George Sand

La comtesse de Rudolstadt
[Note 16: On en a encore dans quelques musées particuliers de l'Allemagne.]

[Note 17: Voir dans Thiebault le portrait de l'abbesse de Quedlimbourg et
les curieuses révélations qui s'y rattachent.]

Enfin, Trenck fut mis en liberté, comme l'on sait, grâce à l'intervention
de Marie-Thérèse, qui le réclama comme son sujet; et cette protection
tardive lui fut acquise enfin par les soins du _frotteur de la chambre de
Sa Majesté_, le même que notre Karl. Il y a, sur les ingénieuses intrigues
de ce magnanime plébéien auprès de sa souveraine, des pages bien curieuses
et bien attendrissantes dans les mémoires du temps.

Pendant les premières années de la captivité de Trenck, son cousin, le
fameux Pandoure, victime d'accusations plus méritées, mais non moins
haineuses et cruelles, était mort empoisonné, au Spielberg. À peine libre,
Trenck le Prussien vint à Vienne réclamer l'immense succession de Trenck
l'Autrichien. Mais Marie-Thérèse n'était point du tout d'avis de la lui
rendre. Elle avait profité des exploits du pandoure, elle l'avait puni de
ses violences, elle voulait profiter de ses rapines, et elle en profita en
effet. Comme Frédéric II, comme toutes les grandes intelligences
couronnées, tandis que la puissance de son rôle éblouissait les masses,
elle ne se faisait pas faute de ces secrètes iniquités dont Dieu et les
hommes demanderont compte au jour du jugement, et qui pèseront autant dans
un plateau de la balance que les vertus officielles dans l'autre.
Conquérants et souverains, c'est en vain que vous employez vos trésors à
bâtir des temples: vous n'en êtes pas moins des impies, quand une seule
pièce de cet or est le prix du sang et de la souffrance. C'est en vain que
vous soumettez des races entières par l'éclat de vos armes: les hommes les
plus aveuglés par le prestige de la gloire vous reprocheront un seul homme,
un seul brin d'herbe froidement brisé. La muse de l'histoire, encore
aveugle et incertaine, accorde presque qu'il est dans le passé de grands
crimes nécessaires et justiciables; mais la conscience inviolable de
l'humanité proteste contre sa propre erreur, en réprouvant du moins les
crimes inutiles au succès des grandes causes.

Les desseins cupides de l'impératrice furent merveilleusement secondés par
ses mandataires, les agents ignobles qu'elle avait nommés curateurs des
biens du pandoure, et les magistrats prévaricateurs qui prononcèrent sur
les droits de l'héritier. Chacun eut sa part à la curée. Marie-Thérèse
crut se faire celle du lion; mais ce fut en vain que, quelques années plus
tard, elle envoya à la prison et aux galères les infidèles complices de
cette grande dilapidation: elle ne put rentrer complètement dans les
bénéfices de l'affaire. Trenck fut ruiné, et n'obtint jamais justice. Rien
ne nous a mieux fait connaître le caractère de Marie-Thérèse que cette
partie des Mémoires de Trenck où il rend compte de ses entretiens avec
elle à ce sujet. Sans s'écarter du respect envers la royauté, qui était
alors une religion officielle pour les patriciens, il nous fait pressentir
la sécheresse, l'hypocrisie et la cupidité de cette grande femme, réunion
de contrastes, caractère sublime et mesquin, naïf et fourbe, comme toutes
les belles âmes aux prises avec la corruption de la puissance absolue,
cette cause anti-humaine de tout mal, cet écueil inévitable contre lequel
tous les nobles instincts sont fatalement entraînés à se briser. Résolue
d'éconduire le plaignant, la souveraine daigna souvent le consoler, lui
rendre l'espérance, lui promettre sa protection contre les juges infâmes
qui le dépouillaient; et à la fin, feignant d'avoir échoué dans la
poursuite de la vérité et de ne plus rien comprendre au dédale de cet
interminable procès, elle lui offrit, pour dédommagement, un chétif grade
de major et la main d'une vieille dame laide, dévote et galante. Sur le
refus de Trenck, la _matrimoniomane_ impératrice lui déclara qu'il était
un fou, un présomptueux, qu'elle ne savait aucun moyen de satisfaire son
ambition, et lui tourna le dos pour ne plus s'occuper de lui. Les raisons
qu'on avait fait valoir pour confisquer la succession du pandoure avaient
varié selon les personnes et les circonstances. Tel tribunal avait décidé
que le pandoure, mort sous le poids d'une condamnation infamante, n'avait
pas été apte à tester; tel autre, que s'il y avait un testament valide,
les droits de l'héritier, comme sujet prussien, ne l'étaient pas; tel
autre, enfin, que les dettes du défunt absorbaient au delà de la
succession, etc. On éleva incident sur incident; on vendit maintes fois
la justice au réclamant, et on ne la lui fit jamais[18].

[Note 18: Nous rappellerons ici au lecteur, pour ne plus y revenir, le
reste de l'histoire de Trenck. Il vieillit dans la pauvreté, occupa son
énergie par la publication de journaux d'une opposition fort avancée pour
son temps, et, marié à une femme de son choix, père de nombreux enfants,
persécuté pour ses opinions, pour ses écrits, et sans doute aussi pour son
affiliation aux sociétés secrètes, il se réfugia en France dans une
vieillesse avancée. Il y fut accueilli avec l'enthousiasme et la confiance
des premiers de la Révolution. Mais, destiné à être la victime des plus
funestes méprises, il fut arrêté comme agent étranger à l'époque de la
terreur et conduit à l'échafaud. Il y marcha avec une grande fermeté. Il
s'était vu naguère préconisé et représenté sur la scène dans un mélodrame
qui retraçait l'histoire de sa captivité et de sa délivrance. Il avait
salué avec transport la liberté française. Sur la fatale charrette, il
disait en souriant: «Ceci est encore une comédie.»

Il n'avait revu la princesse Amélie qu'une seule fois depuis plus de
soixante ans. En apprenant la mort de Frédéric le Grand, il avait couru à
Berlin. Les deux amants, effrayés d'abord à la vue l'un de l'autre,
fondirent en larmes, et se jurèrent une nouvelle affection. L'abbesse lui
ordonna de faire venir sa femme, se chargea de leur fortune, et voulut
prendre une de ses filles auprès d'elle pour lectrice ou gouvernante; mais
elle ne put tenir ses promesses: au bout de huit jours elle était
morte!--Les Mémoires de Trenck, écrits avec la passion d'un jeune homme et
la prolixité d'un vieillard, sont pourtant un des monuments les plus
nobles et les plus attachants de l'histoire du siècle dernier.]

Pour dépouiller et proscrire Albert, on n'eut pas besoin de tous ces
artifices, et la spoliation s'opéra sans doute sans tant de façons. Il
suffisait de le considérer comme mort, et de lui interdire le droit de
ressusciter mal à propos. Albert n'avait bien certainement rien réclamé.
Nous savons seulement qu'à l'époque de son arrestation, la chanoinesse
Wenceslawa venait de mourir à Prague, où elle était venue pour se faire
traiter d'une ophthalmie aiguë. Albert, apprenant qu'elle était à
l'extrémité, ne put résister à la voix de son coeur, qui lui criait
d'aller fermer les yeux à sa chère parente. Il quitta Consuelo à la
frontière d'Autriche, et courut à Prague. C'était la première fois qu'il
remettait le pied en Allemagne depuis l'année de son mariage. Il se
flattait qu'une absence de dix ans, et certaines précautions d'ajustement
l'empêcheraient d'être reconnu, et il approcha de sa tante sans beaucoup
de mystère. Il voulait obtenir sa bénédiction, et réparer, dans une
dernière effusion d'amour et de douleur, l'abandon où il avait été forcé
de la laisser. La chanoinesse, presque aveugle, fut seulement frappée du
son de sa voix. Elle ne se rendit pas bien compte de ce qu'elle éprouvait,
mais elle s'abandonna aux instincts de tendresse qui avaient survécu en
elle à la mémoire et à l'activité du raisonnement; elle le pressa dans ses
bras défaillants en l'appelant son Albert bien-aimé, son fils à jamais
béni. Le vieux Hanz était mort; mais la baronne Amélie, et une femme du
Boehmerwald qui servait la chanoinesse, et qui avait été autrefois
garde-malade d'Albert lui-même, s'étonnèrent et s'effrayèrent de la
ressemblance de ce prétendu médecin avec le jeune comte. Il ne paraît
pourtant pas qu'Amélie l'eût positivement reconnu; nous ne voulons pas la
croire complice des persécutions qui s'acharnèrent après lui. Nous ne
savons pas quelles circonstances donnèrent l'éveil à cette nuée d'agents
semi-magistrats, semi-mouchards, à l'aide desquels la cour de Vienne
gouvernait les nations assujetties. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'à
peine la chanoinesse eut-elle exhalé son dernier souffle dans les bras de
son neveu, que celui-ci fut arrêté et interrogé sur sa condition et sur
les intentions qui l'avaient amené au chevet de la moribonde. On voulut
voir son diplôme de médecin; il en avait un en règle; mais on lui contesta
son nom de Liverani, et certaines gens se rappelèrent l'avoir rencontré
ailleurs sous celui de Trismégiste. On l'accusa d'avoir exercé la
profession d'empirique et de magicien. Il fut impossible de prouver qu'il
eût jamais reçu d'argent pour ses cures. On le confronta avec la baronne
Amélie, et ce fut sa perte. Irrité et poussé à bout par les investigations
auxquelles on le soumettait, las de se cacher et de se déguiser, il avoua
brusquement à sa cousine, dans un tête-à-tête observé, qu'il était Albert
de Rudolstadt. Amélie le reconnut sans doute en ce moment; mais elle
s'évanouit, terrifiée par un événement si bizarre. Dès lors l'affaire prit
une autre tournure.

On voulut considérer Albert comme un imposteur; mais, afin d'élever une de
ces interminables contestations qui ruinent les deux parties, des
fonctionnaires, du genre de ceux qui avaient dépouillé Trenck,
s'acharnèrent à compromettre l'accusé, en lui faisant dire et soutenir
qu'il était Albert de Rudolstadt. Une longue enquête s'ensuivit. On
invoqua le témoignage de Supperville, qui, de bonne foi sans doute, se
refusa à douter qu'il l'eût vu mourir à Riesenburg. On ordonna
l'exhumation de son cadavre. On trouva dans sa tombe un squelette qu'il
n'avait pas été difficile d'y placer la veille. On persuada à sa cousine
qu'elle devait lutter contre un aventurier résolu à la dépouiller. Sans
doute on ne leur permit plus de se voir. On étouffa les plaintes du captif
et les ardentes réclamations de sa femme sous les verrous et les tortures
de la prison. Peut-être furent-ils malades et mourants dans des cachots
séparés. Une fois l'affaire entamée, Albert ne pouvait plus réclamer pour
son honneur et sa liberté qu'en proclamant la vérité. Il avait beau
protester de sa renonciation à l'héritage, et vouloir tester à l'heure
même en faveur de sa cousine, ou voulait prolonger et embrouiller le
procès, et on y réussit sans peine, soit que l'impératrice fût trompée,
soit qu'on lui eût fait entendre que la confiscation de cette fortune
n'était pas plus à dédaigner que celle du pandoure. Pour y parvenir, on
chercha querelle à Amélie elle-même, on revint sous main sur le scandale
de son ancienne escapade, on observa son manque de dévotion, et on la
menaça en secret de la faire enfermer dans un couvent, si elle
n'abandonnait ses droits à une succession litigieuse. Elle dut le faire et
se contenter de la succession de son père, qui se trouva fort réduite par
les frais énormes qu'elle eut à payer pour un procès auquel on l'avait
contrainte. Enfin le château et les terres de Riesenburg furent confisqués
au profit de l'État, quand les avocats, les gérants, les juges et les
rapporteurs eurent prélevé sur cette dépouille des hypothèques montant aux
deux tiers de sa valeur.

Tel est notre commentaire sur ce mystérieux procès qui dura cinq ou six
ans, et à la suite duquel Albert fut chassé des États autrichiens comme un
dangereux aliéné, par grâce spéciale de l'Impératrice. À partir de cette
époque, il est à peu près certain qu'une vie obscure et de plus en plus
pauvre fut le partage des deux époux. Ils reprirent leurs plus jeunes
enfants avec eux. Haydn et le chanoine refusèrent tendrement de leur
rendre les aînés, qui faisaient leur éducation sous les yeux et aux frais
de ces fidèles amis. Consuelo avait irrévocablement perdu la voix. Il
paraît trop certain que la captivité, l'inaction et la douleur des maux
qu'éprouvait sa compagne avaient de nouveau ébranlé la raison d'Albert. Il
ne paraît cependant point que leur amour en fût devenu moins tendre, leur
âme moins fière et leur conduite moins pure. Les Invisibles avaient
disparu sous la persécution. L'oeuvre avait été ruinée, surtout par les
charlatans qui avaient spéculé sur l'enthousiasme des idées nouvelles et
l'amour du merveilleux. Persécuté de nouveau comme franc-maçon dans les
pays d'intolérance et de despotisme, Albert dut se réfugier en France ou
en Angleterre. Peut-être y continua-t-il sa propagande; mais ce dut être
parmi le peuple, et ses travaux, s'ils portèrent leurs fruits, n'eurent
aucun éclat.

Ici il y a une grande lacune, à laquelle notre imagination ne peut
suppléer. Mais un dernier document authentique et très-détaillé nous fait
retrouver, vers l'année 1774, le couple errant dans la forêt de Bohême.
Nous allons transcrire ce document tel qu'il nous est parvenu. Ce sera
pour nous le dernier mot sur Albert et Consuelo; car ensuite de leur vie
et de leur mort nous ne savons absolument rien.

       *       *       *       *       *

LETTRE DE PHILON[19]

À IGNACE JOSEPH MARTINOWICZ,
Professeur de physique à l'université de Lemberg.


Emportés dans son tourbillon comme les satellites d'un astre roi, nous
avons suivi _Spartacus_[20] à travers les sentiers escarpés, et sous les
plus silencieux ombrages du Boëhmerwald. Ô ami! que n'étiez-vous là! Vous
eussiez oublié de ramasser des cailloux dans le lit argenté des torrents,
d'interroger tour à tour les veines et les ossements de notre mystérieuse
aïeule, _terra parens_. La parole ardente du maître nous donnait des ailes;
nous franchissions les ravins et les cimes sans compter nos pas, sans
regarder à nos pieds les abîmes que nous dominions, sans chercher à
l'horizon le gîte lointain où nous devions trouver le repos du soir.
Jamais _Spartacus_ ne nous avait paru plus grand et plus pénétré de la
toute-puissante vérité. Les beautés de la nature agissent sur son
imagination comme celles d'un grand poëme; et à travers les éclairs de son
enthousiasme, jamais son esprit d'analyse savante et de combinaison
ingénieuse ne l'abandonne entièrement. Il explique le ciel et les astres,
et la terre et les mers, avec la même clarté, le même ordre, qui président
à ses dissertations sur le droit et les choses arides de ce monde. Mais
comme son âme s'agrandit, quand, seul et libre avec ses disciples élus,
sous l'azur des cieux constellés, ou en face de l'aube rougie des feux
précurseurs du soleil, il franchit le temps et l'espace pour embrasser
d'un coup d'oeil la race humaine dans son ensemble et dans ses détails,
pour pénétrer le destin fragile des empires et l'avenir imposant des
peuples! Vous l'avez entendu dans sa chaire, ce jeune homme à la parole
lucide; que ne l'avez-vous vu et entendu sur la montagne, cet homme en qui
la sagesse devance les années, et qui semble avoir vécu parmi les hommes
depuis l'enfance du monde!

[Note 19: Probablement le célèbre baron de Knigge, connu sous le nom de
Philon dans l'ordre des illuminés.]

[Note 20: On sait que c'était le nom de guerre d'Adam Weishaupt. Est-ce
réellement de lui qu'il est question ici? Tout porte à le croire.]

Arrivés à la frontière, nous saluâmes la terre qui vit les exploits du
grand Ziska, et nous nous inclinâmes encore plus bas devant les gouffres
qui servirent de tombes aux martyrs de l'antique liberté nationale. Là
nous résolûmes de nous séparer, afin de diriger nos recherches et nos
informations sur tous les points à la fois. _Caton_[21] prit vers le
nord-est, _Celse_[22] vers le sud-est, _Ajax_[23] suivit la direction
transversale d'occident en orient, et le rendez-vous général fut à Pilsen.

[Note 21: Sans doute Xavier Zwark, qui fut conseiller aulique et subit
l'exil pour avoir été un des principaux chefs de l'Illuminisme.]

[Note 22: Bader, qui fut médecin de l'électrice douairière, illuminé.]

[Note 23: Massenhausen, qui fut conseiller à Munich, illuminé.]

_Spartacus_ me garda avec lui, et résolut d'aller au hasard, comptant,
disait-il, sur la fortune, sur une certaine inspiration secrète qui devait
nous diriger. Je m'étonnai un peu de cet abandon du calcul et du
raisonnement; cela me semblait contraire à ses habitudes de méthode.

«Philon, me dit-il quand nous fûmes seuls, je crois bien que les hommes
comme nous sont ici-bas les ministres de la Providence: mais penses-tu que
je la croie inerte et dédaigneuse, cette Providence maternelle par
laquelle nous sentons, nous voulons et nous agissons! J'ai remarqué que tu
étais plus favorisé d'elle que moi; tes desseins réussissent presque
toujours. En avant donc! je te suis, et j'ai foi en ta seconde vue, cette
clarté mystérieuse qu'invoquaient naïvement nos ancêtres de l'illuminisme,
les pieux fanatiques du passé!»

Il semble vraiment que le maître ait prophétisé. Avant la fin du second
jour, nous avions trouvé l'objet de nos recherches, et voici comment je
fus l'instrument de la destinée.

Nous étions parvenu à la lisière du bois, et le chemin se bifurquait
devant nous. L'un s'enfonçait en fuyant vers les basses terres, l'autre
côtoyait les flancs adoucis de la montagne.

«Par où prendrons-nous? me dit _Spartacus_ en s'asseyant sur un fragment
de rocher. Je vois par ici ces champs cultivés, des prairies, de chétives
cabanes. On nous a dit _qu'il_ était pauvre; _il_ doit vivre avec les
pauvres. Allons nous informer de lui auprès des humbles pasteurs de la
vallée.

--Non, maître, lui répondis-je en lui montrant le chemin à mi-côte: je
vois sur ma droite des mamelons escarpés, et les murailles croulantes d'un
antique manoir. On nous a dit qu'il était poëte; il doit aimer les ruines
et la solitude.

--Aussi bien, reprit _Spartacus_ en souriant, je vois Vesper qui monte,
blanc comme une perle, dans le ciel encore rose, au-dessus des ruines du
vieux domaine. Nous sommes les bergers qui cherchent un prophète, et
l'étoile miraculeuse marche devant nous.»

Nous eûmes bientôt atteint les ruines. C'était une construction imposante,
bâtie à diverses époques; mais les vestiges du temps de l'empereur Charles
gisaient à côté de ceux de la féodalité. Ce n'étaient pas les siècles,
c'était la main des hommes qui avait présidé récemment à cette
destruction. Il faisait encore grand jour quand nous gravîmes le revers
d'un fossé desséché, et quand nous pénétrâmes sous la herse rouillée et
immobile. Le premier objet que nous rencontrâmes, assis sur les décombres,
à l'entrée du préau, fut un vieillard couvert de haillons bizarres, et
plus semblable à un homme du temps passé qu'à un contemporain. Sa barbe,
couleur d'ivoire jauni, tombait sur sa poitrine, et sa tête chauve
brillait comme la surface d'un lac aux derniers rayons du soleil.
_Spartacus_ tressaillit, et, s'approchant de lui à la hâte, lui demanda le
nom du château. Le vieillard parut ne pas nous entendre; il fixa sur nous
des yeux vitreux qui semblaient ne pas voir. Nous lui demandâmes son nom;
il ne nous répondit pas: sa physionomie n'exprimait qu'une indifférence
rêveuse. Cependant ses traits socratiques n'annonçaient pas
l'abrutissement de l'idiotisme; il y avait dans sa laideur cette certaine
beauté qui vient d'une âme pure et sereine. Spartacus lui mit une pièce
d'argent dans la main; il la porta très-près de ses yeux, et la laissa
tomber sans paraître en comprendre l'usage.

«Est-il possible, dis-je au maître, qu'un vieillard totalement privé de
l'usage de ses sens et de sa raison soit ainsi abandonné loin de toute
habitation, au milieu des montagnes, sans un guide, sans un chien pour le
conduire et mendier à sa place!

--Emmenons-le, et conduisons-le à un gîte,» répondit _Spartacus_.

Mais comme nous nous mettions en devoir de le soulever, pour voir s'il
pouvait se tenir sur ses jambes, il nous fit signe de ne pas le troubler,
en posant un doigt sur ses lèvres, et en nous désignant de l'autre main le
fond du préau. Nos regards se portèrent de ce côté; nous ne vîmes personne,
mais aussitôt nos oreilles furent frappées par des sons d'un violon d'une
force et d'une justesse extraordinaires. Jamais je n'ai entendu aucun
maître donner à son archet une vibration si pénétrante et si large, et
mettre dans un rapport si intime les cordes de l'âme et celles de
l'instrument. Le chant était simple et sublime. Il ne ressemblait à rien
de ce que j'ai entendu dans nos concerts et sur nos théâtres. Il portait
dans le coeur une émotion pieuse et belliqueuse à la fois. Nous tombâmes,
le maître et moi, dans une sorte de ravissement, et nous nous disions par
nos regards qu'il y avait là quelque chose de grand et de mystérieux. Ceux
du vieillard avaient repris une sorte d'éclat vague comme celui de
l'extase. Un sourire de béatitude entr'ouvrait ses lèvres flétries, et
montrait assez qu'il n'était ni sourd ni insensible.

Tout rentra dans le silence après une courte et adorable mélodie, et
bientôt nous vîmes sortir d'une chapelle située vis-à-vis de nous, un
homme d'un âge mur, dont l'extérieur nous remplit d'émotion et de respect.
La beauté de son visage austère et les nobles proportions de sa taille
contrastaient avec les membres difformes et les traits sauvages du
vieillard que _Spartacus_ comparait à un _faune converti et baptisé_. Le
joueur de violon marchait droit à nous, son instrument sous le bras, et
son archet passé dans sa ceinture de cuir. De larges pantalons d'une
étoffe grossière, des sandales qui ressemblaient à des cothurnes antiques,
et une saie de peau de mouton comme celle que portent nos paysans du
Danube, lui donnaient l'apparence d'un pâtre ou d'un laboureur. Mais ses
mains blanches et fines n'annonçaient pas un homme voué aux travaux de la
terre. C'étaient les mains d'un artiste, de même que la propreté de son
vêtement et la fierté de son regard semblaient protester contre sa misère,
et n'en point vouloir subir les conséquences hideuses et dégradantes. Le
maître fut frappé de l'aspect de cet homme. Il me serra la main, et je
sentis le tremblement de la sienne.

«C'est lui! me dit-il. J'ignorais qu'il fut musicien; mais je reconnais
son visage pour l'avoir vu dans mes songes.»

Le joueur de violon s'avança vers nous sans témoigner ni embarras ni
surprise. Il nous rendit avec une bienveillante dignité le salut que nous
lui adressions, et s'approchant du vieillard:

«Allons. Zdenko, lui dit-il, je m'en vais, appuie-toi sur ton ami.»

Le vieillard fit un effort, le musicien le souleva dans ses bras, et, se
courbant sous lui comme pour lui servir de bâton, il guida ses pas
chancelants en ralentissant sa marche d'après la sienne. Il y avait dans
ce soin filial, dans cette patience d'un homme noble et beau, encore agile
et vigoureux, qui se traînait sous le poids d'un vieillard en haillons,
quelque chose de plus touchant, s'il est possible, que la sollicitude
d'une jeune mère mesurant sa marche sur les premiers pas incertains de son
enfant. Je vis les yeux du maître se remplir de larmes, et je fus ému
aussi, en contemplant tour à tour notre _Spartacus_, cet homme de génie et
d'avenir, et cet inconnu en qui je pressentais la même grandeur enfouie
dans les ténèbres du passé.

Résolus à le suivre et à l'interroger, mais ne voulant pas le distraire du
soin pieux qu'il remplissait, nous marchions derrière lui à une courte
distance. Il se dirigeait vers la chapelle d'où il était sorti; et quand
il y fut entré, il s'arrêta et parut contempler des tombes brisées que la
ronce et la mousse avaient envahies. Le vieillard s'était agenouillé, et
quand il se releva, son ami baisa une de ces tombes, et se mit en devoir
de s'éloigner avec lui.

C'est alors seulement qu'il nous vit près de lui, et il parut éprouver
quelque surprise; mais aucune méfiance ne se peignit dans son regard, à la
fois brillant et placide comme celui d'un enfant. Cet homme paraissait
pourtant avoir compté plus d'un demi-siècle, et ses épais cheveux gris
ondés autour de son mâle visage faisaient ressortir l'éclat de ses grands
yeux noirs. Sa bouche avait une expression indéfinissable de force et de
simplicité. On eût dit qu'il avait deux âmes, une toute d'enthousiasme
pour les choses célestes, une toute de bienveillance pour les hommes
d'ici-bas.

Nous cherchions un prétexte pour lui adresser la parole, lorsque, se
mettant tout à coup en rapport d'idées avec nous, par une naïveté
d'expansion extraordinaire:

«Vous m'avez vu baiser ce marbre, nous dit-il, et ce vieillard s'est
prosterné sur ces tombeaux. Ne prenez pas ceci pour des actes d'idolâtrie.
On baise le vêtement d'un saint, comme on porte sur son coeur le gage de
l'amour et de l'amitié. La dépouille des morts n'est qu'un vêtement usé.
Nous ne le foulons pas sous les pieds avec indifférence; nous le gardons
avec respect et nous nous en détachons avec regret. O mon père, ô mes
parents bien-aimés! je sais bien que vous n'êtes pas ici, et ces
inscriptions mentent quand elles disent: _Ici reposent les Rudolstadt!_
Les Rudolstadt sont tous debout, tous vivants et agissants dans le monde
selon la volonté de Dieu. Il n'y a sous ces marbres que des ossements, des
formes où la vie s'est produite et qu'elle a abandonnées pour revêtir
d'autres formes. Bénies soient les cendres des aïeux! bénis soient l'herbe
et le lierre qui les couronnent! bénies la terre et la pierre qui les
défendent! mais béni, avant tout, soit le Dieu vivant qui dit aux morts:
«Levez-vous et rentrez dans mon âme féconde, où rien ne meurt, où tout se
renouvelle et s'épure!»

--Liverani ou Ziska Trismégiste, est-ce vous que je retrouve ici sur la
tombe de vos ancêtres? s'écria _Spartacus_ éclairé d'une certitude
céleste.

--Ni Liverani, ni Trismégiste, ni même Jean Ziska! répondit l'inconnu. Des
spectres ont assiégé ma jeunesse ignorante; mais la lumière divine les a
absorbés, et le nom des aïeux s'est effacé de ma mémoire. Mon nom est
_homme_ et je ne suis rien de plus que les autres hommes.

--Vos paroles sont profondes, mais elles indiquent de la méfiance, reprit
le maître. Fiez-vous à ce signe; ne le reconnaissez-vous pas?»

Et aussitôt _Spartacus_ lui fit les signes maçonniques des hauts grades.

«J'ai oublié ce langage, répondit l'inconnu. Je ne le méprise pas, mais il
m'est devenu inutile. Frère, ne m'outrage pas en supposant que je me méfie
de toi. Ton nom, à toi aussi, n'est-il pas _homme?_ Les hommes ne m'ont
jamais fait de mal, ou, s'ils m'en ont fait, je ne le sais plus. C'était
donc un mal très-borné, au prix du bien infini qu'ils peuvent se faire les
uns aux autres et dont je dois leur savoir gré d'avance.

--Est-il possible, ô homme de bien, s'écria Spartacus, que tu ne comptes
le temps pour rien dans ta notion et dans ton sentiment de la vie?

--Le temps n'existe pas; et si les hommes méditaient davantage l'essence
divine, ils ne compteraient pas plus que moi les siècles et les années.
Qu'importe à celui qui participe de Dieu au point d'être éternel, à celui
qui a toujours vécu et qui ne cessera jamais de vivre, un peu plus ou un
peu moins de sable au fond de la clepsydre? La main qui retourne le
sablier peut se hâter ou s'engourdir; celle qui fournit le sable ne
s'arrêtera pas.

--Tu veux dire que l'homme peut oublier de compter et de mesurer le temps,
mais que la vie coule toujours abondante et féconde du sein de Dieu?
Est-ce là ta pensée?

--Tu m'as compris, jeune homme. Mais j'ai une plus belle démonstration des
grands mystères.

--Des mystères? Oui, je suis venu de bien loin pour t'interroger et
m'instruire auprès de toi.

--Écoute donc! dit l'inconnu en faisant asseoir sur une tombe le vieillard
qui lui obéissait avec la confiance d'un petit enfant. Ce lieu-ci
m'inspire particulièrement, et c'est ici qu'aux derniers feux du soleil et
aux premières blancheurs de la lune, je veux élever ton âme à la
connaissance des plus sublimes vérités.»

Nous palpitions de joie à l'idée d'avoir trouvé enfin, après deux années
de recherches et de perquisitions, ce mage de notre religion, ce
philosophe à la fois métaphysicien et organisateur qui devait nous confier
le fil d'Ariane et nous faire retrouver l'issue du labyrinthe des idées et
des choses passées. Mais l'inconnu, saisissant son violon, se mit à en
jouer avec verve. Son vigoureux archet faisait frémir les plantes comme le
vent du soir, et résonner les ruines comme la voix humaine. Son chant
avait un caractère particulier d'enthousiasme religieux, de simplicité
antique et de chaleur entraînante. Les motifs étaient d'une ampleur
majestueuse dans leur brièveté énergique. Rien, dans ces chants inconnus,
n'annonçait la langueur et la rêverie. C'étaient comme des hymnes
guerriers, et ils faisaient passer devant nos yeux des armées triomphantes,
portant des bannières, des palmes et les signes mystérieux d'une religion
nouvelle. Je voyais l'immensité des peuples réunis sous un même étendard;
aucun tumulte dans les rangs, une fièvre sans délire, un élan impétueux
sans colère, l'activité humaine dans toute sa splendeur, la victoire dans
toute sa clémence, et la foi dans toute son expansion sublime.

«Cela est magnifique! m'écriai-je quand il eut joué avec feu cinq ou six
de ces chants admirables. C'est le _Te Deum_ de l'Humanité rajeunie et
réconciliée, remerciant le Dieu de toutes les religions, la lumière de
tous les hommes.

--Tu m'as compris, enfant! dit le musicien en essuyant la sueur et les
larmes qui baignaient son visage; et tu vois que le temps n'a qu'une voix
pour proclamer la vérité. Regarde ce vieillard, il a compris aussi bien
que toi, et le voilà rajeuni de trente années.»

Nous regardâmes le vieillard auquel nous ne songions déjà plus. Il était
debout, il marchait avec aisance, et frappait la terre de son pied en
mesure, comme s'il eût voulu s'élancer et bondir comme un jeune homme. La
musique avait fait en lui un miracle; il descendit avec nous la colline
sans vouloir s'appuyer sur aucun de nous. Quand sa marche se ralentissait,
le musicien lui disait:

«Zdenko, veux-tu que je te joue encore la marche de _Procope le Grand_, ou
la bénédiction du drapeau des Orébites?»

Mais le vieillard lui faisait signe qu'il avait encore de la force, comme
s'il eût craint d'abuser d'un remède céleste et d'user l'inspiration de
son ami.

Nous nous dirigions vers le hameau que nous avions laissé sur la droite au
fond de la vallée, lorsque nous avions pris le chemin des ruines. Chemin
faisant, _Spartacus_ interrogea l'inconnu.

«Tu nous a fait entendre des mélodies incomparables, lui dit-il, et j'ai
compris que, par ce brillant prélude, tu voulais disposer nos sens à
l'enthousiasme qui te déborde, tu voulais t'exalter toi-même, comme les
pythonisses et les prophètes, pour arriver à prononcer tes oracles, armé
de toute la puissance de l'inspiration, et tout rempli de l'esprit du
Seigneur. Parle donc maintenant. L'air est calme, le sentier est facile,
la lune éclaire nos pas. La nature entière semble plongée dans le
recueillement pour t'écouter, et nos coeurs appellent tes révélations.
Notre vaine science, notre orgueilleuse raison, s'humilieront sous ta
parole brûlante. Parle, le moment est venu.»

Mais l'inconnu refusa de s'expliquer.

«Que te dirais-je que je ne t'aie dit tout à l'heure dans une langue plus
belle? Est-ce ma faute si tu ne m'as pas compris? Tu crois que j'ai voulu
parler à tes sens, et c'était mon âme qui te parlait! Que dis-je! c'était
l'âme de l'Humanité tout entière qui te parlait par la mienne. J'étais
vraiment inspiré alors. Maintenant je ne le suis plus. J'ai besoin de me
reposer. Tu éprouverais le même besoin si tu avais reçu tout ce que je
voulais faire passer de mon être dans le tien.»

Il fut impossible à _Spartacus_ d'en obtenir autre chose ce soir-là. Quand
nous eûmes atteint les premières chaumières:

«Amis, nous dit l'inconnu, ne me suivez pas davantage, et revenez me voir
demain. Vous pouvez frapper à la première porte venue. Partout ici vous
serez bien reçus, si vous connaissez la langue du pays.»

Il ne fut pas nécessaire de faire briller le peu d'argent dont nous étions
munis. L'hospitalité du paysan Bohême est digne des temps antiques. Nous
fûmes reçus avec une obligeance calme, et bientôt avec une affectueuse
cordialité, quand on nous entendit parler la langue slave sans difficulté;
le peuple d'ici est encore en méfiance de quiconque l'aborde avec des
paroles allemandes à la bouche.

Nous sûmes bientôt que nous étions au pied de la montagne et du château
_des Géants_, et, d'après ce nom, nous eussions pu nous croire transportés
par enchantement dans la grande chaîne septentrionale des Karpathes. Mais
on nous apprit qu'un des ancêtres de la famille Podiebrad avait ainsi
baptisé son domaine, par souvenir d'un voeu qu'il avait fait dans le
_Riesengebürge_. On nous raconta aussi comment les descendants de
Podiebrad avaient changé leur propre nom, après les désastres de la guerre
de trente ans, pour prendre celui de Rudolstadt; la persécution s'étendait
alors jusqu'à germaniser les noms des villes, des terres, des familles et
des individus. Toutes ces traditions sont encore vivantes dans le coeur
des paysans bohèmes. Ainsi le mystérieux Trismégiste, que nous cherchions,
est bien réellement le même Albert Podiebrad, qui fut enterré vivant, il y
a vingt-cinq ans, et qui, arraché de la tombe, on n'a jamais su par quel
miracle, disparut longtemps et fut persécuté et enfermé, dix ou quinze ans
plus tard, comme faussaire, imposteur et surtout comme franc-maçon et
rose-croix; c'est bien ce fameux comte de Rudolstadt, dont l'étrange
procès fut étouffé avec soin, et dont l'identité n'a jamais pu être
constatée. Ami, ayez donc confiance aux inspirations du maître; vous
trembliez de nous voir, d'après des révélations vagues et incomplètes,
courir à la recherche d'un homme qui pouvait être, comme tant d'autres
illuminés de la précédente formation, un chevalier d'industrie impudent ou
un aventurier ridicule. Le maître avait deviné juste. A quelques traits
épars, à quelques écrits mystérieux de ce personnage étrange, il avait
pressenti un homme d'intelligence et de vérité, un précieux gardien du feu
sacré et des saines traditions de l'Illuminisme antérieur, un adepte de
l'antique secret, un docteur de l'interprétation nouvelle. Nous l'avons
trouvé, et nous en savons plus long aujourd'hui sur l'histoire de la
maçonnerie, sur les fameux Invisibles, dont nous révoquions en doute les
travaux et jusqu'à l'existence, sur les mystères anciens et modernes, que
nous n'en avions appris en cherchant à déchiffrer des hiéroglyphes perdus,
ou en consultant d'anciens adeptes usés par la persécution et avilis par
la peur. Nous avons trouvé enfin un homme, et nous vous reviendrons avec
ce feu sacré, qui fit jadis d'une statue d'argile un être intelligent, un
nouveau dieu, rival des antiques dieux farouches et stupides. Notre maître
est le Prométhée. Trismégiste avait la flamme dans son coeur, et nous lui
en avons assez dérobé pour vous initier tous à une vie nouvelle.

Les récits de nos bons hôtes nous tinrent assez longtemps éveillés autour
du foyer rustique. Ils ne s'étaient pas souciés, eux, des jugements et des
attestations légales qui déclaraient Albert de Rudolstadt déchu, par une
attaque de catalepsie, de son nom et de ses droits. L'amour qu'ils
portaient à sa mémoire, la haine de l'étranger, ces spoliateurs
autrichiens qui vinrent, après avoir arraché la condamnation de l'héritier
légitime, se partager ses terres et son château; le gaspillage éhonté de
cette grande fortune, dont Albert eût fait un si noble usage, et surtout
le marteau du démolisseur, s'acharnant à cette antique demeure
seigneuriale, pour en vendre à bas prix les matériaux, comme si certains
animaux destructeurs et profanateurs de leur nature avaient besoin de
salir et de gâter la proie qu'ils ne peuvent emporter: c'en était bien
assez pour que les paysans du Boehmerwald préférassent une vérité
poétiquement miraculeuse aux assertions raisonnablement odieuses des
vainqueurs. Vingt-cinq ans se sont écoulés depuis la disparition d'Albert
Podiebrad; et personne ici n'a voulu croire à sa mort, bien que toutes les
gazettes allemandes l'aient publiée, en confirmation d'un jugement inique,
bien que toute l'aristocratie de la cour de Vienne ait ri de mépris et de
pitié en écoutant l'histoire d'un fou qui se prenait de bonne foi pour un
mort ressuscité. Et voilà que depuis huit jours Albert de Rudolstadt est
dans ces montagnes, et qu'il va prier et chanter, chaque soir, sur les
ruines du château de ses pères. Et voilà aussi que, depuis huit jours,
tous les hommes assez âgés pour l'avoir vu jeune, le reconnaissent sous
ses cheveux gris et se prosternent devant lui, comme devant leur véritable
maître et leur ancien ami. Il y a quelque chose d'admirable dans ce
souvenir et dans l'amour que lui portent ces gens-là; rien, dans notre
monde corrompu, ne peut donner l'idée des moeurs pures et des nobles
sentiments que nous avons rencontrés ici. _Spartacus_ en est pénétré de
respect, et il en est d'autant plus frappé, qu'une petite persécution que
nous avons subie de la part de ces paysans est venue nous confirmer leur
fidélité au malheur et à la reconnaissance.

Voici le fait: quand, dès la pointe du jour, nous voulûmes sortir de la
chaumière pour nous enquérir du joueur de violon, nous trouvâmes un piquet
de fantassins improvisés, gardant toutes les issues de notre gîte.

«Pardonnez-nous, me dit le chef de la famille avec calme, d'avoir appelé
tous nos parents et nos amis, avec leurs fléaux et leurs faux, pour vous
retenir ici malgré vous. Vous serez libres ce soir.» Et comme nous nous
étonnions de cette violence: «Si vous êtes d'honnêtes gens, reprit notre
hôte d'un air grave, si vous comprenez l'amitié et le dévouement, vous ne
serez point en colère contre nous. Si, au contraire, vous êtes des fourbes
et des espions envoyés ici pour persécuter et enlever notre Podiebrad,
nous ne le souffrirons pas, et nous ne vous laisserons sortir que quand il
sera bien loin, hors de vos atteintes.»

Nous comprîmes que la méfiance était venue dans la nuit à ces honnêtes
gens, d'abord si expansifs avec nous, et nous ne pûmes qu'admirer leur
sollicitude. Mais le maître était désespéré de perdre de vue ce précieux
hiérophante que nous étions venus chercher avec tant de peine et si peu de
chances de succès. Il prit le parti d'écrire à Trismégiste dans le chiffre
maçonnique, de lui dire son nom, sa position, de lui faire pressentir ses
desseins, et d'invoquer sa loyauté pour nous soustraire à la méfiance des
paysans. Peu d'instants après que cette lettre eut été portée à la
chaumière voisine, nous vîmes arriver une femme devant laquelle les
paysans ouvrirent avec respect leur phalange hérissée d'armes rustiques.
Nous les entendîmes murmurer; La _Zingara!_ la _Zingara de consolation!_
Et bientôt cette femme entra dans la chaumière avec nous, et, fermant les
portes derrière elle, se mit à nous interroger par les signes et les
formules de la maçonnerie écossaise, avec une sévérité scrupuleuse. Nous
étions fort surpris de voir une femme initiée à ces mystères qu'aucune
autre n'a jamais possédés que je sache; et l'air imposant, le regard
scrutateur de celle-là, nous inspiraient un certain respect, en dépit du
costume bien évidemment zingaro qu'elle portait avec l'aisance que donne
l'habitude. Sa jupe rayée, son grand manteau de bure fauve rejeté sur son
épaule comme une draperie antique, ses cheveux noirs comme la nuit,
séparés sur son front et rattachés par une bandelette de laine bleue, ses
grands yeux pleins de feu, ses dents blanches comme l'ivoire, sa peau
hâlée mais fine, ses petits pieds et ses mains effilées, et, pour
compléter son portrait, une guitare assez belle passée en sautoir sous son
manteau, tout dans sa personne et dans son costume accusait au premier
abord le type et la profession d'une Zingara. Comme elle était fort propre
et que ses manières étaient pleines de calme et de dignité, nous pensâmes
que c'était la reine de son camp. Mais lorsqu'elle nous eut appris qu'elle
était la femme de Trismégiste, nous la regardâmes avec plus d'intérêt et
d'attention. Elle n'est plus jeune, et cependant on ne saurait dire si
c'est une personne de quarante ans flétrie par la fatigue, ou une de
cinquante remarquablement conservée. Elle est encore belle, et sa taille
élégante et légère a des attitudes si nobles, une grâce si chaste, qu'en
la voyant marcher on la prendrait pour une jeune fille. Quand la première
sévérité de ses traits se fut adoucie, nous fûmes peu à peu pénétrés du
charme qui était en elle. Son regard est angélique, et le son de sa voix
vous remue le coeur comme une mélodie céleste. Quelle que soit cette femme,
épouse légitime du philosophe ou généreuse aventurière attachée à ses pas
par suite d'une ardente passion, il est impossible de penser, en la
regardant et en l'écoutant parler, qu'aucun vice, aucun instinct dégradant
ait pu souiller un être si calme, si franc et si bon. Nous avions été
effrayés, dans le premier moment, de trouver notre sage avili par des
liens grossiers. Il ne nous fallut pas longtemps pour découvrir que, dans
les rangs de la véritable noblesse, celle du coeur et de l'intelligence,
il avait rencontré une poétique amante, une âme soeur de la sienne, pour
traverser avec lui les orages de la vie.

«Pardonnez-moi mes craintes et ma méfiance, nous dit-elle quand nous eûmes
satisfait à ses questions. Nous avons été persécutés, nous avons beaucoup
souffert. Grâce au ciel, mon ami a perdu la mémoire du malheur; rien ne
peut plus l'inquiéter ni le faire souffrir. Mais moi que Dieu a placée
près de lui pour le préserver, je dois m'inquiéter à sa place et veiller à
ses côtés. Vos physionomies et l'accent de vos voix me rassurent plus
encore que ces signes et ces paroles que nous venons d'échanger; car on a
étrangement abusé des mystères, et il y a eu autant de faux frères que de
faux docteurs. Nous devrions être autorisés par la prudence humaine à ne
plus croire à rien ni à personne; mais que Dieu nous préserve d'en venir à
ce point d'égoïsme et d'impiété! La famille des fidèles est dispersée, il
est vrai; il n'y a plus de temple pour communier en esprit et en vérité.
Les adeptes ont perdu le sens des mystères; la lettre a tué l'esprit.
L'art divin est méconnu et profané parmi les hommes; mais qu'importe, si
la foi persiste dans quelques-uns? Qu'importe, si la parole de vie reste
en dépôt dans quelque sanctuaire? Elle en sortira encore, elle se répandra
encore dans le monde, et le temple sera peut-être reconstruit par la foi
de la Chananéenne et le denier de la veuve.

--Nous venons chercher précisément cette parole de vie, répondit le
maître. On la prononce dans tous les sanctuaires, et il est vrai qu'on ne
la comprend plus. Nous l'avons commentée avec ardeur, nous l'avons portée
en nous avec persévérance; et, après des années de travail et de
méditation, nous avons cru trouver l'interprétation véritable. C'est
pourquoi nous venons demander à votre époux la sanction de notre foi ou le
redressement de notre erreur. Laissez-nous parler avec lui. Obtenez qu'il
nous écoute et qu'il nous réponde.

--Cela ne dépendra pas de moi, répondit la Zingara, et de lui encore
moins. Trismégiste n'est pas toujours inspiré, bien qu'il vive désormais
sous le charme des illusions poétiques. La musique est sa manifestation
habituelle. Rarement ses idées métaphysiques sont assez lucides pour
s'abstraire des émotions du sentiment exalté. A l'heure qu'il est, il ne
saurait rien vous dire de satisfaisant. Sa parole est toujours claire pour
moi, mais elle serait obscure pour vous qui ne le connaissez pas. Il faut
bien que je vous en avertisse; au dire des hommes aveuglés par leur froide
raison, Trismégiste est fou; et tandis que le peuple poëte offre
humblement les dons de l'hospitalité au virtuose sublime qui l'a ému et
ravi, le monde vulgaire jette l'aumône de la pitié au rapsode vagabond qui
promène son inspiration à travers les cités. Mais j'ai appris à nos
enfants qu'il ne fallait pas ramasser cette aumône, ou qu'il fallait la
ramasser seulement pour le mendiant infirme qui passe à côté de nous et à
qui le ciel a refusé le génie pour émouvoir et persuader les hommes. Nous
autres, nous n'avons pas besoin de l'argent du riche, nous ne mendions pas;
l'aumône avilit celui qui la reçoit et endurcit celui qui la fait. Tout
ce qui n'est pas l'échange doit disparaître dans la société future. En
attendant, Dieu nous permet, à mon époux et à moi, de pratiquer cette vie
d'échange, et d'entrer ainsi dans l'idéal. Nous apportons l'art et
l'enthousiasme aux âmes susceptibles de sentir l'un et d'aspirer à
l'autre. Nous recevons l'hospitalité religieuse du pauvre, nous partageons
son gîte modeste, son repas frugal; et quand nous avons besoin d'un
vêtement grossier, nous le gagnons par un séjour de quelques semaines et
des leçons de musique à la famille. Quand nous passons devant la demeure
orgueilleuse du châtelain, comme il est notre frère aussi bien que le
pâtre, le laboureur et l'artisan, nous chantons sous sa fenêtre et nous
nous éloignons sans attendre un salaire; nous le considérons comme un
malheureux qui ne peut rien échanger avec nous, et c'est nous alors qui
lui faisons l'aumône. Enfin nous avons réalisé la vie d'artiste comme nous
l'entendions; car Dieu nous avait faits artistes; et nous devions user de
ses dons. Nous avons partout des amis et des frères dans les derniers
rangs de cette société qui croirait s'avilir en nous demandant notre
secret pour être probes et libres. Chaque jour nous faisons de nouveaux
disciples de l'art; et quand nos forces seront épuisées, quand nous ne
pourrons plus nourrir et porter nos enfants, ils nous porteront à leur
tour, et nous serons nourris et consolés par eux. Si nos enfants venaient
à nous manquer, à être entraînés loin de nous par des vocations
différentes, nous ferions comme le vieux Zdenko que vous avez vu hier, et
qui, après avoir charmé pendant quarante ans, par ses légendes et ses
chansons, tous les paysans de la contrée, est accueilli et soigné par eux
dans ses dernières années comme un ami et comme un maître vénérable. Avec
des goûts simples et des habitudes frugales, l'amour des voyages, la santé
que donne une vie conforme au voeu de la nature, avec l'enthousiasme de la
poésie, l'absence de mauvaises passions et surtout la foi en l'avenir du
monde, croyez-vous que l'on soit fou de vivre comme nous faisons?
Cependant Trismégiste vous paraîtra peut être égaré par l'enthousiasme,
comme autrefois il me parut à moi égaré par la douleur. Mais en le suivant
un peu, peut-être reconnaîtrez-vous que c'est la démence des hommes et
l'erreur des institutions qui font paraître fous les hommes de génie et
d'invention. Tenez, venez avec nous, et voyagez comme nous toute cette
journée, s'il le faut. Il y aura peut-être une heure où Trismégiste sera
en train de parler d'autre chose que de musique. Il ne faut pas le
solliciter, cela viendra de soi-même dans un moment donné. Un hasard peut
réveiller ses anciennes idées. Nous partons dans une heure, notre présence
ici peut attirer sur la tête de mon époux des dangers nouveaux. Partout
ailleurs nous ne risquons pas d'être reconnus après tant d'années d'exil.
Nous allons à Vienne, par la chaîne du Boehmerwald et le cours du Danube.
C'est un voyage que j'ai fait autrefois, et que je recommencerai avec
plaisir. Nous allons voir deux de nos enfants, nos aînés, que des amis
dans l'aisance ont voulu garder pour les faire instruire; car tous les
hommes ne naissent pas pour être artistes, et chacun doit marcher dans la
vie par le chemin que la Providence lui a tracé.

Telles sont les explications que cette femme étrange, pressée par nos
questions, et souvent interrompue par nos objections, nous donna du genre
de vie qu'elle avait adopté d'après les goûts et les idées de son époux.
Nous acceptâmes avec joie l'offre qu'elle nous faisait de la suivre; et,
lorsque nous sortîmes avec elle de la chaumière, la garde civique qui
s'était formée pour nous arrêter, avait ouvert ses rangs pour nous laisser
partir.

«Allons, enfants, leur cria la Zingara de sa voix pleine et harmonieuse,
votre ami vous attend sous les tilleuls. C'est le plus beau moment de la
journée, et nous aurons la prière du matin en musique. Fiez-vous à ces
deux amis, ajouta-t-elle en nous désignant de son beau geste naturellement
théâtral: ils sont des nôtres, et ne nous veulent que du bien.»

Les paysans s'élancèrent sur nos pas en criant et en chantant. Tout en
marchant, la Zingara nous apprit qu'elle et sa famille quittaient le
hameau ce matin même.

«Il ne faut pas le dire, ajouta-t-elle; une telle séparation ferait verser
trop de larmes, car nous avons bien des amis ici. Mais nous n'y sommes pas
en sûreté. Quelque ancien ennemi peut venir à passer et reconnaître Albert
de Rudolstadt sous le costume bohémien.»

Nous arrivâmes sur la place du hameau, une verte clairière, environnée de
superbes tilleuls qui laissaient paraître, entre leurs flancs énormes
d'humbles maisonnettes et de capricieux sentiers tracés et battus par le
pied des troupeaux. Ce lieu nous parut enchanté, aux premières clartés du
soleil oblique qui faisait briller le tapis d'émeraudes des prairies,
tandis que les vapeurs argentées du matin se repliaient sur le flanc des
montagnes environnantes. Les endroits ombragés semblaient avoir conservé
quelque chose de la clarté bleuâtre de la nuit, tandis que les cimes des
arbres se teignaient d'or et de pourpre. Tout était pur et distinct, tout
nous paraissait frais et jeune, même les antiques tilleuls, les toits
rongés de mousse, et les vieillards à barbe blanche qui sortaient de leurs
chaumières en souriant. Au milieu de l'espace libre, où un mince filet
d'eau cristalline coulait en se divisant et en se croisant sous les pas,
nous vîmes Trismégiste environné de ses enfants, deux charmantes petites
filles, et un garçon de quinze ans, beau comme l'Endymion des sculpteurs
et des poëtes.

«Voici Wanda, nous dit la Zingara en nous présentant l'aînée de ses filles,
et la cadette s'appelle Wenceslawa. Quant à notre fils, il a reçu le nom
chéri du meilleur ami de son père, il s'appelle Zdenko. Le vieux Zdenko a
pour lui une préférence marquée. Vous voyez qu'il tient ma Wenceslawa
entre ses jambes, et l'autre sur ses genoux. Mais ce n'est point à elles
qu'il songe: il a les yeux fixés sur mon fils, comme s'il ne pouvait se
rassasier de le voir.»

Nous regardâmes le vieillard. Deux ruisseaux de larmes coulaient sur ses
joues, et sa figure osseuse, sillonnée de rides, avait l'expression de la
béatitude et de l'extase en contemplant ce jeune homme, ce dernier rejeton
des Rudolstadt, qui portait son nom d'esclave avec joie, et qui se tenait
debout près de lui, une main dans la sienne. J'aurais voulu peindre ce
groupe, et Trismégiste auprès d'eux, les contemplant tour à tour d'un air
attendri, tout en accordant son violon et en essayant son archet.

«C'est vous, amis? dit-il en répondant à notre salut respectueux avec
cordialité. Ma femme a donc été vous chercher? Elle a bien fait. J'ai de
bonnes choses à dire aujourd'hui, et je serai heureux que vous les
entendiez.»

Il joua alors du violon avec plus d'ampleur et de majesté encore que la
veille. Du moins telle fut notre impression, devenue plus forte et plus
délicieuse par le contact de cette champêtre assemblée, qui frémissait de
plaisir et d'enthousiasme, à l'audition des vieilles ballades de la patrie
et des hymnes sacrés de l'antique liberté. L'émotion se traduisait
diversement sur ces mâles visages. Les uns, ravis comme Zdenko dans la
vision du passé, retenaient leur souffle, et semblaient s'imprégner de
cette poésie, comme la plante altérée qui boit avec recueillement les
gouttes d'une pluie bienfaisante. D'autres, transportés d'une sainte
fureur en songeant aux maux du présent, fermaient le poing, et, menaçant
des ennemis invisibles, semblaient prendre le ciel à témoin de leur
dignité avilie, de leur vertu outragée. Il y eut des sanglots et des
rugissements, des applaudissements frénétiques et des cris de délire.

«Amis, nous dit Albert en terminant, voyez ces hommes simples! ils ont
parfaitement compris ce que j'ai voulu leur dire; ils ne me demandent pas,
comme vous le faisiez hier, le sens de mes prophéties.

--Tu ne leur as pourtant parlé que du passé, dit _Spartacus_, avide de ses
paroles.

--Le passé, l'avenir, le présent! quelles vaines subtilités! reprit
Trismégiste en souriant; l'homme ne les porte-t-il pas tous les trois dans
son coeur, et son existence n'est-elle pas tout entière de ce triple
milieu? Mais, puisqu'il vous faut absolument des mots pour peindre vos
idées, écoutez mon fils; il va vous chanter un cantique dont sa mère a
fait la musique, et moi les vers.»

Le bel adolescent s'avança, d'un air calme et modeste, au milieu du
cercle. On voyait que sa mère, sans croire caresser une faiblesse, s'était
dit que, par droit et peut-être aussi par devoir, il fallait respecter et
soigner la beauté de l'artiste. Elle l'habille avec une certaine recherche;
ses cheveux superbes sont peignés avec soin, et les étoiles de son
costume agreste sont d'une couleur plus vive et d'un tissu plus léger que
ceux du reste de la famille. Il ôta sa toque, salua ses auditeurs d'un
baiser envoyé collectivement du bout des doigts, auquel cent baisers
envoyés de même répondirent avec effusion; et, après que sa mère eut
préludé sur la guitare avec un génie particulier empreint de la couleur
méridionale, il se mit à chanter, accompagné par elle, les paroles
suivantes, que je traduis pour vous du slave, et dont ils ont bien voulu
me laisser noter aussi le chant admirable:

LA BONNE DÉESSE DE LA PAUVRETÉ.


BALLADE.

«Chemins sablés d'or, landes verdoyantes, ravins aimés des chamois,
grandes montagnes couronnées d'étoiles, torrents vagabonds, forêts
impénétrables, laissez-la, laissez-la passer, la bonne déesse, la déesse
de la pauvreté!

«Depuis que le monde existe, depuis que les hommes ont été produits, elle
traverse le monde, elle habite parmi les hommes, elle voyage en chantant,
ou elle chante en travaillant, la déesse, la bonne déesse de la pauvreté!

«Quelques hommes se sont assemblés pour la maudire. Ils l'ont trouvée trop
belle et trop gaie, trop agile et trop forte. Arrachons ses ailes, ont-ils
dit; donnons-lui des chaînes, brisons-la de coups, et qu'elle souffre, et
qu'elle périsse, la déesse de la pauvreté!

«Ils ont enchaîné la bonne déesse, ils l'ont battue et persécutée; mais
ils n'ont pu l'avilir: elle s'est réfugiée dans l'âme des poëtes, dans
l'âme des paysans, dans l'âme des artistes, dans l'âme des martyrs, et
dans l'âme des saints, la bonne déesse, la déesse de la pauvreté!

«Elle a marché plus que le Juif errant; elle a voyagé plus que
l'hirondelle; elle est plus vieille que la cathédrale de Prague, et plus
jeune que l'oeuf du roitelet; elle a plus pullulé sur la terre que les
fraises dans le Boehmerwald, la déesse, la bonne déesse de la pauvreté!

«Elle a eu beaucoup d'enfants, et elle leur a enseigné le secret de Dieu;
elle a parlé au coeur de Jésus sur la montagne; aux yeux de la reine
Libussa lorsqu'elle s'énamoura d'un laboureur; à l'esprit de Jean et de
Jérôme sur le bûcher de Constance: elle en sait plus que tous les docteurs
et tous les évêques, la bonne déesse de la pauvreté!

«Elle fait toujours les plus grandes et les plus belles choses que l'on
voit sur la terre; c'est elle qui cultive les champs et qui émonde les
arbres; c'est elle qui conduit les troupeaux en chantant les plus beaux
airs; c'est elle qui voit poindre l'aube et qui reçoit le premier sourire
du soleil, la bonne déesse de la pauvreté!

«C'est elle qui bâtit de rameaux verts la cabane du bûcheron, et qui donne
au braconnier le regard de l'aigle; c'est elle qui élève les plus beaux
marmots et qui rend la charrue et la bêche légères aux mains du vieillard,
la bonne déesse de la pauvreté!

«C'est elle qui inspire le poëte et qui rend le violon, la guitare et la
flûte éloquents sous les doigts de l'artiste vagabond; c'est elle qui le
porte sur son aile légère de la source de la Moldau à celle du Danube;
c'est elle qui couronne ses cheveux des perles de la rosée, et qui fait
briller pour lui les étoiles plus larges et plus claires, la déesse, la
bonne déesse de la pauvreté.

«C'est elle qui instruit l'artisan ingénieux et qui lui apprend à couper
la pierre, à tailler le marbre, à façonner l'or et l'argent, le cuivre et
le fer; c'est elle qui rend, sous les doigts de la vieille mère et de la
jeune fille, le lin souple et fin comme un cheveu, la bonne déesse de la
pauvreté!

«C'est elle qui soutient la chaumière ébranlée par l'orage; c'est elle qui
ménage la résine de la torche et l'huile de la lampe; c'est elle qui
pétrit le pain de la famille et qui tisse les vêtements d'hiver et d'été;
c'est elle qui nourrit et alimente le monde, la bonne déesse de la
pauvreté!

«C'est elle qui a bâti les grands châteaux et les vieilles cathédrales;
c'est elle qui porte le sabre et le fusil; c'est elle qui fait la guerre
et les conquêtes; c'est elle qui ramasse les morts, qui soigne les blessés
et qui cache le vaincu, la bonne déesse de la pauvreté!

«Tu es de toute douceur, toute patience, toute force et toute miséricorde,
ô bonne déesse! c'est toi qui réunis tous tes enfants dans un saint amour,
et qui donnes la charité, la foi, l'espérance, ô déesse de la pauvreté!

«Tes enfants cesseront un jour de porter le monde sur leurs épaules; ils
seront récompensés de leur peine et de leur travail. Le temps approche où
il n'y aura plus ni riches, ni pauvres, où tous les hommes consommeront
les fruits de la terre, et jouiront également des bienfaits de Dieu; mais
tu ne seras point oubliée dans leurs hymnes, ô bonne déesse de la pauvreté!

«Ils se souviendront que tu fus leur mère féconde, leur nourrice robuste
et leur église militante. Ils répandront le baume sur tes blessures, et
ils te feront de la terre rajeunie et embaumée un lit où tu pourras enfin
te reposer, ô bonne déesse de la pauvreté!

«En attendant le jour du Seigneur, torrents et forêts, montagnes et
vallées, landes qui fourmillez de petites fleurs et de petits oiseaux,
chemins sablés d'or qui n'avez pas de maîtres, laissez-la, laissez-la
passer, la bonne déesse, la déesse de la pauvreté!»

       *       *       *       *       *

Imaginez-vous cette ballade, rendue en beaux vers dans une langue douce et
naïve qui semble avoir été faite pour les lèvres de l'adolescence, adaptée
à une mélodie qui remue le coeur et en arrache les larmes les plus pures,
une voix séraphique qui chante avec une pureté exquise, un accent musical
incomparable; et tout cela dans la bouche du fils de Trismégiste, de
l'élève de la Zingara, du plus beau, du plus candide et du mieux doué des
enfants de la terre! Si vous pouvez vous représenter pour cadre un vaste
groupe de figures mâles, ingénues et pittoresques, au milieu d'un paysage
de Ruysdael, et le torrent qu'on ne voyait pas, mais qui envoyait, du fond
du ravin, comme une fraîche harmonie mêlée à la clochette lointaine des
chèvres sur la montagne, vous concevrez notre émotion et l'ineffable
jouissance poétique où nous restâmes longtemps plongés.

«Maintenant, mes enfants, dit Albert Podiebrad aux villageois, nous avons
prié, il faut travailler. Allez aux champs; moi je vais chercher, avec ma
famille, l'inspiration et la vie à travers la forêt.

--Tu reviendras ce soir?» s'écrièrent tous les paysans.

La Zingara fit un signe d'affection qu'ils prirent pour une promesse. Les
deux petites filles, qui ne comprenaient rien au cours du temps ni aux
chances du voyage, crièrent: «Oui! oui!» avec une joie enfantine, et les
paysans se dispersèrent. Le vieux Zdenko s'assit sur le seuil de la
chaumière, après avoir veillé d'un air paternel à ce que l'on garnît la
gibecière de son filleul du déjeuner de la famille. Puis la Zingara nous
fit signe de suivre, et nous quittâmes le village sur les traces de nos
musiciens ambulants. Nous avions le revers du ravin à monter. Le maître et
moi prîmes chacun une des petites filles dans nos bras, et ce fut pour
nous une occasion d'aborder Trismégiste, qui, jusque-là, n'avait pas
semblé s'apercevoir de notre présence.

«Vous me voyez un peu rêveur, me dit-il. Il m'en coûte de tromper ces amis
que nous quittons, et ce vieillard que j'aime et qui nous cherchera demain
par tous les sentiers de la forêt. Mais Consuelo l'a voulu ainsi,
ajouta-t-il en nous désignant sa femme. Elle croit qu'il y a du danger
pour nous à rester plus longtemps ici. Moi, je ne puis me persuader que
nous fassions désormais peur ou envie à personne. Qui comprendrait notre
bonheur? Mais elle assure que nous attirons le même danger sur la tête de
nos amis, et, bien que je ne sache pas comment, je cède à cette
considération. D'ailleurs, sa volonté a toujours été ma volonté, comme la
mienne a toujours été la sienne. Nous ne rentrerons pas ce soir au hameau.
Si vous êtes nos amis comme vous en avez l'air, vous y retournerez à la
nuit, quand vous vous serez assez promenés, et vous leur expliquerez cela.
Nous ne leur avons pas fait d'adieux pour ne pas les affliger, mais vous
leur direz que nous reviendrons. Quant à Zdenko, vous n'avez qu'à lui dire
_demain_, ses prévisions ne vont pas au delà. Tous les jours, toute la vie,
c'est pour lui _demain_. Il a dépouillé l'erreur des notions humaines. Il
a les yeux ouverts sur l'éternité, dans le mystère de laquelle il est prêt
à s'absorber pour y prendre la jeunesse de la vie. Zdenko est un sage,
l'homme le plus sage que j'aie jamais connu.»
                
 
 
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