il n'ait pas sous les
yeux l'agonie de son père, et le spectacle effrayant de l'idolâtrie
catholique dont on entoure le lit des mourants; mon coeur se brise en
songeant que cet époux, qui ne m'a pas comprise, mais dont j'ai vénéré
toujours les vertus simples et pures, et que j'ai respecté depuis mon
abandon aussi religieusement que durant mon union avec lui, va quitter la
terre sans qu'il nous soit possible d'échanger un mutuel pardon. Mais,
puisqu'il le faut, puisque mon apparition et celle de son fils ne
pourraient que lui être indifférentes ou funestes, partons, ne rendons pas
à cette tombe de Riesenburg celui que nous avons reconquis sur la mort, et
à qui la vie ouvre encore, je l'espère, un chemin sublime. Ah! suivons le
premier mouvement qui nous a fait venir ici! Arrachons Albert à la
captivité des faux devoirs que créent le rang et la richesse; ces devoirs
seront toujours des crimes à ses yeux, et s'il s'obstine à les remplir
pour complaire à des parents que la vieillesse et la mort lui disputent
déjà, il mourra lui-même à la peine, il mourra le premier. Je sais ce que
j'ai souffert dans cet esclavage de la pensée, dans cette mortelle et
incessante contradiction entre la vie de l'âme et la vie positive, entre
les principes, les instincts, et des habitudes forcées. Je vois bien qu'il
a repassé par les mêmes chemins, et qu'il y a cueilli les mêmes poisons.
Sauvons-le donc, et s'il veut revenir plus tard sur cette détermination
que nous allons prendre, ne sera-t-il pas libre de le faire? Si
l'existence de son père se prolonge, et si sa propre santé morale le lui
permet, ne sera-t-il pas toujours à temps de revenir consoler les derniers
jours de Christian par sa présence et son amour?--Difficilement! répondit
Marcus. J'entrevois dans l'avenir des obstacles terribles si Albert veut
revenir sur son divorce avec la société constituée, avec le monde et la
famille. Mais pourquoi Albert le voudrait-il? Cette famille va s'éteindre
peut-être avant qu'il ait recouvré la mémoire, et ce qu'il lui restera à
conquérir sur le monde, le nom, les honneurs et la richesse, je sais bien
ce qu'il en pensera, le jour où il redeviendra lui-même. Fasse le ciel que
ce jour arrive! Notre tâche la plus importante et la plus pressée est de
le placer dans des conditions où sa guérison soit possible.»

«Nous sortîmes donc une nuit de la grotte aussitôt qu'Albert put se
soutenir. A peu de distance du Schreckenstein, nous le plaçâmes sur un
cheval, et nous gagnâmes ainsi la frontière, qui est fort rapprochée en
cet endroit, comme vous savez, et où nous trouvâmes des moyens de
transport plus faciles et plus rapides. Les relations que notre ordre
entretient avec les nombreux affiliés de l'ordre maçonnique nous assurent,
dans tout l'intérieur de l'Allemagne, la facilité de voyager sans être
connus et sans être soumis aux investigations de la police. La Bohême
était le seul endroit périlleux pour nous, à cause des récents mouvements
de Prague et de la jalouse surveillance du pouvoir autrichien.

--Et que devient Zdenko? demanda la jeune comtesse de Rudolstadt.

--Zdenko faillit nous perdre par son obstination à empêcher notre départ,
ou du moins celui d'Albert, dont il ne voulait pas se séparer, et qu'il ne
voulait pas suivre. Il persistait à s'imaginer qu'Albert ne pouvait pas
vivre hors de la fatale et lugubre demeure du Schreckenstein. «Ce n'est
que là, disait-il, que mon Podiebrad est tranquille; ailleurs on le
tourmente, on l'empêche de dormir, on le force à renier nos pères du
Mont-Tabor, et à mener une vie de honte et de parjure qui l'exaspère.
Laissez-le-moi ici; je le soignerai bien, comme je l'y ai si souvent
soigné. Je ne troublerai pas ses méditations; quand il voudra rester
silencieux, je marcherai sans faire de bruit, et je tiendrai le museau de
Cynabre des heures entières dans mes mains, pour qu'il n'aille pas le
faire tressaillir en léchant la sienne; quand il voudra se réjouir, je lui
chanterai les chansons qu'il aime, je lui en composerai de nouvelles qu'il
aimera encore, car il aimait toutes mes compositions, et lui seul les
comprenait. Laissez-moi mon Podiebrad, vous dis-je. Je sais mieux que vous
ce qui lui convient, et quand vous voudrez encore le voir, vous le
trouverez jouant du violon ou plantant de belles branches de cyprès, que
j'irai lui couper dans la forêt, pour orner le tombeau de sa mère
bien-aimée. Je le nourrirai bien, moi! Je sais toutes les cabanes où on ne
refuse jamais ni le pain, ni le lait, ni les fruits au bon vieux Zdenko,
et il y a longtemps que les pauvres paysans du Boehmer-Wald sont habitués
à nourrir, à leur insu, leur noble maître, le riche Podiebrad. Albert
n'aime point les festins ou l'on mange la chair des animaux; il préfère la
vie d'innocence et de simplicité. Il n'a pas besoin de voir le soleil, il
préfère le rayon de la lune à travers les bois, et quand il veut de la
société, je l'emmène dans les clairières, dans les endroits sauvages, où
campent, la nuit, nos bons amis les zingari, ces enfants du Seigneur, qui
ne connaissent ni les lois ni la richesse.»

«J'écoutais attentivement Zdenko, parce que ses discours naïfs me
révélaient la vie qu'Albert avait menée avec lui dans ses fréquentes
retraites au Schreckenstein. Ne craignez pas, ajoutait-il, que je révèle
jamais à ses ennemis le secret de sa demeure. Ils sont si menteurs et si
fous, qu'ils disent à présent: «Notre enfant est mort, notre ami est mort,
notre maître est mort.» Ils ne pourraient pas croire qu'il est vivant
quand même ils le verraient. D'ailleurs, n'étais-je pas habitué à leur
répondre, quand ils me demandaient si j'avais vu le comte Albert: «Il est
sans doute mort?» Et comme je riais en disant cela, ils prétendaient que
j'étais fou. Mais je parlais de mort pour me moquer d'eux, parce qu'ils
croient ou font semblant de croire à la mort. Et quand les gens du château
faisaient mine de me suivre, n'avais-je pas mille bons tours pour les
dérouter? Oh! je connais toutes les ruses du lièvre et de la perdrix. Je
sais, comme eux, me tapir dans un fourré, disparaître sous la bruyère,
faire fausse route, bondir, franchir un torrent, m'arrêter dans une
cachette pour me faire dépasser, et, comme le météore de nuit, les égarer
et les enfoncer à leur grand risque dans les marécages et les fondrières.
Ils appellent Zdenko, _l'innocent_. L'innocent est plus malin qu'eux tous.
Il n'y a jamais qu'une fille, une sainte fille! qui a pu déjouer la
prudence de Zdenko. Elle savait des mots magiques pour enchaîner sa colère;
elle avait des talismans pour surmonter toutes les embûches et tous les
dangers, elle s'appelait Consuelo.

«Lorsque Zdenko prononçait votre nom, Albert frémissait légèrement et
détournait la tête; mais il la laissait aussitôt retomber sur sa poitrine,
et sa mémoire ne se réveillait pas.

«J'essayai en vain de transiger avec ce gardien si dévoué et si aveugle,
en lui promettant de ramener Albert au Schreckenstein, à condition qu'il
commencerait par le suivre dans un autre endroit où Albert voulait aller.
Je ne le persuadai point, et lorsque enfin moitié de gré, moitié de force,
nous l'eûmes contraint à laisser sortir mon fils de la caverne, il nous
suivit en pleurant, en murmurant, et en chantant d'une voix lamentable
jusqu'au delà des mines de Cuttemberg. Arrivés dans un endroit célèbre où
Ziska remporta jadis une de ses grandes victoires sur Sigismond, Zdenko
reconnut bien les rochers qui marquent la frontière, car nul n'a exploré
comme lui, dans ses courses vagabondes, tous les sentiers de cette
contrée. Là il s'arrêta, et dit, en frappant la terre de son pied: «Jamais
plus Zdenko ne quittera le sol qui porte les ossements de ses pères! Il
n'y a pas longtemps qu'exilé et banni par mon Podiebrad pour avoir méconnu
et menacé la sainte fille qu'il aime, j'ai passé des semaines et des mois
sur la terre étrangère. J'ai cru que j'y deviendrais fou. Je suis revenu
depuis peu de temps dans mes forêts chéries, pour voir dormir Albert,
parce qu'une voix m'avait chanté dans mon sommeil que sa colère était
passée. À présent qu'il ne me maudit plus, vous me le volez. Si c'est pour
le conduire vers sa Consuelo, j'y consens. Mais, quant à quitter encore
une fois mon pays, quant à parler la langue de nos ennemis, quant à leur
tendre la main, quant à laisser le Schreckenstein désert et abandonné, je
ne le ferai plus. Cela est au-dessus de mes forces; et d'ailleurs, les
voix de mon sommeil me l'ont défendu. Zdenko doit vivre et mourir sur la
terre des Slaves; il doit vivre et mourir en chantant la gloire des Slaves
et leurs malheurs dans la langue de ses pères. Adieu et partez! Si Albert
ne m'avait pas défendu de répandre le sang humain, vous ne me le raviriez
pas ainsi; mais il me maudirait encore si je levais la main sur vous, et
j'aime mieux ne plus le voir que de le voir irrité contre moi. Tu
m'entends, ô mon Podiebrad! s'écria-t-il en pressant contre ses lèvres les
mains de mon fils, qui le regardait et l'écoutait sans le comprendre: je
t'obéis, et je m'en vais. Quand tu reviendras, tu retrouveras ton poêle
allumé, tes livres rangés, ton lit de feuilles renouvelé, et le tombeau de
ta mère jonché de palmes toujours vertes. Si c'est dans la saison des
fleurs, il y aura des fleurs sur elle et sur les os de nos martyrs, au
bord de la source... Adieu, Cynabre!» Et en parlant ainsi, d'une voix
entrecoupée par les pleurs, le pauvre Zdenko s'élança sur la pente des
rochers qui s'inclinent vers la Bohême, et disparut avec la rapidité d'un
daim aux premières lueurs du jour.

«Je ne vous raconterai pas, chère Consuelo, les anxiétés de notre attente
durant les premières semaines qu'Albert passa ici auprès de nous. Caché
dans le pavillon que vous habitez maintenant, il revint peu à peu à la vie
morale que nous nous efforcions de réveiller en lui, avec lenteur et
précaution cependant. La première parole qui sortit de ses lèvres après
deux mois de silence absolu fut provoquée par une émotion musicale. Marcus
avait compris que la vie d'Albert était liée à son amour pour vous, et il
avait résolu de n'invoquer le souvenir de cet amour qu'autant qu'il vous
saurait digne de l'inspirer et libre d'y répondre un jour. Il prit donc
sur vous les informations les plus minutieuses, et, en peu de temps, il
connut les moindres détails de votre caractère, les moindres
particularités de votre vie passée et présente. Grâce à l'organisation
savante de notre ordre, aux rapports établis avec toutes les autres
sociétés secrètes, à une quantité de néophytes et d'adeptes dont les
fonctions consistent à examiner avec la plus scrupuleuse attention les
choses et les personnes qui nous intéressent, il n'est rien qui puisse
échapper à nos investigations. Il n'est point de secrets pour nous dans le
monde. Nous savons pénétrer dans les arcanes de la politique, comme dans
les intrigues des cours. Votre vie sans tache, votre caractère sans
détours, n'étaient donc pas bien difficiles à connaître et à juger. Le
baron de Trenck, dès qu'il sut que l'homme dont vous aviez été aimée et
que vous ne lui aviez jamais nommé, n'était autre que son ami Albert, nous
parla de vous avec effusion. Le comte de Saint-Germain, un des hommes les
plus distraits en apparence et les plus clairvoyants en réalité, ce
visionnaire étrange, cet esprit supérieur qui ne semble vivre que dans le
passé et auquel rien n'échappe dans le présent, nous eut bien vite fourni
sur vous les renseignements les plus complets. Ils furent tels, que dès
lors je m'attachai à vous avec tendresse et vous regardai comme ma propre
fille.

«Quand nous fûmes assez instruits pour nous diriger avec certitude, nous
fîmes venir d'habiles musiciens sous cette fenêtre où nous voici
maintenant assises. Albert était là où vous êtes, appuyé contre ce rideau,
et contemplant le coucher du soleil; Marcus tenait une de ses mains et moi
l'autre. Au milieu d'une symphonie composée exprès pour quatre instruments,
dans laquelle nous avions fait placer divers motifs des airs bohémiens
qu'Albert joue avec tant d'âme et de religion, on lui fit entendre le
cantique à la Vierge avec lequel vous l'aviez charmé autrefois:

       «O Consuelo de mi alma...»

«À ce moment, Albert, qui s'était montré légèrement ému à l'audition des
chants de notre vieille Bohême, se jeta dans mes bras en fondant en larmes,
et en s'écriant: «Ô ma mère! ô ma mère!»

«Marcus fit cesser la musique, il était content de l'émotion produite; il
ne voulait pas en abuser pour une première fois. Albert avait parlé, il
m'avait reconnue, il avait retrouvé la force d'aimer. Bien des jours se
passèrent encore avant que son esprit eût recouvré toute sa liberté. Il
n'eut cependant aucun accès de délire. Lorsqu'il paraissait fatigué de
l'exercice de ses facultés, il retombait dans un morne silence; mais
insensiblement sa physionomie prenait une expression moins sombre, et peu
à peu nous combattîmes avec douceur et ménagement cette disposition
taciturne. Enfin nous eûmes le bonheur de voir disparaître en lui ce
besoin de repos intellectuel, et il n'y eut plus de suspension dans le
travail de sa pensée qu'aux heures d'un sommeil régulier, paisible, et à
peu près semblable à celui des autres hommes; Albert retrouva la
conscience de sa vie, de son amour pour vous et pour moi, de sa charité et
de son enthousiasme pour ses semblables et pour la vertu, de sa foi, et de
son besoin de la faire triompher. Il continua de vous chérir sans amertume,
sans méfiance, et sans regret de tout ce qu'il avait souffert pour vous.
Mais, malgré le soin qu'il prit de nous rassurer et nous montrer son
courage et son abnégation, nous vîmes bien que sa passion n'avait rien
perdu de son intensité, il avait acquis seulement plus de force morale et
physique pour la supporter; nous ne cherchâmes point à la combattre. Loin
de là, nous unissions nos efforts, Marcus et moi, pour lui donner de
l'espérance, et nous résolûmes de vous instruire de l'existence de cet
époux dont vous portiez le deuil religieusement, non pas sur vos vêtements,
mais dans votre âme. Mais Albert, avec une résignation généreuse et un
sens juste de sa situation à votre égard, nous empêcha de nous hâter. Elle
ne m'a pas aimé d'amour, nous dit-il; elle a eu pitié de moi dans mon
agonie; elle ne se fût pas engagée sans terreur et peut-être sans
désespoir à passer sa vie avec moi. Elle reviendrait à moi par devoir
maintenant. Quel malheur serait le mien de lui ravir sa liberté, les
émotions de son art, et peut-être les joies d'un nouvel amour! C'est bien
assez d'avoir été l'objet de sa compassion; ne me réduisez pas à être
celui de son pénible dévouement. Laissez-la vivre; laissez-lui connaître
les plaisirs de l'indépendance, les enivrements de la gloire, et de plus
grands bonheurs encore s'il le faut! Ce n'est pas pour moi que je l'aime,
et s'il est trop vrai qu'elle soit nécessaire à mon bonheur, je saurai
bien renoncer à être heureux, pourvu que mon sacrifice lui profite!
D'ailleurs, suis-je né pour le bonheur? Y ai-je droit lorsque tout souffre
et gémit dans le monde? N'ai-je pas d'autres devoirs que celui de
travailler à ma propre satisfaction? Ne trouverai-je pas dans l'exercice
de ces devoirs la force de m'oublier et de ne plus rien désirer pour
moi-même? Je veux du moins le tenter; si je succombe, vous prendrez pitié
de moi, vous travaillerez à me donner du courage; cela vaudra mieux que de
me bercer de vaines espérances, et de me rappeler sans cesse que mon coeur
est malade et dévoré de l'égoïste désir d'être heureux. Aimez-moi, ô mes
amis! bénissez-moi, ô ma mère, et ne me parlez pas de ce qui m'ôte la
force et la vertu, quand malgré moi je sens l'aiguillon de mes tourments!
Je sais bien que le plus grand mal que j'aie subi à Riesenburg, c'est
celui que j'ai fait aux autres. Je redeviendrais fou, je mourrais
peut-être en blasphémant, si je voyais Consuelo souffrir les angoisses que
je n'ai pas su épargner aux autres objets de mon affection.

«Sa santé paraissait complètement rétablie, et d'autres secours que ceux
de ma tendresse l'aidaient à combattre sa malheureuse passion. Marcus et
quelques-uns des chefs de notre ordre l'initiaient avec ferveur aux
mystères de notre entreprise. Il trouvait des joies sérieuses et
mélancoliques dans ces vastes projets, dans ces espérances hardies, et
surtout dans ces longs entretiens philosophiques où, s'il ne rencontrait
pas toujours une entière similitude d'opinions entre lui et ses nobles
amis, il sentait du moins son âme en contact avec la leur dans tout ce qui
tenait au sentiment profond et ardent, à l'amour du bien, au désir de la
justice et de la vérité. Cette aspiration vers les choses idéales,
longtemps comprimée et refoulée en lui par les étroites terreurs de sa
famille, trouvait enfin un libre espace pour se développer, et ce
développement, secondé par de nobles sympathies, excité même par de
franches et amicales contradictions, était l'atmosphère vitale dans
laquelle il pouvait respirer et agir, quoique dévoré d'une peine secrète.
Albert est un esprit essentiellement métaphysique. Rien ne lui a jamais
souri dans la vie frivole où l'égoïsme cherche ses aliments. Il est né
pour la contemplation des plus hautes vérités et pour l'exercice des plus
austères vertus; mais en même temps, par une perfection de beauté morale
bien rare parmi les hommes, il est doué d'une âme essentiellement tendre
et aimante. La charité ne lui suffit pas, il lui faut les affections. Son
amour s'étend à tous, et pourtant il a besoin de le concentrer plus
particulièrement sur quelques-uns. Il est fanatique de dévouement; mas sa
vertu n'a rien de farouche. L'amour l'enivre, l'amitié le domine, et sa
vie est un partage fécond, inépuisable entre l'être abstrait qu'il révère
passionnément sous le nom d'humanité, et les êtres particuliers qu'il
chérit avec délices. Enfin, son coeur sublime est un foyer d'amour; toutes
les nobles passions y trouvent place et y vivent sans rivalité. Si l'on
pouvait se représenter la Divinité sous l'aspect d'un être fini et
périssable, j'oserais dire que l'âme de mon fils est l'image de l'âme
universelle que nous appelons Dieu.

«Voilà pourquoi, faible créature humaine, infinie dans son aspiration et
bornée dans ses moyens, il n'avait pu vivre auprès de ses parents. S'il ne
les eût point ardemment aimés, il eût pu se faire au milieu d'eux une vie
à part, une foi robuste et calme, différente de la leur, et indulgente
pour leur aveuglement inoffensif; mais cette force eût réclamé une
certaine froideur qui lui était aussi impossible qu'elle me l'avait été à
moi-même. Il n'avait pas su vivre isolé d'esprit et de coeur; il avait
invoqué avec angoisse leur adhésion, et appelé avec désespoir la communion
des idées entre lui et ces êtres qui lui étaient si chers. Voila pourquoi,
enfermé seul dans la muraille d'airain de leur obstination catholique, de
leurs préjugés sociaux et de leur haine pour la religion de l'égalité, il
s'était brisé contre leur sein en gémissant; il s'était desséché comme une
plante privée de rosée, en appelant la pluie du ciel qui lui eût donné une
existence commune avec les objets de son affection. Lassé de souffrir seul,
d'aimer seul, de croire et de prier seul, il avait cru retrouver la vie
en vous, et lorsque vous aviez accepté et partagé ses idées, il avait
recouvré le calme et la raison; mais vous ne partagiez pas ses sentiments,
et votre séparation devait le replonger dans un isolement plus profond et
plus insupportable. Sa foi, niée et combattue sans cesse, devint une
torture au-dessus des forces humaines. Le vertige s'empara de lui. Ne
pouvant retremper l'essence la plus sublime de sa vie dans des âmes
semblables à la sienne, il dut se laisser mourir.

«Dès qu'il eut trouvé ces coeurs faits pour le comprendre et le seconder,
nous fûmes étonnés de sa douceur dans la discussion, de sa tolérance, de
sa confiance et de sa modestie. Nous avions craint, d'après son passé,
quelque chose de trop farouche, des opinions trop personnelles, une âpreté
de paroles respectable dans un esprit convaincu et enthousiaste, mais
dangereuse à ses progrès, et nuisible à une association du genre de la
nôtre. Il nous étonna par la candeur de son caractère et le charme de son
commerce. Lui qui nous rendait meilleurs et plus forts en nous parlant et
en nous enseignant, il se persuadait recevoir de nous tout ce qu'il nous
donnait. Il fut bientôt ici l'objet d'une vénération sans bornes, et vous
ne devez pas vous étonner que tant de gens se soient occupés de vous
ramener vers lui lorsque vous saurez que son bonheur devint le but des
efforts communs, le besoin de tous ceux qui l'avaient approché, ne fût-ce
qu'un instant.»




XXXVI.


«Mais le cruel destin de notre race n'était pas encore accompli. Albert
devait souffrir encore, son coeur devait saigner éternellement pour cette
famille, innocente de tous ses maux, mais condamnée par une bizarre
fatalité à le briser en se brisant contre lui. Nous ne lui avions pas
caché, aussitôt qu'il avait eu la force de supporter cette nouvelle, la
mort de son respectable père, arrivée peu de temps après la sienne propre:
car il faut bien que je me serve de cette étrange expression pour
caractériser un événement si étrange. Albert avait pleuré son père avec un
attendrissement enthousiaste, avec la certitude qu'il n'avait pas quitté
cette vie pour entrer dans le néant du paradis ou de l'enfer des
catholiques, avec l'espèce de joie solennelle que lui inspirait l'espoir
d'une vie meilleure et plus large ici-bas pour cet homme pur et digne de
récompense. Il s'affligeait donc beaucoup plus de l'abandon où restaient
ses autres parents, le baron Frédéric et la chanoinesse Wenceslawa, que du
départ de son père. Il se reprochait de goûter loin d'eux des consolations
qu'ils ne partageaient pas, et il avait résolu d'aller les rejoindre pour
quelque temps, de leur faire connaître le secret de sa guérison, de sa
résurrection miraculeuse, et d'établir leur existence de la manière la
plus heureuse possible. Il ignorait la disparition de sa cousine Amélie,
arrivée durant sa maladie à Riesenburg, et qu'on lui avait cachée avec
soin pour lui épargner un chagrin de plus. Nous n'avions pas jugé à propos
de l'en instruire, nous n'avions pas pu soustraire ma malheureuse nièce à
un égarement déplorable, et lorsque nous allions nous emparer de son
séducteur, l'orgueil moins indulgent des Rudolstadt saxons nous avait
devancés. Ils avaient fait arrêter secrètement Amélie sur les terres de
Prusse, où elle se flattait de trouver un refuge; ils l'avaient livrée à
la rigueur du roi Frédéric, et ce monarque leur avait donné cette
gracieuse marque de protection, de faire enfermer une jeune fille
infortunée dans la forteresse de Spandaw. Elle y a passé près d'un an dans
une affreuse captivité, n'ayant de relations avec personne, et devant
s'estimer heureuse de voir le secret de son déshonneur étroitement gardé
par la généreuse protection du monarque geôlier.

--Oh! Madame, interrompit Consuelo avec émotion, est-elle donc encore à
Spandaw?

--Nous venons de l'en faire sortir. Albert et Liverani n'ont pu l'enlever
en même temps que vous, parce qu'elle était beaucoup plus étroitement
surveillée; ses révoltes, ses imprudentes tentatives d'évasion, son
impatience et ses emportements ayant aggravé les rigueurs de son
esclavage. Mais nous avons d'autres moyens que ceux auxquels vous avez dû
votre salut. Nos adeptes sont partout, et quelques-uns cultivent le crédit
des cours afin de s'en servir pour la réussite de nos desseins. Nous avons
fait obtenir pour Amélie la protection de la jeune margrave de Bareith,
soeur du roi de Prusse, qui a demandé et obtenu sa mise en liberté, en
promettant de se charger d'elle et de répondre de sa conduite à l'avenir.
Dans peu de jours la jeune baronne sera auprès de la princesse Sophie
Wilhelmine qui a le coeur aussi bon que la langue mauvaise, et qui lui
accordera la même indulgence et la même générosité qu'elle a eues envers
la princesse de Culmbach, une autre infortunée, flétrie aux yeux du monde
comme Amélie, et qui a été victime comme elle du régime pénitentiaire des
forteresses royales.

«Albert ignorait donc les malheurs de sa cousine, lorsqu'il prit la
résolution d'aller voir son oncle et sa tante au château des Géants. Il
n'eût pu se rendre compte de l'inertie de ce baron Frédéric, qui avait la
force animale de vivre, de chasser et de boire après tant de désastres, et
l'impassibilité dévote de cette chanoinesse, qui craignait, en faisant des
démarches pour retrouver sa parente, de donner plus d'éclat au scandale de
son aventure. Nous avions combattu le projet d'Albert avec épouvante, mais
il y avait persisté à notre insu. Il partit une nuit en nous laissant une
lettre qui nous promettait un prompt retour. Son absence fut courte en
effet; mais qu'il en rapporta de douleurs!

«Couvert d'un déguisement, il pénétra en Bohême, et alla surprendre le
solitaire Zdenko dans la grotte du Schreckenstein. De là il voulait écrire
à ses parents pour leur faire connaître la vérité, et pour les préparer à
la commotion de son retour. Il connaissait Amélie pour la plus courageuse
en même temps que la plus frivole, et c'était à elle qu'il comptait
envoyer sa première missive par Zdenko. Au moment de le faire, et comme
Zdenko était sorti sur la montagne, c'était à l'approche de l'aube, il
entendit un coup de fusil et un cri déchirant. Il s'élance dehors, et le
premier objet qui frappe ses yeux, c'est Zdenko rapportant dans ses bras
Cynabre ensanglanté. Courir vers son pauvre vieux chien, sans songer à se
cacher le visage, fut le premier mouvement d'Albert; mais comme il
rapportait l'animal fidèle, blessé à mort, vers l'endroit appelé la _Cave
du moine_, il vit accourir vers lui autant que le permettaient la
vieillesse et l'obésité, un chasseur jaloux de ramasser sa proie. C'était
le baron Frédéric qui, chassant à l'affût, aux premières clartés du matin,
avait pris, dans le crépuscule, la robe fauve de Cynabre pour le poil
d'une bête sauvage. Il l'avait visé à travers les branches. Hélas! il
avait encore le coup d'oeil juste et la main sûre, il l'avait touché, il
lui avait mis deux balles dans le flanc. Tout à coup il aperçut Albert, et,
croyant voir un spectre, il s'arrêta glacé de terreur. N'ayant plus
conscience d'aucun danger réel, il recula jusqu'au bord du sentier escarpé
qu'il côtoyait, et roula dans un précipice où il tomba brisé sur les
rochers. Il expira sur le coup, à la place fatale où s'était élevé,
pendant des siècles, l'arbre maudit, le fameux chêne du Schreckenstein,
appelé _le Hussite_, témoin et complice jadis des plus horribles
catastrophes.

«Albert vit tomber son parent et quitta Zdenko pour courir vers le bord de
l'abîme. Il vit alors les gens du baron qui s'empressaient à le relever en
remplissant l'air de leurs gémissements, car il ne donnait plus signe de
vie. Albert entendit ces mots s'élever jusqu'à lui: «Il est mort, notre
pauvre maître! Hélas! que va dire madame la chanoinesse!» Albert ne
songeait plus à lui-même, il cria, il appela. Aussitôt qu'on l'eut aperçu,
une terreur panique s'empara de ces crédules serviteurs. Ils abandonnaient
déjà le corps de leur maître pour fuir, lorsque le vieux Hanz, le plus
superstitieux et aussi le plus courageux de tous, les arrêta et leur dit
en faisant le signe de la croix:

«--Mes enfants, ce n'est pas notre maître Albert qui nous apparaît. C'est
l'esprit du Schreckenstein qui a pris sa figure pour nous faire tous périr
ici, si nous sommes lâches. Je l'ai bien vu, c'est lui qui a fait tomber
monsieur le baron. Il voudrait emporter son corps pour le dévorer, c'est
un vampire! Allons! du coeur, mes enfants. On dit que le diable est
poltron. Je vais le coucher en joue; pendant ce temps, dites la prière
d'exorcisme de monsieur le chapelain.»

«--En parlant ainsi, Hanz, ayant fait encore plusieurs signes de croix,
leva son fusil et tira sur Albert, tandis que les autres valets se
serraient autour du cadavre du baron. Heureusement Hanz était trop ému et
trop épouvanté pour viser juste: il agissait dans une sorte de délire. La
balle siffla néanmoins sur la tête d'Albert, car Hanz était le meilleur
tireur de toute la contrée, et, s'il eût été de sang-froid, il eût
infailliblement tué mon fils. Albert s'arrêta irrésolu.

«--Courage, enfants, courage! cria Hanz en rechargeant son fusil. Tirez
dessus, il a peur! Vous ne le tuerez pas, les balles ne peuvent pas
l'atteindre, mais vous le ferez reculer, et nous aurons le temps
d'emporter le corps de notre pauvre maître.»

«Albert, voyant tous les fusils dirigés sur lui, s'enfonça dans le taillis,
et descendant sans être vu la pente de la montagne, s'assura bientôt par
ses yeux de l'horrible vérité. Le corps brisé de son malheureux oncle
gisait sur les pierres ensanglantées. Son crâne était ouvert, et le vieux
Hanz criait d'une voix désolée ces paroles épouvantables:

«--Ramassez sa cervelle et n'en laissez pas sur les rochers; car le chien
du vampire viendrait la lécher.

«--Oui, oui, il y avait un chien, répondait un autre serviteur, un chien
que j'ai d'abord pris pour Cynabre.

«--Mais Cynabre a disparu depuis la mort du comte Albert, disait un
troisième, on ne l'a plus revu nulle part; il sera mort dans quelque coin,
et le Cynabre que nous avons vu là-haut est une ombre, comme ce vampire
est une ombre aussi, ressemblant au comte Albert. Abominable vision, je
l'aurai toujours devant les yeux. Seigneur Dieu! ayez pitié de nous et de
l'âme de monsieur le baron mort sans sacrements, par la malice de l'esprit.

«--Hélas! je lui disais bien qu'il lui arriverait malheur, reprenait Hanz
d'un ton lamentable, en rassemblant les lambeaux de vêtements du baron
avec des mains teintes de son sang; il voulait toujours venir chasser dans
cet endroit trois fois maudit! Il se persuadait que, parce que personne
n'y venait, tout le gibier de la forêt s'y était remisé; et Dieu sait
pourtant qu'il n'y a jamais eu d'autre gibier sur cette infernale
montagne que celui qui pendait encore, dans ma jeunesse, aux branches du
chêne. Maudit hussite! arbre de perdition! le feu du ciel l'a dévoré; mais
tant qu'il en restera une racine dans la terre, les méchants hussites
reviendront ici pour se venger des catholiques. Allons, allons, disposez
vite ce brancard et partons! on n'est pas en sûreté ici. Ah! madame la
chanoinesse, pauvre maîtresse, que va-t-elle devenir! Qui est-ce qui osera
se présenter le premier devant elle, pour lui dire, comme les autres
jours: «Voilà monsieur le baron qui revient de la chasse.» Elle dira:
«Faites bien vite servir le déjeuner: «Ah! oui, le déjeuner! il se passera
bien du temps avant que personne ait de l'appétit dans le château. Allons!
allons! c'est trop de malheurs dans cette famille, et je sais bien d'où
cela vient, moi!»

«Tandis qu'on plaçait le cadavre sur le brancard, Hanz, pressé de
questions, répondit en secouant la tête:

«--Dans cette famille-là, tout le monde était pieux et mourait
chrétiennement, jusqu'au jour où la comtesse Wanda, à qui Dieu fasse
miséricorde, est morte sans confession. Depuis ce temps, il faut que tous
finissent de même. Monsieur le comte Albert n'est point mort en état de
grâce, quoi qu'on ait pu lui dire, et son digne père en a porté la peine:
il a rendu l'âme sans savoir ce qu'il faisait; en voilà encore un qui s'en
va sans sacrements, et je parie que la chanoinesse finira aussi sans avoir
le temps d'y songer. Heureusement pour cette sainte femme qu'elle est
toujours en état de grâce!»

«Albert ne perdit rien de ces déplorables discours, expression grossière
d'une douleur vraie, et reflet terrible de l'horreur fanatique dont nous
étions l'objet tous les deux à Riesenburg. Longtemps frappé de stupeur, il
vit défiler au loin, à travers les sentiers du ravin, le lugubre cortège,
et n'osa pas le suivre, bien qu'il sentît que, dans l'ordre naturel des
choses, il eût dû être le premier à porter cette triste nouvelle à sa
vieille tante, pour l'assister dans sa mortelle douleur. Mais il est bien
certain que, s'il l'eût fait, son apparition l'eût frappée de mort ou de
démence. Il le comprit et se retira désespéré dans sa caverne, où Zdenko,
qui n'avait rien vu de l'accident le plus grave de cette funeste matinée,
était occupé à laver la blessure de Cynabre; mais il était trop tard.
Cynabre, en voyant rentrer son maître, fit entendre un gémissement de
détresse, rampa jusqu'à lui malgré ses reins brisés, et vint expirer à ses
pieds, en recevant ses dernières caresses. Quatre jours après, nous vîmes
revenir Albert, pâle et accablé de ces nouveaux coups. Il demeura
plusieurs jours sans parler et sans pleurer. Enfin ses larmes coulèrent
dans mon sein.

«Je suis maudit parmi les hommes, me dit-il, et il semble que Dieu veuille
me fermer l'accès de ce monde, où je n'aurais dû aimer personne. Je n'y
peux plus reparaître sans y porter l'épouvante, la mort ou la folie. C'en
est fait, je ne dois plus revoir ceux qui ont pris soin de mon enfance.
Leurs idées sur la séparation éternelle de l'âme et du corps sont si
absolues, si effrayantes, qu'ils aiment mieux me croire à jamais enchaîné
dans le tombeau que d'être exposés à revoir mes traits sinistres. Étrange
et affreuse notion de la vie! Les morts deviennent des objets de haine à
ceux qui les ont le plus chéris, et si leur spectre apparaît, on les
suppose vomis par l'enfer au lieu de les croire envoyés du ciel. Ô mon
pauvre oncle! ô mon noble père! vous étiez des hérétiques à mes yeux comme
je l'étais moi-même aux vôtres; et pourtant, si vous m'apparaissiez, si
j'avais le bonheur de revoir votre image détruite par la mort, je la
recevrais à genoux, je lui tendrais les bras, je la croirais détachée du
sein de Dieu, où les âmes vont se retremper, et où les formes se
recomposent. Je ne vous dirais pas vos abominables formules de renvoi et
de malédiction, exorcismes impies de la peur et de l'abandon; je vous
appellerais au contraire; je voudrais vous contempler avec amour et vous
retenir autour de moi comme des influences secourables. Ô ma mère! c'en
est fait; il faut que je sois mort pour eux! qu'ils meurent par moi ou
sans moi!»
                
 
 
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