George Sand

La comtesse de Rudolstadt
Albert n'avait quitté sa patrie qu'après s'être assuré que la chanoinesse
avait résisté à ce dernier choc du malheur. Cette vieille femme, aussi
malade et aussi fortement trempée que moi-même, sait vivre aussi par le
sentiment du devoir. Respectable dans ses convictions et dans son
infortune, elle compte avec résignation les jours amers que la volonté de
Dieu lui impose encore. Mais dans sa douleur, elle conserve une certaine
raideur orgueilleuse qui survit aux affections. Elle disait dernièrement à
une personne qui nous l'a écrit: «Si on ne supportait pas la vie par
devoir, il faudrait encore la supporter par respect pour les convenances.»
Ce mot vous peint toute la chanoinesse.

«Dès lors Albert ne songea plus à nous quitter, et son courage sembla
grandir dans les épreuves. Il sembla avoir vaincu même son amour, et se
rejetant dans une vie toute philosophique, il ne parut plus occupé que de
religion, de science morale et d'action révolutionnaire; il se livra aux
travaux les plus sérieux, et sa vaste intelligence prit ainsi un
développement aussi serein et aussi magnifique que son triste coeur en
avait eu un excessif et fiévreux loin de nous. Cet homme bizarre, dont le
délire avait consterné les âmes catholiques, devint un flambeau de sagesse
pour des esprits d'un ordre supérieur. Il fut initié aux plus intimes
confidences des Invisibles, et prit rang parmi les chefs et les pères de
cette église nouvelle. Il leur porta bien des lumières qu'ils reçurent
avec amour et reconnaissance. Les réformes qu'il proposa furent consenties,
et dans l'exercice d'une foi militante, il revint à l'espérance et à la
sérénité d'âme qui fait les héros et les martyrs.

«Nous pensions qu'il avait triomphé de son amour pour vous, tant il avait
pris de soin de nous cacher ses combats et ses souffrances. Mais un jour,
la correspondance des adeptes, qu'il n'était plus possible de lui cacher,
apporta dans notre sanctuaire un avis cruel, malgré l'incertitude dont il
restait entouré. Vous passiez à Berlin dans l'esprit de quelques personnes
pour la maîtresse du roi de Prusse, et les apparences ne déméritaient pas
cette supposition; Albert ne dit rien et devint pâle.

«--Mon amie bien-aimée, me dit-il après quelques instants de silence,
cette fois tu me laisseras partir sans rien craindre; le devoir de mon
amour m'appelle à Berlin, ma place est auprès de celle que j'aime et qui a
accepté ma protection. Je ne m'arroge aucun droit sur elle; si elle est
enivrée du triste honneur qu'on lui attribue, je n'userai d'aucune
autorité pour l'y faire renoncer; mais si, comme j'en suis certain, elle
est environnée de pièges et de dangers, je saurai l'y soustraire.

«--Arrêtez, Albert, lui dis-je, et craignez la puissance de cette fatale
passion qui vous a déjà fait tant de mal; le mal qui vous viendra de ce
côté-là est le seul au-dessus de vos forces. Je vois bien que vous ne
vivez plus que par la vertu et votre amour. Si cet amour périt en vous,
la vertu vous suffira-t-elle?

«--Et pourquoi mon amour périrait-il? reprit Albert avec exaltation. Vous
pensez donc qu'elle aurait déjà cessé d'en être digne?

«--Et si cela était, Albert, que ferais-tu?»

«Il sourit avec ces lèvres pâles et ce regard brillant que lui donnent ses
fortes et douloureuses pensées d'enthousiasme.

«--Si cela était, répondit-il, je continuerais à l'aimer; car le passé
n'est point un rêve qui s'efface en moi, et vous savez que je l'ai souvent
confondu avec le présent au point de ne plus distinguer l'un de l'autre.
Eh bien, je ferais encore ainsi; j'aimerais dans le passé cette figure
d'ange, cette âme de poëte, dont ma sombre vie a été éclairée et embrassée
soudainement. Et je ne m'apercevrais pas que le passé est derrière moi,
j'en garderais dans mon sein la trace brûlante, l'être égaré, l'ange tombé
m'inspirerait tant de sollicitude et de tendresse encore, que ma vie
serait consacrée à le consoler de sa chute et à le soustraire au mépris
des hommes cruels.»

«Albert partit pour Berlin avec plusieurs de nos amis, et eut pour
prétexte auprès de la princesse Amélie, sa protectrice, de l'entretenir de
Trenck, alors prisonnier à Glatz, et des opérations maçonniques auxquelles
elle est initiée. Vous l'avez vu présidant une loge de rose-croix, et il
n'a pas su à cette époque que Cagliostro, informé malgré nous de ses
secrets, s'était servi de cette circonstance pour ébranler votre raison en
vous le faisant voir à la dérobée comme un spectre. Pour ce seul fait
d'avoir laissé jeter à une personne _profane_ un coup d'oeil sur les
mystères maçonniques, l'intrigant Cagliostro eût mérité d'en être à jamais
exclu. Mais on l'ignora assez longtemps, et vous devez vous rappeler la
terreur qu'il éprouvait eu vous conduisant auprès du _Temple_. Les peines
applicables à ces sortes de trahisons sont sévèrement châtiées par les
adeptes, et le magicien, en faisant servir les mystères de son ordre aux
prétendus prodiges de son art merveilleux, risquait peut-être sa vie, tout
au moins sa grande réputation de nécromancien, car on l'eût démasqué et
chassé immédiatement.

«Dans le court et mystérieux séjour qu'il fit à Berlin à cette époque,
Albert sut pénétrer assez avant dans vos démarches et dans vos pensées
pour se rassurer sur votre situation. Il vous surveilla de près à votre
insu, et revint, tranquille en apparence, mais plus ardemment épris de
vous que jamais. Durant plusieurs mois, il voyagea à l'étranger, et servit
notre cause avec activité. Mais ayant été averti que quelques intrigants,
peut-être espions du roi de Prusse, tentaient d'ourdir à Berlin une
conspiration particulière, dangereuse pour l'existence de la maçonnerie,
et probablement funeste pour le prince Henri et pour sa soeur l'abbesse de
Quedlimbourg, Albert courut à Berlin, afin d'avertir ces princes de
l'absurdité d'une telle tentative, et de les mettre en garde contre le
piége qu'elle lui semblait couvrir. Vous le vîtes alors; et, quoique
épouvantée de son apparition, vous montrâtes tant de courage ensuite, et
vous exprimâtes à ses amis tant de dévouement et de respect pour sa
mémoire, qu'il retrouva l'espoir d'être aimé de vous. Il fut donc résolu
qu'on vous apprendrait la vérité de son existence par une suite de
révélations mystérieuses. Il a été bien souvent près de vous, et caché
jusque dans votre appartement, durant vos entretiens orageux avec le roi,
sans que vous en eussiez connaissance. Pendant ce temps, les conspirateurs
s'irritaient des obstacles qu'Albert et ses amis apportaient à leurs
desseins coupables ou insensés. Frédéric II eut des soupçons. L'apparition
de la _balayeuse_, ce spectre que tous les conspirateurs promènent dans
les galeries du palais, pour y fomenter le désordre et la peur, éveilla sa
surveillance. La création d'une loge maçonnique, à la tête de laquelle se
plaça le prince Henri, et qui se trouva, du premier coup, en dissidence de
doctrines avec celle que préside le roi en personne, parut à ce dernier un
acte significatif de révolte; et peut-être, en effet, cette création de la
nouvelle loge était-elle un masque maladroit que prenaient certains
conjurés, ou une tentative pour compromettre d'illustres personnages.
Heureusement ils s'en garantirent; et le roi, furieux en apparence de ne
trouver que d'obscurs coupables, mais satisfait en secret de n'avoir pas à
sévir contre sa propre famille, voulut au moins faire un exemple. Mon fils,
le plus innocent de tous, fut arrêté et transféré à Spandaw, presque en
même temps que vous, dont l'innocence n'était pas moins avérée; mais vous
aviez eu tous deux le tort de ne vouloir vous sauver aux dépens de
personne, et vous payâtes pour tous les autres. Vous avez passé plusieurs
mois en prison, non loin de la cellule d'Albert, et vous avez dû entendre
les accents passionnés de son archet, comme il a entendu ceux de votre
voix. Il avait à sa disposition des moyens d'évasion prompts et certains;
mais il ne voulut point en user avant d'avoir assuré la vôtre. La clef
d'or est plus forte que tous les verrous des prisons royales; et les
geôliers prussiens, soldats mécontents ou officiers en disgrâce pour la
plupart, sont éminemment corruptibles. Albert s'évada en même temps que
vous, mais vous ne le vîtes pas; et, pour des raisons que vous saurez plus
tard, Liverani fut chargé de vous amener ici. Maintenant vous savez le
reste. Albert vous aime plus que jamais; mais il vous aime plus que
lui-même, et il sera mille fois moins malheureux de votre bonheur avec un
autre qu'il ne le serait du sien propre, si vous ne le partagiez pas
entièrement. Les lois morales et philosophiques, l'autorité religieuse,
sous lesquelles vous vous trouvez désormais placés l'un et l'autre,
permettent son sacrifice, et rendent votre choix libre et respectable.
Choisissez donc, ma fille; mais souvenez-vous que la mère d'Albert vous
demande à genoux de ne pas porter atteinte à la sublime candeur de son
fils, en lui faisant un sacrifice dont l'amertume retomberait sur sa vie.
Votre abandon le fera souffrir, mais votre pitié, sans votre amour, le
tuera. L'heure est venue de vous prononcer. Je ne dois pas savoir votre
décision. Passez dans votre chambre; vous y trouverez deux parures bien
différentes: celle que vous choisirez décidera du sort de mon fils.

«--Et laquelle des deux doit signifier de mon divorce avec lui? demanda
Consuelo toute tremblante.

«--J'étais chargée de vous l'apprendre; mais je ne le ferai point. Je veux
savoir si vous le devinerez.»

La comtesse Wanda, ayant ainsi parlé, replaça son masque, pressa Consuelo
contre son coeur et s'éloigna rapidement.




XXXVII.


Les deux habits que la néophyte trouva étalés dans sa chambre étaient une
brillante parure de mariée, et un vêtement de deuil avec tous les signes
distinctifs du veuvage. Elle hésita quelques instants. Sa résolution,
quant au choix de l'époux, était prise, mais lequel de ces deux costumes
témoignerait extérieurement de son intention? Après un peu de réflexion,
elle revêtit l'habit blanc, le voile, les fleurs et les perles de la
fiancée. Cet ajustement était d'un goût chaste et d'une élégance extrême.
Consuelo fut bientôt prête; mais en se regardant au miroir encadré de
sentences menaçantes, elle n'eut plus envie de sourire comme la première
fois. Une pâleur mortelle était sur ses traits, et l'effroi dans son
coeur. Quelque parti qu'elle eût résolu de prendre, elle sentait qu'il lui
resterait un regret ou un remords, qu'une âme serait brisée par son
abandon; et la sienne éprouvait par avance un déchirement affreux. En
voyant ses joues et ses lèvres, aussi blanches que son voile et son
bouquet d'oranger, elle craignit également pour Albert et pour Liverani
l'aspect d'une émotion si violente, et elle fut tentée de mettre du fard;
mais elle y renonça aussitôt: «Si mon visage ment, pensa-t-elle, mon coeur
pourra-t-il donc mentir?»

Elle s'agenouilla contre son lit, et cachant son visage dans les draperies,
elle resta absorbée dans une méditation douloureuse jusqu'au moment où la
pendule sonna minuit. Elle se leva aussitôt, et vit un _Invisible_ à
masque noir debout derrière elle. Je ne sais quel instinct lui fit
présumer que c'était Marcus. Elle ne se trompait pas, et pourtant, il ne
se fit point connaître à elle, et se contenta de lui dire d'une voix douce
et triste:

«Madame, tout est prêt. Veuillez vous couvrir de ce manteau, et me suivre.»

Consuelo suivit l'_Invisible_ jusqu'au fond du jardin, à l'endroit où le
ruisseau se perdait sous l'arcade verdoyante du parc. Là, elle trouva une
gondole découverte, toute noire, toute semblable aux gondoles de Venise,
et dans le rameur gigantesque qui se tenait à la proue, elle reconnut Karl,
qui fit un signe de croix en la voyant.

C'était sa manière de témoigner la plus grande joie possible.

«M'est-il permis de lui parler? demanda Consuelo à son guide.

--Vous pouvez, répondit celui-ci, lui dire quelques mots à haute voix.

--Eh bien, cher Karl, mon libérateur et mon ami, dit Consuelo émue de
revoir un visage connu après une si longue réclusion parmi des êtres
mystérieux, puis-je espérer que rien ne trouble le plaisir que tu as de me
retrouver?

--Rien! signora, répondit Karl d'une voix assurée; rien, si ce n'est le
souvenir de _celle_... qui n'est plus de ce monde, et que je crois
toujours voir à côté de vous. Courage et contentement, ma bonne maîtresse,
ma bonne soeur! nous voici comme la nuit où nous nous évadions de Spandaw!

--C'est aussi un jour de délivrance, frère! dit Marcus. Allons, vogue avec
l'adresse et la vigueur dont tu es doué, et qu'égalent maintenant la
prudence de ta langue et la force de ton âme. Ceci ressemble en effet à
une fuite, Madame, ajouta-t-il en s'adressant à Consuelo; mais le
principal libérateur n'est plus le même...»

En prononçant ces derniers mots, Marcus lui présentait la main pour
l'aider à s'asseoir sur le banc garni de coussins. Il la sentit trembler
légèrement au souvenir de Liverani, et la pria de se couvrir le visage
pour quelques instants seulement. Consuelo obéit, et la gondole, emportée
par le bras robuste du déserteur, glissa rapidement sur les eaux sombres
et muettes.

Au bout d'un trajet dont la durée ne put guère être appréciée par la
pensive Consuelo, elle entendit un bruit de voix et d'instruments à
quelque distance; la barque se ralentit, et reçut sans s'arrêter tout à
fait les légères secousses d'un atterrissement. Le capuchon tomba
doucement, et la néophyte crut passer d'un rêve dans un autre, en
contemplant le spectacle féerique offert à ses regards. La barque côtoyait,
en l'effleurant, une rive aplanie, jonchée de fleurs et de frais
herbages. L'eau du ruisseau, élargie et immobile dans un vaste bassin,
était comme embrasée, et reflétait des colonnades de lumières qui se
tordaient en serpenteaux de feu, ou se brisaient en pluie d'étincelles
sous le sillage lent et mesuré de la gondole. Une musique admirable
remplissait l'air sonore, et semblait planer sur les buissons de roses et
de jasmins embaumés. Quand les yeux de Consuelo se furent habitués à cette
clarté soudaine, elle put les fixer sur la façade illuminée du palais qui
s'élevait à très-peu de distance, et qui se plongeait dans le miroir du
bassin avec une splendeur magique. Cet édifice élégant qui se dessinait
sur le ciel constellé, ces voix harmonieuses, ce concert d'instruments
excellents, ces fenêtres ouvertes devant lesquelles, entre les rideaux de
pourpre embrasés par la lumière, Consuelo voyait s'agiter mollement des
hommes et des femmes richement parés, étincelants de broderies, de
diamants, d'or et de perles, avec ces têtes poudrées, qui donnaient à
l'aspect général des réunions de ce temps-là un reflet de blancheur, un je
ne sais quoi d'efféminé et de fantastique; toute cette fête princière,
combinée avec la beauté d'une nuit tiède et sereine qui jetait des
bouffées de parfums et de fraîcheur jusque dans les salles
resplendissantes, remplit Consuelo d'une vive émotion, et lui causa une
sorte d'enivrement. Elle, la fille du peuple, mais la reine des fêtes
patriciennes, elle ne pouvait voir un spectacle de ce genre, après tant de
jours de captivité, de solitude et de sombres rêveries, sans éprouver une
sorte d'élan, un besoin de chanter, un tressaillement singulier à
l'approche d'un public. Elle se leva donc debout dans la barque, qui se
rapprochait du château de plus en plus, et soudainement exaltée par le
choeur de Haendel:

       Chantons la gloire
       De Juda vainqueur!


elle oublia toutes choses pour mêler sa voix à ce chant d'enthousiasme
grandiose.

Mais une nouvelle secousse de la barque, qui, en rasant les bords de l'eau,
rencontrait quelquefois une branche, ou une touffe d'herbe, la fit
trébucher. Forcée de se retenir à la première main qui s'offrit pour la
soutenir, elle s'aperçut seulement alors qu'il y avait un quatrième
personnage dans la barque, un Invisible masqué, qui n'y était certainement
pas lorsqu'elle y était entrée.

Un vaste manteau gris sombre à longs plis, un chapeau à grands bords posé
d'une certaine façon, je ne sais quoi dans les traits de ce masque, à
travers lequel la physionomie humaine semblait parler; mais, plus que tout
le reste, la pression de la main tremblante qui ne voulait plus se
détacher de la sienne, firent reconnaître à Consuelo l'homme qu'elle
aimait, le chevalier Liverani, tel qu'il s'était montré à elle la première
fois sur l'étang de Spandaw. Alors la musique, l'illumination, le palais
enchanté, la fête enivrante, et jusqu'à l'approche du moment solennel qui
devait fixer sa destinée, tout ce qui n'était pas l'émotion présente,
s'effaça de la mémoire de Consuelo. Agitée et comme vaincue par une force
surhumaine, elle retomba palpitante sur les coussins de la barque, auprès
de Liverani. L'autre inconnu, Marcus, était debout à la proue, et leur
tournait le dos. Le jeûne, le récit de la comtesse Wanda, l'attente d'un
dénoûment terrible, l'inattendu de cette fête saisie au passage, avaient
brisé toutes les forces de Consuelo. Elle ne sentait plus que la main de
Liverani étreignant la sienne, son bras effleurant sa taille pour être
prêt à l'empêcher de s'éloigner de lui, et ce trouble divin que la
présence de l'objet aimé répand jusque dans l'air qu'on respire. Consuelo
resta quelques minutes ainsi, ne voyant pas plus le palais étincelant que
s'il fût rentré dans la nuit profonde, n'entendant plus rien que le
souffle brûlant de son amant auprès d'elle, et les battements de son
propre coeur.

«Madame, dit Marcus en se retournant tout à coup vers elle, ne
connaissez-vous pas l'air qu'on chante maintenant, et ne vous plairait-il
pas de vous arrêter pour entendre ce magnifique ténor?

--Quels que soient l'air et la voix, répondit Consuelo préoccupée,
arrêtons-nous ou continuons; que votre volonté soit faite.»

La barque touchait presque au pied du château. On pouvait distinguer les
figures placées dans l'embrasure des fenêtres, et même celles qui
passaient dans la profondeur des appartements. Ce n'étaient plus des
spectres flottants comme dans un rêve, mais des personnages réels, des
seigneurs, de grandes dames, des savants, des artistes, dont plusieurs
n'étaient pas inconnus à Consuelo. Mais elle ne fit aucun effort de
mémoire pour retrouver leurs noms, ni les théâtres ou les palais où elle
les avait déjà aperçus. Le monde était redevenu tout à coup pour elle une
lanterne magique sans signification et sans intérêt. Le seul être qui lui
parût vivant dans l'univers, c'était celui dont la main brûlait
furtivement la sienne sous les plis des manteaux.

«Ne connaissez-vous pas cette belle voix qui chante un air vénitien?»
demanda de nouveau Marcus, surpris de l'immobilité et de l'apparente
indifférence de Consuelo.

Et comme elle ne paraissait entendre ni la voix qui lui parlait ni celle
qui chantait, il se rapprocha un peu et s'assit sur le banc vis-à-vis
d'elle pour renouveler sa question.

«Mille pardons, Monsieur, répondit Consuelo après avoir fait un effort
pour écouter; je n'y faisais pas attention. Je connais cette voix en effet,
et cet air, c'est moi qui l'ai composé, il y a bien longtemps. Il est
fort mauvais et fort mal chanté.

--Comment donc, reprit Marcus, s'appelle ce chanteur pour lequel vous me
semblez trop sévère? Je le trouve admirable, moi!

--Ah! vous ne l'avez pas perdue? dit à voix basse Consuelo à Liverani qui
venait de lui faire sentir dans le creux de sa main la petite croix de
filigrane dont elle s'était séparée pour la première fois de sa vie, en la
lui confiant durant son voyage de Spandaw à ***.

--Vous ne vous rappelez pas le nom de ce chanteur? reprit Marcus avec
obstination en observant attentivement les traits de Consuelo.

--Pardon, Monsieur! répondit-elle avec un peu d'impatience, il s'appelle
Anzoleto. Ah? le mauvais _ré!_ il a perdu cette note.

--Ne souhaitez-vous pas voir son visage? Vous vous trompez peut-être.
D'ici vous pourriez le distinguer parfaitement, car je le vois très-bien.
C'est un bien beau jeune homme.

--À quoi bon le regarder? reprit Consuelo avec un peu d'humeur; je suis
bien sûre qu'il est toujours le même.»

Marcus prit doucement la main de Consuelo, et Liverani le seconda pour la
faire lever et regarder par la fenêtre toute grande ouverte. Consuelo qui
eût résisté peut-être à l'un céda à l'autre, jeta un coup d'oeil sur le
chanteur, sur ce beau Vénitien qui était en ce moment le point de mire de
plus de cent regards féminins, regards protecteurs, ardents et lascifs.

«Il est fort engraissé! dit Consuelo en se rasseyant et en résistant un
peu à la dérobée aux doigts de Liverani, qui voulait lui reprendre la
petite croix, et qui la reprit en effet.

--Est-ce là tout le souvenir que vous accordez à un ancien ami? reprit
Marcus qui attachait toujours sur elle un regard de lynx à travers son
masque.

--Ce n'est qu'un camarade, répondit Consuelo, et entre camarades, nous
autres, nous ne sommes pas toujours amis.

--Mais n'auriez-vous pas quelque plaisir à lui parler? Si nous entrions
dans ce palais, et si l'on vous priait de chanter avec lui?

--Si c'est une _épreuve_, dit avec un peu de malice Consuelo qui
commençait à remarquer l'insistance de Marcus, comme je dois vous obéir en
tout, je m'y prêterai volontiers. Mais si c'est pour mon plaisir que vous
me faites cette offre, j'aime autant m'en dispenser.

--Dois-je arrêter ici, mon frère? demanda Karl en faisant un signe
militaire avec la rame.

--Passe, frère, et pousse au large! répondit Marcus.»

Karl obéit, et au bout de peu d'instants, la barque ayant traversé le
bassin, s'enfonça sous des berceaux épais. L'obscurité devint profonde.
Le petit fanal suspendu à la gondole jetait seul des lueurs bleuâtres sur
le feuillage environnant. De temps en temps, à travers des échappées de
sombre verdure, on voyait encore scintiller faiblement au loin les
lumières du palais. Les sons de l'orchestre s'évanouissaient lentement.
La barque, en rasant la rive, effeuillait les rameaux en fleurs, et le
manteau noir de Consuelo était semé de leurs pétales embaumés. Elle
commençait à rentrer en elle-même, et à combattre cette indéfinissable
volupté de l'amour et de la nuit. Elle avait retiré sa main de celle de
Liverani, et son coeur se brisait à mesure que le voile d'ivresse tombait
devant des lueurs de raison et de volonté.

«Écoutez, Madame! dit Marcus. N'entendez-vous pas d'ici les
applaudissements de l'auditoire? Oui, vraiment! ce sont des battements de
mains et des acclamations. On est ravi de ce qu'on vient d'entendre. Cet
Anzoleto a un grand succès au palais.

--Ils ne s'y connaissent pas!» dit brusquement Consuelo en saisissant une
fleur de magnolier que Liverani venait de cueillir au passage, et de jeter
furtivement sur ses genoux.

Elle serra convulsivement cette fleur dans ses mains, et la cacha dans son
sein, comme la dernière relique d'un amour indompté que l'épreuve fatale
allait sanctifier ou rompre à jamais.




XXXVIII.


La barque prit terre définitivement à la sortie des jardins et des bois,
dans un endroit pittoresque où le ruisseau s'enfonçait parmi des roches
séculaires et cessait d'être navigable. Consuelo eut peu de temps pour
contempler le paysage sévère éclairé par la lune. C'était toujours dans la
vaste enceinte de la résidence; mais l'art ne s'était appliqué en ce lieu
qu'à conserver à la nature sa beauté première: les vieux arbres semés au
hasard dans de sombres gazons, les accidents heureux du terrain, les
collines aux flancs âpres, les cascades inégales, les troupeaux de daims
bondissants et craintifs.

Un personnage nouveau était venu fixer l'attention de Consuelo: c'était
Gottlieb, assis négligemment sur le brancard d'une chaise à porteurs, dans
l'attitude d'une attente calme et rêveuse. Il tressaillit en reconnaissant
son amie de la prison; mais, sur un signe de Marcus, il s'abstint de lui
parler.

«Vous défendez donc à ce pauvre enfant de me serrer la main? dit tout bas
Consuelo à son guide.

--Après votre initiation, vous serez libre ici dans toutes vos actions,
répondit-il de même. Contentez-vous maintenant de voir comme la santé de
Gottlieb est améliorée et comme la force physique lui est revenue.

--Ne puis-je savoir, du moins, reprit la néophyte, s'il n'a souffert
aucune persécution pour moi, après ma fuite de Spandaw? Pardonnez à mon
impatience. Cette pensée n'a cessé de me tourmenter jusqu'au jour où je
l'ai aperçu, passant auprès de l'enclos du pavillon.

--Il a souffert, en effet, répondit Marcus, mais peu de temps. Dès qu'il
vous sut délivrée, il se vanta avec un enthousiasme naïf d'y avoir
contribué, et ses révélations involontaires durant son sommeil faillirent
devenir funestes à quelques-uns d'entre nous. On voulut l'enfermer dans
une maison de fous, autant pour le punir que pour l'empêcher de secourir
d'antres prisonniers. Il s'enfuit alors, et comme nous avions l'oeil sur
lui, nous le fîmes amener ici, où nous lui avons prodigué les soins du
corps et de l'âme. Nous le rendrons à sa famille et à sa patrie lorsque
nous lui aurons donné la force et la prudence nécessaires pour travailler
utilement à notre oeuvre qui est devenue la sienne, car c'est un de nos
adeptes les plus purs et les plus fervents. Mais la chaise est prête,
Madame; veuillez y monter. Je ne vous quitte pas, quoique je vous confie
aux bras fidèles et sûrs de Karl et de Gottlieb.»

Consuelo s'assit docilement dans une chaise à porteurs, fermée de tous
côtés, et ne recevant l'air que par quelques fentes pratiquées dans la
partie qui regardait le ciel. Elle ne vit donc plus rien de ce qui se
passait autour d'elle. Parfois elle vit briller les étoiles, et jugea
ainsi qu'elle était encore en plein air; d'autres fois elle vit cette
transparence interceptée sans savoir si c'était par des bâtiments ou par
l'ombrage épais des arbres. Les porteurs marchaient rapidement et dans le
plus profond silence; elle s'appliqua, durant quelque temps, à distinguer
dans les pas qui criaient de temps à autre sur le sable, si quatre
personnes ou seulement trois l'accompagnaient. Plusieurs fois elle crut
saisir le pas de Liverani à droite de la chaise; mais ce pouvait être une
illusion, et, d'ailleurs, elle devait s'efforcer de n'y pas songer.

Lorsque la chaise s'arrêta et s'ouvrit, Consuelo ne put se défendre d'un
sentiment d'effroi, en se voyant sous la herse, encore debout et sombre,
d'un vieux manoir féodal. La lune donnait en pleine lumière sur le préau
entouré de constructions en ruines, et rempli de personnages vêtus de
blanc qui allaient et venaient, les uns isolés, les autres par groupes,
comme des spectres capricieux. Cette arcade noire et massive de l'entrée
faisait paraître le fond du tableau plus bleu, plus transparent et plus
fantastique. Ces ombres errantes et silencieuses, ou se parlant à voix
basse, leur mouvement sans bruit sur ces longues herbes de la cour,
l'aspect de ces ruines que Consuelo reconnaissait pour celles où elle
avait pénétré une fois, et où elle avait revu Albert, l'impressionnèrent
tellement, qu'elle eut comme un mouvement de frayeur superstitieuse. Elle
chercha instinctivement Liverani auprès d'elle. Il y était effectivement
avec Marcus, mais l'obscurité de la voûte ne lui permit pas de distinguer
lequel des deux lui offrait la main; et cette fois, son coeur glacé par
une tristesse subite et par une crainte indéfinissable, ne l'avertit pas.

On arrangea son manteau sur ses vêtements et le capuchon sur sa tête de
manière à ce qu'elle put tout voir sans être reconnue de personne.
Quelqu'un lui dit à voix basse de ne pas laisser échapper un seul mot, une
seule exclamation, quelque chose qu'elle pût voir; et elle fut conduite
ainsi au fond de la cour, où un étrange spectacle s'offrit en effet à ses
regards.

Une cloche au son faible et lugubre rassemblait les ombres en cet instant
vers la chapelle ruinée où Consuelo avait naguère cherché, à la lueur des
éclairs, un refuge contre l'orage. Cette chapelle était maintenant
illuminée de cierges disposés dans un ordre systématique. L'autel semblait
avoir été relevé récemment; il était couvert d'un drap mortuaire et paré
d'insignes bizarres, où les emblèmes du christianisme se trouvaient mêlés
à ceux du judaïsme, à des hiéroglyphes égyptiens, et à divers signes
cabalistiques. Au milieu du choeur, dont on avait rétabli l'enceinte avec
des balustrades et des colonnes symboliques, on voyait un cercueil entouré
de cierges, couvert d'ossements en croix, et surmonté d'une tête de mort
dans laquelle brillait une flamme couleur de sang. On amena auprès de ce
cénotaphe un jeune homme dont Consuelo ne put voir les traits; un large
bandeau couvrait la moitié de son visage; c'était un récipiendaire qui
paraissait brisé de fatigue ou d'émotion. Il avait un bras et une jambe
nus, ses mains étaient attachées derrière son dos, et sa rose blanche
était tachée de sang. Une ligature au bras semblait indiquer qu'il venait
d'être saigné en effet. Deux ombres agitaient autour de lui des torches de
résine enflammée et répandaient sur son visage et sur sa poitrine des
nuages de fumée et de tourbillons d'étincelles. Alors commença entre lui
et ceux qui présidaient la cérémonie, et qui portaient des signes
distinctifs de leurs dignités diverses, un dialogue bizarre qui rappela à
Consuelo celui que Cagliostro lui avait fait entendre à Berlin, entre
Albert et des personnages inconnus. Puis, des spectres armés de glaives,
et qu'elle entendit appeler les _Frères terribles_, couchèrent le
récipiendaire sur les dalles, et appuyèrent sur son coeur la pointe de
leurs armes, tandis que plusieurs autres commencèrent, à grand cliquetis
d'épées, un combat acharné, les uns prétendant empêcher l'admission du
nouveau frère, le traitant de pervers, d'indigne et de traître, tandis
que les autres disaient combattre pour lui au nom de la vérité et d'un
droit acquis. Cette scène étrange émut Consuelo comme un rêve pénible.
Cette lutte, ces menaces, ce culte magique, ces sanglots que de jeunes
adolescents faisaient entendre autour du cercueil, étaient si bien simulés,
qu'un spectateur non initié d'avance en eût été réellement épouvanté.
Lorsque les _parrains_ du récipiendaire l'eurent emporté dans la dispute
et dans le combat contre les opposants, on le releva, on lui mit un
poignard dans la main, et on lui ordonna de marcher devant lui, et de
frapper quiconque s'opposerait à son entrée dans le temple.

Consuelo n'en vit pas davantage. Au moment où le nouvel initié se
dirigeait, le bras levé, et dans une sorte de délire, vers une porte basse
où on le poussait, les deux guides, qui n'avaient pas abandonné les bras
de Consuelo, l'emmenèrent rapidement comme pour lui dérober la vue d'un
spectacle affreux; et, lui rabattant le capuchon sur le visage, ils la
conduisirent par de nombreux détours, et parmi des décombres où elle
trébucha plus d'une fois, dans un lieu où régnait le plus profond silence.
Là, on lui rendit la lumière, et elle se vit dans la grande salle octogone
où elle avait surpris précédemment l'entretien d'Albert et de Trenck.
Toutes les ouvertures étaient, cette fois, fermées et voilées avec soin;
les murs et le plafond étaient tendus de noir; des cierges brûlaient aussi
en ce lieu, dans un ordre particulier, différent de celui de la chapelle.
Un autel en forme de calvaire, et surmonté de trois croix, masquait la
grande cheminée. Un tombeau sur lequel étaient déposés un marteau, des
clous, une lance et une couronne d'épines se dressait au milieu de la
salle. Des personnages vêtus de noir et masqués étaient agenouillés ou
assis à l'entour sur des tapis semés de larmes d'argent; ils ne pleuraient
ni ne gémissaient; leur attitude était celle d'une méditation austère, ou
d'une douleur muette et profonde.

Les guides de Consuelo la firent approcher jusqu'auprès du cercueil, et
les hommes qui le gardaient s'étant levés et rangés à l'autre extrémité,
l'un d'eux lui parla ainsi:

«Consuelo, tu viens de voir la cérémonie d'une réception maçonnique. Tu as
vu, là comme ici, un culte inconnu, des signes mystérieux, des images
funèbres, des pontifes initiateurs, un cercueil. Qu'as-tu compris à cette
scène simulée, à ces épreuves effrayantes pour le récipiendaire, aux
paroles qui lui ont été adressées, et à ces manifestations de respect,
d'amour et de douleur autour d'une tombe illustre?

--J'ignore si j'ai bien compris, répondit Consuelo. Cette scène me
troublait; cette cérémonie me semblait barbare. Je plaignais ce
récipiendaire, dont le courage et la vertu étaient soumis à des épreuves
toutes matérielles, comme s'il suffisait du courage physique pour être
initié à l'oeuvre du courage moral. Je blâme ce que j'ai vu, et déplore
ces jeux cruels d'un sombre fanatisme, ou ces expériences puériles d'une
foi tout extérieure et idolâtrique. J'ai entendu proposer des énigmes
obscures, et l'explication qu'en a donnée le récipiendaire m'a paru dictée
par un catéchisme méfiant ou grossier. Cependant cette tombe sanglante,
cette victime immolée, cet antique mythe d'Hiram, architecte divin
assassiné par les travailleurs jaloux et cupides, ce mot sacré perdu
pendant des siècles, et promis à l'initié comme la clef magique qui doit
lui ouvrir le temple, tout cela ne me paraît pas un symbole sans grandeur
et sans intérêt; mais pourquoi la fable est-elle si mal tissée ou d'une
interprétation si captieuse?

--Qu'entends-tu par là? As-tu bien écouté ce récit que tu traites de fable?

--Voici ce que j'ai entendu et ce qu'auparavant j'avais appris dans les
livres qu'on m'a ordonné de méditer durant ma retraite: Hiram, conducteur
des travaux du temple de Salomon, avait divisé les ouvriers par
catégories. Ils avaient un salaire différent, des droits inégaux. Trois
ambitieux de la plus basse catégorie résolurent de participer au salaire
réservé à la classe rivale, et d'arracher à Hiram le mot d'ordre, la
formule secrète qui lui servait à distinguer les compagnons des maîtres, à
l'heure solennelle de la répartition. Ils le guettèrent dans le temple où
il était resté seul après cette cérémonie, et se postant à chacune des
trois issues du saint lieu, ils l'empêchèrent de sortir, le menacèrent, le
frappèrent cruellement et l'assassinèrent sans avoir pu lui arracher son
secret, le mot fatal qui devait les rendre égaux à lui et à ses
privilégiés. Puis ils emportèrent son cadavre et l'ensevelirent sous des
décombres; et depuis ce jour, les fidèles adeptes du temple, les amis
d'Hiram pleurent son destin funeste, cherchant sa parole sacrée, et
rendant des honneurs presque divins à sa mémoire.

--Et maintenant, comment expliques-tu ce mythe?

--Je l'ai médité avant de venir ici, et voici comment je le comprends.
Hiram, c'est l'intelligence froide et l'habileté gouvernementale des
antiques sociétés; elles reposent sur l'inégalité des conditions, sur le
régime des castes. Cette fable égyptienne convenait au despotisme
mystérieux des hiérophantes. Les trois ambitieux, c'est l'indignation, la
révolte et la vengeance; ce sont peut-être les trois castes inférieures à
la caste sacerdotale qui essaient de prendre leurs droits par la violence.
Hiram assassiné, c'est le despotisme qui a perdu son prestige et sa force,
et qui est descendu au tombeau emportant avec lui le secret de dominer les
hommes par l'aveuglement et la superstition.

--Est-ce ainsi, véritablement, que tu interpréterais ce mythe?

--J'ai lu dans vos livres qu'il avait été apporté d'Orient par les
templiers, et qu'ils l'avaient fait servir à leurs initiations. Ils
devaient donc l'interpréter à peu près ainsi; mais en baptisant _Hiram_,
la théocratie, et les _assassins_, l'impiété, l'anarchie et la férocité,
les templiers, qui voulaient asservir la société à une sorte de despotisme
monacal, pleuraient sur leur impuissance personnifiée par l'anéantissement
d'Hiram. Le mot perdu et retrouvé de leur empire, c'était celui
d'association ou de ruse, quelque chose comme la cité antique, ou le
temple d'Osiris. Voilà pourquoi je m'étonne de voir cette fable servir
encore pour vos initiations à l'oeuvre de la délivrance universelle. Je
voudrais croire qu'elle n'est proposée à vos adeptes que comme une épreuve
de leur intelligence et de leur courage.

--Eh bien, nous qui n'avons point inventé ces formes de la maçonnerie, et
qui ne nous en servons effectivement que comme d'épreuves morales, nous
qui sommes plus que compagnons et maîtres dans cette science symbolique,
puisque, après avoir traversé tous les grades maçonniques, nous sommes
arrivés à n'être plus maçons comme on l'entend dans les rangs vulgaires de
cet ordre; nous t'adjurons de nous expliquer le mythe d'Hiram comme tu
l'entends, afin que nous portions sur ton zèle, ton intelligence et ta foi
le jugement qui t'arrêtera ici à la porte du véritable temple, ou qui te
livrera l'entrée du sanctuaire.

--Vous me demandez le mot d'Hiram, _la parole perdue_. Ce n'est point
celle qui m'ouvrira les portes du temple; car ce mot, c'est tyrannie ou
mensonge. Mais je sais les mots véritables, les noms des trois portes de
l'édifice divin par lesquels les destructeurs d'Hiram entrèrent pour
forcer ce chef à s'ensevelir sous les débris de son oeuvre; c'est liberté,
fraternité, égalité.

--Consuelo, ton interprétation, exacte ou non, nous révèle le fond de ton
coeur. Sois donc dispensée de t'agenouiller jamais sur la tombe d'Hiram.
Tu ne passeras pas non plus par le grade où le néophyte se prosterne sur
le simulacre des cendres de Jacques Molay, le grand maître et la grande
victime du temple, des moines-soldats et des prélats-chevaliers du moyen
âge. Tu sortirais victorieuse de cette seconde épreuve comme de la
première. Tu discernerais les traces mensongères d'une barbarie fanatique,
nécessaires encore aujourd'hui comme formules de garantie à des esprits
imbus du principe d'inégalité. Rappelle-toi donc bien que les
francs-maçons des premiers grades n'aspirent, pour la plupart, qu'à
construire un temple profane, un abri mystérieux pour une association
élevée à l'état de caste. Tu comprends autrement, et tu vas marcher droit
au temple universel qui doit recevoir tous les hommes confondus dans un
même culte, dans un même amour. Cependant tu dois faire ici une dernière
station, et te prosterner devant ce tombeau. Tu dois adorer le Christ et
reconnaître en lui le seul vrai Dieu.

--Vous dites cela pour m'éprouver encore, répondit Consuelo avec fermeté:
mais vous avez daigné m'ouvrir les yeux à de hautes vérités, en
m'apprenant à lire dans vos livres secrets. Le Christ est un homme divin
que nous révérons comme le plus grand philosophe et le plus grand saint
des temps antiques. Nous l'adorons autant qu'il est permis d'adorer le
meilleur et le plus grand des maîtres et des martyrs. Nous pouvons bien
l'appeler le sauveur des hommes, en ce sens qu'il a enseigné à ceux de son
temps des vérités qu'ils n'avaient fait qu'entrevoir, et qui devaient
faire entrer l'humanité dans une phase nouvelle de lumière et de sainteté.
Nous pouvons bien nous agenouiller auprès de sa cendre, pour remercier
Dieu de nous avoir suscité un tel prophète, un tel exemple, un tel ami;
mais nous adorons Dieu en lui, et nous ne commettons pas le crime
d'idolâtrie. Nous distinguons la divinité de la révélation de celle du
révélateur. Je consens donc à rendre à ces emblèmes d'un supplice à jamais
illustre et sublime, l'hommage d'une pieuse reconnaissance et d'un
enthousiasme filial; mais je ne crois pas que le dernier mot de la
révélation ait été compris et proclamé par les hommes au temps de Jésus,
car il ne l'a pas encore été officiellement sur la terre. J'attends de la
sagesse et de la foi de ses disciples, de la continuation de son oeuvre
durant dix-sept siècles, une vérité plus pratique, une application plus
complète de la parole sainte et de la doctrine fraternelle. J'attends le
développement de l'Évangile, j'attends quelque chose de plus que l'égalité
devant Dieu, je l'attends et je l'invoque parmi les hommes.

--Tes paroles sont audacieuses et tes doctrines sont grosses de périls. Y
as-tu bien songé dans la solitude? As-tu prévu les malheurs que la loi
nouvelle amassait d'avance sur ta tête? Connais-tu le monde et tes propres
forces? Sais-tu que nous sommes un contre cent mille dans les pays les
plus civilisés du globe? Sais-tu qu'au temps où nous vivons, entre ceux
qui rendent au sublime révélateur Jésus un culte injurieux et grossier, et
ceux, presque aussi nombreux désormais, qui nient sa mission et jusqu'à
son existence, entre les idolâtres et les athées, il n'y a place pour nous
au soleil qu'au milieu des persécutions, des railleries, de la haine et
des mépris de l'espèce humaine? Sais-tu qu'en France, à l'heure qu'il est,
on proscrit presque également Rousseau et Voltaire, le philosophe
religieux et le philosophe incrédule? Sais-tu, chose plus effrayante et
plus inouïe! que, du fond de leur exil, ils se proscrivent l'un l'autre?
Sais-tu que tu vas retourner dans un monde où tout conspirera pour
ébranler ta foi et pour corrompre tes pensées? Sais-tu enfin qu'il faudra
exercer ton apostolat à travers les périls, les doutes, les déceptions et
les souffrances?

--J'y suis résolue, répondit Consuelo en baissant les yeux et en posant la
main sur son coeur: Dieu me soit en aide!

--Eh bien, ma fille, dit Marcus, qui tenait toujours Consuelo par la main,
tu vas être soumise par nous à quelques souffrances morales, non pour
éprouver ta foi, dont nous ne saurions douter maintenant, mais pour la
fortifier. Ce n'est pas dans le calme du repos, ni dans les plaisirs de ce
monde, c'est dans la douleur et les larmes que la foi grandit et s'exalte.
Te sens-tu le courage d'affronter de pénibles émotions et peut-être de
violentes terreurs?

--S'il le faut, et si mon âme doit en profiter, je me soumets à votre
volonté,» répondit Consuelo légèrement oppressée.

Aussitôt les Invisibles se mirent à enlever les tapis et les flambeaux qui
entouraient le cercueil. Le cercueil fut roulé dans une des profondes
embrasures de croisées, et plusieurs adeptes s'étant armés de barres de
fer, se hâtèrent de lever une dalle ronde qui occupait le milieu de la
salle. Consuelo vit alors une ouverture circulaire assez large pour le
passage d'une personne, et dont la margelle de granit, noircie et usée par
le temps, était incontestablement aussi ancienne que les autres détails de
l'architecture de la tour. On apporta une longue échelle, et on la plongea
dans le vide ténébreux de l'ouverture. Puis Marcus, amenant Consuelo à
l'entrée, lui demanda par trois fois, d'un ton solennel, si elle se
sentait la force de descendre seule dans les souterrains de la grande tour
féodale.

«Écoutez, mes pères ou mes frères, car j'ignore comment je dois vous
appeler..., répondit Consuelo...

--Appelle-les tes frères, reprit Marcus, tu es ici parmi les Invisibles,
tes égaux en grade, si tu persévères encore une heure. Tu vas leur dire
adieu ici pour les retrouver dans une heure en présence du conseil des
chefs suprêmes, de ceux dont on n'entend jamais la voix, dont on ne voit
jamais le visage. Ceux-là, tu les appelleras tes pères. Ils sont les
pontifes souverains, les chefs spirituels et temporels de notre temple.
Nous paraîtrons devant eux et devant toi à visage découvert, si tu es bien
décidée à venir nous rejoindre à la porte du sanctuaire, par ce chemin
sombre et semé d'épouvante, qui s'ouvre ici sous tes pieds, où tu dois
marcher seule et sans autre égide que celle de ton courage et de ta
persévérance.

--J'y marcherai s'il le faut, répondit la néophyte tremblante; mais cette
épreuve, que vous m'annoncez si austère, est-elle donc inévitable? O mes
frères, vous ne voulez pas, sans doute, jouer avec la raison déjà bien
assez éprouvée d'une femme sans affectation et sans fausse vanité? Vous
m'avez condamnée aujourd'hui à un long jeûne, et, bien que l'émotion fasse
taire la faim depuis plusieurs heures, je me sens affaiblie physiquement;
j'ignore si je ne succomberai pas aux travaux que vous m'imposez. Peu
m'importe, je vous le jure, que mon corps souffre et faiblisse, mais ne
prendrez-vous pas pour une lâcheté morale ce qui ne sera qu'une
défaillance de la matière? Dites-moi que vous me pardonnerez si j'ai les
nerfs d'une femme, pourvu que, revenue à moi-même, j'aie encore le coeur
d'un homme.

--Pauvre enfant, répondit Marcus, j'aime mieux t'entendre avouer ta
faiblesse que si tu cherchais à nous éblouir par une folle audace. Nous
consentirons, si tu le veux, à te donner un guide, un seul, pour
t'assister et te secourir au besoin dans ton pèlerinage. Mon frère,
ajouta-t-il en s'adressant au Chevalier Liverani, qui s'était tenu pendant
tout ce dialogue auprès de la porte, les yeux fixés sur Consuelo, prends
la main de ta soeur, et conduis la par les souterrains au lieu du
rendez-vous général.

--Et vous, mon frère, dit Consuelo éperdue, ne voulez-vous pas
m'accompagner aussi?

--Cela m'est impossible. Tu ne peux avoir qu'un guide, et celui que je te
désigne est le seul qu'il me soit permis de te donner.

--J'aurai du courage, répondit Consuelo, en s'enveloppant de son manteau;
j'irai seule.

--Tu refuses le bras d'un frère et d'un ami?

--Je ne refuse ni sa sympathie ni son intérêt; mais j'irai seule.

--Va donc, noble fille, et ne crains rien. Celle qui est descendue seule
dans la citerne _des pleurs_, à Riesenburg, celle qui a bravé tant de
périls pour trouver la grotte cachée du Schreckenstein, saura facilement
traverser les entrailles de notre pyramide. Va donc, comme les jeunes
héros de l'antiquité, chercher l'initiation à travers les épreuves des
mystères sacrés. Frères, présentez-lui la coupe, cette relique précieuse
qu'un descendant de Ziska a apportée parmi nous, et dans laquelle nous
consacrons l'auguste sacrement de la communion fraternelle.»

Liverani alla prendre sur l'autel un calice de bois grossièrement
travaillé, et, l'ayant rempli, il le présenta à Consuelo avec un pain.

«Ma soeur, reprit Marcus, ce n'est pas seulement un vin doux et généreux
et un pain de pur froment que nous t'offrons pour réparer tes forces
physiques, c'est le corps et le sang de l'homme divin, tel qu'il
l'entendait lui-même, c'est-à-dire le signe à la fois céleste et matériel
de l'égalité fraternelle. Nos pères les martyrs de l'église taborite,
pensaient que l'intervention des prêtres impies et sacrilèges ne valait
pas, pour la consécration du sacrement auguste, les mains pures d'une
femme ou d'un enfant. Communie donc avec nous ici, en attendant que tu
t'asseyes au banquet du temple, où le grand mystère de la cène te sera
révélé plus explicitement. Prends cette coupe, et bois la première. Si tu
portes de la foi dans cet acte, quelques gouttes de ce breuvage seront
pour ton corps un fortifiant souverain, et ton âme fervente emportera tout
ton être sur des ailes de flamme.»

Consuelo ayant bu la première, tendit la coupe à Liverani qui la lui avait
présentée; et quand celui-ci eut bu à son tour, il la fit passer à tous
les frères. Marcus en ayant épuisé les dernières gouttes, bénit Consuelo
et engagea l'assemblée à se recueillir et à prier pour elle; puis il
présenta à la néophyte une petite lampe d'argent, et l'aida à mettre les
pieds sur les premiers barreaux de l'échelle.

«Je n'ai pas besoin de vous dire, ajouta-t-il, qu'aucun danger ne menace
vos jours; mais craignez pour votre âme; craignez de ne jamais arriver à
la porte du temple, si vous avez le malheur de regarder une seule fois
derrière vous en marchant. Vous aurez plusieurs stations à faire en divers
endroits; vous devrez alors examiner tout ce qui s'offrira à vos regards;
mais dès qu'une porte s'ouvrira devant vous, franchissez-la, et ne vous
retournez pas. C'est, vous le savez, la prescription rigide des antiques
initiations. Vous devez aussi, d'après les rites anciens, conserver
soigneusement la flamme de votre lampe, emblème de votre foi et de votre
zèle. Allez, ma fille, et que cette pensée vous donne un courage surhumain;
ce que vous êtes condamnée à souffrir maintenant est nécessaire au
développement de votre esprit et de votre coeur dans la vertu et dans la
foi véritable.»

Consuelo descendit les échelons avec précaution, et dès qu'elle eut
atteint le dernier, on retira l'échelle, et elle entendit la lourde dalle
retomber avec bruit et fermer l'entrée du souterrain au-dessus de sa tête.




XXXIX.


Dans les premiers instants, Consuelo, passant d'une salle où brillait
l'éclat de cent flambeaux, dans un lieu qu'éclairait seule la lueur de sa
petite lampe, ne distingua rien qu'un brouillard lumineux répandu autour
d'elle, et que son regard ne pouvait percer. Mais peu à peu ses yeux
s'accoutumèrent aux ténèbres, et comme elle ne vit rien d'effrayant entre
elle et les parois d'une salle en tout semblable, pour l'étendue et la
forme octogone, à celle dont elle sortait, elle se rassura au point
d'aller examiner de près les étranges caractères qu'elle apercevait sur
les murailles. C'était une seule et longue inscription disposée sur
plusieurs lignes circulaires qui faisaient le tour de la salle, et que
n'interrompait aucune ouverture. En faisant cette observation, Consuelo ne
se demanda pas comment elle sortirait de ce cachot, mais quel pouvait
avoir été l'usage d'une pareille construction. Des idées sinistres qu'elle
repoussa d'abord lui vinrent à l'esprit; mais bientôt ces idées furent
confirmées par la lecture de l'inscription qu'elle lut en marchant
lentement et en promenant sa lampe à la hauteur des caractères.

«Contemple la beauté de ces murailles assises sur le roc, épaisses de
vingt-quatre pieds, et debout depuis mille ans, sans que ni les assauts de
la guerre, ni l'action du temps, ni les efforts de l'ouvrier aient pu les
entamer! Ce chef-d'oeuvre de maçonnerie architecturale a été élevé par les
mains des esclaves, sans doute pour enfouir les trésors d'un maître
magnifique. Oui! pour enfouir dans les entrailles du rocher, dans les
profondeurs de la terre, des trésors de haine et de vengeance. Ici ont
péri, ici ont souffert, ici ont pleuré, rugi et blasphémé vingt
générations d'hommes, innocents pour la plupart, quelques-uns héroïques;
tous victimes ou martyrs: des prisonniers de guerre, des serfs révoltés ou
trop écrasés de taxes pour en payer de nouvelles, des novateurs religieux,
des hérétiques sublimes, des infortunés, des vaincus, des fanatiques, des
saints, des scélérats aussi, hommes dressés à la férocité des camps, à la
loi de meurtre et de pillage, soumis à leur tour à d'horribles
représailles. Voilà les catacombes de la féodalité, du despotisme
militaire ou religieux. Voilà les demeures que les hommes puissants ont
fait construire par des hommes asservis, pour étouffer les cris et cacher
les cadavres de leurs frères vaincus et enchaînés. Ici, point d'air pour
respirer, pas un rayon de jour, pas une pierre pour reposer sa tête;
seulement des anneaux de fer scellés au mur pour passer le bout de la
chaîne des prisonniers, et les empêcher de choisir une place pour reposer
sur le sol humide et glacé. Ici, de l'air, du jour et de la nourriture
quand il plaisait aux gardes postés dans la salle supérieure d'entr'ouvrir
un instant le caveau, et de jeter un morceau de pain à des centaines de
malheureux entassés les uns sur les autres, le lendemain d'une bataille,
blessés ou meurtris pour la plupart; et, chose plus affreuse encore!
quelquefois, un seul resté le dernier, et s'éteignant dans la souffrance
et le désespoir au milieu des cadavres putréfiés de ses compagnons,
quelquefois mangé des mêmes vers avant d'être mort tout à fait, et tombant
en putréfaction lui-même avant que le sentiment de la vie et l'horreur de
la réflexion fussent anéantis dans son cerveau. Voilà, ô néophyte, la
source des grandeurs humaines, que tu as peut-être contemplées avec
admiration et jalousie dans le monde des puissants! des crânes décharnés,
des os humains brisés et desséchés, des larmes, des taches de sang, voilà
ce que signifient les emblèmes de tes armoiries, si tes pères t'ont légué
la tache du patriciat; voilà ce qu'il faudrait représenter sur les
écussons des princes que tu as servis, ou que tu aspires à servir si tu es
sorti de la plèbe. Oui, voilà le fondement des titres de noblesse, voilà
la source des gloires et des richesses héréditaires de ce monde; voilà
comment s'est élevée et conservée une caste que les autres castes
redoutent, flattent et caressent encore. Voilà, voilà ce que les hommes
ont inventé pour s'élever de père en fils au-dessus des autres hommes!»

Après avoir lu cette inscription en faisant trois fois le tour de la geôle,
Consuelo, navrée de douleur et d'effroi, posa sa lampe à terre et se plia
sur ses genoux pour se reposer. Un profond silence régnait dans ce lieu
lugubre, et des réflexions épouvantables s'y éveillaient en foule. La vive
imagination de Consuelo évoquait autour d'elle de sombres visions. Elle
croyait voir des ombres livides et couvertes de plaies hideuses s'agiter
autour des murailles, ou ramper sur la terre à ses côtés. Elle croyait
entendre leurs gémissements lamentables, leur râle d'agonie, leurs faibles
soupirs, le grincement de leurs chaînes. Elle ressuscitait dans sa pensée
la vie du passé telle qu'elle devait être au moyen âge, telle qu'elle
avait été encore naguère durant les guerres de religion. Elle croyait
entendre au-dessus d'elle, dans la salle des gardes, le pas lourd et
sinistre de ces hommes chaussés de fer; le retentissement de leurs piques
sur le pavé, leurs rires grossiers, leurs chants d'orgie: leurs menaces et
leurs jurons quand la plainte des victimes montait jusqu'à eux, et venait
interrompre leur affreux sommeil; car ils avaient dormi, ces geôliers, ils
avaient dû, ils avaient pu dormir sur cette geôle, sur cet abîme infect,
d'où s'exhalaient les miasmes du tombeau et les rugissements de l'enfer.
Pâle, les yeux fixes, et les cheveux dressés par l'épouvante, Consuelo ne
voyait et n'entendait plus rien. Lorsqu'elle se rappela sa propre
existence, et qu'elle se releva pour échapper au froid qui la gagnait,
elle s'aperçut qu'une dalle du sol avait été déracinée et jetée en bas
durant sa pénible extase, et qu'un chemin nouveau s'ouvrait devant elle.
Elle en approcha, et vit un escalier étroit et rapide qu'elle descendit
avec peine, et qui la conduisit dans une nouvelle cave, plus étroite et
plus écrasée que la première. En touchant le sol, qui était doux et comme
moelleux sous le pied, Consuelo baissa sa lampe pour regarder si elle ne
s'enfonçait pas dans la vase. Elle ne vit qu'une poussière grise, plus
fine que le sable le plus fin, et présentant ça et là pour accidents, en
guise de cailloux, une côte rompue, une tête de fémur, un débris de crâne,
une mâchoire encore garnie de dents blanches et solides, témoignage de la
jeunesse et de la force brusquement brisées par une mort violente.
Quelques squelettes presque entiers avaient été retirés de cette poussière,
et dressés contre les murs. Il y en avait un parfaitement conservé,
debout et enchaîné par le milieu du corps, comme s'il eût été condamné à
périr là sans pouvoir se coucher. Son corps, au lieu de se courber et de
tomber en avant, plié et disloqué, s'était roidi, ankylosé, et rejeté en
arrière dans une attitude de fierté superbe et d'implacable dédain. Les
ligaments de sa charpente et de ses membres s'étaient ossifiés. Sa tête,
renversée, semblait regarder la voûte, et ses dents, serrées par une
dernière contraction des mâchoires, paraissaient rire d'un rire terrible,
ou d'un élan de fanatisme sublime. Au-dessus de lui, son nom et son
histoire étaient écrits en gros caractères rouges sur la muraille. C'était
un obscur martyr de la persécution religieuse, et la dernière des victimes
immolées dans ce lieu. À ses pieds était agenouillé un squelette dont la
tête, détachée des vertèbres, gisait sur le pavé, mais dont les bras
roidis tenaient encore embrassés les genoux du martyr: c'était sa femme.
L'inscription portait, entre autres détails:

«N*** a péri ici avec sa femme, ses trois frères et ses deux enfants, pour
n'avoir pas voulu abjurer la foi de Luther, et pour avoir persisté, jusque
dans les tortures, à nier l'infaillibilité du pape. Il est mort debout et
desséché, pétrifié en quelque sorte, et sans pouvoir regarder à ses pieds
sa famille agonisante sur la cendre de ses amis et de ses pères.»

En face de cette inscription, on lisait celle-ci:

«Néophyte, le sol friable que tu foules est épais de vingt pieds. Ce n'est
ni du sable, ni de la terre, c'est de la poussière humaine. Ce lieu était
l'ossuaire du château. C'est ici qu'on jetait ceux qui avaient expiré dans
la geôle placée au-dessus, quand il n'y avait plus de place pour les
nouveaux venus. C'est la cendre de vingt générations de victimes. Heureux
et rares, les patriciens qui peuvent compter parmi leurs ancêtres vingt
générations d'assassins et de bourreaux!»

Consuelo fut moins épouvantée de l'aspect de ces objets funèbres qu'elle
ne l'avait été dans la geôle par les suggestions de son propre esprit. Il
y a quelque chose de trop grave et de trop solennel dans l'aspect de la
mort même, pour que les faiblesses de la peur et les déchirements de la
pitié puissent obscurcir l'enthousiasme ou la sérénité des âmes fortes et
croyantes. En présence de ces reliques la noble adepte de la religion
d'Albert sentit plus de respect et de charité que d'effroi ou de
consternation. Elle se mit à genoux devant la dépouille du martyr, et,
sentant revenir ses forces morales, elle s'écria en baisant cette main
décharnée:

«Oh! ce n'est pas l'auguste spectacle d'une glorieuse destruction qui peut
faire horreur ou pitié! c'est plutôt l'idée de la vie en lutte avec les
tourments de l'agonie. C'est la pensée de ce qui a dû se passer dans ces
âmes désolées, qui remplit d'amertume et de terreur la pensée des vivants!
Mais toi, malheureuse victime, morte debout, et la tête tournée vers le
ciel, tu n'es point à plaindre, car tu n'as point faibli, et ton âme s'est
exhalée dans un transport de ferveur qui me remplit de vénération.»

Consuelo se leva lentement et détacha avec une sorte de calme son voile de
mariée qui s'était accroché aux ossements de la femme agenouillée à ses
côtés. Une porte étroite et basse venait de s'ouvrir devant elle. Elle
reprit sa lampe, et, soigneuse de ne pas se retourner, elle entra dans un
couloir étroit et sombre qui descendait en pente rapide. À sa droite et à
sa gauche elle vit l'entrée de geôles étouffées sous la masse d'une
architecture vraiment sépulcrale. Ces cachots étaient trop bas pour qu'on
pût s'y tenir debout, et à peine assez longs pour que l'on pût s'y tenir
couché. Ils semblaient l'oeuvre des cyclopes, tant ils étaient fortement
construits et ménagés avec art dans les massifs de la maçonnerie, comme
pour servir de loges à quelques animaux farouches et dangereux. Mais
Consuelo ne pouvait s'y tromper: elle avait vu les arènes de Vérone; elle
savait que les tigres et les ours réservés jadis aux amusements du cirque,
aux combats de gladiateurs, étaient mieux logés mille fois. D'ailleurs,
elle lisait sur les portes de fer, que ces cachots inexpugnables avaient
été réservés aux princes vaincus, aux vaillants capitaines, aux
prisonniers les plus importants et les plus redoutables par leur rang,
leur intelligence ou leur énergie. Des précautions si formidables contre
leur évasion témoignaient de l'amour ou du respect qu'ils avaient inspiré
à leurs partisans. Voilà où était venu s'éteindre le rugissement de ces
lions qui avaient fait tressaillir le monde à leur appel. Leur puissance
et leur volonté s'étaient brisées contre un angle de mur; leur poitrine
herculéenne s'était desséchée à chercher l'aspiration d'un peu d'air,
auprès d'une fente imperceptible, taillée en biseau dans vingt pieds de
moellons. Leur regard d'aigle s'était usé à guetter une faible lueur dans
d'éternelles ténèbres. C'est là qu'on enterrait vivants les hommes qu'on
n'osait pas tuer au jour. Des têtes illustres, des coeurs magnanimes
avaient expié là l'exercice, et sans doute aussi l'abus des droits de la
force.

Après avoir erré quelque temps dans ces galeries obscures et humides qui
s'enfonçaient sous le roc, Consuelo entendit un bruit d'eau courante qui
lui rappela le redoutable torrent souterrain de Riesenburg; mais elle
était trop préoccupée des malheurs et des crimes de l'humanité, pour
songer longtemps à elle-même. Elle fut forcée de s'arrêter un peu pour
faire le tour d'un puisard à fleur de terre qu'une torche éclairait.
Au-dessous de la torche elle lut sur un poteau ce peu de mots, qui
n'avaient pas besoin de commentaires:
                
 
 
Хостинг от uCoz