George Sand

La comtesse de Rudolstadt
«C'est là qu'on les noyait!»

Consuelo se pencha pour regarder l'intérieur du puits. L'eau du ruisseau
sur lequel elle avait navigué si paisiblement il n'y avait qu'une heure,
s'engouffrait là dans une profondeur effrayante, et tournoyait en
rugissant, comme avide de saisir et d'entraîner une victime. La lueur
rouge de la torche de résine donnait à cette onde sinistre la couleur du
sang.

Enfin Consuelo arriva devant une porte massive qu'elle essaya vainement
d'ébranler. Elle se demanda si, comme dans les initiations des pyramides
d'Égypte, elle allait être enlevée dans les airs par des chaînes
invisibles, tandis qu'un gouffre s'ouvrirait sous ses pieds et qu'un vent
subit et violent éteindrait sa lampe. Une autre frayeur l'agitait plus
sérieusement; depuis qu'elle marchait dans la galerie, elle s'était
aperçue qu'elle n'était pas seule; quelqu'un marchait sur ses pas avec
tant de légèreté qu'elle n'entendait pas le moindre bruit; mais elle
croyait avoir senti le frôlement d'un vêtement auprès du sien, et
lorsqu'elle avait dépassé le puits, la lueur de la torche, en se trouvant
derrière elle, avait envoyé aux parois du mur qu'elle suivait, deux ombres
vacillantes au lieu d'une seule. Quel était donc ce redoutable compagnon
qu'il lui était défendu de regarder, sous peine de perdre le fruit de tous
ses travaux, et de ne jamais franchir le seuil du temple? Était-ce quelque
spectre effrayant dont la laideur eût glacé son courage et troublé sa
raison? Elle ne voyait plus son ombre, mais elle s'imaginait entendre le
bruit de sa respiration tout près d'elle; et cette porte fatale qui ne
voulait pas s'ouvrir! Les deux ou trois minutes qui s'écoulèrent dans
cette attente lui parurent un siècle. Ce muet acolyte lui faisait peur;
elle craignait qu'il ne voulût l'éprouver en lui parlant, en la forçant
par quelque ruse à le regarder. Son coeur battait avec violence; enfin
elle vit qu'il lui restait une inscription à lire au-dessus de la porte.

«C'est ici que t'attend la dernière épreuve, et c'est la plus cruelle. Si
ton courage est épuisé, frappe deux coups au battant gauche de cette porte;
sinon, frappes-en trois au battant de droite. Songe que la gloire de ton
initiation sera proportionnée à tes efforts.»

Consuelo n'hésita pas et frappa les trois coups à droite. Le battant de la
porte s'ouvrit comme de lui-même, et elle pénétra dans une vaste salle
éclairée de nombreux flambeaux. Il n'y avait personne, et d'abord elle ne
comprit rien aux objets bizarres rangés et alignés symétriquement autour
d'elle. C'étaient des machines de bois, de fer et de bronze dont l'usage
lui était inconnu; des armes étranges, étalées sur des tables ou pendues
à la muraille. Un instant elle se crut dans un musée d'artillerie; car il
y avait en effet des mousquets, des canons, des coulevrines, et tout un
attirail de machines de guerre servant de premier plan aux autres
instruments. On s'était plu à réunir là tous les moyens de destruction
inventés par les hommes pour s'immoler entre eux. Mais lorsque la néophyte
eut fait quelques pas en avant à travers cet arsenal, elle vit d'autres
objets d'une barbarie plus raffinée, des chevalets, des roues, des scies,
des cuves de fonte, des poulies, des crocs, tout un musée d'instruments de
torture; et sur un grand écriteau dressé au milieu et surmontant un
trophée formé de masses, de tenailles, de ciseaux, de limes, de haches
dentelées, et de tous les abominables outils du tourmenteur, on lisait:
«Ils sont tous fort précieux, tous authentiques; _ils ont tous servi_.»

Alors Consuelo sentit défaillir tout son être. Une sueur froide détrempait
les tresses de ses cheveux. Son coeur ne battait plus. Incapable de se
soustraire à l'horreur de ce spectacle et des visions sanglantes qui
l'assaillaient en foule, elle examinait ce qui était devant elle avec
cette curiosité stupide et funeste qui s'empare de nous dans l'excès de
l'épouvante. Au lieu de fermer les yeux, elle contemplait une sorte de
cloche de bronze qui avait une tête monstrueuse et un casque rond posés
sur un gros corps informe, sans jambes et tronqué à la hauteur des genoux.
Cela ressemblait à une statue colossale, d'un travail grossier, destiné à
orner un tombeau. Peu à peu Consuelo, sortant de sa torpeur, comprit, par
une intuition involontaire, qu'on mettait le patient accroupi sous cette
cloche. Le poids en était si terrible, qu'il ne pouvait, par aucun effort
humain, la soulever. La dimension intérieure était si juste, qu'il ne
pouvait y faire un mouvement. Cependant ce n'était pas avec le dessein de
l'étouffer qu'on le mettait là, car la visière du casque rabattue à
l'endroit du visage, et tout le pourtour de la tête étaient percés de
petits trous dans quelques-uns desquels étaient encore plantés des stylets
effilés. À l'aide de ces cruelles piqûres on tourmentait la victime pour
lui arracher l'aveu de son crime réel ou imaginaire, la délation contre
ses parents ou ses amis, la confession de sa foi politique ou
religieuse[12]. Sur le sommet du casque, on lisait, en caractères incisés
dans le métal, ces mots en langue espagnole:

       _Vive la sainte inquisition!_

[Note 12: Tout le monde peut voir un instrument de ce genre avec cent
autres non moins ingénieux dans l'arsenal de Venise. Consuelo ne l'y avait
pas vu: ces horribles instruments de torture, ainsi que l'intérieur des
cachots du saint office et des plombs du palais ducal, n'ont été livrés à
l'examen du public, à l'intérieur, qu'à l'entrée des Français à Venise,
lors des guerres de la république.]

Et au-dessous, une prière qui semblait dictée par une compassion féroce,
mais qui était peut-être sortie du coeur et de la main du pauvre ouvrier
condamné à fabriquer cette infâme machine:

       _Sainte mère de Dieu, priez pour le pauvre pécheur!_

Une touffe de cheveux, arrachée dans les tourments, et sans doute collée
par le sang, était restée au-dessous de cette prière, comme des stigmates
effrayants et indélébiles. Ils sortaient par un des trous, qu'avait élargi
le stylet. C'étaient des cheveux blancs!

Tout à coup, Consuelo ne vit plus rien et cessa de souffrir. Sans être
avertie par aucun sentiment de douleur physique, car son âme et son corps
n'existaient plus que dans le corps et l'âme de l'humanité violentée et
mutilée, elle tomba droite et raide sur le pavé comme une statue qui se
détacherait de son piédestal; mais au moment où sa tête allait frapper le
bronze de l'infernale machine, elle fut reçue dans les bras d'un homme
qu'elle ne vit pas. C'était Liverani.




XL.


En reprenant connaissance, Consuelo se vit assise sur des tapis de pourpre,
qui recouvraient les degrés de marbre blanc d'un élégant péristyle
corinthien. Deux hommes masqués en qui elle reconnut, à la couleur de
leurs manteaux, Liverani et celui qu'avec raison elle pensait devoir être
Marcus, la soutenaient dans leurs bras, et la ranimaient de leurs soins.
Une quarantaine d'autres personnages, enveloppés et masqués, les mêmes
qu'elle avait vus autour du simulacre du cercueil de Jésus, étaient rangés
sur deux files, le long des degrés, et chantaient en choeur un hymne
solennel, dans une langue inconnue, en agitant des couronnes de roses, des
palmes et des rameaux de fleurs. Les colonnes étaient ornées de guirlandes,
qui s'entre-croisaient en festons, comme un arc de triomphe, au-devant de
la porte fermée du temple et au-dessus de Consuelo. La lune, brillant, au
zénith, de tout son éclat, éclairait seule cette façade blanche; et au
dehors, tout autour de ce sanctuaire, de vieux ifs, des cyprès et des pins,
formaient un impénétrable bosquet, semblable à un bois sacré, sous lequel
murmurait une onde mystérieuse, aux reflets argentés.

«Ma soeur, dit Marcus, en aidant Consuelo à se lever, vous êtes sortie
victorieuse de vos épreuves. Ne rougissez pas d'avoir souffert et faibli
physiquement sous le poids de la douleur. Votre généreux coeur s'est brisé
d'indignation et de pitié devant les témoignages palpables des crimes et
des maux de l'humanité. Si vous fussiez arrivée ici debout et sans aide,
nous aurions moins de respect pour vous qu'en vous y apportant mourante et
navrée. Vous avez vu les cryptes d'un château seigneurial, non pas d'un
lieu particulier, célèbre entre tous par les crimes dont il a été le
théâtre, mais semblable à tous ceux dont les ruines couvrent une grande
partie de l'Europe, débris effrayants du vaste réseau à l'aide duquel la
puissance féodale enveloppa, durant tant de siècles, le monde civilisé, et
fit peser sur les hommes le crime de sa domination farouche et l'horreur
des guerres civiles. Ces hideuses demeures, ces sauvages forteresses ont
nécessairement servi de repaire à tous les forfaits que l'humanité a dû
voir s'accomplir, avant d'arriver, par les guerres de religion, par le
travail des sectes émancipatrices, et par le martyre de l'élite des hommes,
à la notion de la vérité. Parcourez l'Allemagne, la France, l'Italie,
l'Angleterre, l'Espagne, les pays slaves: vous ne trouverez pas une vallée,
vous ne gravirez pas une montagne sans apercevoir au-dessus de vous les
ruines imposantes de quelque terrible manoir, ou tout au moins sans
découvrir à vos pieds, dans l'herbe, quelque vestige de fortification. Ce
sont là les traces ensanglantées du droit de conquête, exercé par la caste
patricienne sur les castes asservies. Et si vous explorez toutes ces
ruines, si vous fouillez le sol qui les a dévorées, et qui travaille sans
cesse à les faire disparaître, vous trouverez, dans toutes, les vestiges
de ce que vous venez de voir ici: une geôle, un caveau pour le trop-plein
des morts, des loges étroites et fétides pour les prisonniers d'importance,
un coin pour assassiner sans bruit; et, au sommet de quelque vieille tour,
ou dans les profondeurs de quelque souterrain, un chevalet pour les serfs
récalcitrants et les soldats réfractaires, une potence pour les déserteurs,
des chaudières pour les hérétiques. Combien ont péri dans la poix
bouillante, combien ont disparu sous les flots, combien ont été enterrés
vivants dans les mines! Ah! si les murs des châteaux, si les flots des
lacs et des fleuves, si les antres des rochers pouvaient parler et
raconter tout ce qu'ils ont vu et enfoui d'iniquités! Le nombre en est
trop considérable pour que l'histoire ait pu en enregistrer le détail!

«Mais ce ne sont pas les seigneurs seuls, ce n'est pas la race patricienne
exclusivement qui a rougi la terre de tant de sang innocent. Les rois et
les prêtres, les trônes et l'Église, voilà les grandes sources d'iniquités,
voilà les forces vives de la destruction. Un soin austère, une sombre
mais forte pensée a rassemblé dans une des salles de notre antique manoir
une partie des instruments de torture inventés par la haine du fort contre
le faible. La description n'en serait pas croyable, la vue peut à peine
les comprendre, la pensée se refuse à les admettre. Et cependant ils ont
fonctionné durant des siècles, ces hideux appareils, dans les châteaux
royaux, comme dans les citadelles des petits princes, mais surtout dans
les cachots du saint office; que dis-je? ils y fonctionnent encore,
quoique plus rarement. L'inquisition subsiste encore, torture encore; et,
en France, le plus civilisé de tous les pays, il y a encore des parlements
de province qui brûlent de prétendus sorciers.

«D'ailleurs la tyrannie est-elle donc renversée? Les rois et les princes
ne ravagent-ils plus la terre? La guerre ne porte-t-elle pas la désolation
dans les opulentes cités, comme dans la chaumière du pauvre, au moindre
caprice du moindre souverain? La servitude n'est-elle pas encore en
vigueur dans une moitié de l'Europe? Les troupes ne sont-elles pas
soumises encore presque partout au régime du fouet et du bâton? Les plus
beaux et les plus braves soldats du monde, les soldats prussiens, ne
sont-ils pas dressés comme des animaux à coups de verge et de canne? Le
knout ne mène-t-il pas les serfs russes? Les nègres ne sont-ils pas plus
maltraités en Amérique que les chiens et les chevaux? Si les forteresses
des vieux barons sont démantelées et converties en demeures inoffensives,
celles des rois ne sont-elles pas encore debout? Ne servent-elles pas de
prisons aux innocents plus souvent qu'aux coupables? Et toi, ma soeur, toi
la plus douce et la plus noble des femmes, n'as-tu pas été captive à
Spandaw?

«Nous te savions généreuse, nous comptions sur ton esprit de justice et de
charité; mais te voyant destinée, comme une partie de ceux qui sont ici, à
retourner dans le monde, à fréquenter les cours, à approcher de la
personne des souverains, à être, toi particulièrement, l'objet de leurs
séductions, nous avons dû te mettre en garde contre l'enivrement de cette
vie d'éclat et de dangers; nous avons dû ne pas t'épargner les
enseignements, même les plus terribles. Nous avons parlé à ton esprit par
la solitude à laquelle nous t'avons condamnée et par les livres que nous
avons mis entre tes mains; nous avons parlé à ton coeur par des paroles
paternelles et des exhortations tour à tour sévères et tendres; nous avons
parlé à tes yeux par des épreuves plus douloureuses et d'un sens plus
profond que celles des antiques mystères. Maintenant, si tu persistes à
recevoir l'initiation, tu peux te présenter sans crainte devant ces juges
incorruptibles, mais paternels, que tu connais déjà, et qui t'attendent
ici pour te couronner ou pour te rendre la liberté de nous quitter à
jamais.»

En parlant ainsi, Marcus, élevant le bras, désignait à Consuelo la porte
du temple, au-dessus de laquelle les trois mots sacramentels, _liberté,
égalité, fraternité,_ venaient de s'allumer en lettres de feu.

Consuelo, affaiblie et brisée physiquement, ne vivait plus que par
l'esprit. Elle n'avait pu écouter debout le discours de Marcus. Forcée de
se rasseoir sur le fût d'une colonne, elle s'appuyait sur Liverani, mais
sans le voir, sans songer à lui. Elle n'avait pourtant pas perdu une seule
parole de l'initiateur. Pâle comme un spectre, l'oeil fixe et la voix
éteinte, elle n'avait pas l'air égaré qui succède aux crises nerveuses.
Une exaltation concentrée remplissait sa poitrine, dont la faible
respiration n'était plus appréciable pour Liverani. Ses yeux noirs, que la
fatigue et la souffrance enfonçaient un peu sous les orbites, brillaient
d'un feu sombre. Un léger pli à son front trahissait une résolution
inébranlable, la première de sa vie. Sa beauté en cet instant fit peur à
ceux des assistants qui l'avaient vue ailleurs invariablement douce et
bienveillante. Liverani devint tremblant comme la feuille de jasmin que la
brise de la nuit agitait au front de son amante. Elle se leva avec plus de
force qu'il ne s'y serait attendu; mais aussitôt ses genoux faiblirent, et
pour monter les degrés, elle se laissa presque porter par lui, sans que
l'étreinte de ses bras, qui l'avait tant émue, sans que le voisinage de ce
coeur qui avait embrasé le sien, vinssent la distraire un instant de sa
méditation intérieure. Il mit entre sa main et celle de Consuelo la croix
d'argent, ce talisman qui lui donnait des droits sur elle, et qui lui
servait à se faire reconnaître. Consuelo ne parut reconnaître ni le gage
ni la main qui le présentait. La sienne était contractée par la
souffrance. C'était une pression mécanique, comme lorsqu'on saisit une
branche pour se retenir au bord d'un abîme: mais le sang du coeur
n'arrivait pas jusqu'à cette main glacée.

«Marcus! dit Liverani à voix basse, au moment où celui-ci passa près de
lui pour aller frapper à la porte du temple, ne nous quittez pas.
L'épreuve a été trop forte. J'ai peur!

--Elle t'aime! répondit Marcus.

--Oui, mais elle va peut-être mourir!» reprit Liverani en frissonnant.

Marcus frappa trois coups à la porte, qui s'ouvrit et se referma aussitôt
qu'il fut entré avec Consuelo et Liverani. Les autres frères restèrent
sous le péristyle, en attendant qu'on les introduisît pour la cérémonie de
l'initiation; car, entre cette initiation et les dernières épreuves, il y
avait toujours un entretien secret entre les chefs Invisibles et le
récipiendaire.

L'intérieur du kiosque en forme de temple, qui servait à ces initiations
au château de ***, était magnifiquement orné, et décoré, entre chaque
colonne, des statues des plus grands amis de l'humanité. Celle de
Jésus-Christ y était placée au milieu de l'amphithéâtre, entre celles de
Pythagore et de Platon. Apollonius de Thyane était à côté de saint Jean,
Abailard auprès de saint Bernard, Jean Huss et Jérôme de Prague à côté de
sainte Catherine et de Jeanne d'Arc. Mais Consuelo ne s'arrêta pas à
considérer les objets extérieurs. Toute renfermée en elle-même, elle revit
sans surprise et sans émotion ces mêmes juges qui avaient sondé son coeur
si profondément. Elle ne sentait plus aucun trouble en la présence de ces
hommes, quels qu'ils fussent, et elle attendait leur sentence avec un
grand calme apparent.

«Frère introducteur, dit à Marcus le huitième personnage, qui, assis
au-dessous des sept juges, portait toujours la parole pour eux, quelle
personne nous amenez-vous ici? Quel est son nom?

--Consuelo Porporina, répondit Marcus.

--Ce n'est pas là ce qu'on vous demande, mon frère, répondit Consuelo;
ne voyez-vous pas que je me présente ici en habit de mariée, et non en
costume de veuve? Annoncez la comtesse Albert de Rudolstadt.

--Ma fille, dit le frère orateur, je vous parle au nom du conseil. Vous ne
portez plus le nom que vous invoquez; votre mariage avec le comte de
Rudolstadt est rompu.

--De quel droit? et en vertu de quelle autorité? demanda Consuelo d'une
voix brève et forte comme dans la fièvre. Je ne reconnais aucun pouvoir
théocratique. Vous m'avez appris vous-mêmes à ne vous reconnaître sur moi
d'autres droits que ceux que je vous aurai librement donnés, et à ne me
soumettre qu'à une autorité paternelle. La vôtre ne le serait pas si elle
brisait mon mariage sans l'assentiment de mon époux et sans le mien. Ce
droit, ni lui ni moi ne vous l'avons donné.

--Tu te trompes, ma fille: Albert nous a donné le droit de disposer de son
sort et du tien; et toi-même tu nous l'as donné aussi en nous ouvrant ton
coeur, et en nous confessant ton amour pour un autre.

--Je ne vous ai rien confessé, répondit Consuelo, et je renie l'aveu que
vous voulez m'arracher.

--Introduisez la sibylle,» dit l'orateur à Marcus.

Une femme de haute taille, toute drapée de blanc, et la figure cachée sous
son voile, entra et s'assit au milieu du demi-cercle formé par les juges.
A son tremblement nerveux, Consuelo reconnut facilement Wanda.

«Parle, prêtresse de la vérité, dit l'orateur; parle, interprète et
révélatrice des plus intimes secrets, des plus délicats mouvements du
coeur. Cette femme est-elle l'épouse d'Albert de Rudolstadt?

--Elle est son épouse fidèle et respectable, répondit Wanda; mais, dans ce
moment, vous devez prononcer son divorce. Vous voyez bien, par qui elle
est amenée ici; vous voyez bien que celui de nos enfants dont elle tient
la main est l'homme qu'elle aime et à qui elle doit appartenir, en vertu
du droit imprescriptible de l'amour dans le mariage.»

Consuelo se retourna avec surprise vers Liverani, et regarda sa propre
main, qui était engourdie et comme morte dans la sienne. Elle semblait
être sous la puissance d'un rêve et faire des efforts pour se réveiller.
Elle se détacha enfin avec énergie de cette étreinte, et, regardant le
creux de sa main, elle y vit l'empreinte de la croix de sa mère.

«C'est donc là l'homme que j'ai aimé! dit-elle, avec le sourire
mélancolique d'une sainte ingénuité. Eh bien, oui! je l'ai aimé tendrement,
éperdument; mais c'était un rêve! J'ai cru qu'Albert n'était plus, et
vous me disiez que celui-ci était digne de mon estime et de ma confiance.
Puis j'ai revu Albert; j'ai cru comprendre, à son langage, qu'il ne
voulait plus être mon époux, et je ne me suis pas défendue d'aimer cet
inconnu dont les lettres et les soins m'enivraient d'un fol attrait. Mais
on m'a dit qu'Albert m'aimait toujours, et qu'il renonçait à moi par vertu
et par générosité. Et pourquoi donc Albert s'est-il persuadé que je
resterais au-dessous de lui dans le dévouement? Qu'ai-je fait de criminel
jusqu'ici, pour que l'on me croie capable de briser son âme en acceptant
un bonheur égoïste? Non, je ne me souillerai jamais d'un pareil crime. Si
Albert me croit indigne de lui pour avoir eu un autre amour que le sien
dans le coeur; s'il se fait un scrupule de briser cet amour, et qu'il ne
désire pas m'en inspirer un plus grand, je me soumettrai à son arrêt;
j'accepterai la sentence de ce divorce contre lequel pourtant mon coeur et
ma conscience se révoltent; mais je ne serai ni l'épouse ni l'amante d'un
autre. Adieu, Liverani, ou qui que vous soyez, à qui j'ai confié la croix
de ma mère dans un jour d'abandon qui ne me laisse ni honte ni remords.
Rendez-moi ce gage, afin qu'il n'y ait plus rien entre nous qu'un souvenir
d'estime réciproque et le sentiment d'un devoir accompli sans amertume et
sans effort.

--Nous ne reconnaissons pas une pareille morale, tu le sais, reprit la
sibylle; nous n'acceptons pas de tels sacrifices; nous voulons inaugurer
et sanctifier l'amour, perdu et profané dans le monde, le libre choix du
coeur, l'union, sainte et volontaire de deux êtres également épris. Nous
avons sur nos enfants le droit de redresser la conscience, de remettre les
fautes, d'assortir les sympathies, de briser les entraves de l'ancienne
société. Tu n'as donc pas celui de disposer de ton être pour le sacrifice,
tu ne peux pas étouffer l'amour dans ton sein et renier la vérité de ta
confession, sans que nous t'y ayons autorisée.

--Que me parlez-vous de liberté, que me parlez-vous d'amour et de bonheur?
s'écria Consuelo en faisant un pas vers les juges avec une explosion
d'enthousiasme et un rayonnement de physionomie sublime. Ne venez-vous pas
de me faire traverser des épreuves qui doivent laisser sur le front une
éternelle pâleur, et dans l'âme une invincible austérité? Quel être
insensible et lâche me croyez-vous, si vous me jugez encore capable de
rêver et de chercher des satisfactions personnelles après ce que j'ai vu,
après ce que j'ai compris, après ce que je sais désormais de la vie des
hommes, et de mes devoirs en ce monde? Non, non! plus d'amour, plus
d'hyménée, plus de liberté, plus de bonheur, plus de gloire, plus d'art,
plus rien pour moi, si je dois faire souffrir le dernier d'entre mes
semblables! Et n'est-il pas prouvé que toute joie s'achète dans ce monde
d'aujourd'hui au prix de la joie de quelque autre? N'y a-t-il pas quelque
chose de mieux à faire que de se contenter soi-même? Albert ne pense-t-il
pas ainsi, et n'ai-je pas le droit de penser comme lui? N'espère-t-il pas
trouver, dans son sacrifice même, la force de travailler pour l'humanité
avec plus d'ardeur et d'intelligence que jamais? Laissez-moi être aussi
grande qu'Albert. Laissez-moi fuir la menteuse et criminelle illusion du
bonheur. Donnez-moi du travail, de la fatigue, de la douleur et de
l'enthousiasme! Je ne comprends plus la joie que dans la souffrance; j'ai
soif du martyre depuis que vous m'avez fait voir imprudemment les trophées
du supplice. Oh! honte à ceux qui ont compris le devoir, et qui se
soucient encore d'avoir en partage le bonheur ou le repos sur la terre! Il
s'agit bien de nous, il s'agit bien de moi! Oh! Liverani! si vous m'aimez
d'amour après avoir subi les épreuves qui m'amènent ici, vous êtes insensé,
vous n'êtes qu'un enfant indigne du nom d'homme, indigne à coup sûr que
je vous sacrifie l'affection héroïque d'Albert. Et toi, Albert, si tu es
ici, si tu m'entends, tu ne devrais pas refuser du moins de m'appeler ta
soeur, de me tendre la main et de m'aider à marcher dans le rude sentier
qui te mène à Dieu.»

L'enthousiasme de Consuelo était porté au comble; les paroles ne lui
suffisaient plus pour l'exprimer. Une sorte de vertige s'empara d'elle, et,
ainsi qu'il arrivait aux pythonisses, dans le paroxysme de leurs crises
divines, de se livrer à des cris et à d'étranges fureurs, elle fut
entraînée à manifester l'émotion qui la débordait par l'expression qui lui
était la plus naturelle. Elle se mit à chanter d'une voix éclatante et
dans un transport au moins égal à celui qu'elle avait éprouvé en chantant
ce même air à Venise, en public pour la première fois de sa vie, et en
présence de Marcello et de Porpora:

       I cieli immensi narrano
       Del grande Iddio la gloria!

Ce chant lui vint sur les lèvres parce qu'il est peut-être l'expression la
plus naïve et la plus saisissante que la musique ait jamais donnée à
l'enthousiasme religieux. Mais Consuelo n'avait pas le calme nécessaire
pour contenir et diriger sa voix; après ces deux vers, l'intonation devint
un sanglot dans sa poitrine, elle fondit en pleurs et tomba sur ses genoux.

Les Invisibles, électrisés par sa ferveur, s'étaient levés simultanément,
comme pour entendre debout, dans l'attitude du respect, ce chant de
l'inspirée. Mais en la voyant succomber sous l'émotion, ils descendirent
tous de l'enceinte et s'approchèrent d'elle, tandis que Wanda la
saisissant dans ses bras et la jetant dans ceux de Liverani, lui cria:

«Eh bien! regarde-le donc, et sache que Dieu t'accorde de pouvoir
concilier l'amour et la vertu, le bonheur et le devoir.»

Consuelo, sourde pendant un instant, et comme ravie dans un autre monde,
regarda enfin Liverani, dont Marcus venait d'arracher le masque. Elle fit
un cri perçant et faillit expirer sur son sein en reconnaissant Albert.
Albert et Liverani étaient le même homme.




XLI.


En ce moment les portes du temple s'ouvrirent en rendant un son métallique,
et les Invisibles entrèrent deux à deux. La voix magique de l'harmonica,
cet instrument récemment inventé[13], dont la vibration pénétrante était
une merveille inconnue aux organes de Consuelo, se fit entendre dans les
airs, et sembla descendre de la coupole entr'ouverte aux rayons de la lune
et aux brises vivifiantes de la nuit. Une pluie de fleurs tombait
lentement sur l'heureux couple placé au centre de cette marche solennelle.
Wanda, debout auprès d'un trépied d'or, d'où sa main droite faisait
jaillir des flammes éclatantes et des nuages de parfums, tenait de la main
gauche les deux bouts d'une chaîne de fleurs et de feuillages symboliques
qu'elle avait jetée autour des deux amants. Les chefs Invisibles, la face
couverte de leurs longues draperies rouges, et la tête ceinte des mêmes
feuillages de chêne et d'acacia consacrés par leurs rites, étaient debout,
les bras étendus comme pour accueillir les frères, qui s'inclinaient en
passant devant eux. Ces chefs avaient la majesté des druides antiques;
mais leurs mains pures de sang n'étaient ouvertes que pour bénir, et un
religieux respect remplaçait dans le coeur des adeptes la terreur
fanatique des religions du passé. À mesure que les initiés se présentaient
devant le vénérable tribunal, ils ôtaient leurs masques pour saluer à
visage découvert ces augustes inconnus, qui ne s'étaient jamais manifestés
à eux que par des actes de clémente justice, d'amour paternel et de haute
sagesse. Fidèles, sans regret et sans méfiance, à la religion du serment,
ils ne cherchaient pas à lire d'un regard curieux sous ces voiles
impénétrables. Sans doute leurs adeptes les connaissaient sans le savoir,
ces mages d'une religion nouvelle, qui, mêlés à eux dans la société et
dans le sein même de leurs assemblées, étaient les meilleurs amis, les
plus intimes confidents de la plupart d'entre eux, de chacun d'eux
peut-être en particulier. Mais, dans l'exercice de leur culte commun, la
personne du prêtre était à jamais voilée, comme l'oracle des temps
antiques.

[Note 13: Tout le monde sait que l'harmonica fit une telle sensation en
Allemagne à son apparition, que les imaginations pudiques voulurent y voir
l'audition des voix surnaturelles, évoquées par les consécrateurs de
certains mystères. Cet instrument, réputé magique avant de se populariser,
fut élevé pendant quelque temps, par les adeptes de la théosophie
allemande, aux mêmes honneurs divins que la lyre chez les anciens, et que
beaucoup d'autres instruments de musique chez les peuples primitifs de
l'Himalaya. Ils en firent une des figures hiéroglyphiques de leur
iconographie mystérieuse. Ils le représentaient sous la forme d'une
chimère fantastique. Les néophytes des sociétés secrètes, qui
l'entendaient pour la première fois, après les terreurs et les émotions de
leurs rudes épreuves, en étaient si fortement impressionnés, que plusieurs
tombaient en extase. Ils croyaient entendre le chant des puissances
invisibles, car on leur cachait l'exécutant et l'instrument avec le plus
grand soin. Il y a des détails extrêmement curieux sur le rôle
extraordinaire de l'harmonica dans les cérémonies de réception de
l'illuminisme.]

Heureuse enfance des croyances naïves, aurore quasi fabuleuse des
conspirations sacrées, que la nuit du mystère enveloppe, dans tous les
temps, de poétiques incertitudes! Bien qu'un siècle à peine nous sépare de
l'existence de ces Invisibles, elle est problématique pour l'historien;
mais trente ans plus tard l'illuminisme reprit ces formes ignorées du
vulgaire, et, puisant à la fois dans le génie inventif de ses chefs et
dans la tradition des sociétés secrètes de la mystique Allemagne, il
épouvanta le monde par la plus formidable et la plus savante des
conjurations politiques et religieuses. Il ébranla un instant toutes les
dynasties sur leurs trônes, et succomba à son tour, en léguant à la
Révolution française comme un courant électrique d'enthousiasme sublime,
de foi ardente et de fanatisme terrible. Un demi-siècle avant ces jours
marqués par le destin, et tandis que la monarchie galante de Louis XV, le
despotisme philosophique de Frédéric II, la royauté sceptique et railleuse
de Voltaire, la diplomatie ambitieuse de Marie-Thérèse, et l'hérétique
tolérance de Ganganelli, semblaient n'annoncer pour longtemps au monde que
décrépitude, antagonisme, chaos et dissolution, la Révolution française
fermentait à l'ombre et germait sous terre. Elle couvait dans des esprits
croyants jusqu'au fanatisme, sous la forme d'un rêve de révolution
universelle; et pendant que la débauche, l'hypocrisie ou l'incrédulité
régnaient officiellement sur le monde, une foi sublime, une magnifique
révélation de l'avenir, des plans d'organisation aussi profonds et plus
savants peut-être que notre Fouriérisme et notre Saint-Simonisme
d'aujourd'hui, réalisaient déjà dans quelques groupes d'hommes
exceptionnels la conception idéale d'une société future, diamétralement
opposée à celle qui couvre et cache encore leur action dans l'histoire.

Un tel contraste est un des traits les plus saisissants de ce dix-huitième
siècle, trop rempli d'idées et de travail intellectuel de tous les genres,
pour que la synthèse ait pu en être déjà faite avec clarté et profit par
les historiens philosophiques de nos jours. C'est qu'il y a là un amas de
documents contradictoires et de faits incompris, insaisissables au premier
abord, sources troublées par le tumulte du siècle, et qu'il faudrait
épurer patiemment pour en retrouver le fond solide. Beaucoup de
travailleurs énergiques sont restés obscurs, emportant dans la tombe le
secret de leur mission: tant de gloires éclatantes absorbaient alors
l'attention les contemporains! tant de brillants travaux accaparent encore
aujourd'hui l'examen rétrospectif des critiques! Mais peu à peu la lumière
sortira de ce chaos; et si notre siècle arrive à se résumer lui-même, il
résumera aussi la vie de son père le dix-huitième siècle, ce logogriphe
immense, cette brillante nébuleuse, où tant de lâcheté s'oppose à tant de
grandeur, tant de savoir à tant d'ignorance, tant de barbarie à tant de
civilisation, tant de lumière à tant d'erreur, tant de sérieux à tant
d'ivresse, tant d'incrédulité à tant de foi, tant de pédantisme savant à
tant de moquerie frivole, tant de superstition à tant de raison
orgueilleuse: cette période de cent ans, qui vit les règnes de madame de
Maintenon et de madame de Pompadour: Pierre le Grand, Catherine II,
Marie-Thérèse et la Dubarry; Voltaire et Swédenborg, Kant et Mesmer,
Jean-Jacques Rousseau et le cardinal Dubois, Shroepfer et Diderot, Fénelon
et Law, Zinzendorf et Leibnitz, Frédéric II et Robespierre, Louis XIV et
Philippe-Égalité, Marie-Antoinette et Charlotte Corday, Weishaupt, Babeuf
et Napoléon... laboratoire effrayant, où tant de formes hétérogènes ont
été jetées dans le creuset, qu'elles ont vomi, dans leur monstrueuse
ébullition, un torrent de fumée où nous marchons encore enveloppés de
ténèbres et d'images confuses.

Consuelo pas plus qu'Albert, et les chefs Invisibles pas plus que leurs
adeptes, ne portaient un regard bien lucide sur ce siècle, au sein duquel
ils brûlaient de s'élancer avec l'espoir enthousiaste de le régénérer
d'assaut. Ils se croyaient à la veille d'une république évangélique, comme
les disciples de Jésus s'étaient crus à la veille du royaume de Dieu sur
la terre, comme les Taborites de la Bohême s'étaient crus à la veille de
l'état paradisiaque, comme plus tard la Convention française se crut à la
veille d'une propagande victorieuse sur toute la face du globe. Mais, sans
cette confiance insensée, où seraient les grands dévouements, et sans les
grandes folies où seraient les grands résultats? Sans l'utopie du divin
rêveur Jésus, où en serait la notion de la fraternité humaine? Sans les
visions contagieuses de l'extatique Jeanne-d'Arc, serions-nous encore
Français? Sans les nobles chimères du dix-huitième siècle, aurions-nous
conquis les premiers éléments de l'égalité? Cette mystérieuse révolution,
que les sectes du passé avaient rêvée chacune pour son temps, et que les
conspirateurs mystiques du siècle dernier avaient vaguement prédite
cinquante ans d'avance, comme une ère de rénovation politique et
religieuse, Voltaire et les calmes cerveaux philosophiques de son temps,
et Frédéric II lui-même, le grand réalisateur de la force logique et
froide, n'en prévoyaient ni les brusques orages, ni le soudain avortement.
Les plus ardents, comme les plus sages, étaient loin de lire clairement
dans l'avenir. Jean-Jacques Rousseau eût renié son oeuvre, si la Montagne
lui était apparue en rêve, surmontée de la guillotine; Albert de
Rudolstadt serait redevenu subitement le fou léthargique du Schreckenstein,
si ces gloires ensanglantées, suivies du despotisme de Napoléon, et la
restauration de l'ancien régime, suivie du règne des plus vils intérêts
matériels, lui eussent été révélées; lui qui croyait travailler à
renverser, immédiatement et pour toujours, les échafauds et les prisons,
les casernes et les couvents, les maisons d'agio et les citadelles!

Ils rêvaient donc, ces nobles enfants, et ils agissaient sur leur rêve de
toute la puissance de leur âme. Ils n'étaient ni plus ni moins de leur
siècle que les habiles politiques et les sages philosophes leurs
contemporains. Ils ne voyaient ni plus ni moins qu'eux la vérité absolue
de l'avenir, cette grande inconnue que nous revêtons chacun des attributs
de notre propre puissance, et qui nous trompe tous, en même temps qu'elle
nous confirme, lorsqu'elle apparaît à nos fils, vêtue des mille couleurs
dont chacun de nous a préparé un lambeau pour sa toge impériale.
Heureusement, chaque siècle la voit plus majestueuse, parce que chaque
siècle produit plus de travailleurs pour son triomphe. Quant aux hommes
qui voudraient déchirer sa pourpre et la couvrir d'un deuil éternel, ils
ne peuvent rien contre elle, ils ne la comprennent pas. Esclaves de la
réalité présente, ils ne savent pas que l'immortelle n'a point d'âge, et
que qui ne la rêve pas telle qu'elle peut être demain ne la voit nullement
telle qu'elle doit être aujourd'hui.

Albert, dans cet instant de joie suprême où les yeux de Consuelo
s'attachaient enfin sur les siens avec ravissement; Albert, rajeuni de
tout le bienfait de la santé, et embelli de toute l'ivresse du bonheur, se
sentait investi de cette foi toute-puissante qui transporterait les
montagnes, s'il y avait d'autres montagnes à porter dans ces moments-là
que le fardeau de notre propre raison ébranlée par l'ivresse. Consuelo
était enfin devant lui comme la Galatée de l'artiste chéri des dieux,
s'éveillant en même temps à l'amour et à la vie. Muette et recueillie, la
physionomie éclairée d'une auréole céleste, elle était complètement,
incontestablement belle pour la première fois de sa vie, parce qu'elle
existait en effet complètement et réellement pour la première fois. Une
sérénité sublime brillait sur son front, et ses grands yeux s'humectaient
de cette volupté de l'âme dont l'ivresse des sens n'est qu'un reflet
affaibli. Elle n'était si belle que parce qu'elle ignorait ce qui se
passait dans son coeur et sur son visage. Albert seul existait pour elle,
ou plutôt elle n'existait plus qu'en lui, et lui seul lui semblait digne
d'un immense respect et d'une admiration sans bornes. C'est qu'Albert
aussi était transformé et comme enveloppé d'un rayonnement surnaturel en
la contemplant. Elle retrouvait bien dans la profondeur de son regard
toute la grandeur solennelle des nobles douleurs qu'il avait subies; mais
ces amertumes du passé n'avaient laissé sur ses traits aucune trace de
souffrance physique. Il avait sur le front la placidité du martyr
ressuscité, qui voit la terre rougie de son sang fuir sous ses pieds, et
le ciel des récompenses infinies s'ouvrir sur sa tête. Jamais artiste
inspiré ne créa une plus noble figure de héros ou de saint, aux plus beaux
jours de l'art antique ou de l'art chrétien.

Tous les Invisibles, frappés d'admiration à leur tour, s'arrêtèrent, après
s'être formés en cercle autour d'eux, et restèrent quelques instants
livrés au noble plaisir de contempler ce beau couple, si pur devant Dieu,
si chastement heureux devant les hommes. Puis vingt voix mâles et
généreuses chantèrent en choeur, sur un rhythme d'une largeur et d'une
simplicité antiques: _O hymen! ô hyménée!_ La musique était du Porpora, à
qui on avait envoyé les paroles, en lui demandant un chant d'épithalame
pour un mariage illustre; et on l'avait dignement récompensé, sans qu'il
sût de quelles mains venait le bienfait. Comme Mozart, à la veille
d'expirer, devait trouver un jour sa plus sublime inspiration pour un
_Requiem_ mystérieusement commandé, le vieux Porpora avait retrouvé tout
le génie de sa jeunesse pour écrire un chant d'hyménée, dont le mystère
poétique avait réveillé son imagination. Dès les premières mesures,
Consuelo reconnut le style de son maître chéri; et, se détachant avec
effort des regards de son amant, elle se tourna vers les coryphées pour y
chercher son père adoptif; mais son esprit seul était là. Parmi ceux qui
s'en étaient faits les dignes interprètes, Consuelo reconnut plusieurs
amis, Frédéric de Trenck, le Porporino, le jeune Benda, le comte Golowkin,
Schubart, le chevalier d'Éon, qu'elle avait connu à Berlin, et dont, ainsi
que toute l'Europe, elle ignorait le sexe véritable; le comte de
Saint-Germain, le chancelier Coccei, époux de la Barberini, le libraire
Nicolaï, Gottlieb, dont la belle voix dominait toutes les autres, enfin
Marcus, qu'un mouvement de Wanda lui désigna énergiquement, et qu'un
instinct sympathique lui avait fait reconnaître d'avance pour le guide qui
l'avait présentée, et qui remplissait auprès d'elle les fonctions de
parrain ou de père putatif. Tous les Invisibles avaient ouvert et rejeté
sur leurs épaules les longues robes noires, à l'aspect lugubre. Un costume
pourpre et blanc, élégant, simple, et rehaussé d'une chaîne d'or, qui
portait les insignes de l'ordre, donnait à leur groupe un aspect de fête.
Leur masque était passé autour de leur poignet, tout prêt à être remis sur
le visage, au moindre signal du _veilleur_ placé en sentinelle sur le dôme
de l'édifice.

L'_orateur_, qui remplissait les fonctions d'intermédiaire entre les chefs
Invisibles et les adeptes, se démasqua aussi, et vint féliciter les
heureux époux. C'était le duc de ***, ce riche prince qui avait voué sa
fortune, son intelligence et son zèle enthousiaste à l'oeuvre des
Invisibles. Il était l'hôte de leur réunion, et sa résidence était, depuis
longtemps, l'asile de Wanda et d'Albert, cachés d'ailleurs à tous les yeux
profanes. Cette résidence était aussi le chef-lieu principal des
opérations du tribunal de l'ordre, quoiqu'il en existât plusieurs autres,
et que les réunions un peu nombreuses n'y fussent qu'annuelles, durant
quelques jours de l'été, à moins de cas extraordinaires. Initié à tous les
secrets des chefs, le duc agissait pour eux et avec eux; mais il ne
trahissait point leur incognito, et, assumant sur lui seul tous les
dangers de l'entreprise, il était leur interprète et leur moyen visible de
contact avec les membres de l'association.

Quand les nouveaux époux eurent échangé de douces démonstrations de joie
et d'affection avec leurs frères, chacun repris sa place, et le duc,
redevenu le frère orateur, parla ainsi au couple couronné de fleurs et
agenouillé devant l'autel:

«Enfants très-chers et très-aimés, au nom du vrai Dieu, toute puissance,
tout amour et tout intelligence; et, après lui, au nom des trois vertus
qui sont un reflet de la Divinité dans l'âme humaine: activité, charité et
justice, qui se traduisent, dans l'application, par notre formule:
_liberté, fraternité, égalité_; enfin, au nom du tribunal des Invisibles
qui s'est voué au triple devoir du zèle, de la foi et de l'étude,
c'est-à-dire à la triple recherche des vérités politiques, morales et
divines: Albert Podiebrad, Consuelo Porporina, je prononce la ratification
et la confirmation du mariage que vous avez déjà contracté devant Dieu et
devant vos parents, et même devant un prêtre de la religion chrétienne, au
château des Géants, le *** de l'année 175*. Ce mariage, valide devant les
hommes, n'était pas valide devant Dieu. Il y manquait trois choses: 1° le
dévouement absolu de l'épouse à vivre avec un époux qui paraissait toucher
à son heure dernière; 2° la sanction d'une autorité morale et religieuse
reconnue et acceptée par l'époux; 3° le consentement d'une personne ici
présente, dont il ne m'est pas permis de prononcer le nom, mais qui tient
de près à l'un des époux par les liens du sang. Si maintenant ces trois
conditions sont remplies, et qu'aucun de vous n'ait rien à réclamer et à
objecter..., unissez vos mains et levez-vous pour prendre le ciel à témoin
de la liberté de votre acte et de la sainteté de votre amour.»

Wanda qui continuait à demeurer inconnue aux frères de l'ordre, prit les
mains de ses deux enfants. Un même élan de tendresse et d'enthousiasme les
fit lever tous les trois, comme s'ils n'eussent fait qu'un.

Les formules du mariage furent prononcées, et les rites simples et
touchants du nouveau culte s'accomplirent dans le recueillement et la
ferveur. Cet engagement d'un mutuel amour ne fut pas un acte isolé au
milieu de spectateurs indifférents, étrangers au lien moral qui se
contractait. Ils furent tous appelés à sanctionner cette consécration
religieuse de deux êtres liés à eux par une foi commune. Ils étendirent
les bras sur les époux pour les bénir, puis ils se prirent tous ensemble
par les mains et formèrent une enceinte vivante, une chaîne d'amour
fraternel et d'association religieuse autour d'eux, en prononçant le
serment de les assister, de les protéger, de défendre leur honneur et
leurs jours, de soutenir leur existence au besoin, de les ramener au bien
par tous leurs efforts s'ils venaient à faiblir dans la rude carrière de
la vertu, de les préserver autant que possible de la persécution et des
séductions du dehors, dans toutes les occasions, dans toutes les
rencontres; enfin, de les aimer aussi saintement, aussi cordialement,
aussi sérieusement que s'ils étaient unis à eux par le nom et par le sang.
Le beau Trenck prononça cette formule pour tous les autres dans des termes
éloquents et simples; puis il ajouta en s'adressant à l'époux:

«Albert, l'usage profane et criminel de la vieille société, dont nous nous
séparons en secret pour l'amener à nous un jour, veut que le mari impose
la fidélité à sa femme au nom d'une autorité humiliante et despotique. Si
elle succombe, il faut qu'il tue son rival; il a même le droit de tuer son
épouse: cela s'appelle laver dans le sang la tache faite à l'honneur.
Aussi, dans ce vieux monde aveugle et corrompu, tout homme est l'ennemi
naturel de ce bonheur et de cet honneur si sauvagement gardés. L'ami, le
frère même, s'arroge le droit de ravir à l'ami et au frère l'amour de sa
compagne; ou tout au moins on se donne le cruel et lâche plaisir d'exciter
sa jalousie, de rendre sa surveillance ridicule, et de semer la méfiance
et le trouble entre lui et l'objet de son amour. Ici, tu le sais, nous
entendons mieux l'amitié, l'honneur et l'orgueil de la famille. Nous
sommes frères devant Dieu, et celui de nous qui porterait sur la femme de
son frère un regard audacieux et déloyal aurait déjà commis, à nos yeux,
le crime d'inceste dans son coeur.»

Tous les frères, émus et entraînés, tirèrent leurs épées, et jurèrent de
tourner cette arme contre eux-mêmes plutôt que de manquer au serment
qu'ils venaient de prononcer par la bouche de Trenck.

Mais la sibylle, agitée d'un de ces transports enthousiastes qui lui
donnaient tant d'ascendant sur leurs imaginations, et qui modifiaient
souvent l'opinion et les décisions des chefs eux-mêmes, rompit le cercle
en s'élançant au milieu. Son langage, toujours énergique et brûlant,
subjuguait leurs assemblées; sa grande taille, ses draperies flottantes
sur son corps amaigri, son port majestueux, quoique chancelant, le
tremblement convulsif de cette tête toujours voilée, et avec cela pourtant
une sorte de grâce qui révélait l'existence passée de la beauté, ce charme
si puissant chez la femme, qu'il subsiste encore après qu'il a disparu, et
qu'il émeut encore l'âme alors qu'il ne peut plus émouvoir les sens; enfin,
jusqu'à sa voix éteinte qui prenait tout à coup, sous l'empire de
l'exaltation, un éclat strident et bizarre, tout contribuait à en faire un
être mystérieux, presque effrayant au premier abord, et bientôt investi
d'une puissance persuasive et d'un irrésistible prestige.

Tous firent silence pour écouter la voix de l'inspirée. Consuelo fut émue
de son attitude autant qu'eux, et plus qu'eux peut-être, parce qu'elle
connaissait le secret de sa vie étrange. Elle se demanda, en frissonnant
d'une terreur involontaire, si ce spectre échappé de la tombe appartenait
réellement au monde et, si, après avoir exhalé son oracle, il n'allait pas
s'évanouir dans les airs avec cette flamme du trépied qui le faisait
paraître transparent et bleuâtre.

«Cachez-moi l'éclat de ces armes! s'écria la frémissante Wanda. Ce sont
des serments impies, ceux qui prennent pour objet de leurs invocations des
instruments de haine et de meurtre. Je sais bien que l'usage du vieux
monde a attaché ce fer au flanc de tout homme réputé libre, comme une
marque d'indépendance et de fierté; je sais bien que, dans les idées que
vous avez conservées malgré vous de cet ancien monde, l'épée est le
symbole de l'honneur, et que vous croyez prendre des engagements sacrés
quand vous avez juré par le fer comme les citoyens de la Rome primitive.
Mais ici, c'est profaner un serment auguste. Jurez plutôt par la flamme de
ce trépied: la flamme est le symbole de la vie, de la lumière et de
l'amour divin. Mais vous faut-il donc encore des emblèmes et des signes
visibles? Êtes-vous encore idolâtres, et les figures qui ornent ce temple
représentent-elles pour vous autre chose que des idées? Ah! jurez plutôt
par vos propres sentiments, par vos meilleurs instincts, par votre propre
coeur; et si vous n'osez pas jurer par le Dieu vivant, par la vraie
religion éternelle et sacrée, jurez par la sainte Humanité, par les
glorieux élans de votre courage, par la chasteté de cette jeune femme et
par l'amour de son époux. Jurez par le génie et par la beauté de Consuelo,
que votre désir et même votre pensée ne profaneront jamais cette arche
sainte de l'hyménée, cet autel invisible et mystique sur lequel la main
des anges grave et enregistre le serment de l'amour...

«Savez-vous bien ce que c'est que l'amour? ajouta la sibylle après s'être
recueillie un instant, et d'une voix qui devenait à chaque instant plus
claire et plus pénétrante; si vous le saviez, ô vous! chefs vénérables de
notre ordre et ministres de notre culte, vous ne feriez jamais prononcer
devant vous cette formule d'un engagement éternel que Dieu seul peut
ratifier, et qui, consacré par des hommes, est une sorte de profanation du
plus divin de tous les mystères. Quelle force pouvez-vous donner à un
engagement qui, par lui-même, est un miracle? Oui, l'abandon de deux
volontés qui se confondent en une seule est un miracle; car toute âme est
éternellement libre en vertu d'un droit divin. Et pourtant, lorsque deux
âmes se donnent et s'enchaînent l'une à l'autre par l'amour, leur mutuelle
possession devient aussi sacrée, aussi de droit divin que la liberté
individuelle. Vous voyez bien qu'il y a là un miracle, et que Dieu s'en
réserve à jamais le mystère, comme celui de la vie et de la mort. Vous
allez demander à cet homme et à cette femme s'ils veulent s'appartenir
exclusivement l'un à l'autre dans cette vie; et leur ferveur est telle
qu'ils vous répondront: «Non pas seulement dans cette vie, mais dans
l'éternité.» Dieu leur inspire donc, par le miracle de l'amour, bien plus
de foi, bien plus de force, bien plus de vertu que vous ne sauriez et que
vous n'oseriez leur en demander. Arrière donc les serments sacrilèges et
les lois grossières! Laissez-leur l'idéal, et ne les attachez pas à la
réalité par les chaînes de la loi. Laissez à Dieu le soin de continuer le
miracle. Préparez les âmes à ce que ce miracle s'accomplisse en elles,
formez-les à l'idéal de l'amour; exhortez, instruisez, vantez et démontrez
la gloire de la fidélité, sans laquelle il n'est point de force morale ni
d'amour sublime. Mais n'intervenez pas, comme des prêtres catholiques,
comme des magistrats du vieux monde, dans l'exécution du serment. Car, je
vous le dis encore une fois, les hommes ne peuvent pas se porter garants
ni se constituer gardiens de la perpétuité d'un miracle. Que savez-vous
des secrets de l'Éternel! Sommes-nous déjà entrés dans ce temple de
l'avenir, dans ce monde céleste où l'homme doit, nous dit-on, converser
avec Dieu sous les ombrages sacrés, comme un ami avec son ami! La loi du
mariage indissoluble est-elle donc émanée de la bouche du Seigneur? Ses
desseins, à cet égard, sont-ils proclamés sur la terre? Et vous-mêmes, ô
enfants des hommes, l'avez-vous promulguée, cette loi, d'un accord
unanime? Les pontifes de Rome n'ont-ils jamais brisé l'union conjugale,
eux qui se prétendent infaillibles? Sous prétexte de nullité dans de
certains engagements, ces pontifes ont consacré de véritables divorces,
dont l'histoire a consigné le scandale dans ses fastes. Et des sociétés
chrétiennes, des sectes réformées, l'Église grecque, ont, à l'exemple du
Mosaïsme et de toutes les anciennes religions, inauguré franchement dans
notre monde moderne la loi du divorce. Que devient donc la sainteté et
l'efficacité d'un serment fait à Dieu, quand il est avéré que les hommes
pourront nous en délier un jour? Ah! ne touchez pas à l'amour par la
profanation du mariage: vous ne réussiriez qu'à l'éteindre dans les coeurs
purs! Consacrez l'union conjugale par des exhortations, par des prières,
par une publicité qui la rende respectable, par de touchantes cérémonies;
vous le devez, si vous êtes nos prêtres, c'est-à-dire nos amis, nos guides,
nos conseils, nos consolateurs, nos lumières. Préparez les âmes à la
sainteté d'un sacrement; et comme le père de famille cherche à établir ses
enfants dans des conditions de bien-être, de dignité et de sécurité,
occupez-vous assidûment, vous, nos pères spirituels, d'établir vos fils
et vos filles dans des conditions favorables au développement de l'amour
vrai, de la vertu, de la fidélité sublime. Et quand vous leur aurez fait
subir des épreuves religieuses, au moyen desquelles vous pourrez
reconnaître qu'il n'y a dans leur mutuelle recherche ni cupidité, ni
vanité, ni enivrement frivole, ni aveuglement des sens dépourvu d'idéal;
quand vous aurez pu vous convaincre qu'ils comprennent la grandeur de leur
sentiment, la sainteté de leurs devoirs et la liberté de leur choix, alors
permettez-leur de se donner l'un à l'autre, et de s'aliéner mutuellement
leur inaliénable liberté. Que leur famille, et leurs amis, et la grande
famille des fidèles, interviennent pour ratifier avec vous cette union que
la solennité du sacrement doit rendre respectable. Mais faites bien
attention à mes paroles: que le sacrement soit une permission religieuse,
une autorisation paternelle et sociale, un encouragement et une
exhortation à la perpétuité de l'engagement; que ce ne soit jamais un
commandement, une obligation, une loi avec des menaces et des châtiments,
un esclavage imposé, avec du scandale, des prisons, et des chaînes en cas
d'infraction. Autrement vous ne verrez jamais s'accomplir sur la terre le
miracle dans son entier et dans sa durée. La Providence éternellement
féconde, Dieu, dispensateur infatigable de la grâce, amènera toujours
devant vous de jeunes couples fervents et naïfs, prêts à s'engager de
bonne foi pour le temps et pour l'éternité. Mais votre loi anti-religieuse,
et votre sacrement anti-humain, détruiront toujours en eux l'effet de la
grâce. L'inégalité des droits conjugaux selon le sexe, impiété consacrée
par les lois sociales, la différence des devoirs devant l'opinion, les
fausses distinctions de l'honneur conjugal, et toutes les notions absurdes
que le préjugé crée à la suite des mauvaises institutions, viendront
toujours éteindre la foi et glacer l'enthousiasme des époux; et les plus
sincères, les mieux disposés à la fidélité seront les plus prompts à se
contrister, à s'effrayer de la durée de l'engagement, et à se désenchanter
l'un de l'autre. L'abjuration de la liberté individuelle est en effet
contraire au voeu de la nature et au cri de la conscience quand les hommes
s'en mêlent, parce qu'ils y apportent le joug de l'ignorance et de la
brutalité: elle est conforme au voeu des nobles coeurs, et nécessaire aux
instincts religieux des fortes volontés, quand c'est Dieu qui nous donne
les moyens de lutter contre toutes les embûches que les hommes ont tendues
autour du mariage pour en faire le tombeau de l'amour, du bonheur et de la
vertu, pour en faire _une prostitution jurée_, comme disaient nos pères,
les Lothards, que vous connaissez bien et que vous invoquez souvent!
Rendez donc à Dieu ce qui est de Dieu, et ôtez à César ce qui n'est point
à César.

«Et vous, mes fils, dit-elle en revenant vers le centre du groupe, vous
qui venez de jurer de ne point porter atteinte au lien conjugal, vous avez
fait là un serment dont vous n'avez peut-être pas compris l'importance.
Vous avez obéi à un élan généreux, et vous avez répondu d'enthousiasme à
l'appel de l'honneur: cela est digne de vous, disciples d'une foi
victorieuse. Mais maintenant, sachez bien que vous avez fait là plus qu'un
acte de vertu particulière. Vous avez consacré un principe sans lequel il
n'y aura jamais de chasteté ni de fidélité conjugales possibles. Entrez
donc dans l'esprit d'un tel serment, et reconnaissez qu'il n'y aura point
de véritable vertu individuelle, tant que les membres de la société ne
seront pas tous solidaires les uns des autres en fait de vertu.

«Ô amour, ô flamme sublime! si puissante et si fragile, si soudaine et si
fugitive! éclair du ciel qui sembles devoir traverser notre vie et
t'éteindre en nous avant sa fin, dans la crainte de nous consumer et de
nous anéantir! nous sentons bien tous que tu es le feu vivifiant émané de
Dieu même, et que celui de nous qui pourrait te fixer dans son sein et t'y
entretenir jusqu'à sa dernière heure toujours aussi ardent et aussi
complet, celui-là serait le plus heureux et le plus grand parmi les
hommes. Aussi les disciples de l'idéal chercheront-ils toujours à te
préparer dans leurs âmes des sanctuaires où tu te plaises, afin que tu ne
te hâtes pas de les abandonner pour remonter au ciel. Mais, hélas! toi
dont nous avons fait une vertu, une des bases de nos sociétés humaines
pour t'honorer comme nous le désirions, tu n'as pourtant pas voulu te
laisser enchaîner au gré de nos institutions, et tu es resté libre comme
l'oiseau dans les airs, capricieux comme la flamme sur l'autel. Tu sembles
te rire de nos serments, de nos contrats et de notre volonté même. Tu nous
fuis, en dépit de tout ce que nous avons inventé pour t'immobiliser dans
nos moeurs. Tu n'habites pas plus le harem gardé par de vigilantes
sentinelles, que la famille chrétienne placée entre la menace du prêtre,
la sentence du magistrat, et le joug de l'opinion. D'où vient donc ton
inconstance et ton ingratitude, ô mystérieux prestige, ô amour cruellement
symbolisé sous les traits d'un dieu enfant et aveugle? Quelle tendresse et
quel mépris t'inspirent donc tour à tour ces âmes humaines que tu viens
toutes embraser de tes feux, et que tu délaisses presque toutes, pour les
laisser périr dans les angoisses du regret, du repentir, ou du dégoût plus
affreux encore? D'où vient qu'on t'invoque à genoux sur toute la face de
notre globe, qu'on t'exalte et qu'on te déifie, que les poëtes divins te
chantent comme l'âme du monde, que les peuples barbares te sacrifient des
victimes humaines en précipitant les veuves dans le bûcher des funérailles
de l'époux, que les jeunes coeurs t'appellent dans leurs plus doux songes,
et que les vieillards maudissent la vie quand tu les abandonnes à
l'horreur de la solitude? D'où vient ce culte tantôt sublime, tantôt
fanatique, que l'on te décerne depuis l'enfance dorée de l'Humanité
jusqu'à notre âge de fer, si tu n'es qu'une chimère, le rêve d'un moment
d'ivresse, l'erreur de l'imagination exaltée par le délire des sens?--Oh!
c'est que tu n'es pas un instinct vulgaire, un simple besoin de
l'animalité! Non, tu n'es pas l'aveugle enfant du paganisme; tu es le fils
du vrai Dieu et l'élément même de la Divinité! Mais tu ne t'es encore
révélé à nous qu'à travers les nuages de nos erreurs, et tu n'as pas voulu
établir ta demeure parmi nous, parce que tu n'as pas voulu être profané.
Tu reviendras, comme au temps fabuleux d'Astrée, comme dans les visions
des poëtes, te fixer dans notre paradis terrestre, quand nous aurons
mérité par des vertus sublimes la présence d'un hôte tel que toi. Oh!
qu'alors le séjour de cette terre sera doux aux hommes et qu'il fera bon
d'y être né! quand nous serons tous frères et soeurs, quand les unions
seront librement consenties et librement maintenues par la seule force
qu'on puise en toi; quand, au lieu de cette lutte effroyable, impossible,
que la fidélité conjugale est obligée de soutenir contre les tentatives
impies de la débauche, de la séduction hypocrite, de la violence effrénée,
de la perfide amitié et de la dépravation savante, chaque époux ne
trouvera autour de lui que de chastes soeurs, jalouses et délicates
gardiennes de la félicité d'une soeur qu'elles lui auront donnée pour
compagne, tandis que chaque épouse trouvera dans les autres hommes autant
de frères de son époux, heureux et fiers de son bonheur, protecteurs-nés
de son repos et de sa dignité! Alors la femme fidèle ne sera plus la fleur
solitaire qui se cache pour garder le fragile trésor de son honneur, la
victime souvent délaissée qui se consume dans la retraite et dans les
larmes, impuissante à faire revivre dans le coeur de son bien-aimé la
flamme qu'elle a conservée pure dans le sien. Alors le frère ne sera plus
forcé de venger sa soeur, et de tuer celui qu'elle aime et qu'elle
regrette, pour lui rendre un semblant de faux honneur; alors la mère ne
tremblera plus pour sa fille, alors la fille ne rougira plus de sa mère;
alors surtout l'époux ne sera plus ni soupçonneux ni despote; l'épouse
abjurera, de son côté, l'amertume de la victime ou la rancune de
l'esclave. D'atroces souffrances, d'abominables injustices ne flétriront
plus le riant et calme sanctuaire de la famille. L'amour pourra durer; et
qui sait alors! peut-être un jour le prêtre et le magistrat, comptant avec
raison sur le miracle permanent de l'amour, pourra-t-il consacrer au nom
de Dieu même des unions indissolubles, avec autant de sagesse et de
justice qu'il y porte aujourd'hui, à son insu, d'impiété et de folie.

«Mais ces jours de récompense ne sont pas encore venus. Ici, dans ce
mystérieux temple où nous voici réunis, suivant le mot de l'Évangile,
trois ou quatre au nom du Seigneur, nous ne pouvons que rêver et essayer
la vertu entre nous. Ce monde extérieur qui nous condamnerait à l'exil, à
la captivité ou à la mort, s'il pénétrait nos secrets, nous ne pouvons pas
l'invoquer comme sanction de nos promesses et comme garant de nos
institutions. N'imitons donc pas son ignorance et sa tyrannie. Consacrons
l'amour conjugal de ces deux enfants, qui viennent nous demander la
bénédiction de l'amour paternel et de l'amour fraternel, au nom du Dieu
vivant, dispensateur de tous les amours. Autorisez-les à se promettre une
éternelle fidélité; mais n'inscrivez pas leurs serments sur un livre de
mort, pour le leur rappeler ensuite par la terreur et la contrainte.
Laissez Dieu en être le gardien; c'est à eux de l'invoquer tous les jours
de leur vie, pour qu'il entretienne en eux le feu sacré qu'il y a fait
descendre.»
                
 
 
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