L'espèce d'égarement de Trismégiste produisait sur sa femme et sur ses
enfants un effet digne de remarque. Loin d'en rougir devant nous, loin
d'en souffrir pour eux-mêmes, ils écoutaient chacune de ses paroles avec
respect, et il semblait qu'ils trouvassent dans ses oracles la force de
s'élever au-dessus de la vie présente et d'eux-mêmes. Je crois qu'on eût
bien étonné et bien indigné ce noble adolescent qui épiait avidement
chaque pensée de son père, si on lui eût dit que c'étaient les pensées
d'un fou. Trismégiste parlait rarement, et nous remarquâmes aussi que ni
sa femme ni ses enfants ne l'y provoquaient jamais sans une absolue
nécessité. Ils respectaient religieusement le mystère de sa rêverie, et
quoique la Zingara eût les yeux sans cesse attachés sur lui, elle semblait
bien plutôt craindre pour lui les importunités, que l'ennui de l'isolement
où il se plaçait. Elle avait étudié sa bizarrerie, et je me sers de ce mot
pour ne plus prononcer celui de folie qui me répugne encore davantage
quand il s'agit d'un tel homme et d'un état de l'âme si respectable et si
touchant. J'ai compris, en voyant ce Trismégiste, la vénération que les
paysans, grands théologiens et grands métaphysiciens sans le savoir, et
les peuples de l'Orient portent aux hommes privés de ce qu'on appelle le
flambeau de la raison. Ils savent que quand on ne trouble pas par de vains
efforts et de cruelles moqueries cette abstraction de l'intelligence, elle
peut devenir une faculté exceptionnelle du genre le plus poétiquement
divin, au lieu de tourner à la fureur ou à l'abrutissement. J'ignore ce
que deviendrait Trismégiste, si sa famille ne s'interposait pas comme un
rempart d'amour et de fidélité entre le monde et lui. Mais s'il devait
dans ce cas succomber à son délire, ce serait une preuve de plus de ce
qu'on doit de respect et de sollicitude aux infirmes de sa trempe, et à
tous les infirmes quels qu'ils soient.
Cette famille marchait avec une aisance et une agilité qui eurent bientôt
épuisé nos forces. Les petits enfants eux-mêmes, si on ne les eût empêchés
de se fatiguer en les portant, eussent dévoré l'espace. On dirait qu'ils
se sentent nés pour marcher comme le poisson pour nager. La Zingara ne
veut pas que son fils prenne les petites dans ses bras, malgré son bon
désir, tant qu'il n'aura pas achevé sa croissance et que sa voix n'aura
pas subi la crise que les chanteurs appellent la mue. Elle soulève sur son
épaule robuste ces créatures souples et confiantes, et les porte aussi
légèrement que sa guitare. La force physique est un des bénéfices de cette
vie nomade qui devient une passion pour l'artiste pauvre, comme pour le
mendiant ou le naturaliste.
Nous étions très-fatigués, lorsqu'à travers les plus rudes sentiers nous
arrivâmes à un lieu sauvage et romantique appelé le Schreckenstein. Nous
remarquâmes qu'aux approches de ce lieu, la Consuelo regardait son mari
avec plus d'attention, et marchait plus près de lui, comme si elle eût
redouté quelque danger ou quelque émotion pénible. Rien ne troubla
cependant la placidité de l'artiste. Il s'assit sur une grande pierre qui
domine une colline aride. Il y a quelque chose d'effrayant dans cet
endroit. Les rocs s'y entassent en désordre, et y brisent continuellement
les arbres sous leur chute. Ceux de ces arbres qui ont résisté ont leurs
racines hors du sol, et semblent s'accrocher par ces membres noueux à la
roche qu'ils menacent d'entraîner. Un silence de mort règne sur ce chaos.
Les pâtres et les bûcherons s'en éloignent avec terreur, et la terre y est
labourée par les sangliers. Le sable y porte les traces du loup et du
chamois, comme si les animaux sauvages étaient assurés d'y trouver un
refuge contre l'homme. Albert rêva longtemps sur cette pierre, puis il
reporta ses regards sur ses enfants qui jouaient à ses pieds, et sur sa
femme qui, debout devant lui, cherchait à lire à travers son front. Tout à
coup il se leva, se mit à genoux devant elle, et réunissant ses enfants
d'un geste:
«Prosternez-vous devant votre mère, leur dit-il avec une émotion profonde,
car c'est la consolation envoyée du ciel aux hommes infortunés; c'est la
paix du Seigneur promise aux hommes de bonne intention!»
Les enfants s'agenouillèrent autour de la Zingara, et pleurèrent en la
couvrant de caresses. Elle pleura aussi en les pressant sur son sein, et,
les forçant de se retourner, elle leur fit rendre le même hommage à leur
père. _Spartacus_ et moi, nous nous étions prosternés avec eux.
Quand la Zingara eut parlé, le maître reporta son hommage vers Trismégiste,
et saisit ce moment pour l'interpeller avec éloquence, pour lui demander
la lumière, en lui racontant tout ce qu'il avait étudié, tout ce qu'il
avait médité et souffert pour la recevoir. Pour moi, je restai comme
enchanté aux pieds de la Zingara. Je ne sais si j'oserais vous dire ce qui
se passait en moi. Cette femme pourrait être ma mère, sans doute; eh bien,
je ne sais quel charme émane d'elle encore. Malgré le respect que j'ai
pour son époux, malgré la terreur dont la seule idée de l'oublier m'eût
pénétré en cet instant, je sentais mon âme tout entière s'élancer vers
elle avec un enthousiasme que ni l'éclat de la jeunesse ni le prestige du
luxe ne m'ont jamais inspiré. Ô puissé-je rencontrer une femme semblable à
cette Zingara pour lui consacrer ma vie! Mais je ne l'espère pas, et
maintenant que je ne la reverrai plus, il y au fond de mon coeur une sorte
de désespoir, comme s'il m'eût été révélé qu'il n'y a pas pour moi une
autre femme à aimer sur la terre.
La Zingara ne me voyait seulement pas. Elle écoutait _Spartacus_, elle
était frappée de son langage ardent et sincère. Trismégiste en fut pénétré
aussi. Il lui serra la main, et le fit asseoir sur la pierre du
Schreckenstein auprès de lui.
«Jeune homme, lui dit-il, tu viens de réveiller en moi tous les souvenirs
de ma vie. J'ai cru m'entendre parler moi-même à l'âge que tu as
maintenant, lorsque je demandais ardemment la science de la vertu à des
hommes mûris par l'âge et l'expérience. J'étais décidé à ne te rien dire.
Je me méfiais, non de ton intelligence ni de ta probité, mais de la
naïveté et de la flamme de ton coeur. Je ne me sentais pas capable
d'ailleurs de retranscrire, dans une langue que j'ai parlée autrefois, les
pensées que je me suis habitué depuis à manifester par la poésie de l'art,
par le sentiment. Ta foi a vaincu, elle a fait un miracle, et je sens que
je dois te parler. Oui, ajouta-t-il après l'avoir examiné en silence
pendant un instant, qui nous parut un siècle, car nous tremblions de voir
cette inspiration lui échapper; oui, je te reconnais maintenant! Je me
souviens de toi; je t'ai vu, je t'ai aimé, j'ai travaillé avec toi dans
quelque autre phase de ma vie antérieure. Ton nom était grand parmi les
hommes, mais je ne l'ai pas retenu; je me rappelle seulement ton regard,
ta parole, et cette âme dont la mienne ne s'est détachée qu'avec effort.
Je lis mieux dans l'avenir que dans le passé maintenant, et les siècles
futurs m'apparaissent souvent, aussi étincelants de lumière que les jours
qui me restent à vivre sous cette forme d'aujourd'hui. Eh bien, je te le
dis, tu seras grand encore dans ce siècle-ci, et tu feras de grandes
choses. Tu seras blâmé, accusé, calomnié, haï, flétri, persécuté, exilé...
Mais ton idée te survivra sous d'autres formes, et tu auras agité les
choses présentes avec un plan formidable, des conceptions immenses que le
monde n'oubliera pas, et qui porteront peut-être les derniers coups au
despotisme social et religieux. Oui, tu as raison de chercher ton action
dans la société. Tu obéis à ta destinée, c'est-à-dire à ton inspiration.
Ceci m'éclaire. Ce que j'ai senti en t'écoutant, ce que tu as su me
communiquer de ton espérance est une grande preuve de la réalité de ta
mission. Marche donc, agis et travaille. Le ciel t'a fait organisateur de
destruction: détruis et dissous, voilà ton oeuvre. Il faut de la foi pour
abattre comme pour élever. Moi, je m'étais éloigné volontairement des
voies où tu t'élances: je les avais jugées mauvaises. Elles ne l'étaient
sans doute qu'accidentellement. Si de vrais serviteurs de la cause se
sentent appelés à les tenter encore, c'est qu'elles sont redevenues
praticables. Je croyais qu'il n'y avait plus rien à espérer de la société
officielle, et qu'on ne pouvait la réformer en y restant. Je me suis placé
en dehors d'elle, et, désespérant de voir le salut descendre sur le peuple
du faîte de cette corruption, j'ai consacré les dernières années de ma
force à agir directement sur le peuple. Je me suis adressé aux pauvres,
aux faibles, aux opprimés, et je leur ai apporté ma prédication sous la
forme de l'art et de la poésie, qu'ils comprennent parce qu'ils l'aiment.
Il est possible que je me sois trop méfié des bons instincts qui palpitent
encore chez les hommes de la science et du pouvoir. Je ne les connais plus
depuis que, dégoûté de leur scepticisme impie et de leur superstition plus
impie encore, je me suis éloigné d'eux avec dégoût pour chercher les
simples de coeur. Il est probable qu'ils ont dû changer, se corriger et
s'instruire. Que dis-je? il est certain que ce monde a marché, qu'il s'est
épuré, et qu'il a grandi depuis quinze ans; car toute chose humaine
gravite sans cesse vers la lumière, et tout s'enchaîne, le bien et le mal,
pour s'élancer vers l'idéal divin. Tu veux t'adresser au monde des savants,
des patriciens et des riches; tu veux niveler par la persuasion: tu veux
séduire, même les rois, les princes et les prélats, par les charmes de la
vérité. Tu sens bouillonner en toi cette confiance et cette force qui
surmontent tous les obstacles, et rajeunissent tout ce qui est vieux et
usé. Obéis, obéis au souffle de l'esprit! continue et agrandis notre
oeuvre; ramasse nos armes éparses sur le champ de bataille où nous avons
été vaincus.»
Alors s'engagea entre _Spartacus_ et le divin vieillard un entretien que
je n'oublierai de ma vie. Car il se passa là une chose merveilleuse. Ce
Rudolstadt, qui n'avait d'abord voulu nous parler qu'avec les sons de la
musique, comme autrefois Orphée, cet artiste qui nous disait avoir depuis
longtemps abandonné la logique et la raison pure pour le pur sentiment,
cet homme que des juges infâmes ont appelé un insensé et qui a accepté de
passer pour tel, faisant comme un effort sublime par charité et amour
divin, devint tout à coup le plus raisonnable des philosophes, au point de
nous guider dans la voie de la vraie méthode et de la certitude.
_Spartacus_, de son côté, laissait voir toute l'ardeur de son âme. L'un
était l'homme complet, en qui toutes les facultés sont à l'unisson;
l'autre était comme un néophyte plein d'enthousiasme. Je me rappelai
l'Évangile, où il est dit que Jésus s'entretint sur la montagne avec Moïse
et les Prophètes.
«Oui, disait _Spartacus_ je me sens une mission. Je me suis approché de
ceux qui gouvernent la terre, et j'ai été frappé de leur stupidité, de
leur ignorance, et de leur dureté de coeur. Oh! que la Vie est belle, que
la Nature est belle, que l'Humanité est belle! Mais que font-ils de la Vie,
de la Nature, et de l'Humanité!... Et j'ai pleuré longtemps en voyant et
moi, et les hommes mes frères, et toute l'oeuvre divine, esclaves de
pareils misérables!... Et quand j'ai eu longtemps gémi comme une faible
femme, je me suis dit: Qui m'empêche de m'arracher de leurs chaînes et de
vivre libre?... Mais après une phase de stoïcisme solitaire, j'ai vu
qu'être libre seul, ce n'est pas être libre. L'homme ne peut pas vivre
seul. L'homme a l'homme pour objet; il ne peut pas vivre sans son objet
nécessaire. Et je me suis dit: Je suis encore esclave, délivrons mes
frères... Et j'ai trouvé de nobles coeurs qui se sont associés à moi... et
mes amis m'appellent _Spartacus_.
--Je t'avais bien dit que tu ne ferais que détruire! répondit le
vieillard. _Spartacus_ fut un esclave révolté. Mais n'importe, encore une
fois. Organise pour détruire. Qu'une société secrète se forme à ta voix
pour détruire la forme actuelle de la grande iniquité. Mais si tu la veux
forte, efficace, puissante, mets le plus que tu pourras de principes
vivants, éternels, dans cette société destinée à détruire afin d'abord
qu'elle détruise (car pour détruire, il faut être, toute vie est positive),
et ensuite pour que de l'oeuvre de destruction renaisse un jour ce qui
doit renaître.
--Je t'entends, tu bornes beaucoup ma mission. N'importe: petite ou grande,
je l'accepte.
--Tout ce qui est dans les conseils de Dieu est grand. Sache une chose qui
doit être la règle de ton âme. _Rien ne se perd._ Ton nom et la forme de
tes oeuvres disparaîtraient, tu travaillerais _sans nom_ comme moi, que
ton oeuvre ne serait pas perdue. La balance divine est la mathématique
même; et dans le creuset du divin chimiste, tous les atomes sont comptés à
leur exacte valeur.
--Puisque tu approuves mes desseins, enseigne-moi donc, et ouvre-moi la
route. Que faut-il faire? Comment faut-il agir sur les hommes? Est-ce
surtout par l'imagination qu'il faut les prendre? Faut-il profiter de leur
faiblesse et de leur penchant pour le merveilleux? Tu as vu toi-même qu'on
peut faire du bien avec le merveilleux!...
--Oui, mais j'ai vu aussi tout le mal qu'on peut faire. Si tu savais bien
la doctrine, tu saurais à quelle époque de l'humanité nous vivons, et tu
conformerais tes moyens d'action à ton temps.
--Enseigne-moi donc la doctrine, enseigne-moi la méthode pour agir,
enseigne-moi la certitude.
--Tu demandes la méthode et la certitude à un artiste, à un homme que les
hommes ont accusé de folie, et persécuté sous ce prétexte! Il semble que
tu t'adresses mal; va demander cela aux philosophes, aux savants.
--C'est à toi que je m'adresse. Eux, je sais ce que vaut leur science.
--Eh bien, puisque tu insistes, je te dirai que la méthode est identique
avec la doctrine même, parce qu'elle est identique avec la vérité suprême
révélée dans la doctrine. Et, en y pensant, tu comprendras qu'il ne peut
en être autrement. Tout se réduit donc à la connaissance de la doctrine.»
_Spartacus_ réfléchit, et après un moment de silence: «Je voudrais
entendre de ta bouche la formule suprême de la doctrine.
--Tu l'entendras, non pas de ma bouche, mais de celle de Pythagore, écho
lui-même de tous les sages: Ô DIVINE TÉTRADE! Voilà la formule. C'est
celle que, sous toutes sortes d'images, de symboles et d'emblèmes,
l'Humanité a proclamée par la voix des grandes religions, quand elle n'a
pu la saisir d'une façon purement spirituelle, sans incarnation, sans
idolâtrie, telle qu'il a été donné aux révélateurs de se la révéler à
eux-mêmes.
--Parle, parle. Et pour te faire comprendre, rappelle-moi quelques-uns de
ces emblèmes. Ensuite tu prendras le langage austère de l'absolu.
--Je ne puis séparer, comme tu le voudrais, ces deux choses, la religion
en elle-même, dans son essence, et la religion manifestée. Il est de la
nature humaine, à notre époque, de voir les deux ensemble. Nous jugeons le
passé, et, sans y vivre, nous trouvons en lui la continuation de nos
idées. Mais je vais me faire entendre. Voyons, parlons d'abord de Dieu. La
formule s'applique-t-elle à Dieu, à l'essence infinie? Ce serait un crime
qu'elle ne s'appliquât pas à celui dont elle découle. As-tu réfléchi sur
la nature de Dieu? Sans doute; car je sens que tu portes le Ciel, le vrai
Ciel, dans ton coeur. Eh bien, qu'est-ce que Dieu?
--C'est l'Être, c'est l'Être absolu. _Sum qui sum_, dit le grand livre,
la Bible.
--Oui, mais ne savons-nous rien de plus sur sa nature? Dieu n'a-t-il pas
révélé à l'Humanité quelque chose de plus?
--Les chrétiens disent que Dieu est trois personnes en un, le Père, le
Fils, l'Esprit.
--Et que disent les traditions des anciennes sociétés secrètes que tu as
consultées?
--Elles disent la même chose.
--Ce rapport ne t'a-t-il pas frappé? Religion officielle et triomphante,
religion secrète et proscrite, s'accordent sur la nature de Dieu. Je
pourrais te parler des cultes antérieurs au Christianisme: tu trouverais,
cachée dans leur théologie, la même vérité. L'Inde, l'Égypte, la Grèce,
ont connu le Dieu un en trois personnes; mais nous reviendrons sur ce
point. Ce que je veux te faire comprendre maintenant, c'est la formule
dans toute son extension, sous toutes ses faces, pour arriver à ce qui
t'intéresse, la méthode, l'organisation, la politique. Je continue. De
Dieu, passons à l'homme. Qu'est-ce que l'homme?
--Après une question difficile, tu m'en poses une qui ne l'est guère
moins. L'oracle de Delphes avait déclaré que toute sagesse consistait dans
la réponse à cette question: _Homme, connais-toi toi-même._
--Et l'oracle avait raison. C'est de la nature humaine bien comprise que
sort toute sagesse, comme toute morale, toute organisation, toute vraie
politique. Permets donc que je te répète ma question. Qu'est-ce que
l'homme?
--L'homme est une émanation de Dieu...
--Sans doute, comme tous les êtres qui vivent, puisque Dieu seul est
l'Être, l'Être absolu. Mais tu ne ressembles pas, je l'espère, aux
philosophes que j'ai vus en Angleterre, en France, et aussi en Allemagne,
à la cour de Frédéric. Tu ne ressembles pas à ce Locke, dont on parle tant
aujourd'hui sur la foi de son vulgarisateur Voltaire, tu ne ressembles pas
à M. Helvétius, avec qui je me suis souvent entretenu, ni à Lamettrie dont
la hardiesse matérialiste plaisait tant à la cour de Berlin. Tu ne dis pas,
comme eux, que l'homme n'a rien de particulier qui le différencie des
animaux, des arbres, des pierres. Dieu, sans doute, fait vivre toute la
nature, comme il fait vivre l'homme; mais il y a de l'ordre dans sa
théodicée. Il y a des distinctions dans sa pensée, et par conséquent dans
ses oeuvres, qui sont sa pensée réalisée. Lis le grand livre qu'on appelle
la _Genèse_, ce livre que le vulgaire regarde avec raison comme sacré,
sans le comprendre: tu y verras que c'est par la lumière divine
établissant la distinction des êtres que se fait l'éternelle création:
_fiat lux_, et _facta est lux_. Tu y verras aussi que chaque être ayant un
nom dans la pensée divine est une espèce: _creavit cuncta juxta genus
suum_ et _secundum speciem suam_. Quelle est donc la formule particulière
de l'homme?
--Je t'entends. Tu veux que je te donne une formule de l'homme analogue à
celle de Dieu. La Trinité divine doit se retrouver dans toutes les oeuvres
de Dieu: chaque oeuvre de Dieu doit refléter la nature divine, mais d'une
manière spéciale; chacune, en un mot, suivant son espèce.
--Assurément. La formule de l'homme, je vais te la dire. Il se passera
encore longtemps avant que les philosophes, divisés aujourd'hui dans leurs
manières de voir, se réunissent pour la comprendre. Cependant il y en a un
qui l'a comprise, il y a déjà bien des années. Celui-là est plus grand que
les autres, bien qu'il soit infiniment moins célèbre pour le vulgaire.
Tandis que l'école de Descartes se perd dans la raison pure, faisant de
l'homme une machine à raisonnement, à syllogismes, un instrument de
logique; tandis que Locke et son école se perdent dans la sensation,
faisant de l'homme une sensitive; tandis que d'autres, tels que j'en
pourrais citer en Allemagne, s'absorbent dans le sentiment, faisant de
l'homme un égoïsme à deux, s'il s'agit de l'amour, à trois ou quatre, ou
plus encore, s'il s'agit de la famille; lui, le plus grand de tous, a
commencé à comprendre que l'homme était tout cela en un, tout cela
indivisiblement. Ce philosophe, c'est Leibnitz. Il comprenait les grandes
choses, celui-là; il ne partageait pas l'absurde mépris que notre siècle
ignorant fait de l'antiquité et du christianisme. Il a osé dire qu'il y
avait des perles dans le fumier du moyen âge. Des perles! Je le crois
bien! la vérité est éternelle, et tous les prophètes l'ont reçue. Je te
dis donc avec lui, et avec une affirmation plus forte que la sienne, que
l'homme est une trinité, comme Dieu. Et cette trinité s'appelle, dans le
langage humain: sensation, sentiment, connaissance. Et l'unité de ces
trois choses forme la Tétrade humaine, répondant à la Tétrade divine. De
là sort toute l'histoire, de là sort toute la politique; et c'est là qu'il
te faut puiser, comme à une source toujours vivante.
--Tu franchis des abîmes que mon esprit, moins rapide que le tien, ne
saurait si vite franchir, reprit _Spartacus_. Comment, de la définition
psychologique que tu viens de me donner, sort-il une méthode et une règle
de certitude? Voilà ce que je te demande d'abord.
--Cette méthode en sort aisément, reprit Rudolstadt. La nature humaine
étant connue, il s'agit de la cultiver conformément à son essence. Si tu
comprenais le livre sans rival d'où l'Évangile lui-même est dérivé, si tu
comprenais la _Genèse_, attribuée à Moïse, et qui, si elle vient
réellement de ce prophète, fut emportée par lui des temples de Memphis, tu
saurais que la _dissolution_ humaine, ou ce que la _Genèse_ appelle le
_déluge_, n'a d'autre cause que la séparation de ces trois facultés de la
nature humaine, sorties ainsi de l'unité, et par là sans rapport avec
l'unité divine, où l'intelligence, l'amour et l'activité restent
éternellement associés. Tu comprendrais donc comment tout organisateur
doit imiter Noé, le _régénérateur_, ce que l'Écriture appelle les
générations de Noé, avec l'ordre dans lequel elle les place, et l'harmonie
qu'elle établit entre elles te servirait de guide. Tu trouverais ainsi, du
même coup, dans la vérité métaphysique, une méthode de certitude pour
cultiver dignement la nature humaine dans chaque homme, et une lumière
pour t'éclairer sur la véritable organisation des sociétés. Mais, je te le
dis encore, je ne crois pas le temps présent fait pour organiser: il y a
trop à détruire. C'est donc surtout comme méthode que je te recommande de
t'attacher à la doctrine. Le temps de la dissolution approche, ou plutôt
il est déjà venu. Oui, le temps est venu où les trois facultés de la
nature humaine vont de nouveau se séparer, et où leur séparation donnera
la mort au corps social, religieux et politique. Qu'arrivera-t-il? La
sensation produira ses faux prophètes, et ils préconiseront la sensation.
Le sentiment produira ses faux prophètes, et ils préconiseront le
sentiment. La connaissance produira ses faux prophètes, et ils
préconiseront l'intelligence. Les derniers seront des orgueilleux qui
ressembleront à Satan. Les seconds seront des fanatiques prêts à tomber
dans le mal comme à marcher vers le bien, sans _critérium_ de certitude et
sans règle. Les autres seront ce qu'Homère dit que devinrent les
compagnons d'Ulysse sous la baguette de Circé. Ne suis aucune de ces trois
routes, qui, prises séparément, conduisent à des abîmes; l'une au
matérialisme, la seconde au mysticisme, la troisième à l'athéisme. Il n'y
a qu'une route certaine vers la vérité: c'est celle qui répond à la nature
humaine complète, à la nature humaine développée sous tous les aspects. Ne
la quitte pas, cette route; et pour cela, médite sans cesse la doctrine et
sa sublime formule.
--Tu m'apprends là des choses que j'avais entrevues. Mais demain je ne
t'aurai plus. Qui me guidera dans la connaissance théorique de la vérité,
et par là dans la pratique?
--Il te restera d'autres guides certains. Avant tout, lis la _Genèse_, et
fais effort pour en saisir le sens. Ne la prends pas pour un livre
d'histoire, pour un monument de chronologie. Il n'y a rien de si insensé
que cette opinion, qui cependant a cours partout, chez les savants comme
chez les écoliers, et dans toutes les communions chrétiennes. Lis
l'_Évangile_, en regard de la _Genèse_, et comprends-le par la _Genèse_,
après l'avoir goûté avec ton coeur. Sort étrange! l'_Évangile_ est, comme
la _Genèse_, adoré et incompris. Voilà les grandes choses. Mais il y en a
encore d'autres. Recueille pieusement ce qui nous est resté de Pythagore.
Lis aussi les écrits conservés sous le nom du théosophe divin dont j'ai
porté le nom dans le Temple. Ce nom vénéré de Trismégiste, ne croyez pas,
mes amis, que j'eusse osé de moi-même le prendre: ce furent les invisibles
qui m'ordonnèrent de le porter. Ces écrits d'Hermès, aujourd'hui dédaignés
des pédants, qui les croient sottement une invention de quelque chrétien
du second ou du troisième siècle, renferment l'ancienne science
égyptienne. Un jour viendra, où, expliqués et mis en lumière, ils
paraîtront ce qu'ils sont, des monuments plus précieux que ceux de Platon,
car Platon a puisé là sa science, et il faut ajouter qu'il a étrangement
méconnu et faussé la vérité dans sa _République_. Lis donc Trismégiste et
Platon, et ceux qui ont médité après eux sur le grand mystère. Dans ce
nombre, je te recommande le noble moine Campanella, qui souffrit
d'horribles tortures pour avoir rêvé ce que tu rêves, l'organisation
humaine fondée sur la vérité et la science.»
Nous écoutions en silence.
«Quand je vous parle de livres, continua Trismégiste, ne croyez pas que,
comme les catholiques, j'incarne idolâtriquement la vie dans des tombeaux.
Je vous dirai des livres ce que je vous disais hier d'autres monuments du
passé. Les livres, les monuments sont des débris de la vie dont la vie
peut et doit se nourrir. Mais la vie est toujours présente, et l'éternelle
Trinité est mieux gravée en nous et au front des étoiles que dans les
livres de Platon ou d'Hermès.»
Sans le vouloir, je fis tourner la conversation un peu au hasard.
«Maître, lui dis-je, vous venez de vous exprimer ainsi: La Trinité est
mieux gravée au front des étoiles... Qu'entendez-vous par là? Je vois bien,
comme dit la Bible, la gloire de Dieu reluire dans l'éclat des astres,
mais je ne vois pas dans les astres une preuve de la loi générale de la
vie que vous appelez Trinité.
--C'est, me répondit-il, que les sciences physiques sont encore trop peu
avancées, ou plutôt, c'est que tu ne les a pas étudiées au point où elles
sont aujourd'hui. As-tu entendu parler des découvertes sur l'électricité?
Sans doute, car elles ont occupé l'attention de tous les hommes instruits.
Eh bien, n'as-tu pas remarqué que les savants si incrédules, si railleurs,
quand il s'agit de la Trinité divine, en sont venus, à propos de ces
phénomènes, à reconnaître la Trinité? car ils disent eux-mêmes qu'il n'y a
pas d'électricité sans chaleur et sans lumière, et réciproquement, en un
mot, ils voient là _trois en un_, ce qu'ils ne veulent pas admettre de
Dieu!»
Il commença alors à nous parler de la nature et de la nécessité de
rattacher tous ses phénomènes à une loi générale.
«La vie, disait-il, est une; il n'y a qu'un acte de la vie. Il s'agit
seulement de comprendre comment tous les êtres particuliers vivent par la
grâce et l'intervention de l'Être universel sans être pour cela absorbés
en lui.»
J'aurais été enchanté, pour mon compte, de l'entendre développer ce grand
sujet. Mais depuis quelque temps _Spartacus_ paraissait faire moins
d'attention à ses paroles. Ce n'est pas qu'il n'y prît intérêt: mais la
tension d'esprit du vieillard ne durerait pas toujours, et il voulait en
profiter en le ramenant à son sujet favori.
Rudolstadt s'aperçut de cette sorte d'impatience.
«Tu ne me suis plus, lui dit-il; est-ce que la science de la nature te
paraîtrait inabordable de la façon que je l'entends? Si c'est là ce que tu
penses, tu te trompes. Je fais autant de cas que toi des travaux actuels
des savants, tournés uniquement vers l'expérimentation. Mais, en
continuant dans cette direction, on ne fera pas de la science, on ne fera
que des nomenclatures. Je ne suis pas, au surplus, le seul à le croire.
J'ai connu en France un philosophe que j'ai beaucoup aimé, Diderot, qui
s'écriait souvent, à propos de l'entassement des matériaux scientifiques
sans idée générale: C'est tout au plus une oeuvre de tailleur de pierres,
mais je ne vois là ni un édifice, ni un architecte. Sache donc que tôt ou
tard la doctrine aura affaire avec les sciences naturelles; il faudra
bâtir avec ces pierres. Et puis, crois-tu que les physiciens puissent
aujourd'hui véritablement comprendre la nature? Dépouillée par eux du Dieu
vivant qui la remplit, peuvent-ils la sentir, la connaître? Ils prennent,
par exemple, la lumière pour de la matière, le son pour de la matière,
quand c'est la lumière et le son...
--Ah! s'écria _Spartacus_, en l'interrompant, ne croyez pas que je
repousse vos intuitions sur la nature. Non, je sens qu'il n'y aura de
science véritable que par la connaissance de l'unité divine et de la
similitude parfaite de tous les phénomènes. Mais vous nous ouvrez tous les
chemins, et je tremble en pensant que bientôt vous allez vous taire. Je
voudrais que vous me fissiez faire quelques pas avancés dans une de ces
routes.
--Laquelle? demanda Rudolstadt.
--C'est l'avenir de l'humanité, qui m'occupe.
--J'entends: tu voudrais que je te dise mon utopie, reprit, en souriant,
le vieillard.
--C'est là ce que je suis venu te demander, dit _Spartacus_, c'est ton
utopie; c'est la société nouvelle que tu portes dans ton cerveau et dans
tes entrailles. Nous savons que la société des Invisibles en a cherché et
rêvé les bases. Tout ce travail a mûri en toi. Fais que nous en
profitions. Donne-nous ta république; nous l'essaierons, en tant qu'elle
nous paraîtra réalisable, et les étincelles de ton foyer commenceront à
remuer le monde.
--Enfants, vous me demandez mes rêves? répondit le philosophe. Oui,
j'essaierai de lever les coins du voile qui me dérobe si souvent à
moi-même l'avenir! Ce sera peut-être pour la dernière fois, mais je dois
le tenter encore aujourd'hui; car j'ai la foi qu'avec vous tout ne sera
pas perdu dans les songes dorés de ma poésie!»
Alors Trismégiste entra dans une sorte de transport divin; ses yeux
rayonnaient comme des astres, et sa voix nous pliait comme l'ouragan.
Pendant plus de quatre heures il parla, et sa parole était belle et pure
comme un chant sacré. Il composa, avec l'oeuvre religieuse, politique et
artistique de tous les siècles, le plus magnifique poëme qui se puisse
concevoir. Il interpréta toutes les religions du passé, tous les mystères
des temples, des poëmes et des législations; tous les efforts, toutes les
tendances, tous les travaux de l'humanité antérieure. Dans les choses qui
nous avaient toujours semblé mortes ou condamnées, il retrouva les
éléments de la vie, et, des ténèbres de la Fable même, il fit jaillir les
éclairs de la vérité. Il expliqua les mythes antiques; il établit, dans sa
démonstration lucide et ingénieuse, tous les liens, tous les points de
contact des religions entre elles. Il nous montra les véritables besoins
de l'humanité plus ou moins compris par les législateurs, plus ou moins
réalisés par les peuples. Il reconstitua à nos yeux l'unité de la vie dans
l'humanité, et l'unité de dogme dans la religion; et de tous les matériaux
épars dans le monde ancien et nouveau, il forma les bases de son monde
futur. Enfin il fit disparaître les solutions de continuité qui nous
avaient arrêtés si longtemps dans nos études. Il combla les abîmes de
l'histoire qui nous avaient tant épouvantés. Il déroula en une seule
spirale infinie ces milliers de bandelettes sacrées qui enveloppaient la
momie de la science. Et quand nous eûmes compris avec la rapidité de
l'éclair ce qu'il nous enseignait avec la rapidité de la foudre; quand
nous eûmes saisi l'ensemble de sa vision, et que le passé, père du présent,
se dressa devant nous comme l'homme lumineux de l'Apocalypse, il s'arrêta
et nous dit avec un sourire:
«Maintenant vous comprenez le passé et le présent; ai-je besoin de vous
faire connaître l'avenir? L'Esprit saint ne brille-t-il pas devant vos
yeux? Ne voyez-vous pas que tout ce que l'homme a rêvé et désiré de
sublime est possible et certain dans l'avenir, par cette seule raison que
la vérité est éternelle et absolue, en dépit de la faiblesse de nos
organes pour la concevoir et la posséder? Et cependant nous la possédons
tous par l'espérance et le désir: elle vit en nous, elle existe de tout
temps dans l'humanité à l'état de germe qui attend la fécondation suprême.
Je vous le dis en vérité, nous gravitons vers l'idéal, et cette
gravitation est infinie comme l'idéal lui-même.»
Il parla encore: et son poëme de l'avenir fut aussi magnifique que celui
du passé. Je n'essaierai pas de vous le traduire ici: je le gâterais, et
il faut être soi-même sous le feu de l'inspiration pour transmettre ce que
l'inspiration a émis. Il me faudra peut-être deux ou trois ans de
méditation pour écrire dignement ce que Trismégiste nous a dit en deux ou
trois heures. L'oeuvre de la vie de Socrate a été l'oeuvre de la vie de
Platon, et celle de Jésus a été celle de dix-sept siècles. Vous voyez que
moi, malheureux et indigne, je dois frémir à l'idée de ma tâche. Je n'y
renonce cependant pas. Le maître ne s'embarrasse point de cette
transcription, telle que je veux la faire. Homme d'action, il a déjà
rédigé un code qui résume, à son point de vue, toute la doctrine de
Trismégiste avec autant de netteté et de précision que s'il l'eût
commentée et approfondie lui-même toute sa vie. Il s'est assimilé, comme
par un contact électrique, toute l'intelligence, toute l'âme du
philosophe. Il la possède, il en est maître; il s'en servira en homme
politique: il sera la traduction vivante et immédiate, au lieu de la
lettre tardive et morte que je médite. Et avant que j'aie fait mon oeuvre,
il aura transmis la doctrine à son école. Oui, peut-être avant deux ans,
la parole étrange et mystérieuse qui vient de s'élever dans ce désert aura
jeté ses racines parmi de nombreux adeptes; et nous verrons ce vaste monde
souterrain des sociétés secrètes, qui s'agite aujourd'hui dans les
ténèbres, se réunir sous une seule doctrine, recevoir une législation
nouvelle, et retrouver son action en s'initiant à la parole de vie. Nous
vous l'apportons, ce monument tant désiré, qui continue les prévisions de
_Spartacus_, qui sanctionne les vérités déjà conquises par lui, et qui
agrandit son horizon de toute la puissance d'une foi inspirée. Pendant que
Trismégiste parlait, et que j'écoutais, avide et tremblant de perdre un
son de cette parole, qui me faisait l'effet d'une musique sacrée,
_Spartacus_, maître de lui-même dans son exaltation, l'oeil en feu, mais
la main ferme, et l'esprit plus ouvert encore que l'oreille, traçait
rapidement sur ses tablettes des signes et des figures, comme si la
conception métaphysique de cette doctrine se fût présentée à lui sous des
formes de géométrie. Quand, le soir même, il s'est reporté à ces notes
bizarres, qui ne m'offraient aucun sens, j'ai été surpris de le voir s'en
servir pour écrire et mettre en ordre, avec une incroyable précision, les
déductions de la logique poétique du philosophe. Tout s'était simplifié et
résumé, comme par magie, dans ce mystérieux alambic de l'intelligence
pratique de notre maître[24].
[Note 24: On sait que Weishaupt, éminemment organisateur, se servait de
signes matériels pour résumer son système, et qu'il envoyait à ses
disciples éloignés toute sa théorie représentée par des cercles et des
lignes sur un petit carré de papier.]
Cependant il n'était pas encore satisfait. L'inspiration semblait
abandonner Trismégiste. Ses yeux perdaient leur éclat, son corps semblait
s'affaisser, et la Zingara nous faisait signe de ne pas l'interroger
davantage. Mais, ardent à la poursuite de la vérité, _Spartacus_ ne
l'écoutait plus, et pressait le poëte de questions impérieuses.
«Tu m'as peint le royaume de Dieu sur la terre, lui disait-il en secouant
sa main refroidie; mais Jésus a dit: «Mon royaume n'est pas _encore de ce
temps-ci;_» il y a dix-sept siècles que l'humanité attend en vain la
réalisation de ses promesses. Je ne me suis pas élevé à la même hauteur
que toi dans la contemplation de l'éternité. Le temps te présente comme à
Dieu même, le spectacle ou l'idée d'une activité permanente, dont toutes
les phases répondent à toute heure à ton sentiment exalté. Quant à moi, je
vis plus près de la terre; je compte les siècles et les années. Je veux
lire dans ma propre vie. Dis-moi, prophète, ce que j'ai à faire dans cette
phase où tu me vois, ce que ta parole aura produit en moi, et ce qu'elle
produira par moi dans le siècle qui s'élève. Je ne veux pas y avoir passé
en vain.
--Que t'importe ce que j'en puis savoir? répondit le poëte; nul ne vit en
vain; rien n'est perdu. Aucun de nous n'est inutile. Laisse-moi détourner
mes regards de ce détail, qui attriste le coeur et rétrécit l'esprit. La
fatigue m'accable d'y avoir songé un instant.
--Révélateur, tu n'as pas le droit de céder à cet accablement, reprenait
_Spartacus_ avec énergie, en s'efforçant de communiquer le feu de son
regard au regard vague et déjà rêveur du poëte. Si tu détournes la vue du
spectacle des misères humaines, tu n'es pas l'homme véritable, l'homme
complet dont un ancien a dit: _Homo sum et nihil humani a me alienum
puto_. Non, tu n'aimes pas les hommes, tu n'es pas leur frère, si tu ne
t'intéresses pas aux maux qu'ils souffrent à chaque heure de l'éternité,
et si tu n'en cherches pas le remède à la hâte dans l'application de ton
idéal. Ô malheureux artiste! qui ne sent pas une fièvre dévorante le
consumer dans cette recherche terrible et délicieuse!
--Que me demandes-tu donc? reprit le poëte ému et presque irrité à son
tour. As-tu donc l'orgueil d'être le seul ouvrier, et penses-tu que je
m'attribue l'honneur d'être le seul inspirateur? Je ne suis point un devin;
je méprise les faux prophètes, je me suis assez longtemps débattu contre
eux. Mes prédictions, à moi, sont des raisonnements; mes visions sont des
perceptions élevées à leur plus haute puissance. Le poëte est autre chose
que le sorcier. Il rêve à coup sûr, tandis que l'autre invente au hasard.
Je crois à ton action, parce que je sens le contact de ta puissance; je
crois à la sublimité de mes songes, parce que je me sens capable de les
produire, et que l'humanité est assez grande, assez généreuse, pour
réaliser au centuple et en masse ce qu'un de ses membres a pu concevoir
isolé.
--Eh bien, reprit _Spartacus_, ce sont les destinées de cette humanité que
je le demande au nom de l'humanité qui s'agite aussi dans mes entrailles,
et que je porte en moi avec plus d'anxiété et peut-être d'amour que
toi-même. Un rêve enchanteur te voile ses souffrances, et moi je les
touche en frémissant à chaque heure de ma vie. J'ai soif de les apaiser,
et, comme un médecin au chevet d'un ami expirant, je la tuerais par
imprudence plutôt que de la laisser mourir sans secours. Tu le vois, je
suis un homme dangereux, un monstre peut-être, si tu ne fais de moi un
saint. Tremble pour l'agonisante, si tu ne mets le remède aux mains de
l'enthousiaste! L'humanité rêve, chante et prie en toi. En moi elle
souffre, crie et se lamente. Tu m'as ouvert ton avenir, mais ton avenir
est loin, quoi que tu en dises, et il me faudra bien des sueurs pour
extraire quelques gouttes de ton dictame sur des blessures qui saignent.
Des générations languissent et passent sans lumière et sans action. Moi,
l'Humanité souffrante incarnée; moi, le cri de détresse et la volonté du
salut, je veux savoir si mon action sera funeste ou bienfaisante. Tu n'as
pas tellement détourné les yeux du mal que tu ne saches qu'il existe. Où
faut-il courir d'abord? Que faut-il faire demain? Est-ce par la douceur,
est-ce par la violence qu'il faut combattre les ennemis du bien?
Rappelle-toi tes chers Taborites; ils voyaient une mer de sang et de
larmes à franchir avant d'entrer dans le paradis terrestre. Je ne te
prends pas pour un devin; mais je vois en toi une logique puissante, une
clarté magnifique à travers tes symboles; si tu peux prédire à coup sûr
l'avenir le plus éloigné, tu peux plus sûrement encore percer l'horizon
voilé qui borne l'essor de ma vue.»
Le poëte paraissait en proie à une vive souffrance. La sueur coulait de
son front. Il regardait _Spartacus_ tour à tour avec effroi et avec
enthousiasme: une lutte terrible l'oppressait. Sa femme, épouvantée,
l'entourait de ses bras, et adressait de muets reproches à notre maître
par des regards où se peignait cependant une crainte respectueuse. Jamais
je n'ai mieux senti la puissance de _Spartacus_ que dans cet instant où il
dominait de toute sa volonté fanatique de droiture et de vérité les
tortures de ce prophète aux prises avec l'inspiration, la douleur de cette
femme suppliante, l'effroi de leurs enfants, et les reproches de son
propre coeur. J'étais tremblant moi-même, je le trouvais cruel. Je
craignais de voir cette belle âme du poëte se briser dans un dernier
effort, et les larmes qui brillaient aux cils noirs de la Consuelo
tombaient amères et brûlantes sur mon coeur. Tout à coup Trismégiste se
leva, et, repoussant à la fois _Spartacus_ et la Zingara, faisant signe
aux enfants de s'éloigner, il nous parut comme transfiguré. Son regard
semblait lire dans un livre invisible, vaste comme le monde, écrit en
traits de lumière à la voûte du ciel.
Il s'écria:
«Ne suis-je pas _l'homme_?... Pourquoi ne dirais-je pas ce que la nature
humaine appelle et par conséquent réalisera?... Oui, je suis _l'homme_:
donc je puis dire ce que veut _l'homme_, et ce qu'il causera. Celui qui
voit le nuage s'amonceler peut prédire la foudre et l'ouragan. Moi, je
sais ce que j'ai dans mon âme et ce qui en sortira. Je suis _l'homme_, et
je suis en rapport avec _l'humanité_ de mon temps. J'ai vu l'Europe, et je
sais les orages qui grondent dans son sein... Amis, nos rêves ne sont pas
des rêves: j'en jure par la nature humaine! Ces rêves ne sont des rêves
que par rapport à la forme actuelle du monde. Mais qui a l'initiative, de
l'esprit ou de la matière? L'Évangile dit: _l'Esprit souffle où il veut_.
L'Esprit soufflera, et changera la face du monde. Il est dit dans la
Genèse que l'Esprit soufflait sur les eaux quand tout était chaos et
ténèbres. Or la création est éternelle. Créons donc, c'est-à-dire
obéissons au souffle de l'Esprit. Je vois les ténèbres et le chaos!
pourquoi resterions-nous ténèbres? _Veni, creator Spiritus!_»
Il s'interrompit, et reprit ainsi:
«Est-ce Louis XV qui peut lutter contre toi, _Spartacus_?... Frédéric, le
disciple de Voltaire, n'est pas si puissant que son maître... Et si je
comparais Marie-Thérèse à ma Consuelo... Mais quel blasphème!»
Il s'interrompit encore:
«Allons, Zdenko! toi, mon fils, toi le descendant des Podiebrad, et qui
portes le nom d'un esclave, prépare-toi à nous soutenir. Tu es l'homme
nouveau: quel parti prendras-tu? Seras-tu avec ton père et ta mère, ou
avec les tyrans du monde? En toi est la force, génération nouvelle:
confirmeras tu l'esclavage ou la liberté? Fils de Consuelo, fils de la
Bohémienne, filleul de l'esclave, j'espère que tu seras avec la Bohémienne
et l'esclave. Sans cela, moi, né des rois, je te renie.»
Il ajouta:
«Celui qui oserait dire que l'essence divine, qui est beauté, bonté,
puissance, ne se réalisera pas sur la terre, celui-là est Satan.»
Il ajouta encore:
«Celui qui oserait dire que l'essence humaine créée à l'image de Dieu,
comme dit la Bible, et qui est sensation, sentiment, connaissance, ne se
réalisera pas sur la terre, celui-là est Caïn.»
Il resta quelque temps muet, et reprit ainsi:
«Ta forte volonté, _Spartacus_, a fait l'effet d'une conjuration... Que
ces rois sont faibles sur leur trône!... Ils se croient puissants, parce
que tout plie devant eux... Ils ne voient pas ce qui menace... Ah! vous
avez renversé les nobles et leurs hommes d'armes, les évêques et leur
clergé; et vous vous croyez bien forts!... Mais ce que vous avez renversé
était votre force; ce ne sont pas vos maîtresses, vos courtisans, ni vos
abbés, qui vous défendront, pauvres monarques, vains fantômes... Cours en
France, _Spartacus_! la France bientôt va détruire... Elle a besoin de
toi... Cours, te dis-je, hâte-toi, si tu veux prendre part à l'oeuvre...
C'est la France qui est la prédestinée des nations. Joins-toi, mon fils,
aux aînés de l'espèce humaine... J'entends retentir sur la France cette
voix d'Isaïe: «Lève-loi, sois illuminée; car ta lumière est venue, et la
gloire de l'Éternel est descendue sur toi, et les nations marcheront à ta
lumière.» Les Taborites chantaient cela du Tabor: aujourd'hui le Tabor,
c'est la France!»
Il se tut quelque temps. Sa physionomie avait pris l'expression du bonheur.
«Je suis heureux, s'écria-t-il; gloire à Dieu!... Gloire à Dieu dans le
ciel, comme dit l'Évangile, et paix sur la terre aux hommes de bonne
volonté!... Ce sont les anges, qui chantent cela; je me sens comme les
anges, et je chanterais avec eux... Qu'est-il donc arrivé?... Je suis
toujours au milieu de vous, mes amis, je suis toujours avec toi, ô mon Ève,
ô ma Consuelo! voilà mes enfants, les âmes de mon âme. Mais nous ne
sommes plus dans les monts de la Bohême, sur les débris du château de mes
pères. Il me semble que je respire la lumière, et que je jouis de
l'éternité... Qui donc d'entre vous disait tout à l'heure: Oh! que la vie
est belle, que la nature est belle, que l'humanité est belle! Mais il
ajoutait: Les tyrans ont gâté tout cela... Des tyrans! il n'y en a plus.
L'homme est égal à l'homme. La nature humaine est comprise, reconnue,
sanctifiée. L'homme est libre, égal, et frère. Il n'y a plus d'autre
définition de l'homme. Plus de maîtres, plus d'esclaves... Entendez-vous
ce cri: _Vive la république!_ Entendez-vous cette foule innombrable qui
proclame la _liberté_, la _fraternité_, l'_égalité_... Ah! c'était la
formule qui, dans nos mystères, était prononcée à voix basse, et que les
adeptes des hauts grades se communiquaient seuls les uns aux autres. Il
n'y a donc plus lieu au secret. Les sacrements sont pour tout le monde.
La coupe à tout le monde! comme disaient nos pères les Hussites.»
Mais tout à coup, hélas! il se prit à pleurer à chaudes larmes:
«Je savais bien que la doctrine n'était pas assez avancée!... Pas assez
d'hommes la portaient dans leur coeur, ou la comprenaient dans leur
esprit!...
«Quelle horreur! continua-t-il. La guerre partout! et quelle guerre!»
Il pleura longtemps. Nous ne savions quelles visions se pressaient devant
ses yeux. Il nous sembla qu'il revoyait la guerre des Hussites. Toutes ses
facultés paraissaient troublées; son âme était comme celle du Christ sur
le Calvaire.
Je souffrais beaucoup, en le voyant tant souffrir: _Spartacus_ était ferme
comme un homme qui consulte les oracles.
«Seigneur! Seigneur! s'écria le prophète après avoir longtemps pleuré et
gémi, ayez pitié de nous. Nous sommes dans votre main, faites de nous ce
que vous voudrez.»
En prononçant ces dernières paroles, Trismégiste étendit ses mains pour
chercher celles de sa femme et de son fils, comme s'il eût été
instantanément privé de la vue. Les petites filles vinrent se presser tout
effrayées sur son coeur, et ils restèrent tous enlacés dans le plus
profond silence. Les traits de la Zingara exprimaient la terreur, et le
jeune Zdenko interrogeait avec effroi les regards de sa mère. _Spartacus_
ne les voyait pas. La vision du poëte se peignait-elle encore devant ses
yeux? Enfin, il se rapprocha du groupe, et la Zingara lui fit signe de ne
pas réveiller son mari. Il avait les yeux ouverts et fixes devant lui,
soit qu'il dormît à la manière des somnambules, soit qu'il vît s'effacer
lentement à l'horizon les rêves qui l'avaient agité. Au bout d'un quart
d'heure, il respira fortement, ses yeux s'animèrent, et il rapprocha de
son sein sa femme et son fils, qu'il y tint longtemps embrassés.
Puis il se leva, et fit signe qu'il désirait se remettre en route.
«Le soleil est bien chaud pour toi à cette heure, lui dit la Consuelo;
ne préfères-tu pas faire la sieste sous ces arbres?
--Ce soleil est bon, répondit-il avec un sourire ingénu, et si tu ne le
crains pas plus que de coutume, il me fera grand bien.»
Chacun reprit son fardeau, le père le sac de voyage, le jeune homme les
instruments de musique, et la mère les mains de ses deux filles.
«Vous m'avez fait souffrir, dit-elle à Spartacus; mais je sais qu'il faut
souffrir pour la vérité.
--Ne craignez-vous pas que cette crise n'ait des suites fâcheuses? lui
demandai-je avec émotion. Laissez-moi vous suivre encore, je puis vous
être utile.
--Soyez béni de votre charité, reprit-elle, mais ne nous suivez pas. Je ne
crains rien pour _lui_, qu'un peu de mélancolie, durant quelques heures.
Mais il y avait dans ce lieu-ci un danger, un souvenir affreux, dont vous
l'avez préservé en l'occupant d'autres pensées. Il avait voulu y venir, et,
grâce à vous, il n'a pas même reconnu l'endroit. Je vous bénis donc de
toutes façons, et vous souhaite l'occasion et les moyens de servir Dieu de
toute votre volonté et de toute votre puissance.»
Je retins les enfants pour les caresser et pour prolonger les instants qui
s'envolaient; mais leur mère me les reprit, et je me sentis comme
abandonné de tous, quand elle me dit adieu pour la dernière fois.
Trismégiste ne nous fit point d'adieux: il semblait qu'il nous eût
oubliés. Sa femme nous conjura de ne pas le distraire. Il descendit la
colline d'un pied ferme. Son visage était calme, et il aidait, avec une
sorte de gaieté heureuse, sa fille aînée à sauter les buissons et les
rochers.
Le beau Zdenko marchait derrière lui avec sa mère et sa plus jeune soeur.
Nous les suivîmes longtemps des yeux sur le chemin _sablé d'or_, le chemin
_sans maître_ de la forêt. Enfin, ils se perdirent derrière les sapins; et
au moment où elle allait disparaître la dernière, nous vîmes la Zingara
enlever sa petite Wenceslawa et la placer sur son épaule robuste. Puis
elle se hâta de rejoindre sa chère caravane, alerte comme une vraie fille
de Bohême, poétique comme la bonne déesse de la pauvreté...
* * * * *
Et nous aussi, nous sommes en route, nous marchons! La vie est un voyage
qui a la vie pour but, et non la mort, comme on le dit dans un sens
matériel et grossier. Nous avons consolé de notre mieux les habitants du
hameau, et nous avons laissé le vieux Zdenko attendant son _lendemain_:
nous avons rejoint nos frères à Pilsen, où je vous ai écrit ce récit, et
nous allons repartir pour d'autres recherches. Et vous aussi, ami!
tenez-vous prêt au voyage sans repos, à l'action sans défaillance: nous
allons au triomphe ou au martyre[25]!
[Note 25: Martinowicz, à qui cette lettre était adressée, savant distingué
et illuminé enthousiaste, eut la tête tranchée à Buda en 1795, avec
plusieurs seigneurs hongrois, ses complices dans la conspiration.]
FIN DE LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.