George Sand

La comtesse de Rudolstadt
--Ma foi, sire, si vous êtes amoureux comme un simple mortel, je ne le
trouve pas mauvais, dit La Mettrie, et je ne vois pas là matière ni à
éloge ni à raillerie?

--Eh bien, mon bon Panurge, je ne suis pas amoureux du tout, puisqu'il
faut parler net. Je suis un simple mortel, il est vrai; mais je n'ai pas
l'honneur d'être roi de France, et les moeurs galantes qui conviennent à
un grand monarque comme Louis XV iraient fort mal à un petit marquis de
Brandebourg tel que moi. J'ai d'autres chats à fouetter pour faire marcher
ma pauvre boutique, et je n'ai pas le loisir de m'endormir dans les
bosquets de Cythère.

--En ce cas, je ne comprends rien à votre sollicitude pour cette petite
chanteuse de l'Opéra, dit La Mettrie; et, à moins que ce ne soit par suite
d'une rage musicale, je donne ma langue aux chats.

--Cela étant, sachez, mes amis, que je ne suis ni amant ni amoureux de
la Porporina, mais que je lui suis très-attaché, parce que, dans une
circonstance trop longue à vous dire maintenant, elle m'a sauvé la vie
sans me connaître. L'aventure est bizarre, et je vous la raconterai une
autre fois. Ce soir il est trop tard, et M. de Voltaire s'endort. Qu'il
vous suffise de savoir que si je suis ici, et non dans l'enfer, où la
dévotion voulait m'envoyer, je le dois à cette fille. Vous comprenez
maintenant que, la sachant dangereusement indisposée, je puisse aller voir
si elle n'est pas morte, et lui porter un flacon de Stahl, sans, pour cela,
avoir envie de passer à vos yeux pour un Richelieu ou pour un Lauzun.
Allons, messieurs, je vous donne le bonsoir. Il y a dix-huit heures que je
n'ai quitté mes bottes, et il me faudra les reprendre dans six. Je prie
Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde, comme au bas d'une
lettre.»

       *       *       *       *       *

Au moment où minuit avait sonné à la grande horloge du palais, la jeune et
mondaine abbesse de Quedlimburg venait de se mettre dans son lit de satin
rose, lorsque sa première femme de chambre, en lui plaçant ses mules sur
son tapis d'hermine, tressaillit et laissa échapper un cri. On venait de
frapper à la porte de la chambre à coucher de la princesse.

«Eh bien, es-tu folle? dit la belle Amélie, en entr'ouvrant son rideau:
qu'as-tu à sauter et à soupirer de la sorte?

--Est-ce que Votre Altesse royale n'a pas entendu frapper?

--On a frappé? En ce cas, va voir ce que c'est.

--Ah! madame! quelle personne vivante oserait frapper à la porte de Votre
Altesse, quand on sait qu'elle est couchée?

--Aucune personne vivante n'oserait, dis-tu? En ce cas c'est une personne
morte. Va lui ouvrir en attendant. Tiens, on frappe encore; va donc, tu
m'impatientes.»

La femme de chambre, plus morte que vive, se traîna vers la porte, et
demanda _qui est là_? d'une voix tremblante.

«C'est moi, madame de Kleist, répondit une voix bien connue; si la
princesse ne dort pas encore, dites-lui que j'ai quelque chose d'important
à lui dire.

--Eh vite! eh vite! fais-la entrer, cria la princesse, et laisse-nous.»

Dès que l'abbesse et sa favorite furent seules, cette dernière s'assit sur
le pied du lit de sa maîtresse, et parla ainsi:

«Votre Altesse royale ne s'était pas trompée. Le roi est amoureux fou de
la Porporina, et il n'est pas encore son amant, ce qui donne certainement
à cette fille un crédit illimité, pour le moment, sur son esprit.

--Et comment sais-tu cela depuis une heure?

--Parce qu'en me déshabillant pour me mettre au lit, j'ai fait babiller ma
femme de chambre, laquelle m'a appris qu'elle avait une soeur au service
de cette Porporina. Là-dessus je la questionne, je lui tire les vers du
nez, et, de fil en aiguille, j'apprends que madite soubrette sort à
l'instant même de chez sa soeur, et qu'à l'instant même le roi sortait de
chez la Porporina.

--Es-tu bien sûr de cela?

--Ma fille de chambre venait de voir le roi comme je vous vois. Il lui
avait parlé à elle-même, la prenant pour sa soeur, laquelle était occupée,
dans une autre pièce, à soigner sa maîtresse malade, ou feignant de
l'être. Le roi s'est informé de la santé de la Porporina avec une
sollicitude extraordinaire; il a frappé du pied d'un air tout à fait
chagrin, en apprenant qu'elle ne cessait de pleurer; il n'a pas demandé à
la voir, _dans la crainte de la gêner_ a-t-il dit; il a remis pour elle un
flacon très-précieux; enfin il s'est retiré, en recommandant bien qu'on
dît à la malade, le lendemain, qu'il était venu la voir à onze heures du
soir.

--Voilà une aventure, j'espère! s'écria la princesse, et je n'ose en
croire mes oreilles. Ta soubrette connaît-elle bien les traits du roi?

--Qui ne connaît la figure d'un roi toujours à cheval? D'ailleurs, un page
avait été envoyé en éclaireur cinq minutes à l'avance pour voir s'il n'y
avait personne chez la belle. Pendant ce temps, le roi, enveloppé et
emmitouflé, attendait en bas dans la rue, en grand incognito, selon sa
coutume.

--Ainsi, du mystère, de la sollicitude, et surtout du respect: c'est de
l'amour, ou je ne m'y connais pas, de Kleist. Et tu es venue, malgré le
froid et la nuit, m'apprendre cela bien vite! Ah! ma pauvre enfant, que tu
es bonne!

--Dites aussi malgré les revenants. Savez-vous qu'il y a une panique
nouvelle dans le château depuis quelques nuits, et que mon chasseur
tremblait comme un grand imbécile en traversant les corridors pour
m'accompagner?

--Qu'est-ce que c'est? encore la femme blanche?

--Oui, la _Balayeuse_.

--Cette fois, ce n'est pas nous qui faisons ce jeu-là, ma pauvre de
Kleist! Nos fantômes sont bien loin, et fasse le ciel que ces revenants-là
puissent revenir!

--Je pensais d'abord que c'était le roi qui s'amusait à _revenir_, puisque
maintenant il a des motifs pour écarter les valets curieux de dessus son
passage. Mais, ce qui m'a fort étonné, c'est que le sabbat ne se passe pas
autour de ses appartements, ni sur sa route pour aller chez la Porporina.
C'est autour de Votre Altesse que les esprits se promènent, et j'avoue que
maintenant que je n'y suis plus pour rien, cela m'effraie un peu.

--Que dis-tu là, enfant? Comment pourrais-tu croire aux spectres, toi qui
les connais si bien?

--Et voilà le _hic!_ on dit que quand on les imite, cela les fâche, et
qu'ils se mettent à vos trousses tout de bon pour vous punir.

--En ce cas, ils s'y prendraient un peu tard avec nous; car depuis plus
d'un an, ils nous laissent en repos. Allons, ne t'occupe pas de ces
balivernes. Nous savons bien ce qu'il faut croire de ces âmes en peine.
Certainement c'est quelque page ou quelque bas officier qui vient la nuit
demander des prières à la plus jolie de mes femmes de chambre. Aussi la
vieille, à qui on ne demande rien du tout, a-t-elle une frayeur
épouvantable. J'ai vu le moment où elle ne voudrait pas t'ouvrir. Mais de
quoi parlons-nous là? De Kleist, nous tenons le secret du roi, il faut en
profiter. Comment allons-nous nous y prendre?

--Il faut accaparer cette Porporina, et nous dépêcher avant que sa faveur
la rende vaine et méfiante.

--Sans doute, il ne faut épargner ni présents, ni promesses, ni
cajoleries. Tu iras dès demain chez elle; tu lui demanderas de ma part...
de la musique, des autographes du Porpora; elle doit avoir beaucoup de
choses inédites des maîtres italiens. Tu lui promettras en retour des
manuscrits de Sébastien Bach. J'en ai plusieurs. Nous commencerons par des
échanges. Et puis, je lui demanderai de venir m'enseigner les mouvements
et dès que je la tiendrai chez moi, je me charge de la séduire et de la
dominer.

--J'irai demain matin, Madame.

--Bonsoir, de Kleist. Tiens, viens m'embrasser. Tu es ma seule amie, toi;
va te coucher, et si tu rencontres _la Balayeuse_ dans les galeries,
regarde bien si elle n'a pas des éperons sous sa robe.»




IV.


Le lendemain, la Porporina, en sortant fort accablée d'un pénible sommeil,
trouva sur son lit deux objets que sa femme de chambre venait d'y déposer.
D'abord, un flacon de cristal de roche avec un fermoir d'or sur lequel
était gravée une F, surmontée d'une couronne royale, et ensuite un rouleau
cacheté. La servante interrogée raconta comme quoi le roi était venu en
personne, la veille au soir, apporter ce flacon; et, en apprenant les
circonstances d'une visite si respectueuse et si délicatement naïve, la
Porporina fut attendrie. Homme étrange! pensa-t-elle. Comment concilier
tant du bonté dans la vie privée, avec tant de dureté et de despotisme
dans la vie publique? Elle tomba dans la rêverie, et peu à peu, oubliant
le roi, et songeant à elle-même, elle se retraça confusément les
événements de la veille et se remit à pleurer.

«Eh quoi! Mademoiselle, lui dit la soubrette qui était une bonne créature
passablement babillarde, vous allez encore sangloter comme hier soir en
vous endormant? Cela fendait le coeur, et le roi, qui vous écoutait à
travers la porte, en a secoué la tête deux ou trois fois comme un homme
qui a du chagrin. Pourtant, Mademoiselle, votre sort ferait envie à bien
d'autres. Le roi ne fait pas la cour à tout le monde; on dit même qu'il ne
la fait à personne, et il est bien certain que le voilà amoureux de vous!

--Amoureux! que dis-tu là, malheureuse? s'écria la Porporina en
tressaillant; ne répète jamais une parole si inconvenante et si absurde.
Le roi amoureux de moi, grand Dieu!

--Eh bien, Mademoiselle, quand cela serait?

--Le ciel m'en préserve! mais cela n'est pas et ne sera jamais. Qu'est-ce
que ce rouleau, Catherine?

--Un domestique l'a apporté de grand matin.

--Le domestique de qui?

--Un domestique de louage, qui d'abord n'a pas voulu me dire de quelle
part il venait, mais qui a fini par m'avouer qu'il était employé par les
gens d'un certain comte de Saint-Germain, arrivé ici d'hier seulement.

--Et pourquoi avez-vous interrogé cet homme?

--Pour savoir. Mademoiselle!

--C'est naïf! laisse-moi.»

Dès que la Porporina fut seule, elle ouvrit le rouleau et y trouva un
parchemin couvert de caractères bizarres et indéchiffrables. Elle avait
entendu beaucoup parler du comte de Saint-Germain, mais elle ne le
connaissait pas. Elle retourna le manuscrit dans tous les sens; et n'y
pouvant rien comprendre, ne concevant pas pourquoi ce personnage avec
lequel elle n'avait jamais eu de relations, lui envoyait une énigme à
deviner, elle en conclut, avec bien d'autres, qu'il était fou; cependant
en examinant cet envoi, elle lut sur un petit feuillet détaché: «La
princesse Amélie de Prusse s'occupe beaucoup de la science divinatoire et
des horoscopes. Remettez-lui ce parchemin, et vous pouvez être assurée de
sa protection et de ses bontés.» Ces lignes n'étaient pas signées.
L'écriture était inconnue, et le rouleau ne portait point d'adresse. Elle
s'étonna que le comte de Saint-Germain, pour parvenir jusqu'à la princesse
Amélie, se fût adressé à elle, qui ne l'avait jamais approchée; et pensant
que le domestique avait commis une erreur en lui apportant ce paquet, elle
se prépara à le rouler et à le renvoyer. Mais en touchant la feuille de
gros papier blanc qui enveloppait le tout, elle remarqua que sur le verso
intérieur était de la musique gravée. Un souvenir se réveilla en elle.
Chercher au coin du feuillet une marque convenue, la reconnaître pour
avoir été tracée fortement au crayon par elle-même, dix-huit mois
auparavant, constater que la feuille de musique se rapportait très-bien au
morceau complet qu'elle avait donné comme signe de reconnaissance, tout
cela fut l'affaire d'un instant; et l'attendrissement qu'elle éprouva en
recevant ce souvenir d'un ami absent et malheureux lui fît oublier ses
propres chagrins. Restait à savoir ce qu'elle avait à faire du grimoire,
et dans quelle intention on la chargeait de le remettre à la princesse de
Prusse. Était-ce pour lui assurer, en effet, la faveur et la protection de
cette dame? La Porporina n'en avait ni souci, ni besoin; était-ce pour
établir entre la princesse et le prisonnier des rapports utiles au salut
ou au soulagement de ce dernier? La jeune fille hésita; elle se rappela le
proverbe: «Dans le doute, abstiens-toi.» Puis elle pensa qu'il y a de bons
et mauvais proverbes, les uns à l'usage de l'égoïsme prudent, les autres à
celui du dévouement courageux. Elle se leva en se disant:

«_Dans le doute, agis_, lorsque tu ne compromets que toi-même, et que tu
peux espérer être utile à ton ami, à ton semblable.»

Elle achevait à peine sa toilette, qu'elle faisait un peu lentement, car
elle était très-affaiblie et brisée par la crise de la veille, et tout en
nouant ses beaux cheveux noirs, elle songeait au moyen de faire parvenir
promptement et d'une manière sûre le grimoire à la princesse, lorsqu'un
grand laquais galonné vint s'informer si elle était seule, et si elle
pouvait recevoir une dame qui ne se nommait pas et qui désirait lui
parler. La jeune cantatrice maudissait souvent cette sujétion où les
artistes de ce temps-là vivaient à l'égard des grands; elle fut tentée,
pour renvoyer la dame importune, de faire répondre que messieurs les
chanteurs du théâtre étaient chez elle; mais elle pensa que si c'était un
moyen d'effaroucher la pruderie de certaines dames, c'était le plus sûr
pour attirer plus vite certaines autres. Elle se résigna donc à recevoir
la visite, et madame de Kleist fut bientôt près d'elle.

La grande dame bien stylée avait résolu d'être charmante avec la
cantatrice et de lui faire oublier toutes les distances du rang; mais elle
était gênée, parce que, d'une part, on lui avait dit que cette jeune fille
était très-fière, et que de l'autre, étant fort curieuse pour son propre
compte, madame de Kleist eût bien voulu la faire causer et pénétrer le
fond de ses pensées. Quoiqu'elle fût bonne et inoffensive, cette belle
dame avait donc, dans ce moment, quelque chose de faux et de forcé dans
toute sa contenance qui n'échappa point à la Porporina. La curiosité est
si voisine de la perfidie, qu'elle peut enlaidir les plus beaux visages.

La Porporina connaissait très-bien la figure de madame de Kleist, et son
premier mouvement, en voyant chez elle la personne qui lui apparaissait
tous les soirs d'opéra dans la loge de la princesse Amélie, fut de lui
demander, sous prétexte de nécromancie, dont elle la savait très-friande,
une entrevue avec sa maîtresse. Mais n'osant pas se fier à une personne
qui avait la réputation d'être un peu extravagante et un peu intrigante
par-dessus le marché, elle résolut de la voir venir, et se mit de son côté
à l'examiner avec cette tranquille pénétration de la défensive, si
supérieure aux attaques de l'inquiète curiosité.

Enfin la glace étant rompue, et la dame ayant présenté la supplique
musicale de la princesse, la cantatrice, dissimulant un peu la
satisfaction que lui causait cet heureux concours de circonstances, courut
chercher plusieurs partitions inédites. Alors se sentant inspirée tout à
coup:

«Ah! madame, s'écria-t-elle, je mettrai avec joie tous mes petits trésors
aux pieds de Son Altesse, et je serais bien heureuse, si elle me faisait
la grâce de les recevoir de moi-même.

--En vérité, ma belle enfant, dit madame de Kleist, vous désirez de parler
à Son Altesse royale?

--Oui madame, répondit la Porporina; je me jetterais à ses pieds et je lui
demanderais une grâce, que, j'en suis certaine, elle ne me refuserait pas;
car elle est, dit-on, grande musicienne, et elle doit protéger les
artistes. On dit aussi qu'elle est aussi bonne qu'elle est belle. J'ai
donc l'espérance que si elle daignait m'entendre, elle m'aiderait à
obtenir de Sa Majesté le rappel de mon maître, l'illustre Porpora, qui,
ayant été appelé à Berlin, du consentement du roi, en a été chassé et
comme banni en mettant le pied sur la frontière, sous prétexte d'un défaut
de forme dans son passe-port; sans que depuis, malgré les assurances et
les promesses de Sa Majesté, j'aie pu obtenir le résultat de cette
interminable affaire. Je n'ose plus importuner le roi d'une requête qui ne
peut l'intéresser que médiocrement et qu'il a toujours oubliée, j'en suis
certaine; mais si la princesse daignait dire un mot aux administrateurs
chargés d'expédier cette formalité, j'aurais le bonheur d'être enfin
réunie à mon père adoptif, à mon seul appui dans ce monde.

--Ce que vous me dites là m'étonne infiniment, s'écria madame de Kleist.
Quoi! la belle Porporina, que je croyais toute puissante sur l'esprit du
monarque, est obligée de recourir à la protection d'autrui pour obtenir
une chose qui parait si simple? Permettez-moi de croire, en ce cas, que Sa
Majesté redoute dans votre père adoptif, comme vous l'appelez, un
surveillant trop sévère, ou un conseil trop influent contre lui.

--Je fais de vains efforts, madame, pour comprendre ce que vous me faites
l'honneur de me dire, répondit la Porporina avec une gravité qui
déconcerta madame de Kleist.

--C'est qu'apparemment je me suis trompée sur l'extrême bienveillance
et l'admiration sans bornes que le roi professe pour la plus grande
cantatrice de l'univers.

--Il ne convient pas à la dignité de madame de Kleist, reprit la Porporina,
de se moquer d'une pauvre artiste inoffensive et sans prétentions.

--Me moquer! Qui pourrait songer à se moquer d'un ange tel que vous? vous
ignorez vos mérites, mademoiselle, et votre candeur me pénètre de surprise
et d'admiration. Tenez, je suis sûre que vous ferez la conquête de la
princesse: c'est une personne de premier mouvement. Il ne lui faudra que
vous voir de près, pour raffoler de votre personne, comme elle raffole
déjà de votre talent.

--On m'avait dit, au contraire, madame, que Son Altesse royale avait
toujours été fort sévère pour moi; que ma pauvre figure avait eu le
malheur de lui déplaire, et qu'elle désapprouvait hautement ma méthode de
chant.

--Qui a pu vous faire de pareils mensonges?

--C'est le roi qui en a menti, en ce cas! répondit la jeune fille avec un
peu de malice.

--C'était un piège, une épreuve tentée sur votre modestie et votre douceur,
reprit madame de Kleist; mais comme je tiens à vous prouver que, simple
mortelle, je n'ai pas le droit de mentir comme un grand roi très-malin, je
veux vous emmener à l'heure même dans ma voiture, et vous présenter avec
vos partitions chez la princesse.

--Et vous pensez, madame, qu'elle me fera un bon accueil?

--Voulez-vous vous fier à moi?

--Et si cependant vous vous trompez, madame, sur qui retombera
l'humiliation?

--Sur moi seule; je vous autoriserai à dire partout que je me vante de
l'amitié de la princesse, et qu'elle n'a pour moi ni estime ni déférence.

--Je vous suis, madame, dit la Porporina, en sonnant pour prendre son
manchon et son mantelet. Ma toilette est fort simple; mais vous me prenez
à l'improviste.

--Vous êtes charmante ainsi, et vous allez trouver notre chère princesse
dans un négligé encore plus simple. Venez!»

La Porporina mit le rouleau mystérieux dans sa poche, chargea de
partitions la voiture de madame de Kleist, et la suivit résolument, en se
disant: Pour un homme qui a exposé sa vie pour moi, je puis bien m'exposer
à faire antichambre pour rien chez une petite princesse.

Introduite dans un cabinet de toilette, elle y resta cinq minutes pendant
lesquelles l'abbesse et sa confidente échangèrent ce peu de mots dans la
pièce voisine:

«Madame, je vous l'amène; elle est là.

--Déjà? admirable ambassadrice! Comment faut-il la recevoir? comment
est-elle?

--Réservée, prudente ou niaise, profondément dissimulée ou admirablement
bête.

--Oh! nous verrons bien! s'écria la princesse, dont les yeux brillèrent du
feu d'un esprit exercé à la pénétration et à la méfiance. Qu'elle entre!»

Pendant cette courte station dans le cabinet, la Porporina avait observé
avec surprise le plus étrange attirail qui ait jamais décoré le sanctuaire
des atours d'une belle princesse: sphères, compas, astrolabes, cartes
astrologiques, bocaux remplis de mixtures sans nom, têtes de mort, enfin
tout le matériel de la sorcellerie. «Mon ami ne se trompe pas,
pensa-t-elle, et le public est bien informé des secrets de la soeur du
roi. Il ne me paraît même pas qu'elle en fasse mystère, puisqu'on me
laisse apercevoir ces objets bizarres. Allons, du courage.

L'abbesse de Quedlimburg était alors âgée de vingt-huit à trente ans. Elle
avait été jolie comme un ange; elle l'était encore le soir aux lumières et
à distance; mais en la voyant de près, au grand jour, la Porporina
s'étonna de la trouver flétrie et couperosée. Ses yeux bleus, qui avaient
été les plus beaux du monde, désormais cernés de rouge comme ceux d'une
personne qui vient de pleurer, avaient un éclat maladif et une
transparence profonde qui n'inspirait point la confiance. Elle avait été
adorée de sa famille et de toute la cour; et, pendant longtemps, elle
avait été la plus affable, la plus enjouée, la plus bienveillante et la
plus gracieuse fille de roi dont le portrait ait jamais été tracé dans les
romans à grands personnages de l'ancienne littérature patricienne. Mais,
depuis quelques années, son caractère s'était altéré comme sa beauté. Elle
avait des accès d'humeur, et même de violence, qui la faisaient ressembler
à Frédéric par ses plus mauvais côtés. Sans chercher à se modeler sur lui,
et même en le critiquant beaucoup en secret, elle était comme
invinciblement entraînée à prendre tous les défauts qu'elle blâmait en lui,
et à devenir maîtresse impérieuse et absolue, esprit sceptique et amer,
savante, étroite et dédaigneuse. Et pourtant, sous ces travers affreux qui
l'envahissaient chaque jour fatalement, on voyait encore percer une bonté
native, un sens droit, une âme courageuse, un coeur passionné. Que se
passait-il donc dans l'âme de cette malheureuse princesse? Un chagrin
terrible la dévorait, et il fallait qu'elle l'étouffât dans son sein,
qu'elle le portât stoïquement et d'un air enjoué devant un monde curieux,
malveillant ou insensible. Aussi, à force de se farder et de se
contraindre, avait-elle réussi à développer en elle deux êtres bien
distincts: un qu'elle n'osait révéler presque à personne, l'autre qu'elle
affichait avec une sorte de haine et de désespoir. On remarquait qu'elle
était devenue plus vive et plus brillante dans la conversation; mais cette
gaieté inquiète et forcée était pénible à voir, et on ne pouvait s'en
expliquer l'effet glacial et presque effrayant. Tour à tour sensible
jusqu'à la puérilité, et dure jusqu'à la cruauté, elle étonnait les autres
et s'étonnait elle-même. Des torrents de pleurs éteignaient les feux de sa
colère, et puis tout à coup une ironie féroce, un dédain impie
l'arrachaient à ces abattements salutaires qu'il ne lui était pas permis
de nourrir et de montrer.

La première remarque que fit la Porporina, en l'abordant, fut celle de
cette espèce de dualité dans son être. La princesse avait deux aspects,
deux visages: l'un caressant, l'autre menaçant; deux voix: l'une douce et
harmonieuse, qui semblait lui avoir été donnée par le ciel pour chanter
comme un ange; l'autre rauque et âpre, qui semblait sortir d'une poitrine
brûlante, animée d'un souffle diabolique. Notre héroïne, pénétrée de
surprise devant un être si bizarre, partagée entre la peur et la sympathie,
se demanda si elle allait être envahie et dominée par un bon ou par un
mauvais génie.

De son côté, la princesse trouva la Porporina beaucoup plus redoutable
qu'elle ne se l'était imaginé. Elle avait espéré que, dépouillée de ses
costumes de théâtre et de ce fard qui enlaidit extrêmement les femmes,
quoi qu'on en puisse dire, elle justifierait ce que madame de Kleist lui
en avait dit pour la rassurer, qu'elle était plutôt laide que belle. Mais
ce teint brun-clair, si uni et si pur, ces yeux noirs si puissants et si
doux, cette bouche si franche, cette taille souple, aux mouvements si
naturels et si aisés, tout cet ensemble d'une créature honnête, bonne et
remplie du calme ou tout au moins de la force intérieure que donnent la
droiture et la vraie sagesse, imposèrent à l'inquiète Amélie une sorte de
respect et même de honte, comme si elle eût pressenti une âme inattaquable
dans sa loyauté.

Les efforts qu'elle fit pour cacher son malaise furent remarqués de la
jeune fille, qui s'étonna, comme on peut le croire, de voir une si haute
princesse intimidée devant elle. Elle commença donc, pour ranimer une
conversation qui tombait d'elle-même à chaque instant, à ouvrir une de ses
partitions, où elle avait glissé la lettre cabalistique; et elle
s'arrangea de manière à ce que ce grand papier et ces gros caractères
frappassent les regards de la princesse. Dès que l'effet fut produit, elle
feignit de vouloir retirer cette feuille, comme si elle eût été surprise
de la trouver là; mais l'abbesse s'en empara précipitamment, en s'écriant:

«Qu'est-ce cela, mademoiselle? Au nom du ciel, d'où cela vous vient-il?

--S'il faut l'avouer à Votre Altesse, répondit la Porporina d'un air
significatif, c'est une opération astrologique que je me proposais de lui
présenter, lorsqu'il lui plairait de m'interroger sur un sujet auquel je
ne suis pas tout à fait étrangère.

La princesse fixa ses yeux ardents sur la cantatrice, les reporta sur les
caractères magiques, courut à l'embrasure d'une fenêtre, et, ayant examiné
le grimoire un instant, elle fit un grand cri, et tomba comme suffoquée
dans les bras de madame de Kleist, qui s'était élancée vers elle en la
voyant chanceler.

«Sortez, mademoiselle, dit précipitamment la favorite à la Porporina;
passez dans le cabinet, et ne dites rien; n'appelez personne, personne,
entendez-vous?

--Non, non, qu'elle ne sorte pas... dit la princesse d'une voix étouffée,
qu'elle vienne ici... ici, près de moi. Ah! mon enfant, s'écria-t-elle dès
que la jeune fille fut auprès d'elle, quel service vous m'avez rendu!»

Et saisissant la Porporina dans ses bras maigres et blancs, animés d'une
force convulsive, la princesse la serra sur son coeur et couvrit ses joues
de baisers saccadés et pointus dont la pauvre enfant se sentit le visage
tout meurtri et l'âme toute consternée.

«Décidément, ce pays-ci rend fou, pensa-t-elle; j'ai cru plusieurs fois le
devenir, et je vois bien que les plus grands personnages le sont encore
plus que moi. Il y a de la démence dans l'air.»

La princesse lui détacha enfin ses bras du cou, pour les jeter autour de
celui de madame de Kleist, en criant et en pleurant, et en répétant de sa
voix la plus étrange:

«Sauvé! sauvé! il est sauvé! mes amies, mes bonnes amies! Trenck s'est
enfui de la forteresse de Glatz; il se sauve, il court, il court
encore!...»

Et la pauvre princesse tomba dans un accès de rire convulsif, entrecoupé
de sanglots qui faisaient mal à voir et à entendre.

«Ah! madame, pour l'amour du ciel, contenez votre joie! dit madame de
Kleist; prenez garde qu'on ne vous entende!»

En ramassant la prétendue cabale, qui n'était autre chose qu'une lettre en
chiffres du baron de Trenck, elle aida la princesse à en poursuivre la
lecture, que celle-ci interrompit mille fois par les éclats d'une joie
fébrile et quasi forcenée.




V.


«Séduire, grâce aux moyens que mon _incomparable amie_ m'en a donnés, les
bas officiers de la garnison, m'entendre avec un prisonnier aussi friand
que moi de sa liberté, donner un grand coup de poing à un surveillant, un
grand coup de pied à un autre, un grand coup d'épée à un troisième, faire
un saut prodigieux au bas du rempart, en précipitant devant moi mon ami
qui ne se décidait pas assez vite, et qui se démit le pied en tombant,
le ramasser, le prendre sur mes épaules, courir ainsi pendant un quart
d'heure, traverser la Neiss dans l'eau jusqu'à la ceinture, par un
brouillard à ne pas voir le bout de son nez, courir encore sur l'autre
rive, marcher toute la nuit, une épouvantable nuit!... s'égarer, tourner
dans la neige, autour d'une montagne sans savoir où l'on est, et entendre
sonner quatre heures du matin à l'horloge de Glatz! c'est-à-dire avoir
perdu son temps et sa peine pour arriver à se retrouver sous les murs de
la ville au point du jour... reprendre courage, entrer chez un paysan, lui
enlever deux chevaux, le pistolet sur la gorge, et fuir à toute bride et à
tout hasard; conquérir sa liberté avec mille ruses, mille terreurs, mille
souffrances, mille fatigues; et se trouver enfin sans argent, sans habits,
presque sans pain, par un froid rigoureux en pays étranger; mais se sentir
libre après avoir été condamné à une captivé épouvantable, éternelle;
penser à une _adorable amie_, se dire que cette nouvelle la comblera de
joie, faire mille projets audacieux et ravissants pour se rapprocher
d'elle, c'est être plus heureux que Frédéric de Prusse, c'est être le plus
heureux des hommes, c'est être l'élu de la Providence.»

Telle était en somme la lettre du jeune Frédéric de Trenck à la princesse
Amélie; et la facilité avec laquelle madame de Kleist lui en fit la
lecture, prouva à la Porporina, surprise et attendrie, que cette
correspondance par cahiers leur était très-familière. Il y avait un
_post-scriptum_ ainsi conçu: «La personne qui vous remettra cette lettre
est aussi sûre que les autres l'étaient peu. Vous pouvez enfin vous
confier à elle sans réserve et lui remettre toutes vos dépêches pour moi.
Le comte de Saint-Germain lui fournira les moyens de me les faire parvenir;
mais il est nécessaire que ledit comte, auquel je ne saurais me fier sous
tous les rapports, n'entende jamais parler de vous, et me croie épris de
la signora Porporina, quoiqu'il n'en soit rien, et que je n'aie jamais eu
pour elle qu'une paisible et pure amitié. Qu'aucun nuage n'obscurcisse
donc le beau front de la _divinité que j'adore_. C'est pour elle seule que
je respire, et j'aimerais mieux mourir que de la tromper.»

Pendant que madame de Kleist déchiffrait ce _post-scriptum_ à haute voix,
et en pesant sur chaque mot, la princesse Amélie examinait attentivement
les traits de la Porporina, pour essayer d'y surprendre une expression de
douleur, d'humiliation ou de dépit. La sérénité angélique de cette digne
créature la rassura entièrement, et elle recommença à l'accabler de
caresses en s'écriant:

«Et moi qui te soupçonnais, pauvre enfant! Tu ne sais pas combien j'ai été
jalouse de toi, combien je t'ai haïe et maudite! Je voulais te trouver
laide et méchante actrice, justement parce que je craignais de te trouver
trop belle et trop bonne. C'est que mon frère redoutant de me voir nouer
des relations avec toi, tout en feignant de vouloir t'amener à mes
concerts, avait eu soin de me faire entendre que tu avais été à Vienne la
maîtresse, l'idole de Trenck. Il savait bien que c'était le moyen de
m'éloigner à jamais de toi. Et je le croyais, tandis que tu te dévoues aux
plus grands dangers, pour m'apporter cette bienheureuse nouvelle! Tu
n'aimes donc pas le roi? Ah! tu fais bien, c'est le plus pervers et le
plus cruel des hommes!

--Oh! madame, madame! dit madame de Kleist, effrayée de l'abandon et de
la volubilité délirante avec lesquels la princesse parlait devant la
Porporina, à quels dangers vous vous exposeriez vous-même en ce moment,
si mademoiselle n'était pas un ange de courage et de dévouement!

--C'est vrai... je suis dans un état!... Je crois bien que je n'ai pas ma
tête. Ferme bien les portes, de Kleist, et regarde auparavant si personne
dans les antichambres n'a pu m'écouter. Quant à elle, ajouta la princesse
en montrant la Porporina, regarde-la, et dis-moi s'il est possible de
douter d'une figure comme la sienne. Non, non! je ne suis pas si
imprudente que j'en ai l'air; chère Porporina, ne croyez pas que je vous
parle à coeur ouvert par distraction, ni que je vienne à m'en repentir
quand je serai calme. J'ai un instinct infaillible, voyez-vous, mon
enfant. J'ai un coup d'oeil qui ne m'a jamais trompée. C'est dans la
famille, cela, et mon frère le roi, qui s'en pique, ne me vaut pas sous ce
rapport-là. Non, vous ne me tromperez pas, je le vois, je le sais!... vous
ne voudriez pas tromper une femme qui est dévorée d'un amour malheureux,
et qui a souffert des maux dont personne n'aura jamais l'idée.

--Oh! madame, jamais! dit la Porporina en s'agenouillant près d'elle,
comme pour prendre Dieu à témoin de son serment: ni vous, ni M. de Trenck,
qui m'a sauvé la vie, ni personne au monde, d'ailleurs!

--Il t'a sauvé la vie? Ah! je suis sûr qu'il l'a sauvée à bien d'autres!
il est si brave, si bon, si beau! Il est bien beau, n'est-ce pas? mais tu
ne dois pas trop l'avoir regardé; autrement tu en serais devenue amoureuse,
et tu ne l'es pas, n'est-il pas vrai? Tu me raconteras comment tu l'as
connu, et comment il t'a sauvé la vie; mais pas maintenant. Je ne pourrais
pas t'écouter. Il faut que je parle, mon coeur déborde. Il y a si
longtemps qu'il se dessèche dans ma poitrine! Je veux parler, parler
encore; laisse moi tranquille, de Kleist. Il faut que ma joie s'exhale, ou
que j'éclate. Seulement ferme les portes, fais le guet, garde-moi, aie
soin de moi. Ayez pitié de moi, mes pauvres amies, car je suis bien
heureuse!»

Et la princesse fondit en larmes.

«Tu sauras, reprit-elle au bout de quelques instants et d'une voix
entrecoupée par des larmes, mais avec une agitation que rien ne pouvait
calmer, qu'il m'a plu dès le premier jour où je l'ai vu. Il avait dix-huit
ans, il était beau comme un ange, et si instruit, si franc, si brave! On
voulait me marier au roi de Suède. Ah bien oui! et ma soeur Ulrique qui
pleurait de dépit de me voir devenir reine et de rester fille! «Ma bonne
soeur, lui dis-je, il y a moyen de nous arranger. Les grands qui
gouvernent la Suède veulent une reine catholique; moi je ne veux pas
abjurer. Ils veulent une bonne petite reine, bien indolente, bien
tranquille, bien étrangère à toute action politique; moi, si j'étais reine,
je voudrais régner. Je vais me prononcer nettement sur ces points-là
devant les ambassadeurs, et tu verras que demain ils écriront à leur
prince que c'est toi qui conviens à la Suède et non pas moi.» Je l'ai fait
comme je l'ai dit, et ma soeur est reine de Suède. Et j'ai joué la comédie,
depuis ce jour-là, tous les jours de ma vie. Ah! Porporina, vous croyez
que vous êtes actrice? Non, vous ne savez pas ce que c'est que de jouer un
rôle toute sa vie, le matin, le jour, le soir, et souvent la nuit. Car
tout ce qui respire autour de nous n'est occupé qu'à nous épier, à nous
deviner et à nous trahir. J'ai été forcée de faire semblant d'avoir bien
du regret et du dépit, quand, par mes soins, ma soeur m'a escamoté le
trône de Suède. J'ai été forcée de faire semblant de détester Trenck, de
le trouver ridicule, de me moquer de lui, que sais-je! Et cela dans le
temps où je l'adorais, où j'étais sa maîtresse, où j'étouffais d'ivresse
et de bonheur comme aujourd'hui... ah! plus qu'aujourd'hui, hélas! Mais
Trenck n'avait pas ma force et ma prudence. Il n'était pas né prince, il
ne savait pas feindre et mentir comme moi. Le roi a tout découvert, et,
suivant la coutume des rois, il a menti, il a feint de ne rien voir; mais
il a persécuté Trenck, et ce beau page, son favori, est devenu l'objet de
sa haine et de sa fureur. Il l'a accablé d'humiliations et de duretés. Il
le mettait aux arrêts sept jours sur huit. Mais le huitième, Trenck était
dans mes bras; car rien ne l'effraie, rien ne le rebute. Comment ne pas
adorer tant de courage? Eh bien, le roi a imaginé de lui confier une
mission à l'étranger. Et quand il l'a eu remplie avec autant d'habileté
que de promptitude, mon frère a eu l'infamie de l'accuser d'avoir livré à
son cousin Trenck le Pandoure, qui est au service de Marie-Thérèse, les
plans de nos forteresses et les secrets de la guerre. C'était le moyen,
non-seulement de l'éloigner de moi par une captivité éternelle, mais de le
déshonorer, et de le faire périr de chagrin, de désespoir et de rage dans
les horreurs du cachot. Vois si je puis estimer et bénir mon frère. Mon
frère est un grand homme, à ce qu'on dit. Moi, je vous dis que c'est un
monstre! Ah! garde-toi de l'aimer, jeune fille; car il te brisera comme
une branche! Mais il faut faire semblant, vois-tu! toujours semblant! dans
l'air où nous vivons, il faut respirer en cachette. Moi, je fais semblant
d'adorer mon frère. Je suis sa soeur bien-aimée, tout le monde le sait, ou
croit le savoir... Il est aux petits soins pour moi. Il cueille lui-même
des cerises sur les espaliers de Sans-Souci, et il s'en prive, lui qui
n'aime que cela sur la terre, pour me les envoyer; et avant de les
remettre au page qui m'apporte la corbeille, il les compte pour que le
page n'en mange pas en route. Quelle attention délicate! quelle naïveté
digne de Henri IV et du roi René! Mais il fait périr mon amant dans un
cachot sous terre, et il essaie de le déshonorer à mes yeux pour me punir
de l'avoir aimé! Quel grand coeur et quel bon frère! aussi comme nous nous
aimons!...»

Tout en parlant, la princesse pâlit, sa voix s'affaiblit peu à peu et
s'éteignit; ses yeux devinrent fixes et comme sortis de leurs orbites;
elle resta immobile, muette et livide. Elle avait perdu connaissance. La
Porporina, effrayée, aida madame de Kleist à la délacer et à la porter
dans son lit, où elle reprit un peu de sentiment, et continua à murmurer
des paroles inintelligibles.

«L'accès va se passer, grâce au ciel, dit madame de Kleist à la
cantatrice. Quand elle aura repris l'empire de la volonté, j'appellerai
ses femmes. Quant à vous, ma chère enfant, il faut absolument que vous
passiez dans le salon de musique et que vous chantiez pour les murailles
ou plutôt pour les oreilles de l'antichambre. Car le roi saura
infailliblement que vous êtes venue ici, et il ne faut pas que vous
paraissiez vous être occupée avec la princesse d'autre chose que de la
musique. La princesse va être malade, cela servira à cacher sa joie, il ne
faut pas qu'elle paraisse se douter de l'évasion de Trenck, ni vous non
plus. Le roi la sait à l'heure qu'il est, cela est certain. Il aura de
l'humeur, des soupçons affreux, et sur tout le monde. Prenez bien garde à
vous. Vous êtes perdue tout aussi bien que moi, s'il découvre que vous
avez remis cette lettre à la princesse; et les femmes vont à la forteresse
aussi bien que les hommes dans ce pays-ci. On les y oublie à dessein, tout
comme les hommes; elles y meurent, tout comme les hommes. Vous voilà
avertie, adieu. Chantez, et partez sans bruit comme sans mystère. Nous
serons au moins huit jours sans vous revoir, pour détourner tout soupçon.
Comptez sur la reconnaissance de la princesse. Elle est magnifique, et
sait récompenser le dévouement...

--Hélas! Madame, dit tristement la Porporina, vous croyez donc qu'il faut
des menaces et des promesses avec moi? Je vous plains d'avoir cette
pensée!»

Brisée de fatigue après les émotions violentes qu'elle venait de partager,
et malade encore de sa propre émotion de la veille, la Porporina se mit
pourtant au clavecin, et commençait à chanter, lorsqu'une porte s'ouvrit
derrière elle si doucement, qu'elle ne s'en aperçut pas; et tout à coup,
elle vit dans la glace à laquelle touchait l'instrument la figure du roi
se dessiner à côté d'elle. Elle tressaillit et voulut se lever; mais le
roi, appuyant le bout de ses doigts secs sur son épaule, la contraignit de
rester assise et de continuer. Elle obéit avec beaucoup de répugnance et
de malaise. Jamais elle ne s'était sentie moins disposée à chanter, jamais
la présence de Frédéric ne lui avait semblé plus glaciale et plus
contraire à l'inspiration musicale.

«C'est chanté dans la perfection, dit le roi lorsqu'elle eut fini son
morceau, pendant lequel elle avait remarqué avec terreur qu'il était allé
sur la pointe du pied écouter derrière la porte entr'ouverte de la chambre
à coucher de sa soeur. Mais je remarque avec chagrin, ajouta-t-il, que
cette belle voix est un peu altérée ce matin. Vous eussiez dû vous reposer,
au lieu de céder à l'étrange caprice de la princesse Amélie, qui vous
fait venir pour ne pas vous écouter.

--Son Altesse royale s'est trouvée subitement indisposée, répondit la
jeune fille effrayée de l'air sombre et soucieux du roi, et on m'a ordonné
de continuer à chanter pour la distraire.

--Je vous assure que c'est peine perdue, et qu'elle ne vous écoute pas du
tout, reprit le roi sèchement. Elle est là dedans qui chuchote avec madame
de Kleist, comme si de rien n'était; et puisque c'est ainsi, nous pouvons
bien chuchoter ensemble ici, sans nous soucier d'elles. La maladie ne me
paraît pas grave. Je crois que votre sexe va très-vite en ce genre d'un
excès à l'autre. On vous croyait morte hier au soir; qui se serait douté
que vous fussiez ici ce matin à soigner et à divertir ma soeur?
Auriez-vous la bonté de me dire par quel hasard vous vous êtes fait
présenter ici de but en blanc?»

La Porporina, étourdie de cette question, demanda au ciel de l'inspirer.

«Sire, répondit-elle en s'efforçant de prendre de l'assurance, je n'en
sais trop rien moi-même. On m'a fait demander ce matin la partition que
voici. J'ai pensé qu'il était de mon devoir de l'apporter moi-même. Je
croyais déposer mes livres dans l'antichambre et m'en retourner bien vite.
Madame de Kleist m'a aperçue. Elle m'a nommée à Son Altesse, qui a eu
apparemment la curiosité de me voir de près. On m'a forcée d'entrer. Son
Altesse a daigné m'interroger sur le style de divers morceaux de musique;
puis se sentant malade, elle m'a ordonné de lui faire entendre celui-ci
pendant qu'elle se mettrait au lit. Et maintenant, je pense qu'on daignera
me permettre d'aller à la répétition...

--Ce n'est pas encore l'heure, dit le roi: je ne sais pas pourquoi les
pieds vous grillent de vous sauver quand je veux causer avec vous.

--C'est que je crains toujours d'être déplacée devant Votre Majesté.

--Vous n'avez pas le sens commun, ma chère.

--Raison de plus, Sire!

--Vous resterez,» reprit-il en la forçant de se rasseoir devant le piano,
et en se plaçant debout vis-à-vis d'elle.

Et il ajouta en l'examinant d'un air moitié père, moitié inquisiteur:

«Est-ce vrai, tout ce que vous venez de me conter là!»

La Porporina surmonta l'horreur qu'elle avait pour le mensonge. Elle
s'était dit souvent qu'elle serait sincère sur son propre compte avec cet
homme terrible, mais qu'elle saurait mentir s'il s'agissait jamais du
salut de ses victimes. Elle se voyait arrivée inopinément à cet instant de
crise où la bienveillance du maître pouvait se changer en fureur. Elle en
eût fait volontiers le sacrifice plutôt que de descendre à la
dissimulation; mais le sort de Trenck et celui de la princesse reposaient
sur sa présence d'esprit et sur son intelligence. Elle appela l'art de la
comédienne à son secours, et soutint avec un sourire malin le regard
d'aigle du roi: c'était plutôt celui du vautour dans ce moment-là.

«Eh bien, dit le roi, pourquoi ne répondez-vous pas?

--Pourquoi Votre Majesté veut-elle m'effrayer en feignant de douter de ce
que je viens de dire?

--Vous n'avez pas l'air effrayé du tout. Je vous trouve, au contraire, le
regard bien hardi ce matin.

--Sire, on n'a peur que de ce qu'on hait. Pourquoi voulez-vous que je vous
craigne?»

Frédéric hérissa son armure de crocodile pour ne pas être ému de cette
réponse, la plus coquette qu'il eût encore obtenue de la Porporina. Il
changea aussitôt de propos, suivant sa coutume, ce qui est un grand art,
plus difficile qu'on ne pense.

«Pourquoi vous êtes-vous évanouie, hier soir, sur le théâtre?

--Sire, c'est le moindre souci de Votre Majesté, et c'est mon secret à
moi.

--Qu'avez-vous donc mangé à votre déjeuner pour être si dégagée dans votre
langage avec moi, ce matin?

--J'ai respiré un certain flacon qui m'a remplie de confiance dans la
bonté et dans la justice de celui qui me l'avait apporté.

--Ah! vous avez pris cela pour une déclaration! dit Frédéric d'un ton
glacial et avec un mépris cynique.

--Dieu merci, non! répondit la jeune fille avec un mouvement d'effroi
très-sincère.

--Pourquoi dites-vous _Dieu merci_?

--Parce que je sais que Votre Majesté ne fait que des déclarations de
guerre, même aux dames.

--Vous n'êtes ni la czarine, ni Marie-Thérèse; quelle guerre puis-je avoir
avec vous?

--Celle que le lion peut avoir avec le moucheron.

--Et quelle mouche vous pique, vous, de citer une pareille fable? Le
moucheron fit périr le lion à force de le harceler.

--C'était sans doute un pauvre lion, colère et par conséquent faible. Je
n'ai donc pu penser à cet apologue.

--Mais le moucheron était âpre et piquant. Peut-être que l'apologue vous
sied bien!

--Votre Majesté le pense?

--Oui.

--Sire, vous mentez?»

Frédéric prit le poignet de la jeune fille, et le serra convulsivement
jusqu'à le meurtrir. Il y avait de la colère et de l'amour dans ce
mouvement bizarre. La Porporina ne changea pas de visage, et le roi ajouta
en regardant sa main rouge et gonflée: «Vous avez du courage!

--Non, Sire, mais je ne fais pas semblant d'en manquer comme tous ceux qui
vous entourent.

--Que voulez-vous dire?

--Qu'on fait souvent le mort pour n'être pas tué. A votre place, je
n'aimerais pas qu'on me crût si terrible.

--De qui êtes-vous amoureuse? dit le roi changeant encore une fois de
propos.

--De personne, Sire.

--Et en ce cas, pourquoi avez-vous des attaques de nerfs?

--Cela n'intéresse point le sort de la Prusse, et par conséquent le roi ne
se soucie pas de le savoir.

--Croyez-vous donc que ce soit le roi qui vous parle?

--Je ne saurais l'oublier.

--Il faut pourtant vous y décider. Jamais le roi ne vous parlera; ce n'est
pas au roi que vous avez sauvé la vie, Mademoiselle.

--Mais je n'ai pas retrouvé ici le baron de Kreutz.

--Est-ce un reproche? Il serait injuste. Le roi n'eût pas été hier
s'informer de votre santé. Le capitaine Kreutz y a été.

--La distinction est trop subtile pour moi, monsieur le capitaine.

--Eh bien tâchez de l'apprendre. Tenez, quand je mettrai mon chapeau sur
ma tête, comme cela, un peu à gauche, je serai le capitaine; et quand je
le mettrai comme ceci, à droite, je serai le roi; et selon ce que je serai,
vous serez Consuelo, ou mademoiselle Porporina.

--J'entends, Sire; eh bien, cela me sera impossible. Votre Majesté est
libre d'être deux, d'être trois, d'être cent; moi je ne sais être qu'une.

--Vous mentez! vous ne me parleriez pas sur le théâtre devant vos
camarades comme vous me parlez ici.

--Sire, ne vous y fiez pas!

--Ah ça, vous avez donc le diable au corps aujourd'hui?

--C'est que le chapeau de Votre Majesté n'est ni à droite ni à gauche, et
que je ne sais pas à qui je parle.»

Le roi, vaincu par l'attrait qu'il éprouvait, dans ce moment surtout,
auprès de la Porporina, porta la main à son chapeau d'un air de bonhomie
enjouée, et le mit sur l'oreille gauche avec tant d'exagération, que sa
terrible figure en devint comique. Il voulait faire le simple mortel et le
roi en vacances autant que possible; mais tout d'un coup, se rappelant
qu'il était venu là, non pour se distraire de ses soucis, mais pour
pénétrer les secrets de l'abbesse de Quedlimburg, il ôta son chapeau tout
à fait, d'un mouvement brusque et chagrin; le sourire expira sur ses
lèvres, son front se rembrunit, et il se leva en disant à la jeune fille:

«Restez ici, je viendrai vous y reprendre.»

Et il passa dans la chambre de la princesse, qui l'attendait en tremblant.
Madame de Kleist, l'ayant vu causer avec la Porporina, n'avait osé bouger
d'auprès du lit de sa maîtresse. Elle avait fait de vains efforts pour
entendre cet entretien; et, n'en pouvant saisir un mot à cause de la
grandeur des appartements, elle était plus morte que vive.

De son côté, la Porporina frémit de ce qui allait se passer. Ordinairement
grave et respectueusement sincère avec le roi, elle venait de se faire
violence pour le distraire, par des coquetteries de franchise un peu
affectées, de l'interrogatoire dangereux qu'il commençait à lui faire
subir. Elle avait espéré le détourner tout à fait de tourmenter sa
malheureuse soeur. Mais Frédéric n'était pas homme à s'en départir, et les
efforts de la pauvrette échouaient devant l'obstination du despote. Elle
recommanda la princesse Amélie à Dieu; car elle comprit fort bien que le
roi la forçait à rester là, afin de confronter ses explications avec
celles qu'on préparait dans la pièce voisine. Elle n'en douta plus en
voyant le soin avec lequel, en y passant, il ferma la porte derrière lui.
Elle resta donc un quart d'heure dans une pénible attente, agitée d'un peu
de fièvre, effrayée de l'intrigue où elle se voyait enveloppée, mécontente
du rôle qu'elle était forcée de jouer, se retraçant avec épouvante ces
insinuations qui commençaient à lui venir de tous côtés de la possibilité
de l'amour du roi pour elle, et l'espèce d'agitation que le roi lui-même
venait de trahir à cet égard dans ses étranges manières.




VI.


Mais, mon Dieu! l'habileté du plus terrible dominicain qui ait jamais fait
les fonctions de grand inquisiteur peut-elle lutter contre celle de trois
femmes, quand l'amour, la peur et l'amitié inspirent chacune d'elles dans
le même sens? Frédéric eut beau s'y prendre de toutes les manières, par
l'amabilité caressante et par la provocante ironie, par les questions
imprévues, par une feinte indifférence, par des menaces détournées, rien
ne lui servit. L'explication de la présence de Consuelo dans les
appartements de la princesse se trouva absolument conforme, dans la bouche
de madame de Kleist et dans les affirmations d'Amélie, à celle que la
Porporina avait si heureusement improvisée. C'était la plus naturelle, la
plus vraisemblable. Mettre tout sur le compte du hasard est le meilleur
moyen. Le hasard ne parle pas et ne donne pas de démentis.

De guerre lasse, le roi abandonna la partie, ou changea de tactique; car
il s'écria tout d'un coup:

«Et la Porporina, que j'oublie là dedans! Chère petite soeur, puisque vous
vous trouvez mieux, faites-la rentrer, son caquet nous amusera.

--J'ai envie de dormir, répondit la princesse, qui redoutait quelque
piège.

--Eh bien, souhaitez-lui le bonjour, et congédiez-la vous-même.»

En parlant ainsi, le roi, devançant madame de Kleist, alla lui-même ouvrir
la porte et appela la Porporina.

Mais, au lieu de la congédier, il entama sur-le-champ une dissertation sur
la musique allemande et la musique italienne; et lorsque le sujet fut
épuisé, il s'écria tout d'un coup:

«Ah! signora Porporina, une nouvelle que j'oubliais de vous dire, et qui
va vous faire plaisir certainement: Votre ami, le baron de Trenck, n'est
plus prisonnier.

--Quel baron de Trenck, Sire? demanda la jeune fille avec une habile
candeur: j'en connais deux, et tous deux sont en prison.

--Oh! Trenck le Pandoure périra au Spielberg. C'est Trenck le prussien qui
a pris la clef des champs.

--Eh bien, Sire, répondit la Porporina, pour ma part, je vous en rends
grâces. Votre Majesté a fait là un acte de justice et de générosité.

--Bien obligé du compliment, Mademoiselle. Qu'en pensez-vous, ma chère
soeur?

--De quoi parlez-vous donc? dit la princesse. Je ne vous ai pas écouté,
mon frère, je commençais à m'endormir.

--Je parle de votre protégé, le beau Trenck, qui s'est enfui de Glatz
par-dessus les murs.

--Ah! Il a bien fait, répondit Amélie avec un grand sang-froid.

--Il a mal fait, reprit sèchement le roi. On allait examiner son affaire,
et il eût pu se justifier peut-être des charges qui pèsent sur sa tête.
Sa fuite est l'aveu de ses crimes.

--S'il en est ainsi, je l'abandonne, dit Amélie, toujours impassible.

--Mademoiselle Porporina persisterait à le défendre, j'en suis certain,
reprit Frédéric; je vois cela dans ses yeux.

--C'est que je ne puis croire à la trahison, dit-elle.

--Surtout quand le traître est un si beau garçon? Savez-vous, ma soeur,
que mademoiselle Porporina est très-liée avec le baron de Trenck?

--Grand bien lui fasse! dit Amélie froidement. Si c'est un homme déshonoré,
je lui conseille pourtant de l'oublier. Maintenant, je vous souhaite le
bonjour, Mademoiselle, car je me sens très-fatiguée. Je vous prie de
vouloir bien revenir dans quelques jours pour m'aider à lire cette
partition, elle me paraît fort belle.

--Vous avez donc repris goût à la musique? dit le roi. J'ai cru que vous
l'aviez abandonnée tout à fait.

--Je veux essayer de m'y remettre, et j'espère, mon frère, que vous
voudrez bien venir m'aider. On dit que vous avez fait de grands progrès,
et maintenant vous me donnerez des leçons.

--Nous en prendrons tous deux de la signora. Je vous l'amènerai.

--C'est cela. Vous me ferez grand plaisir.»

Madame de Kleist reconduisit la Porporina jusqu'à l'antichambre, et
celle-ci se trouva bientôt seule dans de longs corridors, ne sachant trop
par où se diriger pour sortir du palais, et ne se rappelant guère par où
elle avait passé pour venir jusque-là.

La maison du roi étant montée avec la plus stricte économie, pour ne pas
dire plus, on rencontrait peu de laquais dans l'intérieur du château. La
Porporina n'en trouva pas un seul de qui elle put se renseigner, et se mit
à errer à l'aventure dans ce triste et vaste manoir.

Préoccupée de ce qui venait de se passer, brisée de fatigue, à jeun depuis
la veille, la Porporina se sentait la tête très-affaiblie; et, comme il
arrive quelquefois en pareil cas, une excitation maladive soutenait encore
sa force physique. Elle marchait au hasard, plus vite qu'elle n'eût fait
en état de santé; et poursuivie par une idée toute personnelle, qui depuis
la veille la tourmentait étrangement, elle oublia complètement en quel
lieu elle se trouvait, s'égara, traversa des galeries, des cours, revint
sur ses pas, descendit et remonta des escaliers, rencontra diverses
personnes, ne songea plus à leur demander son chemin, et se trouva enfin,
comme au sortir d'un rêve, à l'entrée d'une vaste salle remplie d'objets
bizarres et confus, au seuil de laquelle un personnage grave et poli la
salua avec beaucoup de courtoisie, et l'invita à entrer.

La Porporina reconnut le très-docte académicien Stoss, conservateur du
cabinet de curiosités et de la bibliothèque du château. Il était venu
plusieurs fois chez elle pour lui faire essayer de précieux manuscrits de
musique protestante, des premiers temps de la réformation, trésors
calligraphiques dont il avait enrichi la collection royale. En apprenant
qu'elle cherchait une issue pour sortir du palais, il s'offrit aussitôt à
la reconduire chez elle; mais il la pria si instamment de jeter un coup
d'oeil sur le précieux cabinet confié à ses soins, et dont il était fier à
juste titre, qu'elle ne put refuser d'en faire le tour, appuyée sur son
bras. Facile à distraire comme toutes les organisations d'artiste, elle y
prit bientôt plus d'intérêt qu'elle ne s'était crue disposée à le faire,
et son attention fut absorbée entièrement par un objet que lui fit
particulièrement remarquer le très-digne professeur.

«Ce tambour, qui n'a rien de particulier au premier coup d'oeil, lui
dit-il, et que je soupçonne même d'être un monument apocryphe, jouit
pourtant d'une grande célébrité. Ce qu'il y a de certain, c'est que la
partie résonnante de cet instrument guerrier est une peau humaine, ainsi
que vous pouvez l'observer vous-même par l'indice du renflement des
pectoraux. Ce trophée, enlevé à Prague par Sa Majesté dans la glorieuse
guerre qu'elle vient de terminer, est, dit-on, la peau de _Jean Ziska du
Calice_, le célèbre chef de la grande insurrection des Hussites au
quinzième siècle. On prétend qu'il avait légué cette dépouille sacrée à
ses compagnons d'armes, leur promettant que _là où elle serait, là serait
aussi la victoire_. Les Bohémiens prétendent que le son de ce redoutable
tambour mettait en fuite leurs ennemis, qu'il évoquait les ombres de leurs
chefs morts en combattant pour la sainte cause, et mille autres
merveilles... Mais outre que, dans le brillant siècle de _raison_ où nous
avons le bonheur de vivre, de semblables superstitions ne méritent que le
mépris, M. Lenfant, prédicateur de Sa Majesté la reine mère, et auteur
d'une recommandable histoire des Hussites, affirme que Jean Ziska été
enterré avec sa peau, et que par conséquent... Il me semble, Mademoiselle,
que vous pâlissez... Seriez-vous souffrante, ou la vue de cet objet
bizarre vous causerait-elle du dégoût? Ce Ziska était un grand scélérat et
un rebelle bien féroce...

--C'est possible, Monsieur, répondit la Porporina; mais j'ai habité la
Bohème, et j'y ai entendu dire que c'était un bien grand homme; son
souvenir y est encore aussi vivant que celui de Louis XIV peut l'être en
France, et on l'y considère comme le sauveur de sa patrie.

--Hélas! c'est une patrie bien mal sauvée, répondit en souriant M. Stoss,
et j'aurais beau faire résonner la poitrine sonore de son libérateur, je
ne ferais pas même apparaître son ombre honteusement captive dans le
palais du vainqueur de ses descendants.»

En parlant ainsi, d'un ton pédant, le recommandable M. Stoss promena ses
doigts sur le tambour, qui rendit un son mat et sinistre, comme celui que
produisent ces instruments voilés de deuil, lorsqu'on les bat sourdement
dans les marches funèbres. Mais le savant conservateur fut brusquement
interrompu dans ce divertissement profane, par un cri perçant de la
Porporina, qui se jeta dans ses bras, et se cacha le visage sur son
épaule, comme un enfant épouvanté de quelque objet bizarre ou terrible.

Le grave M. Stoss regarda autour de lui pour chercher la cause de cette
épouvante soudaine, et vit, arrêtée au seuil de la salle, une personne
dont l'aspect ne lui causa qu'un sentiment de dédain. Il allait faire
signe à cette personne de s'éloigner, mais elle avait passé outre, avant
que la Porporina, cramponnée à lui, lui eût laissé la liberté de ses
mouvements.

«En vérité, Mademoiselle, lui dit-il en la conduisant à une chaise où elle
se laissa tomber anéantie et tremblante, je ne comprends pas ce qui vous
arrive. Je n'ai rien vu qui put motiver l'émotion que vous ressentez.

--Vous n'avez rien vu, vous n'avez vu personne? lui dit la Porporina d'une
voix éteinte et d'un air égaré. Là, sur cette porte... vous n'avez pas vu
un homme arrêté, qui me regardait avec des yeux effrayants?

--J'ai vu parfaitement un homme qui erre souvent dans le château et qui
voudrait peut-être se donner des airs effrayants comme vous dites fort
bien; mais je vous confesse qu'il m'intimide peu, et que je ne suis pas de
ses dupes.

--Vous l'avez vu? ah! Monsieur, il était donc là, en effet? Je ne l'ai pas
rêvé? Mon Dieu, mon Dieu! qu'est-ce que cela signifie?

--Cela signifie qu'en vertu de la protection spéciale d'une aimable et
auguste princesse qui s'amuse, je crois, de ses folies plus qu'elle n'y
ajoute foi, il est entré dans le château et se rend aux appartements de
Son Altesse Royale.

--Mais qui est-il? comment le nommez-vous?

--Vous l'ignorez! d'où vient donc que vous avez peur?

--Au nom du ciel, Monsieur, dites-moi quel est cet homme?

--Eh mais, c'est Trismégiste, le sorcier de la princesse Amélie! un de ces
charlatans qui font le métier de prédire l'avenir et de révéler les
trésors cachés, de faire de l'or, et mille autres talents de société qui
ont été fort de mode ici avant le glorieux règne de Frédéric le Grand.
Vous n'êtes pas sans avoir entendu dire, signora, que l'abbesse de
Quedlimburg conserve le goût...

--Oui, oui, Monsieur, je sais qu'elle étudie la cabale, par curiosité sans
doute...

--Oh! certainement. Comment supposer qu'une princesse si éclairée, si
instruite, s'occupe sérieusement de pareilles extravagances?

--Enfin, Monsieur, vous connaissez cet homme!

--Oh! depuis longtemps; il y a bien quatre ans qu'on le voit paraître ici
au moins une fois tous les six ou huit mois. Comme il est fort paisible et
ne se mêle point d'intrigues, Sa Majesté, qui ne veut priver sa soeur
chérie d'aucun divertissement innocent, tolère sa présence dans la ville
et même son entrée libre dans le palais. Il n'en abuse pas, et n'exerce sa
prétendue science dans ce pays-ci qu'auprès de Son Altesse. M. de Golowkin
le protège et répond de lui. Voilà tout ce que je puis vous en dire; mais
en quoi cela peut-il vous intéresser si vivement, Mademoiselle?

--Cela ne m'intéresse nullement, Monsieur, je vous assure; et pour que
vous ne me croyiez pas folle, je dois vous dire que cet homme m'a semblé
avoir, c'est sans doute une illusion, une ressemblance frappante avec une
personne qui m'a été chère, et qui me l'est encore; car la mort ne brise
pas les liens de l'affection, n'est-il pas vrai, Monsieur?

--C'est un noble sentiment que vous exprimez là, Mademoiselle, et bien
digne d'une personne de votre mérite. Mais vous avez été très-émue, et je
vois que vous pouvez à peine vous soutenir. Permettez-moi de vous
reconduire.»

En arrivant chez elle, la Porporina se mit au lit, et y resta plusieurs
jours, tourmentée par la fièvre et par une agitation nerveuse
extraordinaire. Au bout de ce temps, elle reçut un billet de madame de
Kleist qui l'engageait à venir faire de la musique chez elle, à huit
heures du soir. Cette musique n'était qu'un prétexte pour la conduire
furtivement au palais. Elles pénétrèrent, par des passages dérobés, chez
la princesse, qu'elles trouvèrent dans une charmante parure, quoique son
appartement fût à peine éclairé, et toutes les personnes attachées à son
service congédiées pour ce soir-là, sous prétexte d'indisposition. Elle
reçut la cantatrice avec mille caresses; et, passant familièrement son
bras sous le sien, elle la conduisit à une jolie petite pièce en rotonde,
éclairée de cinquante bougies, et dans laquelle était servi un souper
friand avec un luxe de bon goût. Le _rococo_ français n'avait pas encore
fait irruption à la cour de Prusse. On affichait d'ailleurs, à cette
époque, un souverain mépris pour la cour de France, et on s'en tenait à
imiter les traditions du siècle de Louis XIV, pour lequel Frédéric,
secrètement préoccupé de singer le grand roi, professait une admiration
sans bornes. Cependant, la princesse Amélie était parée dans le dernier
goût, et, pour être plus chastement ornée que madame de Pompadour n'avait
coutume de l'être, elle n'en était pas moins brillante. Madame de Kleist
avait revêtu aussi les plus aimables atours; et pourtant il n'y avait que
trois couverts, et pas un seul domestique.
                
 
 
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