George Sand

La comtesse de Rudolstadt
--C'est là où je t'attendais, ô sibylle inspirée! s'écria Albert en
recevant dans ses bras sa mère, épuisée d'avoir parlé si longtemps avec
l'énergie de la conviction. J'attendais l'aveu de ce droit que tu
m'accordes de tout promettre à celle que j'aime. Tu reconnais que c'est
mon droit le plus cher et le plus sacré. Je lui promets donc, je lui jure
de l'aimer uniquement et fidèlement toute ma vie, et j'en prends Dieu à
témoin. Dis-moi, ô prophétesse de l'amour, que ce n'est pas là un
blasphème.

--Tu es sous la puissance du miracle, répondit Wanda. Dieu bénit ton
serment, puisque c'est lui qui t'inspire la foi de le prononcer.
_Toujours_ est le mot le plus passionné qui vienne aux lèvres des amants,
dans l'extase de leurs plus divines joies, C'est un oracle qui s'échappe
alors de leur sein. L'éternité est l'idéal de l'amour, comme c'est l'idéal
de la foi. Jamais l'âme humaine n'arrive mieux au comble de sa puissance
et de sa lucidité que dans l'enthousiasme d'un grand amour. Le _toujours_
des amants est donc une révélation intérieure, une manifestation divine,
qui doit jeter sa clarté souveraine et sa chaleur bienfaisante sur tous
les instants de leur union. Malheur à quiconque profane cette formule
sacrée! Il tombe de l'état de grâce dans l'état du péché: il éteint la foi,
la lumière, la force et la vie dans son coeur.

--Et moi, dit Consuelo, je reçois ton serment, ô Albert! et je t'adjure
d'accepter le mien. Je me sens, moi aussi, sous la puissance du miracle,
et ce _toujours_ de notre courte vie ne me semble rien au prix de
l'éternité, pour laquelle je veux me promettre à toi.

--Sublime téméraire! dit Wanda avec un sourire d'enthousiasme qui sembla
rayonner à travers son voile, demande à Dieu l'éternité avec celui que tu
aimes, en récompense de ta fidélité envers lui dans cette courte vie.

--Oh! oui! s'écria Albert en élevant vers le ciel la main de sa femme
enlacée dans la sienne; c'est là le but, l'espoir et la récompense!
S'aimer grandement et ardemment dans cette phase de l'existence, pour
obtenir de se retrouver et de s'unir encore dans les autres! Oh! je sens
bien, moi, que ceci n'est pas le premier jour de notre union, que nous
nous sommes déjà aimés, déjà possédés dans la vie antérieure. Tant de
bonheur n'est pas un accident du hasard. C'est la main de Dieu qui nous
rapproche et nous réunit comme les deux moitiés d'un seul être inséparable
dans l'éternité.»

Après la célébration du mariage, et bien que la nuit fût fort avancée, on
procéda aux cérémonies de l'initiation définitive de Consuelo à l'ordre
des Invisibles; et, ensuite, les membres du tribunal ayant disparu, on se
répandit sous les ombrages du bois sacré, pour revenir bientôt s'asseoir
autour du banquet de communion fraternelle. Le prince (_frère orateur_) le
présida, et se chargea d'en expliquer à Consuelo les symboles profonds et
touchants. Ce repas fut servi par de fidèles domestiques affiliés à un
certain grade de l'ordre. Karl présenta Matteus à Consuelo, et elle vit
enfin à découvert son honnête et douce figure; mais elle remarqua avec
admiration que ces estimables valets n'étaient point traités en inférieurs
par leurs frères des autres grades. Aucune distinction ne régnait entre
eux et les personnages éminents de l'ordre, quel que fût leur rang dans le
monde. Les _frères servants_, comme on les appelait, remplissaient de bon
gré et avec plaisir les fonctions d'échansons et de maîtres d'hôtel; ils
vaquaient à l'ordonnance de service, comme aides compétents dans l'art de
préparer un festin, qu'ils considéraient d'ailleurs comme une cérémonie
religieuse, comme une pâque eucharistique. Ils n'étaient donc pas plus
abaissés par cette fonction que les lévites d'un temple présidant aux
détails des sacrifices. Chaque fois qu'ils avaient garni la table, ils
venaient s'y asseoir eux-mêmes, non à des places marquées à part et
isolées des autres, mais dans des intervalles réservés pour eux parmi les
convives. C'était à qui les appellerait, et se ferait un plaisir et un
devoir de remplir leur coupe et leur assiette. Comme dans les banquets
maçonniques, on ne portait jamais la coupe aux lèvres sans invoquer
quelque noble idée, quelque généreux sentiment ou quelque auguste
patronage. Mais les bruits cadencés, les gestes puérils des francs-maçons,
le maillet, l'argot des toasts, et le vocabulaire des ustensiles, étaient
exclus de ce festin à la fois expansif et grave. Les fidèles servants y
gardaient un maintien respectueux sans bassesse et modeste sans
contrainte. Karl fut assis pendant un service entre Albert et Consuelo.
Cette dernière remarqua avec attendrissement, outre sa sobriété et sa
bonne tenue, un progrès extraordinaire dans l'intelligence de ce brave
paysan, éducable par le coeur, et initié à de saines notions religieuses
et morales par une rapide et admirable éducation de sentiment.

«Ô mon ami! dit-elle à son époux, lorsque le déserteur eut changé de place
et qu'Albert se rapprocha d'elle, voilà donc l'esclave battu de la milice
prussienne, le bûcheron sauvage du Boehmerwald, l'assassin de Frédéric le
Grand! Des leçons éclairées et charitables ont su, en si peu de jours, en
faire un homme sensé, pieux et juste, au lieu d'un bandit que la justice
féroce des nations eût poussé au meurtre, et corrigé à l'aide du fouet et
de la potence.

--Noble soeur, dit le prince placé en cet instant à la droite de Consuelo,
vous aviez donné à Roswald de grandes leçons de religion et de clémence à
ce coeur égaré par le désespoir, mais doué des plus nobles instincts. Son
éducation a été ensuite rapide et facile; et quand nous avions quelque
chose de bon à lui enseigner, il s'y confiait d'emblée en s'écriant:
«C'est ce que me disait la _signora!_» Soyez certaine qu'il serait plus
aisé qu'on ne le pense d'éclairer et de moraliser les hommes les plus
rudes, si on le voulait bien. Relever leur condition, et leur inoculer
l'estime d'eux-mêmes, en commençant par les estimer et les aimer, ne
demande qu'une charité sincère et le respect de la dignité humaine. Vous
voyez cependant que ces braves gens ne sont encore initiés qu'à des grades
inférieurs: c'est que nous consultons la portée de leur intelligence et
leurs progrès dans la vertu pour les admettre plus ou moins dans nos
mystères. Le vieux Matteus a deux grades de plus que Karl; et s'il ne
dépasse pas celui qu'il occupe maintenant, ce sera parce que son esprit et
son coeur n'auront pas pu aller plus loin. Aucune bassesse d'extraction,
aucune humilité de condition sociale ne nous arrêteront jamais; et vous
voyez ici Gottlieb le cordonnier, le fils du geôlier de Spandaw, admis à
un grade égal au vôtre, bien que dans ma maison il remplisse, par goût et
par habitude, des fonctions subalternes. Sa vive imagination, son ardeur
pour l'étude, son enthousiasme pour la vertu, en un mot la beauté
incomparable de l'âme qui habite ce vilain corps, l'ont rendu bien vite
digne d'être traité comme un égal et comme un frère dans l'intérieur du
temple. Il n'y avait presque rien à donner en fait d'idées et de vertus à
ce noble enfant. Il avait trop au contraire; il fallait calmer en lui un
excès d'exaltation, et le traiter des maladies morales et physiques qui
l'eussent conduit à la folie. L'immoralité de son entourage et la
perversité du monde officiel l'eussent irrité sans le corrompre; mais nous
seuls, armés de l'esprit de Jacques Boehm et de la véritable explication
de ses profonds symboles, nous pouvions le convaincre sans le désenchanter,
et redresser les écarts de sa poésie mystique sans refroidir son zèle et
sa foi. Vous devez remarquer que la cure de cette âme a réagi sur le corps,
que sa santé est revenue comme par enchantement, et que sa bizarre figure
est déjà transformée.»

Après le repas, on reprit les manteaux, et on se promena sur le revers
adouci de la colline qu'ombrageait le bois sacré. Les ruines du vieux
château réservé aux épreuves dominaient ce beau site, dont Consuelo
reconnut peu à peu les sentiers, parcourus à la hâte durant une nuit
d'orage peu de temps auparavant. La source abondante qui s'échappait d'une
grotte rustiquement taillée dans le roc, et consacrée jadis à une dévotion
superstitieuse, courait, en murmurant, parmi les bruyères, vers le fond du
vallon, où elle formait le beau ruisseau que la captive du pavillon
connaissait si bien. Des allées, naturellement couvertes d'un sable fin,
argenté par la lune, se croisaient sous ces beaux ombrages, où les groupes
errants se rencontraient, se mêlaient, et échangèrent de doux entretiens.
De hautes barrières à claire-voie fermaient cet enclos, dont le kiosque
vaste et riche passait pour un cabinet d'étude, retraite favorite du
prince, et interdite aux oisifs et aux indiscrets. Les frères servants se
promenaient aussi, par groupes, mais en suivant les barrières, et en
faisant le guet pour avertir les _frères_, en cas d'approche d'un profane.
Ce danger n'était pas très à redouter. Le duc paraissait s'occuper
seulement des mystères maçonniques; comme en effet, il s'en occupait
secondairement; mais la franc-maçonnerie était tolérée dès lors par les
lois et protégée par les princes qui y étaient ou qui s'y croyaient
initiés. Personne ne soupçonnait l'importance des grades supérieurs, qui,
de degré en degré, aboutissaient au tribunal des Invisibles.

D'ailleurs, en ce moment, la fête ostensible qui illuminait au loin la
façade du palais ducal absorbait trop les nombreux hôtes du prince, pour
qu'on songeât à quitter les brillantes salles et les nouveaux jardins pour
les rochers et les ruines du vieux parc. La jeune margrave de Bareith,
amie intime du duc, faisait pour lui les honneurs de la fête. Il avait
feint une indisposition pour disparaître; et aussitôt après le banquet des
Invisibles, il alla présider le souper de ses illustres hôtes du palais.
En voyant briller bien loin ces lumières, Consuelo, appuyée sur le bras
d'Albert, se ressouvint d'Anzoleto, et s'accusa naïvement, devant son
époux qui le lui reprochait, d'un instant de cruauté et d'ironie envers le
compagnon chéri de son enfance.

«Oui, c'était un mouvement coupable, lui dit-elle; mais j'étais bien
malheureuse dans ce moment-là. J'étais résolue à me sacrifier au comte
Albert, et les malicieux et cruels Invisibles me jetaient encore une fois
dans les bras du dangereux Liverani. J'avais la mort dans l'âme. Je
retrouvais avec délices celui dont il fallait se séparer avec désespoir,
et Marcus voulait me distraire de ma souffrance en me faisant admirer le
bel Anzoleto! Ah! je n'aurais jamais cru le revoir avec tant
d'indifférence! Mais je m'imaginais être condamnée à l'épreuve de chanter
avec lui, et j'étais prête à le haïr de m'enlever ainsi mon dernier
instant, mon dernier rêve de bonheur. À présent, ô mon ami, je pourrai le
revoir sans amertume, et le traiter avec indulgence. Le bonheur rend si
bon et si clément! Puissé-je lui être utile un jour, et lui inspirer
l'amour sérieux de l'art, sinon le goût de la vertu!

--Pourquoi en désespérer? dit Albert. Attendons-le dans un jour de malheur
et d'abandon. Maintenant au milieu de ses triomphes, il serait sourd aux
conseils de la sagesse. Mais qu'il perde sa voix et sa beauté, nous nous
emparerons peut-être de son âme.

--Chargez-vous de cette conversion, Albert.

--Non pas sans vous, ma Consuelo.

--Vous ne craignez donc pas les souvenirs du passé?

--Non; je suis présomptueux au point de ne rien craindre. Je suis sous la
puissance du miracle.

--Et moi aussi, Albert, je ne saurais douter de moi-même! Oh! vous avez
bien raison d'être tranquille!»

Le jour commençait à poindre, et l'air pur du matin faisait monter mille
senteurs exquises. On était dans les plus beaux jours de l'été. Les
rossignols chantaient sous la feuillée, et se répondaient d'une colline à
l'autre. Les groupes qui se formaient à chaque instant autour des deux
époux, loin de leur être importuns, ajoutaient à leur pure ivresse les
douceurs d'une amitié fraternelle, ou tout au moins des plus exquises
sympathies. Tous les Invisibles présents a cette fête furent présentés à
Consuelo, comme les membres de sa nouvelle famille. C'était l'élite des
talents, des intelligences et des vertus de l'ordre: les uns illustres
dans le monde du dehors, d'autres obscurs dans ce monde-là, mais illustres
dans le temple par leurs travaux et leurs lumières. Plébéiens et
patriciens étaient mêlés dans une tendre intimité. Consuelo dut apprendre
leurs véritables noms et ceux plus poétiques qu'ils portaient dans le
secret de leurs relations fraternelles: c'étaient Vesper, Ellops, Péon,
Hylas, Euryale, Bellérophon, etc. Jamais elle ne s'était vue entourée d'un
choix aussi nombreux d'âmes nobles et de caractères intéressants. Les
récits qu'ils lui faisaient de leurs travaux de prosélytisme, des dangers
qu'ils avaient affrontés et des résultats obtenus, la charmaient comme
autant de poëmes dont elle n'aurait pas cru la réalité conciliable avec le
train du monde insolent et corrompu qu'elle avait traversé. Ces
témoignages d'amitié et d'estime qui allaient jusqu'à l'attendrissement et
à l'effusion, et qui n'étaient pas entachés de la moindre banalité de
galanterie, ni de la moindre insinuation de familiarité dangereuse, ce
langage élevé, ce charme de relations où l'égalité et la fraternité
étaient réalisées dans ce qu'elles peuvent avoir de plus sublime; cette
belle aube dorée qui se levait sur la vie en même temps que dans le ciel,
tout cela fut comme un rêve divin dans l'existence de Consuelo et
d'Albert. Enlacés au bras l'un de l'autre, ils ne songeaient pas à
s'éloigner de leurs frères chéris. Une ivresse morale, douce et suave
comme l'air du matin, remplissait leur poitrine et leur âme. L'amour
dilatait trop leur sein pour le faire tressaillir. Trenck racontait les
souffrances de sa captivité à Glatz, et les dangers de sa fuite. Comme
Consuelo et Haydn dans le Boehmerwald, il avait voyagé à travers la
Pologne, mais par un froid rigoureux, couvert de haillons, avec un
compagnon, blessé, l'_aimable Shelles_, que ses mémoires nous ont peint
depuis comme le plus gracieux des amis. Il avait joué du violon pour avoir
du pain, et servi de ménétrier aux paysans, comme Consuelo sur les rives
du Danube. Puis il lui parlait tout bas de la princesse Amélie, de son
amour et de ses espérances. Pauvre jeune Trenck! l'épouvantable orage qui
s'amassait sur sa tête, il ne le prévoyait pas plus que l'heureux couple,
destiné à passer de ce beau songe d'une nuit d'été à une vie de combats,
de déceptions et de souffrances!

Le Porporino chanta sous les cyprès un hymne admirable composé par Albert,
à la mémoire des martyrs de leur cause; le jeune Benda l'accompagna sur
son violon; Albert lui-même prit l'instrument, et ravit les auditeurs avec
quelques notes. Consuelo ne put chanter, elle pleurait de joie et
d'enthousiasme. Le comte de Saint-Germain raconta les entretiens de Jean
Huss et de Jérôme de Prague avec tant de chaleur, d'éloquence et de
vraisemblance, qu'en l'écoutant il était impossible de ne pas croire qu'il
y eût assisté. Dans de telles heures d'émotion et de ravissement, la
triste raison ne se défend pas des prestiges de la poésie. Le chevalier
d'Éon peignit, en traits d'une finesse acérée et d'un goût enchanteur, les
misères et les ridicules des plus illustres tyrans de l'Europe, et les
vices des cours, et la faiblesse de cet échafaudage social qu'il semblait
à l'enthousiasme si facile de faire plier sous son vol brûlant. Le comte
Golowkin peignit délicieusement la grande âme et les naïfs travers de son
ami Jean-Jacques Rousseau. Ce seigneur philosophe (on dirait aujourd'hui
excentrique) avait une fille fort belle, qu'il élevait selon ses idées, et
qui était à la fois Émile et Sophie, tantôt le plus beau des garçons,
tantôt la plus charmante des filles. Il devait la présenter à l'initiation,
et charger Consuelo de l'instruire. L'illustre Zinzendorf exposa
l'organisation et les moeurs évangéliques de sa colonie de Moraves
bernhuters. Il consultait Albert avec déférence sur plusieurs difficultés,
et la sagesse semblait parler par la bouche d'Albert. C'est qu'il était
inspiré par la présence et le doux regard de son amie. Il semblait un dieu
à Consuelo. Il réunissait pour elle tous les prestiges: philosophe et
artiste, martyr éprouvé, héros triomphant, grave comme un sage du Portique,
beau comme un ange, enjoué parfois et naïf comme un enfant, comme un
amant heureux, parfait enfin comme l'homme qu'on aime! Consuelo avait cru
mourir de fatigue et d'émotion en frappant à la porte du temple.
Maintenant elle se sentait forte, et animée comme au temps où elle jouait
sur la grève de l'Adriatique dans toute la vigueur de l'adolescence, sous
un soleil brûlant tempéré par la brise de mer. Il semblait que la vie dans
toute sa puissance, le bonheur dans toute son intensité, se fussent
emparés d'elle par toutes ses fibres, et qu'elles les aspirât par tous ses
pores. Elle ne comptait pas les heures: elle eût voulu que cette nuit
enchantée ne finît jamais. Pourquoi ne peut-on arrêter le soleil sous
l'horizon, dans de certaines veillées où l'on se sent dans toute la
plénitude de l'être, et où tous les rêves de l'enthousiasme semblent
réalisés ou réalisables!

Enfin le ciel se teignit de pourpre et d'or; une cloche argentine avertit
les Invisibles que la nuit leur retirait ses voiles protecteurs. Ils
chantèrent un dernier hymne au soleil levant, emblème du jour nouveau
qu'ils rêvaient et préparaient pour le monde. Puis ils se firent de
tendres adieux, se donnèrent rendez-vous, les uns à Paris, les autres à
Londres, d'autres à Madrid, à Vienne, à Pétersbourg, à Varsovie, à Dresde,
à Berlin. Tous s'engagèrent à se retrouver dans un an, à pareil jour, à la
porte de ce temple béni, avec de nouveaux néophytes ou d'anciens frères
maintenant absents. Puis ils croisèrent leurs manteaux pour cacher leurs
élégants costumes, et se dispersèrent sans bruit sous les sentiers
ombragés du parc.

Albert et Consuelo, guidés par Marcus, descendirent le ravin jusqu'au
ruisseau; Karl les reçut dans sa gondole fermée, et les conduisit au
pavillon, sur le seuil duquel ils s'arrêtèrent un instant pour contempler
la majesté de l'astre qui montait dans le ciel. Jusque-là Consuelo, en
répondant aux discours passionnés d'Albert, lui avait toujours donné son
nom véritable; mais lorsqu'il l'arracha à la contemplation où elle
semblait s'oublier, elle ne put que lui dire, en appuyant son front
brûlant sur son épaule:

       «_Ô Liverani!_»

       *       *       *       *       *



ÉPILOGUE.


Si nous avions pu nous procurer sur l'existence d'Albert et de Consuelo,
après leur mariage, les documents fidèles et détaillés qui nous ont guidé
jusqu'ici, nul doute que nous ne pussions fournir encore une longue
carrière, en vous racontant leurs voyages et leurs aventures. Mais, ô
lecteur persévérant, nous ne pouvons vous satisfaire; et vous, lecteur
fatigué, nous ne vous demandons plus qu'un instant de patience. Ne nous en
faites, l'un et l'autre, ni un reproche ni un mérite. La vérité est que
les matériaux à l'aide desquels nous eussions pu, ainsi que nous l'avons
fait jusqu'à présent, coordonner les événements de cette histoire,
disparaissent, en grande partie, pour nous, à partir de la nuit romanesque
qui vit bénir et consacrer l'union de nos deux héros, chez les Invisibles.
Soit que les engagements contractés par eux, dans le Temple, les aient
empêchés de se confier à l'amitié dans leurs lettres, soit que leurs amis,
affiliés eux-mêmes aux mystères, aient, dans des temps de persécution,
jugé prudent d'anéantir leur correspondance, nous ne les apercevons plus
qu'à travers un nuage, sous le voile du Temple ou sous le masque des
adeptes. Si nous nous en rapportions, sans examen, aux rares traces de
leur existence qui nous apparaissent dans notre provision de manuscrits,
nous nous égarerions souvent à les poursuivre; car des preuves
contradictoires nous les montrent tous deux sur plusieurs points
géographiques à la fois, ou suivant certaines directions diverses dans le
même temps. Mais nous devinons aisément qu'ils donnèrent volontairement
lieu à ces méprises, étant, tantôt voués à quelque entreprise secrète
dirigée par les Invisibles, et tantôt forcés de se soustraire, à travers
mille périls, à la police inquisitoriale des gouvernements. Ce que nous
pouvons affirmer sur l'existence de cette âme en deux personnes qui
s'appela Consuelo et Albert, c'est que leur amour tint ses promesses, mais
que La destinée démentit cruellement celles qu'elle avait semblé leur
faire durant ces heures d'ivresse qu'ils appelaient leur _songe d'une nuit
d'été_. Cependant ils ne furent point ingrats envers la Providence, qui
leur avait donné ce rapide bonheur dans toute sa plénitude, et qui, au
milieu de leurs revers, continua en eux le miracle de l'amour annoncé par
Wanda. Au sein de la misère, de la souffrance et de la persécution, ils se
reportèrent toujours à ce doux souvenir qui marqua dans leur vie comme une
vision céleste, comme un bail fait avec la divinité pour la jouissance
d'une vie meilleure, après une phase de travaux, d'épreuves et de
sacrifices.

Tout devient, d'ailleurs, tellement mystérieux pour nous dans cette
histoire, que nous n'avons pas seulement pu découvrir dans quelle partie
de l'Allemagne était située cette résidence enchantée, où, protégé par le
tumulte des chasses et des fêtes, un prince, anonyme dans nos documents,
servit de point de ralliement et de moteur principal à la conspiration
sociale et philosophique des Invisibles. Ce prince avait reçu d'eux un nom
symbolique, qu'après mille peines pour deviner le chiffre dont se
servaient les adeptes, nous présumons être celui de Christophore,
_porte-Christ_, ou peut-être bien Chrysostome, _bouche d'or_. Le temps où
Consuelo fut mariée et initiée, ils l'appelaient poétiquement le _saint
Graal_, et les chefs du tribunal, les _templistes_, emblèmes romanesques,
renouvelés des antiques légendes de l'âge d'or de la chevalerie. Tout le
monde sait que, d'après ces riantes fictions, le _saint Graal_ était caché
dans un sanctuaire mystérieux, au fond d'une grotte inconnue aux mortels.
C'était là que les templistes, illustres saints du Christianisme primitif,
voués, dès ce monde, à l'immortalité, gardaient la coupe précieuse dont
Jésus s'était servi pour consacrer le miracle de l'Eucharistie, en faisant
la pâque avec ses disciples. Cette coupe contenait, sans doute, la grâce
céleste, figurée tantôt par le sang, tantôt par les larmes du Christ, une
liqueur divine, enfin une substance eucharistique, sur la nature mystique
de laquelle on ne s'expliquait pas, mais qu'il suffisait de voir pour être
transformé au moral et au physique, pour être à jamais à l'abri de la mort
et du péché. Les pieux paladins qui, après des voeux formidables, des
macérations terribles et des exploits à faire trembler la terre, se
vouaient à la vie ascétique du _chevalier errant_, avaient pour idéal de
trouver le _saint Graal_ au bout de leurs pérégrinations. Ils le
cherchaient sous les glaces du Nord, sur les grèves de l'Armorique, au
fond des forêts de la Germanie. Il fallait, pour réaliser cette sublime
conquête, affronter des périls analogues à ceux du jardin des Hespérides,
vaincre les monstres, les éléments, les peuples barbares, la faim, la soif,
la mort même. Quelques-uns de ces Argonautes chrétiens découvrirent,
dit-on, le sanctuaire, et furent régénérés par la divine coupe; mais ils
ne trahirent jamais ce secret terrible. On connut leur triomphe à la force
de leur bras, à la sainteté de leur vie, à leurs armes invincibles, à la
transfiguration de tout leur être; mais ils survécurent peu, parmi nous, à
une si glorieuse initiation: ils disparurent d'entre les hommes, comme
Jésus après sa résurrection, et passèrent de la terre au ciel, sans subir
l'amère transition de la mort.

Tel était le magique symbole qui s'adaptait en réalité fort bien à
l'oeuvre des Invisibles. Durant plusieurs années, les nouveaux templistes
conservèrent l'espoir de rendre le _saint Graal_ accessible à tous les
hommes. Albert travailla efficacement, sans aucun doute, à répandre les
idées mères de la doctrine. Il parvint aux grades les plus avancés de
l'ordre; car nous trouvons quelque part la liste de ses titres, ce qui
prouverait qu'il eut le temps de les conquérir. Or chacun sait qu'il
fallait quatre-vingt et un mois pour s'élever seulement aux trente-trois
degrés de la maçonnerie, et nous croyons être certain qu'il en fallait
ensuite beaucoup davantage pour franchir le nombre illimité des degrés
mystérieux du _saint Graal_. Les noms des grades maçonniques ne sont plus
un mystère pour personne; mais on ne nous saura peut-être pas mauvais gré
d'en rappeler ici quelques-uns, car ils peignent assez bien le génie
enthousiaste et la riante imagination qui présidèrent à leur création
successive:

«Apprenti, compagnon et maître maçon, maître secret et maître parfait,
secrétaire, prévôt et juge, maître anglais et maître irlandais, maître en
Israël, maître élu des neuf et des quinze, élu de l'inconnu, sublime
chevalier élu, grand maître architecte, royal-arche, grand Écossais de la
loge sacrée ou sublime maçon, chevalier de l'épée, chevalier d'Orient,
prince de Jérusalem, chevalier d'Orient et d'Occident, rose-croix de
France, d'Hérédom et du Kilwinning, grand pontife ou sublime Écossais,
architecte de la voûte sacrée, pontife de Jérusalem céleste, souverain
prince de la maçonnerie ou maître _ad vitam_, noachite, prince du Liban,
chef du tabernacle, chevalier du serpent d'airain, Écossais trinitaire ou
prince de merci, grand commandeur du temple, chevalier du soleil,
patriarche des croisades, grand maître de la lumière, chevalier Kadosh,
chevalier de l'aigle blanc et de l'aigle noir, chevalier du phénix,
chevalier de l'iris, chevalier des Argonautes, chevalier de la toison
d'or, grand inspecteur-inquisiteur-commandeur, sublime prince du royal
secret, sublime maître de l'anneau lumineux, etc, etc.[14]»

[Note 14: Plusieurs de ces grades sont de diverses créations et de divers
rites. Quelques-uns sont peut-être postérieurs à l'époque dont nous
parlons. Nous renvoyons la rectification aux _docteurs_ érudits. Il y a
eu, je crois, plus de cent grades dans certains rites.]

À ces titres, ou du moins à la plupart d'entre eux, nous trouvons des
titres moins connus accolés au nom d'Albert Podiebrad, dans un chiffre
moins lisible que celui des francs-maçons, tels que chevalier de
Saint-Jean, sublime Joannite, maître du nouvel Apocalypse, docteur de
l'Évangile éternel, élu de l'Esprit-Saint, templiste, aréopagite, mage,
homme-peuple, homme-pontife, homme-roi, homme nouveau, etc. Nous avons été
surpris de voir ici quelques titres qui sembleraient empruntés par
anticipation à l'Illuminisme de Weishaupt; mais cette particularité nous a
été expliquée plus tard, et n'aura pas besoin de commentaire pour nos
lecteurs à la fin de cette histoire.

À travers le labyrinthe de faits obscurs, mais profonds, qui se rattachent
aux travaux, aux succès, à la dispersion et à l'extinction apparente des
Invisibles, nous avons bien de la peine à suivre de loin l'étoile
aventureuse de notre jeune couple. Cependant, en suppléant par un
commentaire prudent à ce qui nous manque, voici à peu près l'historique
abrégé des principaux événements de leur vie. L'imagination du lecteur
aidera à la lettre; et pour notre compte, nous ne doutons pas que les
meilleurs dénoûments ne soient ceux dont le lecteur veut bien se charger
pour son compte, à la place du narrateur[15].

[Note 15: À telles enseignes que l'histoire de Jean Kreyssler nous paraît
être le roman le plus merveilleux d'Hoffmann. La mort ayant surpris
l'auteur avant la fin de son oeuvre, le poëme se termine dans les
imaginations sous mille formes différentes plus fantastiques les unes que
les autres. C'est ainsi qu'un beau fleuve se ramifie vers son embouchure
et se perd en mille filets capricieux dans les sables durs de la grève.]

Il est probable que ce fut en quittant le _saint Graal_ que Consuelo se
rendit à la petite cour de Bareith, où la margrave, soeur de Frédéric,
avait des palais, des jardins, des kiosques et des cascades, dans le goût
de ceux du comte Hoditz à Roswald, quoique moins somptueux et moins
dispendieux; car cette spirituelle princesse avait été mariée sans dot à
un très-pauvre prince, et il n'y avait pas longtemps qu'elle avait des
robes dont la queue fût raisonnable, et des pages dont le pourpoint ne
montrât pas la corde. Ses jardins, ou plutôt son jardin, pour parler sans
métaphore, était situé dans un paysage admirable, et elle s'y donnait le
plaisir d'un opéra italien, dans un temple antique, d'un goût un peu
Pompadour. La margrave était très-philosophe, c'est-à-dire voltairienne.
Le jeune margrave héréditaire, son époux, était chef zélé d'une loge
maçonnique. J'ignore si Albert fut en relations avec lui et si son
incognito fut protégé par le secret des _frères_, ou bien s'il se tint
éloigné de cette cour pour rejoindre sa femme un peu plus tard. Sans doute
Consuelo avait là quelque mission secrète. Peut-être aussi, pour éviter
d'attirer sur son époux l'attention qui se fixait en tous lieux sur elle,
elle ne vécut pas publiquement auprès de lui dans les premiers temps.
Leurs amours eurent sans doute alors tout l'attrait du mystère; et si la
publicité de leur union, consacrée par la sanction fraternelle des
templistes, leur avait paru douce et vivifiante, le secret dont ils
s'entourèrent dans un monde hypocrite et licencieux fut pour eux, dans les
commencements, une égide nécessaire, et une sorte de muette protestation,
où ils puisèrent leur enthousiasme et leur force.

Plusieurs chanteuses et chanteurs italiens firent à cette époque les
délices de la petite cour de Bareith. La Corilla et Anzoleto y parurent,
et l'inconséquente prima donna s'enflamma de nouveaux feux pour le traître
qu'elle avait voué naguère à toutes les furies de l'enfer. Mais Anzoleto,
en cajolant la tigresse, s'efforça prudemment, et avec une mystérieuse
réserve, de trouver grâce auprès de Consuelo, dont le talent grandi par
tant de secrètes et profondes révélations, éclipsait toutes les rivalités.
L'ambition était devenue la passion dominante du jeune ténor; l'amour
avait été étouffé sous le dépit, la volupté même sous la satiété. Il
n'aimait donc ni la chaste Consuelo, ni la fougueuse Corilla; mais il
ménageait l'une et l'autre, tout prêt à se rattacher en apparence à celle
des deux qui le prendrait à sa suite et l'aiderait à se faire
avantageusement connaître. Consuelo lui témoigna une paisible amitié, et
ne lui épargna pas les bons conseils et les consciencieuses leçons qui
pouvaient donner l'essor à son talent. Mais elle ne sentit plus auprès de
lui aucun trouble, et la mansuétude de son pardon lui révéla à elle-même
l'absolue consommation de son détachement. Anzoleto ne s'y méprit pas.
Après avoir écouté avec fruit les enseignements de l'artiste, et feint
d'entendre avec émotion les conseils de l'amie, il perdit la patience en
perdant l'espoir, et sa profonde rancune, son amer dépit, percèrent malgré
lui dans son maintien et dans ses paroles.

Sur ces entrefaites, il paraît que la jeune baronne Amélie de Rudolstadt
arriva à la cour de Bareith avec la princesse de Culmbach, fille de la
comtesse Hoditz. S'il faut en croire quelques témoins indiscrets ou
exagérateurs, de petits drames assez bizarres se passèrent alors entre ces
quatre personnes, Consuelo, Amélie, Corilla et Anzoleto. En voyant
paraître à l'improviste le beau ténor sur les planches de l'opéra de
Bareith, la jeune baronne s'évanouit. Personne ne s'avisa de remarquer la
coïncidence, mais le regard de lynx de la Corilla avait saisi sur le front
du ténor un rayonnement particulier de vanité satisfaite. Il avait manqué
son passage d'_effet_; la cour, distraite par la pâmoison de la jeune
baronne, n'avait pas encouragé le chanteur; et, au lieu de maugréer entre
ses dents, comme il faisait toujours en pareil cas, il avait sur les
lèvres un sourire de triomphe non équivoque.

«Tiens! dit la Corilla d'une voix étouffée à Consuelo en rentrant dans la
coulisse, ce n'est ni toi ni moi qu'il aime, c'est cette petite sotte qui
vient de faire une scène pour lui. La connais-tu? qui est-elle?

--Je ne sais, répondit Consuelo qui n'avait rien remarqué; mais je puis
t'assurer que ce n'est ni elle, ni toi, ni moi qui l'occupons.

--Qui donc, en ce cas?

--Lui-même, _al solito!_» reprit Consuelo en souriant.

La chronique ajoute que le lendemain matin Consuelo fut mandée dans un
bosquet retiré de la résidence pour s'entretenir avec la baronne Amélie à
peu près ainsi qu'il suit:

«Je sais tout! aurait dit cette dernière d'un air irrité, avant de
permettre à Consuelo d'ouvrir la bouche; c'est vous qu'il aime! c'est vous,
malheureuse, fléau de ma vie, qui m'avez enlevé le coeur d'Albert et le
_sien_.

--Le sien. Madame? J'ignore...

--Ne feignez pas, Anzoleto vous aime, vous êtes sa maîtresse, vous l'avez
été à Venise, vous l'êtes encore...

--C'est une infâme calomnie, ou une supposition indigne de vous, Madame.

--C'est la vérité, vous dis-je. Il me l'a avoué cette nuit.

--Cette nuit! oh! Madame, que m'apprenez-vous?» s'écria Consuelo en
rougissant de honte et de chagrin...

Amélie fondit en larmes, et quand la bonne Consuelo eut réussi à calmer sa
jalousie, elle obtint malgré elle la confidence de cette malheureuse
passion. Amélie avait vu Anzoleto chanter sur le théâtre de Prague; elle
avait été enivrée de sa beauté et de ses succès. Ne comprenant rien à la
musique, elle l'avait pris sans hésitation pour le premier chanteur du
monde, d'autant plus qu'à Prague il avait eu un succès de vogue, Elle
l'avait mandé auprès d'elle comme maître de chant, et pendant que son
pauvre père, le vieux baron Frédéric, paralysé par l'inaction, donnait
dans son fauteuil tout en rêvant de meutes en fureur et de sangliers aux
abois, elle avait succombé à la séduction. L'ennui et la vanité l'avaient
poussée à sa perte. Anzoleto, flatté de cette illustre conquête, et
voulant se mettre à la mode par un scandale, lui avait persuadé qu'elle
avait de l'étoffe pour devenir la plus grande cantatrice de son siècle,
que la vie d'artiste était un paradis sur la terre, et qu'elle n'avait
rien de mieux à faire que de s'enfuir avec lui pour aller débuter au
théâtre de Hay-Market dans les opéras de Haendel. Amélie avait d'abord
rejeté avec horreur l'idée d'abandonner son vieux père; mais, au moment où
Anzoleto quittait Prague, feignant un désespoir qu'il n'éprouvait pas,
elle avait cédé à une sorte de vertige, elle avait fui avec lui.

Son enivrement n'avait pas été de longue durée; l'insolence d'Anzoleto et
la grossièreté de ses moeurs, quand il ne jouait plus le personnage de
séducteur, l'avaient fait rentrer en elle-même. C'était donc avec une
sorte de joie que, trois mois après son évasion, elle avait été arrêtée à
Hambourg et ramenée en Prusse, où, sur la demande des Rudolstadt de Saxe,
elle avait été incarcérée mystérieusement à Spandaw; mais la pénitence
avait été trop longue et trop sévère. Amélie s'était dégoûtée du repentir
aussi vite que de la passion; elle avait soupiré après la liberté, les
aises de la vie, et la considération de son rang, dont elle avait été si
brusquement et si cruellement privée. Au milieu de ses souffrances
personnelles, elle avait à peine senti la douleur de perdre son père. En
apprenant qu'elle était libre, elle avait enfin compris tous les malheurs
qui avaient frappé sa famille; mais n'osant retourner auprès de la
chanoinesse, et craignant l'ennui amer d'une vie de réprimandes et de
sermons, elle avait imploré la protection de la margrave de Bareith; et la
princesse de Culmbach, alors à Dresde, s'était chargée de la conduire
auprès de sa parente. Dans cette cour philosophique et frivole, elle
trouvait l'aimable _tolérance_ dont les vices à la mode faisaient alors
l'unique vertu de l'avenir. Mais en revoyant Anzoleto, elle subissait déjà
le diabolique ascendant qu'il savait exercer sur les femmes, et contre
lequel la chaste Consuelo elle-même avait eu tant de luttes à soutenir.
L'effroi et le chagrin l'avaient d'abord frappée au coeur; mais après son
évanouissement, étant sortie seule la nuit dans les jardins pour prendre
l'air, elle l'avait rencontré, enhardi par son émotion, et l'imagination
irritée par les obstacles survenus entre eux. Maintenant elle l'aimait
encore, elle en rougissait, elle en était effrayée, et elle confessait ses
fautes à son ancienne maîtresse de chant avec un mélange de pudeur
féminine et de cynisme philosophique.

Il paraît certain que Consuelo sut trouver le chemin de son coeur par de
chaleureuses exhortations, et qu'elle la décida à retourner au château des
Géants, pour y éteindre dans la retraite sa dangereuse passion, et soigner
les vieux jours de sa tante.

Après cette aventure, le séjour de Bareith ne fut plus supportable pour
Consuelo. L'orageuse jalousie de la Corilla, qui, toujours folle et
toujours bonne au fond, l'accusait avec grossièreté et se jetait à ses
pieds l'instant d'après, la fatigua singulièrement. De son côté Anzoleto,
qui s'était imaginé pouvoir se venger de ses dédains, en jouant à la
passion avec Amélie, ne lui pardonna pas d'avoir soustrait la jeune
baronne au danger. Il lui fit mille mauvais tours, comme de lui faire
manquer toutes ses entrées sur la scène, de prendre sa partie au milieu
d'un duo, pour la dérouter, et, par son propre aplomb, donner à croire au
public ignorant que c'était elle qui se trompait. Si elle avait un jeu de
scène avec lui, il allait à droite au lieu d'aller à gauche, essayait de
la faire tomber, ou la forçait de s'embrouiller parmi les comparses. Ces
méchantes espiègleries échouèrent devant le calme et la présence d'esprit
de Consuelo; mais elle fut moins stoïque lorsqu'elle s'aperçut qu'il
répandait les plus indignes calomnies contre elle, et qu'il était écouté
par ces grands seigneurs désoeuvrés aux yeux desquels une actrice
vertueuse était un phénomène impossible à admettre, ou tout au moins
fatigant à respecter. Elle vit des libertins de tout âge et de tout rang
s'enhardir auprès d'elle, et, refusant de croire à la sincérité de sa
résistance, se joindre à Anzoleto pour la diffamer et la déshonorer, dans
un sentiment de vengeance lâche et de dépit féroce.

Ces cruelles et misérables persécutions furent le commencement d'un long
martyre que subit héroïquement l'infortunée prima donna durant toute sa
carrière théâtrale. Toutes les fois qu'elle rencontra Anzoleto, il lui
suscita mille chagrins, et il est triste de dire qu'elle rencontra plus
d'un Anzoleto dans sa vie. D'autres Corilla la tourmentèrent de leur envie
et de leur malveillance, plus ou moins perfide ou brutale; et de toutes
ces rivales, la première fut encore la moins méchante et la plus capable
d'un bon mouvement de coeur. Mais quoi qu'on puisse dire de la méchanceté
et de la jalouse vanité des femmes de théâtre, Consuelo éprouva que quand
leurs vices entraient dans le coeur d'un homme, ils le dégradaient encore
davantage et le rendaient plus indigne de son rôle dans l'humanité. Les
seigneurs arrogants et débauchés, les directeurs de théâtres et les
gazetiers, dépravés aussi par le contact de tant de souillures; les belles
dames, protectrices curieuses et fantasques, promptes à s'imposer, mais
irritées bientôt de rencontrer chez une fille _de cette espèce_ plus de
vertu qu'elles n'en avaient et n'en voulaient avoir; enfin le public
souvent ignare, presque toujours ingrat ou partial, ce furent là autant
d'ennemis contre lesquels l'épouse austère de Liverani eut à se débattre
dans d'incessantes amertumes. Persévérante et fidèle, dans l'art comme
dans l'amour, elle ne se rebuta jamais et poursuivit sa carrière,
grandissant toujours dans la science de la musique, comme dans la pratique
de la vertu; échouant souvent dans l'épineuse poursuite du succès, se
relevant souvent aussi par de justes triomphes, restant malgré tout la
prêtresse de l'art, mieux que ne l'entendait le Porpora lui-même, et
puisant toujours de nouvelles forces dans sa foi religieuse, d'immenses
consolations dans l'amour ardent et dévoué de son époux.

La vie de cet époux, quoique marchant parallèlement à la sienne, car il
l'accompagna dans tous ses voyages, est enveloppée de nuages plus épais.
Il est à présumer qu'il ne se fit pas l'esclave de la fortune de sa femme,
et qu'il ne s'adonna point au rôle de teneur de livres pour les recettes
et les dépenses de sa profession. La profession de Consuelo lui fut
d'ailleurs assez peu lucrative. Le public ne rétribuait pas alors les
artistes avec la prodigieuse munificence qui distingue celui de notre
temps. Les artistes s'enrichissaient principalement des dons des princes
et des grands, et les femmes qui savaient _tirer parti de leur position_
acquéraient déjà des trésors; mais la chasteté et le désintéressement sont
les plus grands ennemis de la fortune d'une femme de théâtre. Consuelo eut
beaucoup de succès d'estime, quelques-uns d'enthousiasme, quand par hasard
la perversité de son entourage ne s'interposa pas trop entre elle et le
vrai public; mais elle n'eut aucun succès de galanterie, et l'infamie ne
la couronna point de diamants et de millions. Ses lauriers demeurèrent
sans tache, et ne lui furent pas jetés sur la scène par des mains
intéressées. Après dix ans de travail et de courses, elle n'était pas plus
riche qu'à son point de départ, elle n'avait pas su spéculer, et, de plus,
elle ne l'avait pas voulu: deux conditions moyennant lesquelles la
richesse ne vient chercher malgré eux les travailleurs d'aucune classe. En
outre, elle n'avait point mis en réserve le fruit souvent contesté de ses
peines; elle l'avait constamment employé en bonnes oeuvres, et, dans une
vie consacrée secrètement à une active propagande, ses ressources mêmes
n'avaient pas toujours suffi; le gouvernement central des Invisibles y
avait quelquefois pourvu.

Quel fut le succès réel de l'ardent et infatigable pèlerinage qu'Albert et
Consuelo poursuivirent à travers la France, l'Espagne, l'Angleterre et
l'Italie? Il n'y en eut point de manifeste pour le monde, et je crois
qu'il faut se reporter à vingt ans plus tard pour retrouver, par induction,
l'action des sociétés secrètes dans l'histoire du dix-huitième siècle.
Ces sociétés eurent-elles plus d'effet en France que dans le sein de
l'Allemagne qui les avait enfantées? La Révolution française répond avec
énergie pour l'affirmative. Cependant la conspiration européenne de
l'Illuminisme et les gigantesques conceptions de Weishaupt montrent aussi
que le divin rêve du saint Graal n'avait pas cessé d'agiter les
imaginations allemandes, depuis trente années, malgré la dispersion ou la
défection des premiers adeptes.

D'anciennes gazettes nous apprennent que la Porporina chanta avec un grand
éclat à Paris dans les opéras de Pergolèse, à Londres dans les oratorios
et les opéras de Haendel, à Madrid avec Farinelli, à Dresde avec la
Faustina et la Mingotti, à Venise, à Rome et à Naples dans les opéras et
la musique d'église du Porpora et des autres grands maîtres.

Toutes les démarches d'Albert nous sont inconnues. Quelques billets de
Consuelo à Trenck ou à Wanda nous montrent ce mystérieux personnage plein
de foi, de confiance, d'activité, et jouissant, plus qu'aucun autre homme,
de la lucidité de ses pensées jusqu'à une époque où les documents certains
nous manquent absolument. Voici ce qui a été raconté, dans un certain
groupe de personnes à peu près toutes mortes aujourd'hui, sur la dernière
apparition de Consuelo à la scène.

Ce fut à Vienne vers 1760. La cantatrice pouvait avoir environ trente ans;
elle était, dit-on, plus belle que dans sa première jeunesse. Une vie pure,
des habitudes de calme moral et de sobriété physique, l'avaient conservée
dans toute la puissance de sa grâce et de son talent. De beaux enfants
l'accompagnaient; mais on ne connaissait pas son mari, bien que la
renommée publiât qu'elle en avait un, et qu'elle lui avait été
irrévocablement fidèle. Le Porpora, après avoir fait plusieurs voyages en
Italie, était revenu à Vienne, et faisait représenter un nouvel opéra au
théâtre impérial. Les vingt dernières années de ce maître sont tellement
ignorées, que nous n'avons pu trouver dans aucune de ses biographies le
nom de ce dernier oeuvre. Nous savons seulement que la Porporina y remplit
le principal rôle avec un succès incontestable, et qu'elle arracha des
larmes à toute la cour. L'impératrice daigna être satisfaite. Mais dans la
nuit qui suivit ce triomphe, la Porporina reçut, de quelque messager
invisible, une nouvelle qui lui apporta l'épouvante et la consternation.
Dès sept heures du matin, c'est-à-dire au moment où l'impératrice était
avertie par le fidèle valet qu'on appelait le frotteur de Sa Majesté (vu
que ses fonctions consistaient effectivement à ouvrir les persiennes, à
faire le feu et à frotter la chambre, tandis que Sa Majesté s'éveillait
peu à peu), la Porporina, ayant gagné à prix d'or et à force d'éloquence
tous les gardiens des avenues sacrées, se présenta derrière la porte même
de l'auguste chambre à coucher.

«Mon ami, dit-elle au frotteur, il faut que je me jette aux pieds de
l'impératrice. La vie d'un honnête homme est en danger, l'honneur d'une
famille est compromis. Un grand crime sera peut-être consommé dans
quelques jours, si je ne vois Sa Majesté à l'instant même. Je sais que
vous êtes incorruptible, mais je sais aussi que vous êtes un homme
généreux et magnanime. Tout le monde le dit; vous avez obtenu bien des
grâces que les courtisans les plus fiers n'eussent pas osé solliciter.

--Bonté du ciel! est-ce vous que je revois enfin, ô ma chère maîtresse!
s'écria le frotteur, en joignant les mains et en laissant tomber son
plumeau.

--Karl! s'écria à son tour Consuelo, oh! merci, mon Dieu, je suis sauvée.
Albert a un bon ange jusque dans ce palais.

--Albert? Albert! reprit Karl, est-ce lui qui est en danger, mon Dieu? En
ce cas, entrez vite, Signora, dussé-je être chassé. Et Dieu sait que je
regretterais ma place, car j'y fais quelque bien, et j'y sers notre sainte
cause mieux que je n'ai encore pu le faire ailleurs... Mais Albert! Tenez,
l'impératrice est une bonne femme quand elle ne gouverne pas, ajouta-t-il
à voix basse. Entrez, vous serez censée m'avoir précédé. Que la faute
retombe sur ces coquins de valets qui ne méritent pas de servir une reine,
car ils ne lui disent que des mensonges!»

Consuelo entra, et l'impératrice, en ouvrant ses yeux appesantis, la vit à
genoux et comme prosternée au pied de son lit.

«Qu'est-ce-là? s'écria Marie-Thérèse, en drapant son couvre-pied sur ses
épaules avec une majesté d'habitude qui n'avait plus rien de joué, et en
se soulevant, aussi superbe, aussi redoutable en cornettes de nuit et sur
son chevet, que si elle eût été assise sur son trône, le diadème en tête
et l'épée au flanc.

--Madame, répondit Consuelo, c'est une humble sujette, une mère infortunée,
une épouse au désespoir qui, à genoux, vous demande la vie et la liberté
de son mari.»

En ce moment, Karl entra, feignant une grande surprise.

«Malheureuse! s'écria-t-il en jouant l'épouvante et la fureur, qui vous a
permis d'entrer ici?

--Je te fais mon compliment, Karl! dit l'impératrice, de la vigilance et
de ta fidélité. Jamais pareille chose ne m'est arrivée de ma vie, d'être
ainsi réveillée en sursaut, avec cette insolence!

--Que Votre Majesté dise un mot, reprit Karl avec audace, et je tue cette
femme sous ses yeux.»

Karl connaissait fort bien l'impératrice; il savait qu'elle aimait à faire
des actes de miséricorde devant témoins, et qu'elle savait être grande
reine et grande femme, même devant ses valets de chambre.

«C'est trop de zèle! répondit-elle avec un sourire majestueux et maternel
en même temps. Va-t'en, et laisse parler cette pauvre femme qui pleure.
Je ne suis en danger avec aucun de mes sujets. Que voulez-vous, madame?
Eh mais, c'est toi, ma belle Porporina! tu vas te gâter la voix à sangloter
de la sorte.

--Madame, répondit Consuelo, je suis mariée devant l'Église catholique
depuis dix ans. Je n'ai pas une seule faute contre l'honneur à me
reprocher. J'ai des enfants légitimes, et je les élève dans la vertu.
J'ose donc...

--Dans la vertu, je le sais, dit l'impératrice, mais non dans la religion.
Vous êtes sage, on me l'a dit, mais vous n'allez jamais à l'église.
Cependant, parlez. Quel malheur vous a frappé?

--Mon époux, dont je ne m'étais jamais séparée, reprit la suppliante, est
actuellement à Prague, et j'ignore par quelle infâme machination il vient
d'être arrêté, jeté dans un cachot, accusé de vouloir prendre un nom et un
titre qui ne lui appartiennent pas, de vouloir spolier un héritage, d'être
enfin un intrigant, un imposteur et un espion, accusé pour ce fait de
haute trahison, et condamné à la détention perpétuelle, à la mort
peut-être dans ce moment-ci.

--À Prague? un imposteur? dit l'impératrice avec calme; j'ai une histoire
comme cela dans les rapports de ma police secrète. Comment appelez-vous
votre mari? car vous autres, vous ne portez pas le nom de vos maris?

--Il s'appelle Liverani.

--C'est cela. Eh bien, mon enfant, je suis désolée de vous savoir mariée à
un pareil misérable. Ce Liverani est en effet un chevalier d'industrie ou
un fou qui, grâce à une ressemblance parfaite, veut se faire passer pour
un comte de Rudolstadt, mort il y a plus de dix ans, le fait est avéré. Il
s'est introduit auprès d'une vieille chanoinesse de Rudolstadt, dont il
ose se dire le neveu, et dont, à coup sûr, il eût capté l'héritage, si, au
moment de faire son testament en sa faveur, la pauvre dame, tombée en
enfance, n'eût été délivrée de son obsession par des gens de bien dévoués
à sa famille. On l'a arrêté, et on a fort bien fait. Je conçois votre
chagrin, mais je n'y puis porter remède. On instruit le procès. S'il est
reconnu que cet homme, comme je voudrais le croire, est aliéné, on le
placera dans un hôpital, où vous pourrez le voir et le soigner. Mais s'il
n'est qu'un escamoteur, comme je le crains, il faudra bien le détenir un
peu plus sévèrement, pour l'empêcher de troubler la possession de la
véritable héritière des Rudolstadt, une baronne Amélie, je crois, qui,
après quelques travers de jeunesse, est sur le point de se marier avec un
de mes officiers. J'aime à me persuader, _mademoiselle_, que vous ignorez
la conduite de votre mari, et que vous vous faites illusion sur son
caractère: autrement je trouverais vos instances très-déplacées. Mais je
vous plains trop pour vouloir vous humilier... Vous pouvez vous retirer.»

Consuelo vit qu'elle n'avait rien à espérer, et qu'en essayant de faire
constater l'identité de Liverani et d'Albert de Rudolstadt, elle rendrait
sa cause de plus en plus mauvaise. Elle se releva et marcha vers la porte,
pâle et prête à s'évanouir. Marie-Thérèse, qui la suivait d'un oeil
scrutateur, eut pitié d'elle, et la rappelant:

«Vous êtes fort à plaindre, lui dit-elle d'une voix moins sèche. Tout cela
n'est pas votre faute, j'en suis certaine. Remettez-vous, soignez-vous.
L'affaire sera examinée consciencieusement; et si votre mari ne veut pas
se perdre lui-même, je ferai en sorte qu'il soit considéré comme atteint
de démence. Si vous pouvez communiquer avec lui, faites-lui entendre cela.
Voilà le conseil que j'ai à vous donner.

--Je le suivrai, et je bénis Votre Majesté. Mais sans sa protection, je ne
pourrai rien. Mon mari est enfermé à Prague, et je suis engagée au théâtre
impérial de Vienne. Si Votre Majesté ne daigne m'accorder un congé et me
délivrer un ordre pour communiquer avec mon mari qui est au secret...

--Vous demandez beaucoup! J'ignore si M. de Kaunitz voudra vous accorder
ce congé, et s'il sera possible de vous remplacer au théâtre. Nous verrons
cela dans quelques jours.

--Dans quelques jours!... s'écria Consuelo en retrouvant son courage.
Mais dans quelques jours il ne sera plus temps! il faut que je parte à
l'instant même!

--C'est assez, dit l'impératrice. Votre insistance vous sera fâcheuse, si
vous la portez devant des juges moins calmes et moins indulgents que moi.
Allez, Mademoiselle.»

Consuelo courut chez le chanoine *** et lui confia ses enfants, en lui
annonçant qu'elle partait, et qu'elle ignorait la durée de son absence.

«Si vous nous quittez pour longtemps, tant pis! répondit le bon vieillard.
Quant aux enfants, je ne m'en plains pas. Ils sont parfaitement élevés, et
ils feront société à Angèle, qui s'ennuie bien un peu avec moi.

--Écoutez! reprit Consuelo qui ne put retenir ses larmes après avoir été
serrer ses enfants une dernière fois sur son coeur, ne leur dites pas que
mon absence sera longue, mais sachez qu'elle peut être éternelle. Je vais
subir peut-être des douleurs dont je ne me relèverais pas à moins que Dieu
ne fît un miracle en ma faveur; priez-le pour moi, et faites prier mes
enfants.»

Le bon chanoine n'essaya pas de lui arracher son secret; mais comme son
âme paisible et nonchalante n'admettait pas facilement l'idée d'un malheur
sans ressources, il s'efforça de la consoler. Voyant qu'il ne réussissait
pas à lui rendre l'espérance, il voulut au moins lui mettre l'esprit en
repos sur le sort de ses enfants.

«_Mon cher Bertoni_, lui dit-il avec l'accent du coeur, et en s'efforçant
de prendre un air enjoué à travers ses larmes, si tu ne reviens pas, tes
enfants m'appartiennent, songes-y! Je me charge de leur éducation. Je
marierai la fille, ce qui diminuera un peu la dot d'Angèle, et la rendra
plus laborieuse. Quant aux garçons, je te préviens que j'en ferai des
musiciens!

--Joseph Haydn partagera ce fardeau, reprit Consuelo en baisant les mains
du chanoine, et le vieux Porpora leur donnera bien encore quelques leçons.
Mes pauvres enfants sont dociles, et annoncent de l'intelligence; leur
existence matérielle ne m'inquiète pas. Ils pourront un jour gagner
honnêtement leur vie. Mais mon amour et mes conseils... vous seul pouvez
me remplacer auprès d'eux.

--Et je le le promets, s'écria le chanoine; j'espère bien vivre assez
longtemps pour les voir tous établis. Je ne suis pas encore trop gros,
j'ai toujours la jambe ferme. Je n'ai pas plus de soixante ans, quoique
autrefois cette scélérate de Brigitte voulût me vieillir pour m'engager à
faire mon testament. Allons, ma fille! courage et santé. Pars et reviens!
Le bon Dieu est avec les honnêtes gens.»

Consuelo, sans s'embarrasser de son congé, fit atteler des chevaux de
poste à sa voiture. Mais, au moment d'y monter, elle fut retardée par le
Porpora, qu'elle n'avait pas voulu voir, prévoyant bien l'orage, et qui
s'effrayait de la voir partir. Il craignait, malgré les promesses qu'elle
lui faisait d'un air contraint et préoccupé, qu'elle ne fût pas de retour
pour l'opéra du lendemain.

«Qui diable songe à aller à la campagne au coeur de l'hiver? disait-il
avec un tremblement nerveux, moitié de vieillesse, moitié de colère et
de crainte. Si tu t'enrhumes, voilà mon succès compromis, et cela allait
si bien! je ne te conçois pas. Nous triomphons hier, et tu voyages
aujourd'hui!»

Cette discussion fit perdre un quart d'heure à Consuelo, et donna le temps
à la direction du théâtre, qui avait déjà l'éveil, de faire avertir
l'autorité. Un piquet de houlans vint faire dételer. On pria Consuelo de
rentrer, et on monta la garde autour de sa maison pour l'empêcher de fuir.
La fièvre la prit. Elle ne s'en aperçut pas, et continua d'aller et de
venir dans son appartement, en proie à une sorte d'égarement, et ne
répondant que par des regards sombres et fixes aux irritantes
interpellations du Porpora et du directeur. Elle ne se coucha point, et
passa la nuit en prières. Le matin, elle parut calme, et alla à la
répétition _par ordre_. Sa voix n'avait jamais été plus belle, mais elle
avait des distractions qui terrifiaient le Porpora. «Ô maudit mariage! ô
infernale folie d'amour!» murmurait-il dans l'orchestre en frappant sur
son clavecin de façon à le briser. Le vieux Porpora était toujours le même;
il eût dit volontiers: Périssent tous les amants et tous les maris de la
terre plutôt que mon opéra!

Le soir, Consuelo fit sa toilette comme à l'ordinaire, et se présenta sur
la scène. Elle se posa, et ses lèvres articulèrent un mot... mais pas un
son ne sortit de sa poitrine, elle avait perdu la voix.

Le public stupéfait se leva en masse. Les courtisans, qui commençaient à
savoir vaguement sa tentative de fuite, déclarèrent que c'était un caprice
intolérable. Il y eut des cris, des huées, des applaudissements à chaque
nouvel effort de la cantatrice. Elle essaya de parler, et ne put faire
entendre une seule parole. Cependant, elle resta debout et morne, ne
songeant pas à la perte de sa voix, ne se sentant pas humiliée par
l'indignation de ses tyrans, mais résignée et fière comme l'innocent
condamné à subir un supplice inique, et remerciant Dieu de lui envoyer
cette infirmité subite qui allait lui permettre de quitter le théâtre et
de rejoindre Albert.

Il fut proposé à l'impératrice de mettre l'artiste récalcitrante en prison
pour lui faire retrouver la voix et la bonne volonté. Sa Majesté avait eu
un instant de colère, et on croyait lui faire la cour en accablant
l'accusée. Mais Marie-Thérèse, qui permettait quelquefois les crimes dont
elle profitait, n'aimait point à faire souffrir sans nécessité.

«Kaunitz, dit-elle à son premier ministre, faites délivrer à cette pauvre
créature un permis de départ, et qu'il n'en soit plus question. Si son
extinction de voix est une ruse de guerre, c'est du moins un acte de vertu,
Peu d'actrices sacrifieraient une heure de succès à une vie d'amour
conjugal.»

Consuelo, munie de tous les pouvoirs nécessaires, partit enfin, toujours
malade, mais ne le sentant pas. Ici nous perdons encore le fil des
événements. Le procès d'Albert eût pu être une cause célèbre, on en fit
une cause secrète. Il est probable que ce fut un procès analogue, quant au
fond, à celui que, vers la même époque, Frédéric de Trenck entama, soutint
et perdit après bien des années de lutte. Qui connaîtrait aujourd'hui en
France les détails de cette inique affaire, si Trenck lui-même n'eût pris
soin de les publier et de répéter ses plaintes chaleureuses durant trente
ans de sa vie? Mais Albert ne laissa point d'écrits. Nous allons donc être
forcé de nous reporter à l'histoire du baron de Trenck, puisque aussi bien
il est un de nos héros, et peut-être ses embarras jetteront-ils quelque
lumière sur les malheurs d'Albert et de Consuelo.

Un mois à peine après la réunion du _saint Graal_, circonstance sur
laquelle Trenck a gardé le plus profond secret dans ses Mémoires, il avait
été repris et enfermé à Magdebourg, où il consuma les dix plus belles
années de sa jeunesse, dans un cachot affreux, assis sur une pierre qui
portait son épitaphe anticipée: _Ci-gît Trenck_, et chargé de
quatre-vingts livres de fers. Tout le monde connaît cette célèbre
infortune, les circonstances odieuses qui l'accompagnèrent, telles que les
angoisses de la faim qu'on lui fit subir pendant dix-huit mois, et le soin
de faire bâtir une prison pour lui aux frais de sa soeur, pour punir
celle-ci, en la ruinant, de lui avoir donné asile; ses miraculeuses
tentatives d'évasion, l'incroyable énergie qui ne l'abandonna jamais et
que déjouèrent ses imprudences chevaleresques; ses travaux d'art dans la
prison, les merveilleuses ciselures qu'il vint à bout de faire avec une
pointe de clou sur des gobelets d'étain, et dont les sujets allégoriques
et les devises en vers sont si profondes et si touchantes[16]; enfin, ses
relations secrètes, en dépit de tout, avec la princesse Amélie de Prusse;
le désespoir où celle-ci se consuma, le soin qu'elle prit de s'enlaidir
avec une liqueur corrosive qui lui fit presque perdre la vue, l'état
déplorable où elle réduisit volontairement sa propre santé afin d'échapper
à la nécessité du mariage, la révolution affreuse qui s'opéra dans son
caractère: enfin, ces dix années de désolation qui firent de Trenck un
martyr, et de son illustre amante une femme vieille, laide et méchante, au
lieu d'un ange de douceur et de beauté qu'elle avait été naguère et
qu'elle eût pu continuer d'être dans le bonheur[17]. Tout cela est
historique, mais on ne s'en est pas assez souvenu quand on a tracé le
portrait de Fréderic le Grand. Ce crime, accompagné de cruautés gratuites
et raffinées, est une tache ineffaçable à la mémoire du despote philosophe.
                
 
 
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