«Vous êtes ébahie de notre petite fête, dit la princesse en riant. Eh bien,
vous le serez davantage quand vous saurez que nous allons souper toutes
les trois, en nous servant nous-mêmes; comme déjà nous avons tout préparé
nous-mêmes, madame de Kleist et moi. C'est nous deux qui avons mis le
couvert et allumé les bougies, et jamais je ne me suis tant amusée. Je me
suis coiffée et habillée toute seule pour la première fois de ma vie, et
je n'ai jamais été mieux arrangée, du moins à ce qu'il me semble. Enfin,
nous allons nous divertir _incognito!_ Le roi couche à Potsdam, la reine
est à Charlottenburg, mes soeurs sont chez la reine mère, à Montbijou;
mes frères, je ne sais où; nous sommes seules dans le château. Je suis
censée malade, et je profite de cette nuit de liberté pour me sentir vivre
un peu, et pour fêter avec vous deux (les seules personnes au monde
auxquelles je puisse me fier) l'évasion de mon cher Trenck. Aussi nous
allons boire du champagne à sa santé, et si l'une de nous se grise, les
autres lui garderont le secret. Ah! les beaux soupers philosophiques de
Frédéric vont être effacés par la splendeur et la gaieté de celui-ci!»
On se mit à table, et la princesse se montra sous un jour tout nouveau à
la Porporina. Elle était bonne, sympathique, naturelle, enjouée, belle
comme un ange, adorable en un mot ce jour-là, comme elle l'avait été aux
plus beaux jours de sa première jeunesse. Elle semblait nager dans le
bonheur, et c'était un bonheur pur, généreux, désintéressé. Son amant
fuyait loin d'elle, elle ignorait si elle le reverrait jamais; mais il
était libre, il avait cessé de souffrir, et cette amante radieuse
bénissait la destinée.
«Ah! que je me sens bien entre vous deux! disait-elle à ses confidentes
qui formaient avec elle le plus beau trio qu'une coquetterie raffinée ait
jamais dérobé aux regards des hommes: je me sens libre comme Trenck l'est
à cette heure; je me sens bonne comme il l'a toujours été, lui, et comme
je croyais ne plus l'être! Il me semblait que la forteresse de Glatz
pesait à toute heure sur mon âme: la nuit elle était sur ma poitrine comme
un cauchemar. J'avais froid dans mon lit d'édredon, en songeant que celui
que j'aime grelottait sur les dalles humides d'un sombre caveau. Je ne
vivais plus, et ne pouvais plus jouir de rien. Ah! chère Porporina,
imaginez-vous l'horreur qu'on éprouve à se dire: Il souffre tout cela pour
moi! c'est mon fatal amour qui le précipite tout vivant dans un tombeau?»
Cette pensée changeait tous les aliments en fiel comme le souffle des
harpies.
«Verse-moi du vin de champagne, Porporina: je ne l'ai jamais aimé, il y a
deux ans que je ne bois que de l'eau. Eh bien, il me semble que je bois de
l'ambroisie. La clarté des bougies est riante, ces fleurs sentent bon, ces
friandises sont recherchées, et surtout vous êtes belles comme deux anges,
de Kleist et toi. Oh! oui, je vois, j'entends, je respire; je suis devenue
vivante, de statue, de cadavre que j'étais. Tenez, portez avec moi la
santé de Trenck d'abord, et puis celle de l'ami qui s'est enfui avec lui;
ensuite, nous porterons celle des braves gardiens qui l'ont laissé fuir,
et puis enfin celle de mon frère Frédéric, qui n'a pas pu l'en empêcher.
Non, aucune pensée amère ne troublera ce jour de fête. Je n'ai plus
d'amertume contre personne; il me semble que j'aime le roi. Tiens! à la
santé du roi, Porporina; vive le roi!»
Ce qui ajoutait au bien-être que la joie de cette pauvre princesse
communiquait à ses deux belles convives, c'était la bonhomie de ses
manières et l'égalité parfaite qu'elle faisait régner entre elles trois.
Elle se levait, changeait les assiettes quand son tour venait, découpait
elle-même, et servait ses compagnes avec un plaisir enfantin et
attendrissant.
«Ah! si je n'étais pas née pour la vie d'égalité, du moins l'amour me l'a
fait comprendre, disait-elle, et le malheur de ma condition m'a révélé
l'imbécillité de ces préjugés du rang et de la naissance. Mes soeurs ne
sont pas comme moi. Ma soeur d'Anspach porterait sa tête sur l'échafaud
plutôt que de faire la première révérence à une Altesse non régnante. Ma
soeur de Bareith, qui fait la philosophe et l'esprit fort avec M. Voltaire,
arracherait les yeux à une duchesse qui se permettrait d'avoir un pouce
d'étoffe de plus qu'elle à la queue de sa robe. C'est qu'elles n'ont
jamais aimé, voyez-vous! Elles passeront leur vie dans cette machine
pneumatique qu'elles appellent la dignité de leur rang. Elles mourront
embaumées dans leur majesté comme des momies; elles n'auront pas connu mes
amères douleurs, mais aussi elles n'auront pas eu, dans toute leur vie
d'étiquette et de gala, un quart d'heure de laisser-aller, de plaisir et
de confiance comme celui que je savoure dans ce moment! Mes chères petites,
il faut que vous rendiez la fête complète, il faut que vous me tutoyiez
ce soir. Je veux être Amélie pour vous; plus d'Altesse; Amélie tout court.
Ah! tu fais mine de refuser, toi, de Kleist? La cour t'a gâtée, mon enfant;
malgré toi tu en as respiré l'air malsain: mais toi, chère Porporina, qui,
bien que comédienne, sembles un enfant de la nature, tu céderas à mon
innocent désir.
--Oui, ma chère Amélie, je le ferai de tout mon coeur pour t'obliger,
répondit la Porporina en riant.»
--Ah! ciel! s'écria la princesse, si tu savais quel effet cela me fait
d'être tutoyée, et de m'entendre appeler _Amélie!_ Amélie! oh! comme il
disait bien mon nom, _lui!_ Il me semblait que c'était le plus beau nom de
la terre, le plus doux qu'une femme ait jamais porté, quand il le
prononçait.
Peu à peu la princesse poussa le ravissement de l'âme jusqu'à s'oublier
elle-même pour ne plus s'occuper que de ses amies; et dans cet essai
d'égalité, elle se sentit devenir si grande, si heureuse et si bonne,
qu'elle dépouilla instinctivement l'âpre personnalité développée en elle
par la passion et la souffrance. Elle cessa de parler d'elle exclusivement,
elle ne songea plus à se faire un petit mérite d'être si aimable et si
simple; elle interrogea madame de Kleist sur sa famille, sa position et
ses sentiments, ce qu'elle n'avait pas fait depuis qu'elle était absorbée
par ses propres chagrins. Elle voulut aussi connaître la vie d'artiste,
les émotions du théâtre, les idées et les affections de la Porporina. Elle
inspirait la confiance en même temps qu'elle la ressentait, et elle goûta
un plaisir infini à lire dans l'âme d'autrui, et à voir enfin, dans ces
êtres différents d'elle jusque là, des êtres semblables dans leur essence,
aussi méritants devant Dieu, aussi bien doués de la nature, aussi
importants sur la terre qu'elle s'était longtemps persuadé devoir l'être
de préférence aux autres.
Ce fut la Porporina surtout dont les réponses ingénues et l'expansion
sympathique la frappèrent d'un respect mêlé de douce surprise.
«Tu me parais un ange, lui dit-elle. Toi, une fille de théâtre! Tu parles
et tu penses plus noblement qu'aucune tête couronnée que je connaisse.
Tiens, je me prends pour toi d'une estime qui va jusqu'à l'engouement. Il
faut que tu m'accordes la tienne tout entière, belle Porporina. Il faut
que tu m'ouvres ton coeur, et que tu me racontes ta vie, ta naissance, ton
éducation, tes amours, tes malheurs, tes fautes même, si tu en as commis.
Ce ne peuvent être que de nobles fautes, comme celle que je porte, non sur
la conscience, comme on dit, mais dans le sanctuaire de mon coeur. Il est
onze heures, nous avons toute la nuit devant nous; notre petite _orgie_
tire à sa fin, car nous ne faisons plus que bavarder, et je vois que la
seconde bouteille de Champagne aura tort. Veux-tu me raconter ton histoire,
telle que je te la demande? Il me semble que la connaissance de ton coeur,
et le tableau d'une vie où tout me sera nouveau et inconnu va m'instruire
des véritables devoirs de ce monde, plus que toutes mes réflexions ne
l'ont jamais pu faire. Je me sens capable de t'écouter et de te suivre
comme je n'ai jamais pu écouter rien de ce qui était étranger à ma
passion. Veux-tu me satisfaire?
--Je le ferais de grand coeur, Madame... répondit la Porporina.
--Quelle dame? où prends-tu ici cette Madame, interrompit gaiement la
princesse.
--Je dis, ma chère Amélie, reprit la Porporina, que je le ferais avec
plaisir, si, dans ma vie, il ne se trouvait un secret important, presque
formidable, auquel tout se rattache, et qu'aucun besoin d'épanchement,
aucun entraînement de coeur ne me permettent de révéler.
--Eh bien, ma chère enfant, je le sais, ton secret! et si je ne t'en ai
pas parlé dès le commencement de notre souper, c'est par un sentiment de
discrétion au-dessus duquel je sens maintenant que mon amitié pour toi
peut se placer sans scrupule.
--Vous savez mon secret! s'écria la Porporina pétrifiée de surprise. Oh!
Madame, pardonnez! cela me paraît impossible.
--_Un gage!_ Tu me traites toujours en Altesse.
--Pardonne-moi, Amélie... mais tu ne peux pas savoir mon secret, à moins
d'être réellement d'accord avec Cagliostro, comme on le prétend.
--J'ai entendu parler de ton aventure avec Cagliostro dans le temps, et je
mourais d'envie d'en connaître les détails; mais ce n'est pas la curiosité
qui me pousse ce soir, c'est l'amitié, comme je te l'ai dit sincèrement.
Ainsi, pour t'encourager, je te dirai que, depuis ce matin, je sais fort
bien que la signora Consuelo Porporina pourrait légitimement prendre, si
elle le voulait, le titre de comtesse de Rudolstadt.
--Au nom du ciel, madame... Amélie... qui a pu vous instruire...
--Ma chère Rudolstadt, tu ne sais donc pas que ma soeur, la margrave de
Bareith, est ici?
--Je le sais.
--Et avec elle son médecin Supperville?
--J'entends. M. Supperville a manqué à sa parole, à son serment. Il a
parlé!
--Rassure-toi. Il n'a parlé qu'à moi, et sous le sceau du secret. Je ne
vois pas d'ailleurs, pourquoi tu crains tant de voir ébruiter une affaire
qui est si honorable pour ton caractère et qui ne peut plus nuire à
personne. La famille de Rudolstadt est éteinte, à l'exception d'une
vieille chanoinesse qui ne peut tarder à rejoindre ses frères dans le
tombeau. Nous avons, il est vrai, en Saxe, des princes de Rudolstadt qui
se trouvent tes proches parents, tes cousins issus de germain, et qui sont
fort vains de leur nom; mais si mon frère veut te soutenir, tu porteras ce
nom sans qu'ils osent réclamer... à moins que tu ne persistes à préférer
ton nom de Porporina, qui est tout aussi glorieux et beaucoup plus doux à
l'oreille.
--Telle est mon intention, en effet, répondit la cantatrice, quelque chose
qui arrive; mais je voudrais bien savoir à quel propos M. Supperville vous
a raconté tout cela... Quand je le saurai, et que ma conscience sera
dégagée de son serment, je vous promets... de te raconter les détails de
ce triste et étrange mariage.
--Voici le fait, dit la princesse. Une de mes femmes étant malade, j'ai
fait prier Supperville, qui se trouvait, m'a-t-on dit, dans le château
auprès de ma soeur, de passer chez moi pour la voir. Supperville est un
homme d'esprit que j'ai connu lorsqu'il résidait ici, et qui n'a jamais
aimé mon frère. Cela m'a mise à l'aise pour causer avec lui. Le hasard a
amené la conversation sur la musique, sur l'opéra, et sur toi par
conséquent; je lui ai parlé de toi avec tant d'éloges, que, soit pour me
faire plaisir, soit par conviction, il a renchéri sur moi, et t'a portée
aux nues. Je prenais goût à l'entendre, et je remarquais une certaine
affectation qu'il mettait à me faire pressentir en toi une existence
romanesque digne d'intérêt, et une grandeur d'âme supérieure à toutes mes
bonnes présomptions. Je l'ai pressé beaucoup, je te le confesse, et il
s'est laissé prier beaucoup aussi, je dois le dire pour le justifier.
Enfin, après m'avoir demandé ma parole de ne pas le trahir, il m'a raconté
ton mariage au lit de mort du comte de Rudolstadt, et la renonciation
généreuse que tu avais faite de tous tes droits et avantages. Tu vois, mon
enfant, que tu peux, sans scrupule, me dire le reste, si rien ne t'engage
à me le cacher.
--Cela étant, dit la Porporina après un moment de silence et d'émotion,
quoique ce récit doive réveiller en moi des souvenirs bien pénibles,
surtout depuis mon séjour à Berlin, je répondrai par ma confiance à
l'intérêt de Votre Altesse... je veux dire de ma bonne Amélie.»
VII.
«Je suis née dans je ne sais quel coin de l'Espagne, je ne sais pas
précisément en quelle année; mais je dois avoir vingt-trois ou
vingt-quatre ans. J'ignore le nom de mon père; et quant à celui de ma mère,
je crois bien qu'elle était, à l'égard de ses parents, dans la même
incertitude que moi. On l'appelait à Venise, la _Zingara_, et moi la
_Zingarella_. Ma mère m'avait donné pour patronne Maria del Consuelo,
comme qui dirait, en français, Notre-Dame de Consolation. Mes premières
années furent errantes et misérables. Nous courions le monde à pied, ma
mère et moi, vivant de nos chansons. J'ai un vague-souvenir que, dans la
forêt de Bohême, nous reçûmes l'hospitalité dans un château, où un bel
adolescent, fils du seigneur, et nommé Albert, me combla de soins et
d'amitiés, et donna une guitare à ma mère. Ce château, c'était le château
des géants, dont je devais refuser un jour, d'être la châtelaine: ce jeune
seigneur, c'était le comte Albert de Rudolstadt, dont je devais devenir
l'épouse.
«A dix ans, je commençais à chanter dans les rues. Un jour que je disais
ma petite chanson sur la place Saint-Marc, à Venise, devant un café,
maître Porpora, qui se trouvait là, frappé de la justesse de ma voix et de
la méthode naturelle que ma mère m'avait transmise, m'appela, me
questionna, me suivit jusqu'à mon galetas, donna quelques secours à ma
mère, et lui promit de me faire entrer à la _scuola dei mendicanti_, une
de ces écoles gratuites de musique qui abondent en Italie, et d'où sortent
tous les artistes éminents de l'un et l'autre sexe; car ce sont les
meilleurs maîtres qui en ont la direction. J'y fis de rapides progrès; et
maître Porpora prit pour moi une amitié qui m'exposa bientôt à la jalousie
et aux mauvais tours de mes camarades. Leurs dépits injustes et le mépris
qu'elles affichaient pour mes haillons me donnèrent de bonne heure
l'habitude de la patience, de la réserve et de la résignation.
«Je ne me souviens pas du premier jour où je le vis; mais il est certain
qu'à l'âge de sept ou huit ans, j'aimais déjà un jeune homme ou plutôt un
enfant, orphelin, abandonné, étudiant comme moi la musique par protection
et par charité, vivant, comme moi, sur le pavé. Notre amitié, ou notre
amour, car c'était la même chose, était un sentiment chaste et délicieux.
Nous passions ensemble, dans un vagabondage innocent, les heures qui
n'étaient pas consacrées à l'étude. Ma mère, après l'avoir inutilement
combattue, sanctionna notre inclination par la promesse qu'elle nous fit
contracter, à son lit de mort, de nous marier ensemble, aussitôt que notre
travail nous aurait mis à même d'élever une famille.
«A l'âge de dix-huit ou dix-neuf ans, j'étais assez avancée dans le chant.
Le comte Zustiniani, noble vénitien, propriétaire du théâtre San Samuel,
m'entendit chanter à l'église, et m'engagea comme première cantatrice,
pour remplacer la Corilla, belle et robuste virtuose, dont il avait été
l'amant, et qui lui était infidèle. Ce Zustiniani était précisément le
protecteur de mon fiancé Anzoleto. Anzoleto fut engagé avec moi pour
chanter les premiers rôles d'homme. Nos débuts s'annoncèrent sous les plus
brillants auspices. Il avait une voix magnifique, une facilité naturelle
extraordinaire, un extérieur séduisant: toutes les belles dames le
protégeaient. Mais il était paresseux; il n'avait pas eu un professeur
aussi habile et aussi zélé que le mien. Son succès fut moins brillant. Il
en eut du chagrin d'abord, et puis du dépit, enfin de la jalousie; et je
perdis ainsi son amour.
--Est-il possible? dit la princesse Amélie, pour une semblable cause?
Il était donc bien vil?
--Hélas! non, madame; mais il était vain et artiste. Il se fit protéger
par la Corilla, la cantatrice disgraciée et furieuse, qui m'enleva son
coeur, et l'amena rapidement à offenser et à déchirer le mien. Un soir,
maître Porpora, qui avait toujours combattu nos sentiments, parce qu'il
prétend qu'une femme, pour être grande artiste, doit rester étrangère à
toute passion et à tout engagement de coeur, me fit découvrir la trahison
d'Anzoleto. Le lendemain soir, le comte Zustiniani me fit une déclaration
d'amour, à laquelle j'étais loin de m'attendre, et qui m'offensa
profondément. Anzoleto feignit d'être jaloux, de me croire corrompue... Il
voulait briser avec moi. Je m'enfuis de mon logement, dans la nuit;
j'allai trouver mon maître, qui est un homme de prompte inspiration, et
qui m'avait habituée à être prompte dans l'exécution. Il me donna des
lettres, une petite somme, un itinéraire de voyage; il me mit dans une
gondole, m'accompagna jusqu'à la terre ferme, et je partis seule, au point
du jour, pour la Bohême.
--Pour la Bohême? dit madame de Kleist, à qui le courage et la vertu de la
Porporina faisaient ouvrir de grands yeux.
--Oui, Madame, reprit la jeune fille. Dans notre langage d'artistes
aventuriers, nous disons souvent _courir la Bohême_ pour signifier qu'on
s'embarque dans les hasards d'une vie pauvre, laborieuse et souvent
coupable, dans la vie des Zingari, qu'on appelle aussi Bohémiens, en
français. Quant à moi, je partais, non pour cette Bohême symbolique à
laquelle mon sort semblait me destiner comme tant d'autres, mais pour le
malheureux et chevaleresque pays des Tchèques, pour la patrie de Huss et
de Ziska, pour le Boehmer-Wald, enfin pour le château des Géants, où je
fus généreusement accueillie par la famille des Rudolstadt.
--Et pourquoi allais-tu dans cette famille? demanda la princesse, qui
écoutait avec beaucoup d'attention: se souvenait-on de t'y avoir vue
enfant?
--Nullement. Je ne m'en souvenais pas moi-même, et ce n'est que longtemps
après, et par hasard, que le comte Albert retrouva et m'aida à retrouver
le souvenir de cette petite aventure; mais mon maître le Porpora avait été
fort lié en Allemagne avec le respectable Christian de Rudolstadt, chef de
la famille. La jeune baronne Amélie, nièce de ce dernier, demandait une
gouvernante, c'est-à-dire une demoiselle de compagnie qui fit semblant de
lui enseigner la musique, et qui la désennuyât de la vie austère et triste
qu'on menait à Riesenburg[4]. Ses nobles et bons parents m'accueillirent
comme une amie, presque comme une parente. Je n'enseignai rien, malgré mon
bon vouloir, à ma jolie et capricieuse élève, et...
[Note 4: Château des Géants, en allemand]
--Et le comte Albert devint amoureux de toi, comme cela devait arriver?
--Hélas! Madame, je ne saurais parler légèrement d'une chose si grave et
si douloureuse. Le comte Albert, qui passait pour fou, et qui unissait à
une âme sublime, à un génie enthousiaste, des bizarreries étranges, une
maladie de l'imagination tout à fait inexplicable...
--Supperville m'a raconté tout cela, sans y croire et sans me le faire
comprendre. On attribuait à ce jeune homme des facultés supernaturelles,
le don des prophéties, la seconde vue, le pouvoir de se rendre
invisible... Sa famille racontait là-dessus des choses inouïes... Mais
tout cela est impossible, et j'espère que tu n'y ajoutes pas foi?
--Épargnez-moi, Madame, la souffrance et l'embarras de me prononcer sur
des faits qui dépassent la portée de mon intelligence. J'ai vu des choses
inconcevables, et, en de certains moments, le comte Albert m'a semblé un
être supérieur à la nature humaine. En d'autres moments, je n'ai vu en lui
qu'un être malheureux, privé, par l'excès même de sa vertu, du flambeau de
la raison; mais en aucun temps je ne l'ai vu semblable aux vulgaires
humains. Dans le délire comme dans le calme, dans l'enthousiasme comme
dans l'abattement, il était toujours le meilleur, le plus juste, le plus
sagement éclairé ou le plus poétiquement exalté des hommes. En un mot, je
ne saurais penser à lui ni prononcer son nom sans un frémissement de
respect, sans un attendrissement profond, et sans une sorte d'épouvante;
car je suis la cause involontaire, mais non tout à fait innocente, de sa
mort.
--Voyons, chère comtesse, essuie tes beaux yeux, prends courage, et
continue. Je t'écoute sans ironie et sans légèreté profane, je te le jure.
--Il m'aima d'abord sans que je pusse m'en douter. Il ne m'adressait
jamais la parole, il ne semblait même pas me voir. Je crois qu'il
s'aperçut pour la première fois de ma présence dans le château, lorsqu'il
m'entendit chanter. Il faut vous dire qu'il était très-grand musicien, et
qu'il jouait du violon comme personne au monde ne se doute qu'on puisse en
jouer. Mais je crois bien être la seule qui l'ait jamais entendu à
Riesenburg; car sa famille n'a jamais su qu'il possédait cet incomparable
talent. Son amour naquit donc d'un élan d'enthousiasme et de sympathie
musicale. Sa cousine, la baronne Amélie, qui était fiancée avec lui depuis
deux ans, et qu'il n'aimait pas, prit du dépit contre moi, quoiqu'elle ne
l'aimât pas non plus. Elle me le témoigna avec plus de franchise que de
méchanceté; car, au milieu de ses travers, elle avait une certaine
grandeur d'âme; elle se lassa des froideurs d'Albert, de la tristesse du
château, et, un beau matin, nous quitta, enlevant, pour ainsi dire, son
père le baron Frédéric, frère du comte Christian, homme excellent et borné,
indolent d'esprit et simple de coeur, esclave de sa fille et passionné
pour la chasse.
--Tu ne me dis rien de l'_invisibilité_ du comte Albert, de ses
disparitions de quinze et vingt jours, au bout desquelles il reparaissait
tout d'un coup, croyant ou feignant de croire qu'il n'avait pas quitté la
maison, et ne pouvant ou ne voulant pas dire ce qu'il était devenu pendant
qu'on le cherchait de tous cotés.
--Puisque M. Supperville vous a raconté ce fait merveilleux en apparence,
je vais vous en donner l'explication; moi seule puis le faire, car ce
point est toujours resté un secret entre Albert et moi. Il y a près du
château des Géants une montagne appelée Schreckenstein[5], qui recèle une
grotte et plusieurs chambres mystérieuses, antique construction
souterraine qui date du temps des Hussites. Albert, tout en parcourant une
série d'opinions philosophiques très-hardies, et d'enthousiasme religieux
portés jusqu'au mysticisme, était resté hussite, ou, pour mieux dire,
taborite dans le coeur. Descendant par sa mère du roi Georges Podiebrad,
il avait conservé et développé en lui-même les sentiments d'indépendance
patriotique et d'égalité évangélique que la prédication de Jean Huss et
les victoires de Jean Ziska ont, pour ainsi dire, inoculés aux Bohémiens...
[Note 5: La _Pierre d'épouvante_.]
--Comme elle parle d'histoire et de philosophie! s'écria la princesse en
regardant madame de Kleist: qui m'eût jamais voulu dire qu'une fille de
théâtre comprendrait ces choses-là comme moi qui ai passé ma vie à les
étudier dans les livres? Quand je te le disais, de Kleist, qu'il y avait
parmi ces êtres que l'opinion des cours relègue aux derniers rangs de la
société, des intelligences égales, sinon supérieures, à celles qu'on forme
aux premiers avec tant de soin et de dépense!
--Hélas! Madame, reprit la Porporina, je suis fort ignorante, et je
n'avais jamais rien lu avant mon séjour à Riesenburg. Mais là j'ai tant
entendu parler de ces choses, et j'ai été forcée de tant réfléchir pour
comprendre ce qui se passait dans l'esprit d'Albert, que j'ai fini par
m'en faire une idée.
--Oui, mais tu es devenue mystique et un peu folle toi-même, mon enfant!
Admire les campagnes de Jean Ziska et le génie républicain de la Bohême,
j'y consens, j'ai des idées tout aussi républicaines que toi là-dessus
peut-être; car, moi aussi, l'amour m'a révélé une vérité contraire à celle
que mes pédants m'avaient enseignée sur les droits des peuples et le
mérite des individus; mais je ne partage pas ton admiration pour le
fanatisme taborite et pour leur délire d'égalité chrétienne. Ceci est
absurde, irréalisable, et entraîne à des excès féroces. Qu'on renverse les
trônes, j'y consens, et... j'y travaillerais au besoin! Qu'on fasse des
républiques à la manière de Sparte, d'Athènes, de Rome, ou de l'antique
Venise: voilà ce que je puis admettre. Mais tes sanguinaires et crasseux
Taborites ne me vont pas plus que les Vaudois de flambloyante mémoire, les
odieux Anabaptistes de Munster et les Picards de la vieille Allemagne.
--J'ai ouï dire au comte Albert que tout cela n'était pas précisément la
même chose, reprit modestement Consuelo; mais je n'oserais discuter avec
Votre Altesse sur des matières qu'elle a étudiées. Vous avez ici des
historiens et des savants qui se sont occupés de ces graves matières, et
vous pouvez juger, mieux que moi, de leur sagesse et de leur justice.
Cependant, quand même j'aurais le bonheur d'avoir toute une académie pour
m'instruire, je crois que mes sympathies ne changeraient pas. Mais je
reprends mon récit.
--Oui, je t'ai interrompue par des réflexions pédantes, et je t'en demande
pardon. Poursuis. Le comte Albert, engoué des exploits de ses pères (cela
est bien concevable et bien pardonnable), amoureux de toi, d'ailleurs, ce
qui est plus naturel et plus légitime encore, n'admettait pas que tu ne
fusses pas son égale devant Dieu et devant les hommes? Il avait bien
raison, mais ce n'était pas un motif pour déserter la maison paternelle,
et pour laisser tout son monde dans la désolation.
--C'est là que j'en voulais venir, reprit Consuelo; il allait rêver et
méditer depuis longtemps dans la grotte des Hussites au Schreckenstein, et
il s'y plaisait d'autant plus, que lui seul, et un pauvre paysan fou qui
le suivait dans ses promenades, avaient connaissance de ces demeures
souterraines. Il prit l'habitude de s'y retirer chaque fois qu'un chagrin
domestique ou une émotion violente lui faisaient perdre l'empire de sa
volonté. Il sentait venir ses accès, et, pour dérober son délire à des
parents consternés, il gagnait le Schreckenstein par un conduit souterrain
qu'il avait découvert, et dont l'entrée était une citerne située auprès de
son appartement, dans un parterre de fleurs. Une fois arrivé à sa caverne,
il oubliait les heures, les jours et les semaines. Soigné par Zdenko, ce
paysan poëte[6] et visionnaire, dont l'exaltation avait quelques rapports
avec la sienne, il ne songeait plus à revoir la lumière et à retrouver ses
parents que lorsque l'accès commençait à passer; et malheureusement ces
accès devenaient chaque fois plus intenses et plus longs à dissiper. Une
fois enfin, il resta si longtemps absent qu'on le crut mort, et que
j'entrepris de découvrir le lieu de sa retraite. J'y parvins avec beaucoup
de peine et de dangers. Je descendis dans cette citerne, qui se trouvait
dans ses jardins, et par laquelle j'avais vu, une nuit, sortir Zdenko à la
dérobée. Ne sachant pas me diriger dans ces abîmes, je faillis y perdre la
vie. Enfin je trouvai Albert; je réussis à dissiper la torpeur douloureuse
où il était plongé; je le ramenai à ses parents, et je lui fis jurer qu'il
ne retournerait jamais sans moi dans la fatale caverne. Il céda; mais il
me prédit que c'était le condamner à mort; et sa prédiction ne s'est que
trop réalisée!
[Note 6: l'orthographe originale de George Sand est conservée tout au long
du présent document]
--Comment cela? C'était le rendre à la vie, au contraire.
--Non, Madame, à moins que je ne parvinsse à l'aimer, et à n'être jamais
pour lui une cause de douleur.
--Quoi! tu ne l'aimais pas? tu descendais dans un puits, tu risquais ta
vie dans ce voyage souterrain...
--Où Zdenko l'insensé, ne comprenant pas mon dessein, et jaloux, comme un
chien fidèle et stupide, de la sécurité de son maître, faillit
m'assassiner. Un torrent faillit m'engloutir. Albert, ne me reconnaissant
pas d'abord, faillit me faire partager sa folie, car la frayeur et
l'émotion rendent les hallucinations contagieuses... Enfin, il fut repris
d'un accès de délire en me ramenant dans le souterrain, et manqua m'y
abandonner en me fermant l'issue... Et je m'exposai à tout cela sans aimer
Albert.
--Alors tu avais fait un voeu à Maria del Consuelo, pour opérer sa
délivrance?
--Quelque chose comme cela, en effet, répondit la Porporina avec un triste
sourire; un mouvement de tendre pitié pour sa famille, de sympathie
profonde pour lui, peut-être un attrait romanesque, de l'amitié sincère à
coup sûr, mais pas l'apparence d'amour, du moins rien de semblable à cet
amour aveugle, enivrant et suave que j'avais éprouvé pour l'ingrat
Anzoleto, et dans lequel je crois bien que mon coeur s'était usé
prématurément!... Que vous dirai-je, Madame? à la suite de cette terrible
expédition, j'eus un transport au cerveau, et je fus à deux doigts de la
mort. Albert, qui est aussi grand médecin que grand musicien, me sauva. Ma
lente convalescence, et ses soins assidus nous mirent sur un pied
d'intimité fraternelle. Sa raison revint entièrement. Son père me bénit et
me traita comme une fille chérie. Une vieille tante bossue, la chanoinesse
Wenceslawa, ange de tendresse et patricienne remplie de préjugés, se fût
résignée elle-même à m'accepter, Albert implorait mon amour. Le comte
Christian en vint jusqu'à se faire l'avocat de son fils. J'étais émue,
j'étais effrayée; j'aimais Albert comme on aime la vertu, la vérité, le
beau idéal; mais j'avais encore peur de lui; je répugnais à devenir
comtesse, à faire un mariage qui soulèverait contre lui et contre sa
famille la noblesse du pays, et qui me ferait accuser de vues sordides et
de basses intrigues. Et puis, faut-il l'avouer? c'est là mon seul crime
peut-être!... je regrettais ma profession, ma liberté, mon vieux maître,
ma vie d'artiste, et cette arène émouvante du théâtre, où j'avais paru un
instant pour briller et disparaître comme un météore; ces planches
brûlantes où mon amour s'était brisé, mon malheur consommé, que je croyais
pouvoir maudire et mépriser toujours, et où cependant je rêvais toutes les
nuits que j'étais applaudie ou sifflée... Cela doit vous sembler étrange
et misérable; mais quand on a été élevée pour le théâtre, quand on a
travaillé toute sa vie pour livrer ces combats et remporter ces victoires,
quand on y a gagné les premières batailles, l'idée de n'y jamais retourner
est aussi effrayante que vous le serait, Madame et chère Amélie, celle de
n'être plus princesse que sur des tréteaux, comme je le suis maintenant
deux fois par semaine...
--Tu te trompes, tu déraisonnes, amie! Si je pouvais devenir de princesse,
artiste, j'épouserais Trenck, et je serais heureuse. Tu ne voulais pas
devenir d'artiste, princesse pour épouser Rudolstadt. Je vois bien que tu
ne l'aimais pas! mais ce n'est pas ta faute... on n'aime pas qui l'on veut!
--Madame, voilà un aphorisme dont je voudrais bien pouvoir me convaincre;
ma conscience serait en repos. Mais c'est à résoudre ce problème que j'ai
employé ma vie, et je n'en suis pas encore venue à bout.
--Voyons, dit la princesse; ceci est un fait grave, et, comme abbesse, je
dois essayer de prononcer sur les cas de conscience. Tu doutes que nous
soyons libres d'aimer ou de ne pas aimer? Tu crois donc que l'amour peut
faire son choix et consulter la raison?
--Il devrait le pouvoir. Un noble coeur devrait soumettre son inclination,
je ne dis pas à cette raison du monde qui n'est que folie et mensonge,
mais à ce discernement noble, qui n'est que le goût du beau, l'amour de la
vérité. Vous êtes la preuve de ce que j'avance, Madame, et votre exemple
me condamne. Née pour occuper un trône, vous avez immolé la fausse
grandeur à la passion vraie, à la possession d'un coeur digne du vôtre.
Moi, née pour être reine aussi (sur les planches) je n'ai pas eu le
courage et la générosité de sacrifier joyeusement le clinquant de cette
gloire menteuse à la vie calme et à l'affection sublime qui s'offrait à
moi. J'étais prête à le faire par dévouement, mais je ne le faisais pas
sans douleur et sans effroi; et Albert, qui voyait mon anxiété, ne voulait
pas accepter ma foi comme un sacrifice. Il me demandait de l'enthousiasme,
des joies partagées, un coeur libre de tout regret. Je ne devais pas le
tromper; d'ailleurs peut-on tromper sur de telles choses? Je demandai donc
du temps, et on m'en accorda. Je promis de faire mon possible pour arriver
à cet amour semblable au sien. J'étais de bonne foi; mais je sentais avec
terreur que j'eusse voulu ne pas être forcée par ma conscience à prendre
cet engagement formidable.
--Étrange fille! Tu aimais encore l'_autre_, je le parierais?
--Ô mon Dieu! je croyais bien ne plus l'aimer: mais un matin que
j'attendais Albert sur la montagne, pour me promener avec lui, j'entends
une voix dans le ravin; je reconnais un chant que j'ai étudié autrefois
avec Anzoleto, je reconnais surtout cette voix pénétrante que j'ai tant
aimée, et cet accent de Venise si doux à mon souvenir; je me penche, je
vois passer un cavalier, c'était lui, Madame, c'était Anzoleto!
--Eh! pour Dieu! qu'allait-il faire en Bohême?
--J'ai su depuis qu'il avait rompu son engagement, qu'il fuyait Venise et
le ressentiment du comte Zustiniani. Après s'être lassé bien vite de
l'amour querelleur et despotique de la Corilla, avec laquelle il était
remonté avec succès sur le théâtre de San Samuel, il avait obtenu les
faveurs d'une certaine Clorinda, seconde cantatrice, mon ancienne camarade
d'école, dont Zustiniani avait fait sa maîtresse. En homme du monde,
c'est-à-dire en libertin frivole, le comte s'était vengé en reprenant
Corilla sans congédier l'autre. Au milieu de cette double intrigue,
Anzoleto, persiflé par son rival, prit du dépit, passa à la colère, et,
par une belle nuit d'été, donna un grand coup de pied à la gondole où
Zustiniani prenait le frais avec la Corilla. Ils en furent quittes pour
chavirer et prendre un bain tiède. Les eaux de Venise ne sont pas
profondes partout. Mais Anzoleto, pensant bien que cette plaisanterie le
conduirait aux Plombs, prit la fuite, et, en se dirigeant sur Prague,
passa devant le château des Géants.
«Il passa outre, et je rejoignis Albert pour faire avec lui un pèlerinage
à la grotte du Schreckenstein qu'il désirait revoir avec moi. J'étais
sombre et bouleversée. J'eus, dans cette grotte, les émotions les plus
pénibles. Ce lieu lugubre, les ossements hussites dont Albert avait fait
un autel au bord de la source mystérieuse, le son admirable et déchirant
de son violon, je ne sais quelles terreurs, les ténèbres, les idées
superstitieuses qui lui revenaient dans ce lieu, et dont je ne me sentais
plus la force de le préserver...
--Dis tout! il se croyait Jean Ziska. Il prétendait avoir l'existence
éternelle, la mémoire des siècles passés; enfin il avait la folie du comte
de Saint-Germain?
--Eh bien, oui, Madame, puisque vous le savez, et sa conviction à cet
égard a fait sur moi une si vive impression, qu'au lieu de l'en guérir,
j'en suis venue presque à la partager.
--Serais-tu donc un esprit faible, malgré ton coeur courageux?
--Je ne puis avoir la prétention d'être un esprit fort. Où aurais-je pris
cette force? La seule éducation sérieuse que j'aie reçue, c'est Albert qui
me l'a donnée. Comment n'aurais-je pas subi son ascendant et partagé ses
illusions? il y avait tant et de si hautes vérités dans son âme, que je ne
pouvais discerner l'erreur de la certitude. Je sentis dans cette grotte
que ma raison s'égarait. Ce qui m'épouvanta le plus, c'est que je n'y
trouvai pas Zdenko comme je m'y attendais. Il y avait plusieurs mois que
Zdenko ne paraissait plus. Comme il avait persisté dans sa fureur contre
moi, Albert l'avait éloigné, chassé de sa présence, après quelque
discussion violente, sans doute, car il paraissait en avoir des remords.
Peut-être croyait-il qu'en le quittant, Zdenko s'était suicidé; du moins
il parlait de lui dans des termes énigmatiques, et avec des réticences
mystérieuses qui me faisaient frémir. Je m'imaginais (que Dieu me pardonne
cette pensée!) que, dans un accès d'égarement, Albert, ne pouvant faire
renoncer ce malheureux au projet de m'ôter la vie, la lui avait ôtée à
lui-même.
--Et pourquoi ce Zdenko te haïssait-il de la sorte?
--C'était une suite de sa démence. Il prétendait avoir rêvé que je tuais
son maître et que je dansais ensuite sur sa tombe. Ô Madame! cette
sinistre prédiction s'est accomplie. Mon amour a tué Albert, et huit jours
après je débutais ici dans un opéra bouffe des plus gais; j'y étais forcée,
il est vrai, et j'avais la mort dans l'âme; mais le sombre destin
d'Albert s'était accompli, conformément aux terribles pronostics de Zdenko.
--Ma foi, ton histoire est si diabolique, que je commence à ne plus savoir
où j'en suis, et à perdre l'esprit en l'écoutant. Mais continue. Tout cela
va s'expliquer sans doute?
--Non, Madame, ce monde fantastique qu'Albert et Zdenko portaient dans
leurs âmes mystérieuses ne m'a jamais été expliqué, et il faudra, comme
moi, vous contenter d'en comprendre les résultats.
--Allons! M. de Rudolstadt n'avait pas tué son pauvre bouffon, au moins?
--Zdenko n'était pas pour lui un bouffon, mais un compagnon de malheur, un
ami, un serviteur dévoué. Il le pleurait; mais, grâce au ciel, il n'avait
jamais eu la pensée de l'immoler à son amour pour moi. Cependant, moi,
folle et coupable, je me persuadai que ce meurtre avait été consommé. Une
tombe fraîchement remuée qui était dans la grotte, et qu'Albert m'avoua
renfermer ce qu'il avait eu de plus cher au monde avant de me connaître,
en même temps qu'il s'accusait de je ne sais quel crime, me fit venir une
sueur froide. Je me crus certaine que Zdenko était enseveli en ce lieu, et
je m'enfuis de la grotte en criant comme une folle et en pleurant comme un
enfant.
--Il y avait bien de quoi, dit madame de Kleist, et j'y serais morte de
peur. Un amant comme votre Albert ne m'eût pas convenu le moins du monde.
Le digne M. de Kleist croyait au diable, et lui faisait des sacrifices.
C'est lui qui m'a rendu poltronne comme je le suis; si je n'avais pris le
parti de divorcer, je crois qu'il m'aurait rendue folle.
--Tu en as de beaux restes, dit la princesse Amélie. Je crois que tu as
divorcé un peu trop tard. Mais n'interromps pas notre comtesse de
Rudolstadt.
--En rentrant au château avec Albert, qui me suivait sans songer à se
justifier de mes soupçons, j'y trouvai, devinez qui, Madame?
--Anzoleto!
--Il s'était présenté comme mon frère, il m'attendait. Je ne sais comment
il avait appris en continuant sa route, que je demeurais là, et que
j'allais épouser Albert; car on le disait dans le pays avant qu'il y eût
rien de conclu à cet égard. Soit dépit, soit un reste d'amour, soit amour
du mal, il était revenu sur ses pas, avec l'intention soudaine de faire
manquer ce mariage, et de m'enlever au comte. Il mit tout en oeuvre pour y
parvenir, prières, larmes, séductions, menaces. J'étais inébranlable en
apparence: mais au fond de mon lâche coeur, j'étais troublée, et je ne me
sentais plus maîtresse de moi-même. A la faveur du mensonge qui lui avait
servi à s'introduire, et que je n'osai pas démentir, quoique je n'eusse
jamais parlé à Albert de ce frère que je n'ai jamais eu, il resta toute la
journée au château. Le soir, le vieux comte nous fit chanter des airs
vénitiens. Ces chants de ma patrie adoptive réveillèrent tous les
souvenirs de mon enfance, de mon pur amour, de mes beaux rêves, de mon
bonheur passé. Je sentis que j'aimais encore... et que ce n'était pas
celui que je devais, que je voulais, que j'avais promis d'aimer. Anzoleto
me conjura tout bas de le recevoir la nuit dans ma chambre, et me menaça
d'y venir malgré moi à ses risques et périls, et aux miens surtout. Je
n'avais jamais été que sa soeur, aussi colorait-il son projet des plus
belles intentions. Il se soumettait à mon arrêt, il partait à la pointe du
jour; mais il voulait me dire adieu. Je pensai qu'il voulait faire du
bruit dans le château, un esclandre; qu'il y aurait quelque scène terrible
avec Albert, que je serais souillée par ce scandale. Je pris une
résolution, désespérée, et je l'exécutai. Je fis à minuit un petit paquet
des hardes les plus nécessaires, j'écrivis un billet pour Albert, je pris
le peu d'argent que je possédais (et, par parenthèse, j'en oubliai la
moitié); je sortis de ma chambre, je sautai sur le cheval de louage qui
avait amené Anzoleto, je payai son guide pour aider ma fuite, je franchis
le pont-levis, et je gagnai la ville voisine. C'était la première fois de
ma vie que je montais à cheval. Je fis quatre lieues au galop, puis je
renvoyai le guide, et, feignant d'aller attendre Anzoleto sur la route de
Prague, je donnai à cet homme de fausses indications sur le lieu où mon
prétendu frère devait me retrouver. Je pris la direction de Vienne, et à
la pointe du jour je me trouvai seule, à pied, sans ressources, dans un
pays inconnu, et marchant le plus vite possible pour échapper à ces deux
amours qui me paraissaient également funestes. Cependant je dois dire
qu'au bout de quelques heures, le fantôme du perfide Anzoleto s'effaça de
mon âme pour n'y jamais rentrer, tandis que l'image pure de mon noble
Albert me suivit, comme une égide et une promesse d'avenir, à travers les
dangers et les fatigues de mon voyage.
--Et pourquoi allais-tu à Vienne plutôt qu'à Venise?
--Mon maître Porpora venait d'y arriver, amené par notre ambassadeur qui
voulait lui faire réparer sa fortune épuisée, et retrouver son ancienne
gloire pâlie et découragée devant les succès de novateurs plus heureux. Je
fis heureusement la rencontre d'un excellent enfant, déjà musicien plein
d'avenir, qui, en passant par le Boehmer-Wald, avait entendu parler de moi,
et s'était imaginé de venir me trouver pour me demander ma protection
auprès du Porpora. Nous revînmes ensemble à Vienne, à pied, souvent bien
fatigués, toujours gais, toujours amis et frères. Je m'attachai d'autant
plus à lui qu'il ne songea pas à me faire la cour, et que je n'eus pas
moi-même la pensée qu'il put y songer. Je me déguisai en garçon, et je
jouai si bien mon rôle, que je donnai lieu à toutes sortes de méprises
plaisantes; mais il y en eut une qui faillit nous être funeste à tous
deux. Je passerai les autres sous silence, pour ne pas trop prolonger ce
récit, et je mentionnerai seulement celle-là parce que je sais qu'elle
intéressera Votre Altesse, beaucoup plus que tout le reste de mon histoire.
VIII.
--Je devine que tu vas me parler de _lui_, dit la princesse en écartant
les bougies pour mieux voir la narratrice, et en posant ses deux coudes
sur la table.
--En descendant le cours de la Moldaw, sur la frontière bavaroise, nous
fûmes enlevés par des recruteurs au service du roi votre frère, et flattés
de la riante espérance de devenir fifre et tambour, Haydn et moi, dans les
glorieuses armées de Sa Majesté.
--Toi, tambour? s'écria la princesse en éclatant de rire. Ah! si de Kleist
t'avait vue ainsi, je gage que tu lui aurais tourné la tête. Mon frère
t'eût pris pour son page, et Dieu sait quels ravages tu eusses faits dans
le coeur de nos belles dames. Mais que parles-tu d'Haydn? Je connais ce
nom-là; j'ai reçu dernièrement de la musique de ce Haydn, je me le
rappelle, et c'est de la bonne musique. Ce n'est pas l'enfant dont tu
parles?
--Pardonnez-moi, Madame, c'est un garçon d'une vingtaine d'années, qui a
l'air d'en avoir quinze. C'est mon compagnon de voyage, c'était mon ami
sincère et fidèle. A la lisière d'un petit bois où nos ravisseurs
s'arrêtèrent pour déjeuner, nous primes la fuite; on nous poursuivit, nous
courûmes comme des lièvres, et nous eûmes le bonheur d'atteindre un
carrosse de voyage qui renfermait le noble et beau Frédéric de Trenck, et
un ci-devant conquérant, le comte Hoditz de Roswald.
--Le mari de ma tante la margrave de Culmbach? s'écria la princesse:
encore un mariage d'amour, de Kleist! c'est, au reste, la seule chose
honnête et sage que ma grosse tante ait faite en sa vie. Comment est-il,
ce comte Hoditz?»
Consuelo allait entreprendre un portrait détaillé du châtelain de Roswald;
mais la princesse l'interrompit pour lui faire mille questions sur Trenck,
sur le costume qu'il portait ce jour-là, sur les moindres détails; et
lorsque Consuelo lui raconta comme quoi Trenck avait volé à sa défense,
comme quoi il avait failli être atteint d'une balle, comme quoi enfin il
avait mis en fuite les brigands, et délivré un malheureux déserteur qu'ils
emmenaient pieds et poings liés dans leur carriole, il fallut qu'elle
recommençât, qu'elle expliquât les moindres circonstances, et qu'elle
rapportât les paroles les plus indifférentes. La joie et l'attendrissement
de la princesse furent au comble lorsqu'elle apprit que Trenck et le comte
Hoditz ayant emmené les deux jeunes voyageurs dans leur voiture, le baron
n'avait fait aucune attention à Consuelo, qu'il n'avait cessé de regarder
un portrait caché dans son sein, de soupirer, et de parler au comte d'un
amour mystérieux pour une personne haut placée qui faisait le bonheur et
le désespoir de sa vie.
Quand il fut permis à Consuelo de passer outre, elle raconta que le comte
Hoditz, ayant deviné son sexe à Passaw, avait voulu se prévaloir un peu
trop de la protection qu'il lui avait accordée, et qu'elle s'était sauvée
avec Haydn pour reprendre son voyage modeste et aventureux, sur un bateau
qui descendait le Danube.
Enfin, elle raconta de quelle manière, en jouant du pipeau, tandis que
Haydn, muni de son violon, faisait danser les paysans pour avoir de quoi
dîner, elle était arrivée, un soir, à un joli prieuré, toujours déguisée,
et se donnant pour le signor Bertoni, musicien ambulant et _zingaro_ de
son métier.
«L'hôte de ce prieuré était, dit-elle, un mélomane passionné, de plus un
homme d'esprit et un coeur excellent. Il nous prit, moi particulièrement,
en grande amitié, et voulut même m'adopter, me promettant un joli bénéfice,
si je voulais prendre seulement les ordres mineurs. Le sexe masculin
commençait à me lasser. Je ne me sentais pas plus de goût pour la tonsure
que pour le tambour: mais un événement bizarre me fit prolonger un peu mon
séjour chez cet aimable hôte. Une voyageuse, qui courait la poste, fut
prise des douleurs de l'enfantement à la porte du prieuré, et y accoucha
d'une petite fille qu'elle abandonna le lendemain matin et que je
persuadai au bon chanoine d'adopter à ma place. Elle fut nommée Angèle, du
nom de son père Anzoleto; et madame Corilla, sa mère, alla briguer à
Vienne un engagement au théâtre de la cour. Elle l'obtint, à mon
exclusion. M. le prince de Kaunitz la présenta à l'impératrice
Marie-Thérèse comme une respectable veuve; et je fus rejetée, comme
accusée et véhémentement soupçonnée d'avoir de l'amour pour Joseph Haydn,
qui recevait les leçons du Porpora, et qui demeurait dans la même maison
que nous.»
Consuelo détailla son entrevue avec la grande impératrice. La princesse
était fort curieuse, d'entendre parler de cette femme extraordinaire, à la
vertu de laquelle on ne voulait point croire à Berlin, et à qui l'on
donnait pour amants le prince de Kaunitz, le docteur Van Swieten et le
poëte Métastase.
Consuelo raconta enfin sa réconciliation avec la Corilla, à propos
d'Angèle, et son début, dans les premiers rôles, au théâtre impérial,
grâce à un remord de conscience et à un élan généreux de cette fille
singulière. Puis elle dit les relations de noble et douce amitié qu'elle
avait eues avec le baron de Trenck, chez l'ambassadeur de Venise, et
rapporta minutieusement qu'en recevant les adieux de cet aimable jeune
homme elle était convenue avec lui d'un moyen de s'entendre, si la
persécution du roi de Prusse venait à en faire naître la nécessité. Elle
parla du cahier de musique dont les feuillets devaient servir d'enveloppe
et de signature aux lettres qu'il lui ferait parvenir, au besoin, pour
l'objet de ses amours, et elle expliqua comment elle avait été éclairée
récemment, par un de ces feuillets, sur l'importance de l'écrit
cabalistique qu'elle avait remis à la princesse.
On pense bien que ces explications prirent plus de temps que le reste du
récit. Enfin, la Porporina, ayant dit son départ de Vienne avec le Porpora,
et de quelle manière elle avait rencontré le roi de Prusse, sous l'habit
d'un simple officier et sous le nom du baron de Kreutz, au château
merveilleux de Roswald, en Moravie, elle fut obligée de mentionner le
service capital qu'elle avait rendu au monarque sans le connaître.
«Voilà ce que je suis curieuse d'apprendre, dit madame de Kleist. M. de
Poelnitz, qui babille volontiers, m'a confié que dernièrement à souper
Sa Majesté avait déclaré à ses convives que son amitié pour la belle
Porporina avait des causes plus sérieuses qu'une simple amourette.
--J'ai fait une chose bien simple, pourtant, répondit madame de
Rudolstadt. J'ai usé de l'ascendant que j'avais sur un malheureux
fanatique pour l'empêcher d'assassiner le roi. Karl, ce pauvre géant
bohémien, que le baron de Trenck avait arraché des mains des recruteurs en
même temps que moi, était entré au service du comte Hoditz. Il venait de
reconnaître le roi; il voulait venger sur lui la mort de sa femme et de
son enfant, que la misère et le chagrin avaient tués à la suite de son
second enlèvement. Heureusement cet homme n'avait pas oublié que j'avais
contribué aussi à son salut, et que j'avais donné quelques secours à sa
femme. Il se laissa convaincre et ôter le fusil des mains. Le roi, caché
dans un pavillon voisin, entendit tout, ainsi qu'il me l'a dit depuis, et,
de crainte que son assassin n'eût quelque retour de fureur, il prit, pour
s'en aller, un autre chemin que celui où Karl s'était proposé de
l'attendre. Le roi voyageait seul à cheval, avec M. de Buddenbrock; il est
donc fort probable qu'un habile tireur comme Karl, à qui, le matin,
j'avais vu abattre trois fois le pigeon sur un mât dans la fête que le
comte Hoditz nous avait donnée, n'aurait pas manqué son coup.
--Dieu sait, dit la princesse d'un air rêveur, quels changements ce
malheur aurait amenés dans la politique européenne et dans le sort des
individus! Maintenant, ma chère Rudolstadt, je crois que je sais très-bien
le reste de ton histoire jusqu'à la mort du comte Albert. À Prague, tu as
rencontré son oncle le baron, qui t'a amenée au château des Géants pour le
voir mourir d'étisie, après t'avoir épousée au moment de rendre le dernier
soupir. Tu n'avais donc pas pu te décider à l'aimer?
--Hélas! Madame, je l'ai aimé trop tard, et j'ai été bien cruellement
punie de mes hésitations et de mon amour pour le théâtre. Forcée, par mon
maître Porpora, de débuter à Vienne, trompée par lui sur les dispositions
d'Albert, dont il avait supprimé les dernières lettres, et que je croyais
guéri de son fatal amour, je m'étais laissé entraîner par les prestiges de
la scène, et j'avais fini, en attendant que je fusse engagée à Berlin, par
jouer à Vienne avec une sorte d'ivresse.
--Et avec gloire! dit la princesse; nous savons cela.
--Gloire misérable et funeste, reprit Consuelo. Ce que Votre Altesse ne
sait point, c'est qu'Albert était venu secrètement à Vienne, qu'il m'avait
vue jouer; qu'attaché à tous mes pas, comme une ombre mystérieuse, il
m'avait entendue avouer à Joseph Haydn, dans la coulisse, que je ne
saurais pas renoncer à mon art sans un affreux regret. Cependant j'aimais
Albert! je jure devant Dieu que j'avais reconnu en moi qu'il m'était
encore plus impossible de renoncer à lui qu'à ma vocation, et que je lui
avais écrit pour le lui dire: mais le Porpora, qui traitait cet amour de
chimère et de folie, avait surpris et brûlé ma lettre. Je retrouvai Albert
dévoré par une rapide consomption; je lui donnai ma foi, et ne pus lui
rendre la vie. Je l'ai vu sur son lit de parade, vêtu comme un seigneur
des anciens jours, beau dans les bras de la mort, et le front serein comme
celui de l'ange du pardon; mais je n'ai pu l'accompagner jusqu'à sa
dernière demeure. Je l'ai laissé dans la chapelle ardente du château des
Géants, sous la garde de Zdenko, ce pauvre prophète insensé, qui m'a tendu
la main en riant, et en se réjouissant du tranquille sommeil de son ami.
Lui, du moins, plus pieux et plus fidèle que moi, l'a déposé dans la tombe
de ses pères, sans comprendre qu'il ne se relèverait plus de ce lit de
repos! Et moi, je suis partie, entraînée par le Porpora, ami dévoué mais
farouche, coeur paternel mais inflexible, qui me criait aux oreilles
jusque sur le cercueil de mon mari: «Tu débutes samedi prochain dans les
_Virtuoses ridicules!_»
--Étrange vicissitude, en effet, d'une vie d'artiste! dit la princesse en
essuyant une larme; car la Porporina sanglotait en achevant son histoire:
mais tu ne me dis pas, chère Consuelo, le plus beau trait de ta vie, et
c'est de quoi Supperville m'a informée avec admiration. Pour ne pas
affliger la vieille chanoinesse et ne pas te départir de ton
désintéressement romanesque, tu as renoncé à ton titre, à ton douaire, à
ton nom; tu as demandé le secret à Supperville et au Porpora, seuls
témoins de ce mariage précipité, et tu es venue ici, pauvre comme devant,
Zingarella comme toujours...
--Et artiste à jamais! répondit Consuelo, c'est-à-dire indépendante,
vierge, et morte à tout sentiment d'amour, telle enfin que le Porpora me
représentait sans cesse le type idéal de la prêtresse des Muses! Il l'a
emporté, mon terrible maître et me voilà arrivée au point où il voulait.
Je ne crois point que j'en sois plus heureuse, ni que j'en vaille mieux.
Depuis que je n'aime plus et que je ne me sens plus capable d'aimer, je ne
sens plus le feu de l'inspiration ni les émotions du théâtre. Ce climat
glacé et cette atmosphère de la cour me jettent dans un morne abattement.
L'absence du Porpora, l'espèce d'abandon où je me trouve, et la volonté du
roi qui prolonge mon engagement contre mon gré... je puis vous l'avouer,
n'est-ce pas, Madame?
--J'aurais dû le deviner! Pauvre enfant, on te croit fière de l'espèce de
préférence dont le roi t'honore; mais tu es sa prisonnière et son esclave,
comme moi, comme toute sa famille, comme ses favoris, comme ses soldats,
comme ses pages, comme ses petits chiens. Ô prestige de la royauté,
auréole des grands princes! que tu es maussade à ceux dont la vie s'épuise
à te fournir de rayons et de lumière! Mais, chère Consuelo, tu as encore
bien des choses à me dire, et ce ne sont pas celles qui m'intéressent le
moins. J'attends de ta sincérité que tu m'apprennes positivement en quels
termes tu es avec mon frère, et je la provoquerai par la mienne. Croyant
que tu étais sa maîtresse, et me flattant que tu pourrais obtenir de lui
la grâce de Trenck, je t'avais recherchée pour remettre notre cause entre
tes mains. Maintenant que, grâce au ciel, nous n'avons plus besoin de toi
pour cela, et que je suis heureuse de t'aimer pour toi-même, je crois que
tu peux me dire tout sans te compromettre, d'autant plus que les affaires
de mon frère ne me paraissent pas bien avancées avec toi.
--La manière dont vous vous exprimez sur ce chapitre me fait frémir,
Madame, répondit Consuelo en pâlissant. Il y a huit jours seulement que
j'entends chuchoter autour de moi d'un air sérieux sur cette prétendue
inclination du roi _notre maître_ pour sa triste et tremblante sujette.
Jusque-là je n'avais jamais vu de possible entre lui et moi qu'une
causerie enjouée, bienveillante de sa part, respectueuse de la mienne. Il
m'a témoigné de l'amitié et une reconnaissance trop grande pour la
conduite si simple que j'ai tenue à Roswald. Mais de là à l'amour, il y a
un abîme, et j'espère bien que sa pensée ne l'a pas franchi.
--Moi, je crois le contraire. Il est brusque, taquin et familier avec toi;
il te parle comme à un petit garçon, il te passe la main sur la tête comme
à ses lévriers; il affecte devant ses amis, depuis quelques jours, d'être
moins amoureux de toi que de qui ce soit. Tout cela prouve qu'il est en
train de le devenir. Je le connais bien, moi; je te réponds qu'avant peu
il faudra te prononcer. Quel parti prendras-tu? Si tu lui résistes, tu es
perdue; si tu lui cèdes, tu l'es encore plus. Que feras-tu, le cas échéant?
--Ni l'un ni l'autre, Madame; je ferai comme ses recrues, je déserterai.
--Cela n'est pas facile, et je n'en ai guère envie, car je m'attache à toi
singulièrement, et je crois que je mettrais les recruteurs encore une fois
à tes trousses plutôt que de te voir partir. Allons, nous chercherons un
moyen. Le cas est grave et demande réflexion. Raconte-moi tout ce qui
s'est passé depuis la mort du comte Albert.
--Quelques faits bizarres et inexplicables au milieu d'une vie monotone et
sombre. Je vous les dirai tels qu'ils sont, et Votre Altesse m'aidera
peut-être à les comprendre.
--J'essaierai, à condition que tu m'appelleras Amélie, comme tout à
l'heure. Il n'est pas minuit, et je ne veux être Altesse que demain au
grand jour.»
La Porporina reprit son récit en ces termes:
«J'ai déjà raconté à madame de Kleist, lorsqu'elle m'a fait l'honneur de
venir chez moi pour la première fois, que j'avais été séparée du Porpora
en arrivant de Bohême, à la frontière prussienne. J'ignore encore
aujourd'hui si le passe-port de mon maître n'était pas en règle, ou si le
roi avait devancé notre arrivée par un de ces ordres dont la rapidité
tient du prodige, pour interdire au Porpora l'entrée de ses États. Cette
pensée, peut-être coupable, m'était venue d'abord; car je me souvenais de
la légèreté brusque et de la sincérité frondeuse que le Porpora avait
mises à défendre l'honneur de Trenck et à blâmer la dureté du roi,
lorsqu'à un souper chez le comte Hoditz, en Moravie, le roi, se donnant
pour le baron de Kreutz, nous avait annoncé lui-même la prétendue trahison
de Trenck et sa réclusion à Glatz...
--En vérité! s'écria la princesse; c'est à propos de Trenck que maître
Porpora a déplu au roi?
--Le roi ne m'en a jamais reparlé, et j'ai craint de l'en faire souvenir.
Mais il est certain que, malgré mes prières et les promesses de Sa Majesté,
le Porpora n'a jamais été rappelé.
--Et il ne le sera jamais, reprit Amélie, car le roi n'oublie rien et ne
pardonne jamais la franchise quand elle blesse son amour-propre. Le
Salomon du Nord hait et persécute quiconque doute de l'infaillibilité de
ses jugements; surtout quand son arrêt n'est qu'une feinte grossière, un
odieux prétexte pour se débarrasser d'un ennemi. Ainsi, fais-en ton deuil,
mon enfant, tu ne reverras jamais le Porpora à Berlin.
--Malgré le chagrin que j'éprouve de son absence, je ne désire plus le
voir ici, Madame; et je ne ferai plus de démarches pour que le roi lui
pardonne. J'ai reçu ce matin une lettre de mon maître qui m'annonce la
réception d'un opéra de lui au théâtre impérial de Vienne. Après mille
traverses, il est donc enfin arrivé à son but, et la pièce va être mise à
l'étude. Je songerais bien plutôt désormais à le rejoindre qu'à l'attirer;
mais je crains fort, de ne pas être plus libre de sortir d'ici que je n'ai
été libre de n'y pas entrer.
--Que veux-tu dire?
--A la frontière, lorsque je vis que l'on forçait mon maître à remonter en
voiture et à retourner sur ses pas, je voulus l'accompagner et renoncer à
mon engagement avec Berlin. J'étais tellement indignée de la brutalité et
de l'apparente mauvaise foi d'une telle réception, que j'aurais payé le
dédit en travaillant à la sueur de mon front, plutôt que de pénétrer plus
avant dans un pays si despotiquement régi. Mais au premier témoignage que
je donnai de mes intentions, je fus sommée par l'officier de police de
monter dans une autre chaise de poste qui fut amenée et attelée en un clin
d'oeil; et comme je me vis entourée de soldats bien déterminés à m'y
contraindre, j'embrassai mon maître, en pleurant, et je pris le parti de
me laisser conduire à Berlin, où j'arrivai, brisée de fatigue et de
douleur, à minuit. On me déposa tout près du palais, non loin de l'Opéra,
dans une jolie maison appartenant au roi, et disposée de manière à ce que
j'y fusse logée absolument seule. J'y trouvai des domestiques à mes ordres
et un souper tout préparé. J'ai su que M. de Poelnitz avait reçu l'ordre
de tout disposer pour mon arrivée. J'y étais à peine installée, lorsqu'on
me fit demander de la part du baron de Kreutz si j'étais visible. Je
m'empressai de le recevoir, impatiente que j'étais de me plaindre à lui de
l'accueil fait au Porpora, et de lui en demander la réparation. Je feignis
donc de ne pas savoir que le baron de Kreutz était Frédéric II. Je pouvais
l'ignorer. Le déserteur Karl, en me confiant son projet de l'assassiner,
comme officier supérieur prussien, ne me l'avait pas nommé, et je ne
l'avais appris que de la bouche du comte Hoditz, après que le roi eut
quitté Roswald. Il entra d'un air riant et affable que je ne lui avais pas
vu sous son incognito. Sous son pseudonyme, et en pays étranger, il était
un peu gêné. A Berlin, il me sembla avoir retrouvé toute la majesté de son
rôle, c'est-à-dire la bonté protectrice et la douceur généreuse dont il
sait si bien orner dans l'occasion sa toute-puissance. Il vint à moi en me
tendant la main et en me demandant si je me souvenais de l'avoir vu
quelque part. «Oui, monsieur le baron, lui répondis-je, et je me souviens
que vous m'avez offert et promis vos bons services à Berlin, si je venais
à en avoir besoin.» Alors je lui racontai avec vivacité ce qui m'était
arrivé à la frontière, et je lui demandai s'il ne pouvait pas faire
parvenir au roi la demande d'une réparation pour cet outrage fait à un
maître illustre et pour cette contrainte exercée envers moi.»--Une
réparation! répondit le roi en souriant avec malice, rien que cela? M.
Porpora voudrait-il appeler en champ clos le roi de Prusse! et
mademoiselle Porporina exigerait peut-être qu'il mît un genou en terre
devant elle!