George Sand

La comtesse de Rudolstadt
Cette raillerie augmenta mon dépit: «Votre Majesté peut ajouter l'ironie à
ce que j'ai déjà souffert, répondis-je, mais j'aimerais mieux avoir à la
bénir qu'à la craindre.»

Le roi me secoua le bras un peu rudement: «Ah! vous jouez aussi au plus
fin, dit-il en attachant ses yeux pénétrants sur les miens: je vous
croyais simple et pleine de droiture, et voilà que vous me connaissiez
parfaitement bien à Roswald?»--Non, Sire, répondis-je, je ne vous
connaissais pas, et plût au ciel que je ne vous eusse jamais connu!--«Je
n'en puis dire autant, reprit-il avec douceur; car sans vous, je serais
peut-être resté dans quelque fossé du parc de Roswald. Le succès des
batailles n'est point une égide contre la balle d'un assassin, et je
n'oublierai jamais que si le destin de la Prusse est encore entre mes
mains, c'est à une bonne petite âme, ennemie des lâches complots que je le
dois. Ainsi, ma chère Porporina, votre mauvaise humeur ne me rendra point
ingrat. Calmez-vous, je vous prie, et racontez-moi bien ce dont vous avez
à vous plaindre, car jusqu'ici je n'y comprends pas grand'chose.»

«Soit que le roi feignît de ne rien savoir, soit qu'en effet les gens de
sa police eussent cru voir quelque défaut de forme dans les papiers de mon
maître, il écouta mon récit avec beaucoup d'attention, et me dit ensuite
de l'air calme d'un juge qui ne veut pas se prononcer à la légère:
«J'examinerai tout cela, et vous en rendrai bon compte; je serais fort
surpris que mes gens eussent cherché noise, sans motif, à un voyageur en
règle. Il faut qu'il y ait quelque malentendu. Je le saurai! soyez
tranquille, et si quelqu'un a outre-passé son mandat, il sera puni.--Sire,
ce n'est pas là ce que je demande. Je vous demande le rappel du Porpora.

--Et je vous le promets, répondit-il. Maintenant, prenez un air moins
sombre, et racontez-moi comment vous avez découvert le secret de mon
incognito.»

Je causai alors librement avec le roi, et je le trouvai si bon, si aimable,
si séduisant par la parole, que j'oubliai toutes les préventions que
j'avais contre lui, pour n'admirer que son esprit à la fois judicieux et
brillant, ses manières aisées dans la bienveillance que je n'avais pas
trouvées chez Marie-Thérèse; enfin, la délicatesse de ses sentiments sur
toutes les matières auxquelles il toucha dans la conversation. «Écoutez,
me dit-il en prenant son chapeau pour sortir. J'ai un conseil d'ami à vous
donner dès votre arrivée ici; c'est de ne parler à qui que ce soit du
service que vous m'avez rendu, et de la visite que je vous ai faite ce
soir. Bien qu'il n'y ait rien que de fort honorable pour nous deux dans
mon empressement à vous remercier, cela donnerait lieu à une idée
très-fausse des relations d'esprit et d'amitié que je désire avoir avec
vous. On vous croirait avide de ce que, dans le langage des cours, on
appelle la faveur du maître. Vous seriez un objet de méfiance pour les uns,
et de jalousie pour les autres. Le moindre inconvénient serait de vous
attirer une nuée de solliciteurs qui voudraient faire de vous le canal de
leurs sottes demandes; et comme vous auriez sans doute le bon esprit de ne
pas vouloir jouer ce rôle, vous seriez en butte à leur obsession ou à leur
inimitié.--«Je promets à Votre Majesté, répondis-je, d'agir comme elle
vient de me l'ordonner.--Je ne vous ordonne rien, Consuelo, reprit-il;
mais je compte sur votre sagesse et sur votre droiture. J'ai vu en vous,
du premier coup d'oeil, une belle âme et un esprit juste; et c'est parce
que je désirais faire de vous la perle fine de mon département des
beaux-arts, que j'avais envoyé, du fond de la Silésie, l'ordre de vous
fournir une voiture à mes frais pour vous amener de la frontière, dès que
vous vous y présenteriez. Ce n'est pas ma faute si on vous en a fait une
espèce de prison roulante, et si on vous a séparée de votre protecteur. En
attendant qu'on vous le rende, je veux le remplacer, si vous me trouvez
digne de la même confiance et du même attachement que vous avez pour
lui.»

J'avoue, _ma chère Amélie_, que je fus vivement touchée de ce langage
paternel et de cette amitié délicate. Il s'y mêla peut-être un peu
d'orgueil; et les larmes me vinrent aux yeux, lorsque le roi me tendit la
main en me quittant. Je faillis la lui baiser, comme c'était sans doute
mon devoir; mais puisque je suis en train de me confesser, je dois dire
qu'au moment de le faire, je me sentis saisie de terreur et comme
paralysée par le froid de la méfiance. Il me sembla que le roi me cajolait
et flattait mon amour-propre, pour m'empêcher de raconter cette scène de
Roswald, qui pouvait produire, dans quelques esprits, une impression
contraire à sa politique. Il me sembla aussi qu'il craignait le ridicule
d'avoir été bon et reconnaissant envers moi. Et puis, tout à coup, en
moins d'une seconde, je me rappelai le terrible régime militaire de la
Prusse, dont le baron Trenck m'avait informée minutieusement; la férocité
des recruteurs, les malheurs de Karl, la captivité de ce noble Trenck, que
j'attribuais à la délivrance du pauvre déserteur; les cris d'un soldat que
j'avais vu battre, le matin, en traversant un village; et tout ce système
despotique qui fait la force et la gloire du grand Frédéric. Je ne pouvais
plus le haïr personnellement; mais déjà je revoyais en lui ce maître
absolu, cet ennemi naturel des coeurs simples qui ne comprennent pas la
nécessité des lois inhumaines, et qui ne sauraient pénétrer les arcanes
des empires.




IX.


«Depuis ce jour, continua la Porporina, je n'ai pas revu le roi chez moi;
mais il m'a mandée quelquefois à Sans-Souci, où j'ai même passé plusieurs
jours de suite avec mes camarades Porporino ou Conciolini; et ici, pour
tenir le clavecin à ses petits concerts et accompagner le violon de M.
Graun, ou celui de Benda, ou la flûte de M. Quantz, ou enfin le roi
lui-même.

--Ce qui est beaucoup moins agréable que d'accompagner les précédents, dit
la princesse de Prusse; car je sais par expérience que mon cher frère,
lorsqu'il fait de fausses notes ou lorsqu'il manque à la mesure, s'en
prend à ses concertants et leur cherche noise.

--Il est vrai, reprit la Porporina; et son habile maître, M. Quantz
lui-même, n'a pas toujours été à l'abri de ses petites injustices. Mais Sa
Majesté, lorsqu'elle s'est laissé entraîner de la sorte, répare bientôt
son tort par des actes de déférence et des louanges délicates qui versent
du baume sur les plaies de l'amour-propre. C'est ainsi que par un mot
affectueux, par une simple exclamation admirative, il réussit à se faire
pardonner ses duretés et ses emportements, même par les artistes, les gens
les plus susceptibles du monde.

--Mais toi, après tout ce que tu savais de lui, et avec ta droiture
modeste, pouvais-tu te laisser fasciner par ce basilic?

--Je vous avouerai, Madame, que j'ai subi bien souvent son ascendant sans
m'en apercevoir. Comme ces petites ruses m'ont toujours été étrangères,
j'en suis toujours dupe, et ce n'est que par réflexion que je les devine
après coup. J'ai revu aussi le roi fort souvent sur le théâtre, et même
dans ma loge quelquefois, après la représentation. Il s'est toujours
montré paternel envers moi. Mais je ne me suis jamais trouvée seule avec
lui que deux ou trois fois dans les jardins de Sans-Souci, et je dois
confesser que c'était après avoir épié l'heure de sa promenade et m'être
placée sur son chemin tout exprès. Il m'appelait alors ou venait
courtoisement à ma rencontre, et je saisissais l'occasion par les cheveux
pour lui parler du Porpora et renouveler ma requête. J'ai toujours reçu
les mêmes promesses, sans en voir jamais arriver les résultats. Plus tard,
j'ai changé de tactique, et j'ai demandé la permission de retourner à
Vienne; mais le roi a écouté ma prière tantôt avec des reproches
affectueux, tantôt avec une froideur glaciale, et le plus souvent avec une
humeur assez marquée. Cette dernière tentative n'a pas été, en somme, plus
heureuse que les autres; et même, quand le roi m'avait répondu sèchement:
«Parlez, mademoiselle, vous êtes libre,» je n'obtenais ni règlement de
comptes, ni passe-port, ni permission de voyager. Les choses en sont
restées là, et je ne vois plus de ressources que dans la fuite, si ma
position ici me devient trop difficile à supporter. Hélas! Madame, j'ai
été souvent blessée du peu de goût de Marie-Thérèse pour la musique; je ne
me doutais pas alors qu'un roi mélomane fût bien plus à redouter qu'une
impératrice sans oreille.

«Je vous ai raconté en gros toutes mes relations avec Sa Majesté. Jamais
je n'ai eu lieu de redouter ni même de soupçonner ce caprice que Votre
Altesse veut lui attribuer de m'aimer. Seulement j'ai eu l'orgueil
quelquefois de penser que, grâce à mon petit talent musical et à cette
circonstance romanesque où j'ai eu le bonheur de préserver sa vie, le roi
avait pour moi une espèce d'amitié. Il me l'a dit souvent et avec tant de
grâce, avec un air d'abandon si sincère; il a paru prendre, à causer avec
moi, un plaisir si empreint de bonhomie, que je me suis habituée, à mon
insu peut-être, et à coup sûr bien malgré moi, à l'aimer aussi d'une
espèce d'amitié. Le mot est bizarre et sans doute déplacé dans ma bouche
mais le sentiment de respect affectueux et de confiance craintive que
m'inspirent la présence, le regard, la voix et les douces paroles de ce
royal basilic, comme vous l'appelez, est aussi étrange que sincère. Nous
sommes ici pour tout dire, et il est convenu que je ne me gênerai en rien;
eh bien, je déclare que le roi me fait peur, et presque horreur, quand je
ne le vois pas et que je respire l'air raréfié de son empire; mais que,
lorsque je le vois, je suis sous le charme, et prête à lui donner toute
les preuves de dévouement qu'une fille craintive, mais pieuse, peut donner
à un père rigide, mais bon.

--Tu me fais trembler, s'écria la princesse; bon Dieu! si tu allais te
laisser dominer ou enjôler au point de trahir notre cause?

--Oh! pour cela, Madame, jamais! soyez sans crainte.
Quand il s'agit de mes amis, ou tout simplement des
autres, je défie le roi et de plus habiles encore, s'il en
est, de me faire tomber dans un piège.

--Je te crois; tu exerces sur moi, par ton air de franchise, le même
prestige que tu subis de la part de Frédéric. Allons, ne t'émeus pas, je
ne vous compare point. Reprends ton histoire, et parle-moi de Cagliostro.
On m'a dit qu'à une séance de magie, il t'avait fait voir un mort que je
suppose être le comte Albert?

--Je suis prête à vous satisfaire, noble Amélie; mais si je me résous à
vous raconter encore une aventure pénible, que je voudrais pouvoir oublier,
j'ai le droit de vous adresser quelques questions, selon la convention
que nous avons faite.

--Je suis prête à te répondre.

--Eh bien, Madame, croyez-vous que les morts puissent sortir du tombeau,
ou du moins qu'un reflet de leur figure, animée par l'apparence de la vie,
puisse être évoqué au gré des magiciens et s'emparer de notre imagination
au point de se reproduire ensuite devant nos yeux, et de troubler notre
raison?

--La question est fort compliquée, et tout ce que je puis répondre, c'est
que je ne crois à rien de ce qui est impossible. Je ne crois pas plus au
pouvoir de la magie qu'à la résurrection des morts. Quant à notre pauvre
folle d'imagination, je la crois capable de tout.

--Votre Altesse... pardon; ton Altesse ne croit pas à la magie, et
cependant... Mais la question est indiscrète, sans doute?...

--Achève: «Et cependant je suis adonnée à la magie;» cela est connu. Eh
bien, mon enfant, permets-moi de ne te donner l'explication de cette
inconséquence bizarre qu'en temps et lieu. D'après le grimoire envoyé par
le sorcier Saint-Germain, qui était en réalité une lettre de Trenck pour
moi, tu peux déjà pressentir que cette prétendue nécromancie peut servir
de prétexte à bien des choses. Mais te révéler tout ce qu'elle cache aux
yeux du vulgaire, tout ce qu'elle dérobe à l'espionnage des cours et à la
tyrannie des lois, ne serait pas l'affaire d'un instant. Prends patience,
j'ai résolu de t'initier à tous mes secrets. Tu le mérites mieux que ma
chère de Kleist, qui est un esprit timide et superstitieux. Oui, telle que
tu la vois, cet ange de bonté, ce tendre coeur n'a pas le sens commun.
Elle croit au diable, aux sorciers, aux revenants et aux présages, tout
comme si elle n'avait pas sous les yeux et dans les mains les fils
mystérieux du grand oeuvre. Elle est comme ces alchimistes du temps passé
qui créaient patiemment et savamment des monstres, et qui s'effrayaient
ensuite de leur propre ouvrage, jusqu'à devenir esclaves de quelque démon
familier sorti de leur alambic.

--Peut-être ne serais-je pas plus brave que madame de Kleist, reprit la
Porporina, et j'avoue que j'ai par devers moi un échantillon du pouvoir,
sinon de l'infaillibilité de Cagliostro. Figurez-vous qu'après m'avoir
promis de me faire voir la personne à laquelle je pensais, et dont il
prétendait lire apparemment le nom dans mes yeux, il m'en montra une autre;
et encore, en me la montrant vivante, il parut ignorer complètement
qu'elle fût morte. Mais malgré cette double erreur, il ressuscita devant
mes yeux l'époux que j'ai perdu, ce qui sera à jamais pour moi une énigme
douloureuse et terrible.

--Il t'a montré un fantôme quelconque, et c'est ton imagination qui a fait
tous les frais.

--Mon imagination n'était nullement en jeu, je puis vous l'affirmer. Je
m'attendais à voir dans une glace, ou derrière une gaze, quelque portrait
de maître Porpora; car j'avais parlé de lui plusieurs fois à souper, et,
en déplorant tout haut son absence, j'avais remarqué que M. Cagliostro
faisait beaucoup d'attention à mes paroles. Pour lui rendre sa tâche plus
facile, je choisis, dans ma pensée, la figure du Porpora, pour le sujet de
l'apparition; et je l'attendis de pied ferme, ne prenant point jusque-là
cette épreuve au sérieux. Enfin, s'il est un seul moment dans ma vie, où
je n'aie point pensé à M. de Rudolstadt, c'est précisément celui-là. M.
Cagliostro, me demanda en entrant dans son laboratoire magique avec moi,
si je voulais consentir à me laisser bander les yeux et à le suivre en le
tenant par la main. Comme je le savais homme de bonne compagnie, je
n'hésitai point à accepter son offre, et j'y mis seulement la condition
qu'il ne me quitterait pas un instant. «J'allais précisément, me dit-il,
vous adresser la prière de ne point vous éloigner de moi d'un pas, et de
ne point quitter ma main, quelque chose qui arrive, quelque émotion que
vous veniez à éprouver.» Je le lui promis, mais une simple affirmation ne
le satisfit pas. Il me fit solennellement jurer que je ne ferais pas un
geste, pas une exclamation, enfin que je resterais muette et impassible
pendant l'apparition. Ensuite il mit son gant, et, après m'avoir couvert
la tête d'un capuchon de velours noir, qui me tombait jusque sur les
épaules, il me fit marcher pendant environ cinq minutes sans que
j'entendisse ouvrir ou fermer aucune porte. Le capuchon m'empêchait de
sentir aucun changement dans l'atmosphère; ainsi je ne pus savoir si
j'étais sortie du cabinet, tant il me fit faire de tours et de détours
pour m'ôter l'appréciation de la direction que je suivais. Enfin, il
s'arrêta, et d'une main m'enleva le capuchon si légèrement que je ne le
sentis pas. Ma respiration, devenue plus libre, m'apprit seule que j'avais
la liberté de regarder; mais je me trouvais dans de si épaisses ténèbres
que je n'en étais pas plus avancée. Peu à peu, cependant, je vis une
étoile lumineuse d'abord vacillante et faible, et bientôt claire et
brillante, se dessiner devant moi. Elle semblait d'abord très-loin, et
lorsqu'elle fut entièrement éclairée, elle me parut tout près. C'était
l'effet, je pense, d'une lumière plus ou moins intense derrière un
transparent. Cagliostro me fit approcher de l'étoile, qui était percée
dans le mur, et je vis, de l'autre côté de cette muraille, une chambre
décorée singulièrement et remplie de bougies placées dans un ordre
systématique. Cette pièce avait dans ses ornements et dans sa disposition,
tout le caractère d'un lieu destiné aux opérations magiques. Mais je n'eus
pas le loisir de l'examiner beaucoup; mon attention était absorbée par un
personnage assis devant une table. Il était seul et cachait sa figure dans
ses mains, comme s'il eût été plongé dans une profonde méditation. Je ne
pouvais donc voir ses traits, et sa taille était déguisée par un costume
que je n'ai encore vu à personne. Autant que je pus le remarquer, c'était
une robe, ou un manteau de satin blanc doublé de pourpre, et agrafé sur la
poitrine par des bijoux hiéroglyphiques en or où je distinguai une rose,
une croix, un triangle, une tête de mort, et plusieurs riches cordons de
diverses couleurs. Tout ce que je pouvais comprendre, c'est que ce n'était
point là le Porpora. Mais au bout d'une ou deux minutes, ce personnage
mystérieux, que je commençais à prendre pour une statue, dérangea
lentement ses mains, et je vis distinctement le visage du comte Albert;
non pas tel que je l'avais vu la dernière fois, couvert des ombres de la
mort, mais animé dans sa pâleur, et plein d'âme dans sa sérénité, tel
enfin que je l'avais vu dans ses plus belles heures de calme et de
confiance. Je faillis laisser échapper un cri, et briser, d'un mouvement
involontaire, la glace qui me séparait de lui. Mais une violente pression
de la main de Cagliostro me rappela mon serment, et m'imprima je ne sais
quelle vague terreur. D'ailleurs, au même instant, une porte s'ouvrit au
fond de l'appartement où je voyais Albert, et plusieurs personnages
inconnus, vêtus à peu près comme lui, entrèrent l'épée à la main. Après
avoir fait divers gestes singuliers, comme s'ils eussent joué une
pantomime, ils lui adressèrent, chacun à son tour, et d'un ton solennel,
des paroles incompréhensibles. Il se leva, marcha vers eux, et leur
répondit des paroles également obscures, et qui n'offraient aucun sens à
mon esprit, quoique je sache aussi bien l'allemand à présent que ma langue
maternelle. Ce dialogue ressemblait à ceux qu'on entend dans les rêves; et
la bizarrerie de cette scène, le merveilleux de cette apparition tenaient
effectivement du songe, à tel point que j'essayai de remuer pour m'assurer
que je ne dormais point. Mais Cagliostro me forçait de rester immobile, et
je reconnaissais la voix d'Albert si parfaitement, qu'il m'était
impossible de douter de la réalité de ce que je voyais. Enfin, emportée
par le désir de lui parler, j'allais oublier mon serment, lorsque le
capuchon noir retomba sur ma tête. Je l'arrachai violemment, mais l'étoile
de cristal s'était effacée, et tout était replongé dans les ténèbres. «Si
vous faites le moindre mouvement, murmura sourdement Cagliostro d'une voix
tremblante, ni vous ni moi ne reverrons jamais la lumière.» J'eus la force
de le suivre et de marcher encore longtemps avec lui en zigzags dans un
vide inconnu. Enfin, lorsqu'il m'ôta définitivement le capuchon, je me
retrouvai dans son laboratoire éclairé faiblement, comme il l'était au
commencement de cette aventure. Cagliostro était fort pâle, et tremblait
encore; car j'avais senti, en marchant avec lui, que son bras était agité
d'un tressaillement convulsif, et qu'il me faisait aller très-vite, comme
s'il eût été en proie à une grande frayeur. Les premières paroles qu'il me
dit furent des reproches amers sur mon _mangue de loyauté_, et sur les
_dangers épouvantables_ auxquels je l'avais exposé en cherchant à violer
mes promesses. «J'aurais dû me rappeler, ajouta-t-il d'un ton dur et
courroucé, que la parole d'honneur des femmes ne les engage pas, et que
l'on doit bien se garder de céder à leur vaine et téméraire curiosité.»

«Jusque-là je n'avais pas songé à partager la terreur de mon guide.
J'avais été si frappée de l'idée de retrouver Albert vivant, que je ne
m'étais pas demandé si cela était humainement possible. J'avais même
oublié que la mort m'eût à jamais enlevé cet ami si précieux et si cher.
L'émotion du magicien me rappela enfin que tout cela tenait du prodige, et
que je venais de voir un spectre. Cependant, ma raison repoussait
l'impossible, et l'âcreté des reproches de Cagliostro fit passer en moi
une irritation maladive, qui me sauva de la faiblesse: «Vous feignez de
prendre au sérieux vos propres mensonges, lui dis-je avec vivacité; mais
vous jouez là un jeu bien cruel. Oh! oui, vous jouez avec les choses les
plus sacrées, avec la mort même.--Âme sans foi et sans force! me
répondit-il avec emportement, mais avec une expression imposante; vous
croyez à la mort comme le vulgaire, et cependant vous avez eu un grand
maître, un maître qui vous a dit cent fois: «_On ne meurt pas, rien ne
meurt, il n'y a pas de mort_.» Vous m'accusez de mensonge, et vous semblez
ignorer que le seul mensonge qu'il y ait ici, c'est le nom même de la mort
dans votre bouche impie.» Je vous avoue que cette réponse étrange
bouleversa toutes mes pensées, et vainquit un instant toutes les
résistances de mon esprit troublé. Comment cet homme pouvait-il connaître
si bien mes relations avec Albert, et jusqu'au secret de sa doctrine?
Partageait-il sa foi, ou s'en faisait-il une arme pour prendre de
l'ascendant sur mon imagination?

«Je restai confuse et atterrée. Mais bientôt je me dis que cette manière
grossière d'interpréter la croyance d'Albert ne pouvait pas être la mienne,
et qu'il ne dépendait que de Dieu, et non de l'imposteur Cagliostro,
d'évoquer la mort ou de réveiller la vie. Convaincue, enfin, que j'étais
la dupe d'une illusion inexplicable, mais dont je trouverais peut-être le
mot quelque jour, je me levai en louant froidement le sorcier de son
savoir-faire, et en lui demandant, avec un peu d'ironie, l'explication des
discours bizarres que tenaient ses ombres entre elles. Là-dessus, il me
répondit qu'il lui était impossible de me satisfaire, et que je devais me
contenter d avoir vu _cette personne_ calme et _utilement occupée_. «Vous
me demanderiez vainement, ajouta-t-il, quelles sont ses pensées et son
action dans la vie. J'ignore d'elle jusqu'à son nom. Lorsque vous avez
songé à elle en me demandant à la voir, il s'est formé entre elle et vous
une communication mystérieuse que mon pouvoir a su rendre efficace
jusqu'au point de l'amener devant vous. Ma science ne va pas au
delà.--Votre science, lui dis-je, ne va pas même jusque-là, car j'avais
pensé à maître Porpora, et ce n'est pas maître Porpora que votre pouvoir a
évoqué.--Je n'en sais rien, répondit-il avec un sérieux effrayant; je ne
veux pas le savoir. Je n'ai rien vu, ni dans votre pensée, ni dans le
tableau magique. Ma raison ne supporterait pas de pareils spectacles, et
j'ai besoin de conserver toute ma lucidité pour exercer ma puissance. Mais
les lois de la science sont infaillibles, et il faut bien que, sans en
avoir conscience peut-être, vous ayez pensé à un autre qu'au Porpora,
puisque ce n'est pas lui que vous avez vu.»

--Voilà bien les belles paroles de cette espèce de fous! dit la princesse
en haussant les épaules. Chacun d'eux a sa manière de procéder; mais tous,
au moyen d'un certain raisonnement captieux qu'on pourrait appeler la
logique de la démence, s'arrangent pour ne jamais rester court et pour
embrouiller par de grands mots les idées d'autrui.

--Les miennes l'étaient à coup sûr, reprit Consuelo, et je n'avais plus la
faculté d'analyser. Cette apparition d'Albert, vraie ou fausse, me fit
sentir plus vivement la douleur de l'avoir perdu à jamais, et je fondis en
larmes. «Consuelo! me dit le magicien d'un ton solennel, en m'offrant la
main pour sortir (et vous pensez bien que mon nom véritable, inconnu ici à
tout le monde, fut une nouvelle surprise pour moi, en passant par sa
bouche), vous avez de grandes fautes à réparer, et j'espère que vous ne
négligerez rien pour reconquérir la paix de votre conscience.» Je n'eus
pas la force de répondre. J'essayai en vain de cacher mes pleurs à mes
camarades, qui m'attendaient avec impatience dans le salon voisin. J'étais
plus impatiente encore de me retirer; et dès que je fus seule, après avoir
donné un libre cours à ma douleur, je passai la nuit à me perdre en
réflexions et en commentaires sur les scènes de cette fatale soirée. Plus
je cherchais à la comprendre, plus je m'égarais dans un dédale
d'incertitudes; et je dois avouer que mes suppositions furent souvent plus
folles et plus maladives que ne l'eût été une crédulité aveugle aux
oracles de la magie. Fatiguée de ce travail sans fruit, je résolus de
suspendre mon jugement jusqu'à ce que la lumière se fît. Mais depuis ce
temps je restai impressionnable, sujette aux vapeurs, malade d'esprit et
profondément triste. Je ne ressentis pas plus vivement que je ne l'avais
fait jusque là, la perte de mon ami; mais le remords, que son généreux
pardon avait assoupi en moi, vint me tourmenter continuellement. En
exerçant sans entraves ma profession d'artiste, j'arrivai très-vite à me
blaser sur les enivrements frivoles du succès; et puis, dans ce pays où il
me semble que l'esprit des hommes est sombre comme le climat...

--Et comme le despotisme, ajouta l'abbesse.

--Dans ce pays où je me sens assombrie et refroidie moi-même, je reconnus
bientôt que je ne ferais pas les progrès que j'avais rêvés...

--Et quels progrès veux-tu donc faire? Nous n'avons jamais entendu rien
qui approchât de toi, et je ne crois pas qu'il existe dans l'univers une
cantatrice plus parfaite. Je te dis ce que je pense, et ceci n'est pas un
compliment à la Frédéric.

--Quand même Votre Altesse ne se tromperait pas, ce que j'ignore, ajouta
Consuelo en souriant (car excepté la Romanina et la Tési, je n'ai guère
entendu d'autre cantatrice que moi), je pense qu'il y a toujours beaucoup
à tenter et quelque chose à trouver au delà de tout ce qui a été fait. Eh
bien, cet idéal que j'avais porté en moi-même, j'eusse pu en approcher
dans une vie d'action, de lutte, d'entreprise audacieuse, de sympathies
partagées, d'enthousiasme en un mot! Mais la régularité froide qui règne
ici, l'ordre militaire établi jusque dans les coulisses des théâtres, la
bienveillance calme et continuelle d'un public qui pense à ses affaires en
nous écoutant, la haute protection du roi qui nous garantit des succès
décrétés d'avance, l'absence de rivalité et de nouveauté dans le personnel
des artistes et dans le choix des ouvrages, et surtout l'idée d'une
captivité indéfinie; toute cette vie bourgeoise, froidement laborieuse,
tristement glorieuse et forcément cupide que nous menons en Prusse, m'a
ôté l'espoir et jusqu'au désir de me perfectionner. Il y a des jours où je
me sens tellement privée d'énergie et dépourvue de cet amour-propre
chatouilleux qui aide à la conscience de l'artiste, que je paierais un
sifflet pour me réveiller. Mais hélas! que je manque mon entrée ou que je
m'éloigne avant la fin de ma tâche, ce sont toujours les mêmes
applaudissements. Ils ne me font aucun plaisir quand je ne les mérite pas:
ils me font de la peine quand, par hasard, je les mérite; car ils sont
alors tout aussi officiellement comptés, tout aussi bien mesurés par
l'étiquette qu'à l'ordinaire, et je sens pourtant que j'en mériterais de
plus spontanés! Tout cela doit vous sembler puéril, noble Amélie; mais
vous désiriez connaître le fond de l'âme d'une actrice, et je ne vous
cache rien.

--Tu expliques cela si naturellement, que je le conçois comme si je
l'éprouvais moi-même. Je suis capable, pour te rendre service, de te
siffler lorsque je te verrai engourdie, sauf à te jeter une couronne de
roses quand je t'aurai éveillée!

--Hélas! bonne princesse, ni l'un ni l'autre n'aurait l'agrément du roi.
Le roi ne veut pas qu'on offense ses comédiens, parce qu'il sait que
l'engouement suit de près les huées. Mon ennui est donc sans remède,
malgré votre généreuse intention. A cette langueur se joint tous les jours
davantage le regret d'avoir préféré une existence si fausse et si vide
d'émotions à une vie d'amour et de dévouement. Depuis l'aventure de
Cagliostro surtout, une noire mélancolie est venue me saisir au fond de
l'âme. Il ne se passe pas de nuit que je ne rêve d'Albert, et que je ne le
revoie irrité contre moi, ou indifférent et préoccupé, parlant un langage
incompréhensible, et livré à des méditations tout à fait étrangères à
notre amour, tel que je l'ai vu dans la scène magique. Je me réveille
baignée d'une sueur froide, et je pleure en songeant que, dans la nouvelle
existence où la mort l'a fait entrer, son âme douloureuse et consternée se
ressent peut-être de mes dédains et de mon ingratitude. Enfin, je l'ai tué,
cela est certain; et il n'est au pouvoir d'aucun homme, eût-il fait un
pacte avec toutes les puissances du ciel et de l'enfer, de me réunir à
lui. Je ne puis donc rien réparer en cette vie que je traîne inutile et
solitaire, et je n'ai d'autre désir que d'en voir bientôt la fin.




X.


«N'as-tu donc pas contracté ici des amitiés nouvelles? dit la princesse
Amélie. Parmi tant de gens d'esprit et de talent que mon frère se vante
d'avoir attirés à lui de tous les coins du inonde, n'en est-il aucun qui
soit digne d'estime?

--Il en est certainement, Madame; et si je ne m'étais sentie portée à la
retraite et à la solitude, j'aurais pu trouver des âmes bienveillantes
autour de moi. Mademoiselle Cochois...

--La marquise d'Argens, tu veux dire?

--J'ignore si elle s'appelle ainsi.

--Tu es discrète, tu as raison. Eh bien, c'est une personne distinguée?

--Extrêmement, et fort bonne au fond, quoiqu'elle soit un peu vaine des
soins et des leçons de M. le marquis, et qu'elle regarde un peu du haut de
sa grandeur, les artistes, ses confrères.

--Elle serait fort humiliée, si elle savait qui tu es. Le nom de
Rudolstadt est un des plus illustres de la Saxe, et celui de d'Argens
n'est qu'une mince gentilhommerie provençale ou languedocienne. Et madame
de Cocceï, comment est-elle? la connais-tu?

--Comme, depuis son mariage, mademoiselle Barberini ne danse plus à
l'Opéra, et vit à la campagne le plus souvent, j'ai eu peu d'occasions de
la voir. C'est de toutes les femmes de théâtre celle pour qui j'éprouvais
le plus de sympathie, et j'ai été invitée souvent par elle et par son mari
à aller les voir dans leurs terres; mais le roi m'a fait entendre que cela
lui déplairait beaucoup, et j'ai été forcée d'y renoncer, sans savoir
pourquoi je subissais cette privation.

--Je vais te l'apprendre. Le roi a fait la cour à mademoiselle Barberini,
qui lui a préféré le fils du grand chancelier, et le roi craint pour toi
le mauvais exemple. Mais parmi les hommes, ne t'es-tu liée avec personne?

--J'ai beaucoup d'amitié pour M. François Benda, le premier violoniste de
Sa Majesté. Il y a des rapports entre sa destinée et la mienne. Il a mené
la vie de zingaro dans sa jeunesse, comme moi dans mon enfance; comme moi,
il est fort peu enivré des grandeurs de ce monde, et il préfère la liberté
à la richesse. Il m'a raconté souvent qu'il s'était enfui de la cour de
Saxe pour partager la destinée errante, joyeuse et misérable des artistes
de grand chemin. Le monde ne sait pas qu'il y a sur les routes et dans les
rues des virtuoses d'un grand mérite. Ce fut un vieux juif aveugle qui fit,
par monts et par vaux, l'éducation de Benda. Il s'appelait Loebel, et
Benda n'en parle qu'avec admiration, bien qu'il soit mort sur une botte de
paille, ou peut-être même dans un fossé. Avant de s'adonner au violon, M.
Franz Benda avait une voix superbe, et faisait du chant sa profession. Le
chagrin et l'ennui la lui firent perdre à Dresde. Dans l'air pur de la
vagabonde liberté, il acquit un autre talent, son génie prit un nouvel
essor; et c'est de ce conservatoire ambulant qu'est sorti le magnifique
virtuose dont Sa Majesté ne dédaigne pas le concours dans sa musique _de
chambre_. George Benda, son plus jeune frère, est aussi un original plein
de génie, tour à tour épicurien et misanthrope. Son esprit fantasque n'est
pas toujours aimable, mais il intéresse toujours. Je crois que celui-là ne
parviendra pas à se _ranger_ comme ses autres frères, qui tous portent
avec résignation maintenant la chaîne dorée du dilettantisme royal. Mais
lui, soit parce qu'il est le plus jeune, soit parce que son naturel est
indomptable, parle toujours de prendre la fuite. Il s'ennuie de si bon
coeur ici, que c'est un plaisir pour moi de m'ennuyer avec lui.

--Et n'espères-tu pas que cet ennui partagé amènera un sentiment plus
tendre? Ce ne serait pas la première fois que l'amour serait né de l'ennui.

--Je ne le crains ni ne l'espère, répondit Consuelo; car je sens que cela
n'arrivera jamais. Je vous l'ai dit, chère Amélie, il se passe en moi
quoique chose d'étrange. Depuis qu'Albert n'est plus, je l'aime, je ne
pense qu'à lui, je ne puis aimer que lui. Je crois bien, pour le coup, que
c'est la première fois que l'amour est né de la mort, et c'est pourtant ce
qui m'arrive. Je ne me console pas de n'avoir pas donné du bonheur à un
être qui en était digne, et ce regret tenace est devenu une idée fixe, une
sorte de passion, une folie peut-être!

--Cela m'en a un peu l'air, dit la princesse. C'est du moins une
maladie... Et pourtant c'est un mal que je conçois bien et que j'éprouve
aussi; car j'aime un absent que je ne reverrai peut-être jamais: n'est-ce
pas à peu près comme si j'aimais un mort?... Mais, dis-moi, le prince
Henri, mon frère, n'est-il pas un aimable cavalier?

--Oui, certainement.

--Très-amateur du beau, une âme d'artiste, un héros à la guerre, une
figure qui frappe et plaît sans être belle, un esprit fier et indépendant,
l'ennemi du despotisme, l'esclave insoumis et menaçant de mon frère le
tyran, enfin le meilleur de la famille à coup sur. On dit qu'il est fort
épris de toi; ne te l'a-t-il pas dit?

--J'ai écouté cela comme une plaisanterie.

--Et tu n'as pas envie de le prendre au sérieux?

--Non, Madame.

--Tu es fort difficile, ma chère; que lui reproches-tu?

--Un grand défaut, ou du moins un obstacle invincible à mon amour pour
lui: il est prince.

--Merci du compliment, méchante! Ainsi il n'était pour rien dans ton
évanouissement au spectacle ces jours passés? On a dit que le roi, jaloux
de la façon dont il te regardait, l'avait envoyé aux arrêts au
commencement du spectacle, et que le chagrin t'avait rendue malade.

--J'ignorais absolument que le prince eût été mis aux arrêts, et je suis
bien sûre de n'en pas être la cause. Celle de mon accident est bien
différente. Imaginez, Madame, qu'au milieu du morceau que je chantais, un
peu machinalement, comme cela ne m'arrive que trop souvent ici, mes yeux
se portent au hasard vers les loges du premier rang qui avoisinent la
scène; et tout à coup, dans celle de M. Golowkin, je vois une figure pâle
se dessiner dans le fond et se pencher insensiblement comme pour me
regarder. Cette figure, c'était celle d'Albert, Madame. Je le jure devant
Dieu, je l'ai vu, je l'ai reconnu; j'ignore si c'était une illusion, mais
il est impossible d'en avoir une plus terrible et plus complète.

--Pauvre enfant! tu as des visions, cela est certain.

--Oh! ce n'est pas tout. La semaine dernière, lorsque je vous eus remis la
lettre de M. de Trenck, comme je me retirais, je m'égarai dans le palais
et rencontrai, à l'entrée du cabinet de curiosités, M. Stoss, avec qui je
m'arrêtai à causer. Eh bien, je revis cette même figure d'Albert, et je la
revis menaçante comme je l'avais vue indifférente la veille au théâtre,
comme je la revois sans cesse dans mes rêves, courroucée ou dédaigneuse.

--Et M. Stoss la vit aussi?

--Il la vit fort bien, et me dit que c'était un certain Trismégiste que
Votre Altesse s'amuse à consulter comme nécromancien.

--Ah! juste ciel! s'écria madame de Kleist en pâlissant; j'étais bien sûre
que c'était un sorcier véritable! Je n'ai jamais pu regarder cet homme
sans frayeur. Quoiqu'il ait de beaux traits et l'air noble, il a quelque
chose de diabolique dans la physionomie, et je suis sûre, qu'il prend,
comme un Protée, tous les aspects qu'il veut pour faire peur aux gens.
Avec cela il est grondeur et frondeur comme tous les gens de son espèce.
Je me souviens qu'une fois, en me tirant mon horoscope, il me reprocha à
brûle-pourpoint d'avoir divorcé avec M. de Kleist, parce que M. de Kleist
était ruiné. Il m'en faisait un grand crime. Je voulus m'en défendre, et
comme il le prenait un peu haut avec moi, je commençais à me fâcher,
lorsqu'il me prédit avec véhémence que je me remarierais, et que mon
second mari périrait, par ma faute, encore plus misérablement que le
premier, mais que j'en serais bien punie par mes remords et par la
réprobation publique. En disant cela, sa figure devint si terrible, que je
crus voir celle de M. Kleist ressuscité, et que je m'enfuis dans
l'appartement de son Altesse royale, en jetant de grands cris.

--Oui, c'était une scène plaisante, dit la princesse qui, par instants,
reprenait comme malgré elle, son ton sec et amer: j'en ai ri comme une
folle.

--Il n'y avait pas de quoi! dit naïvement Consuelo. Mais enfin qu'est-ce
donc que ce Trismégiste? et puisque Votre Altesse ne croit pas aux
sorciers...

--Je t'ai promis de te dire un jour ce que c'est que la sorcellerie. Ne
sois pas si pressée. Quant à présent, sache que le devin Trismégiste est
un homme dont je fais grand cas, et qui pourra nous être fort utile à
toutes trois... et à bien d'autres!...

--Je voudrais bien le revoir, dit Consuelo; et quoique je tremble d'y
penser, je voudrais m'assurer de sang-froid s'il ressemble à M. de
Rudolstadt autant que je me le suis imaginé.

--S'il ressemble à M. de Rudolstadt, dis-tu?... Eh bien, tu me rappelles
une circonstance que j'aurais oubliée, et qui va expliquer, peut-être fort
platement, tout ce grand mystère... Attends! laisse-moi y penser un peu...
oui, j'y suis. Écoute ma pauvre enfant, et apprends à te méfier de tout ce
qui semble surnaturel. C'est Trismégiste que Cagliostro t'a montré; car
Trismégiste a des relations avec Cagliostro, et s'est trouvé ici l'an
dernier en même temps que lui. C'est Trismégiste que tu as vu au théâtre
dans la loge du comte Golowkin; car Trismégiste demeure dans sa maison, et
ils s'occupent ensemble de chimie ou d'alchimie. Enfin c'est Trismégiste
que tu as vu dans le château le lendemain; car ce jour-là, et peu de temps
après t'avoir congédiée, j'ai vu Trismégiste; et par parenthèse, il m'a
donné d'amples détails sur l'évasion de Trenck.

--À l'effet de se vanter d'y avoir contribué, dit madame de Kleist, et de
se faire rembourser par Votre Altesse des sommes qu'il n'a certainement
pas dépensées pour cela. Votre Altesse en pensera ce qu'elle voudra; mais,
j'oserai le lui dire, cet homme est un chevalier d'industrie.

--Ce qui ne l'empêche pas d'être un grand sorcier, n'est-ce pas, de
Kleist? Comment concilies-tu tant de respect pour sa science et de mépris
pour sa personne?

--Eh! Madame, cela va ensemble on ne peut mieux. On craint les sorciers,
mais on les déteste. C'est absolument comme on fait à l'égard du diable.

--Et cependant on veut voir le diable, et on ne peut pas se passer des
sorciers? Voilà ta logique, ma belle de Kleist!

--Mais, Madame, dit Consuelo qui écoutait avec avidité cette discussion
bizarre, d'où savez-vous que cet homme ressemble au comte de Rudolstadt?

--J'oubliais de te le dire, et c'est un hasard bien simple qui me l'a fait
savoir. Ce matin, quand Supperville me racontait ton histoire et celle du
comte Albert, tout ce qu'il me disait sur ce personnage étrange me donna
la curiosité de savoir s'il était beau, et si sa physionomie répondait à
son imagination extraordinaire. Supperville rêva quelques instants, et
finit par me répondre: «Tenez, Madame, il me sera facile de vous en donner
une juste idée; car vous avez parmi vos _joujoux_ un orignal qui
ressemblerait effroyablement à ce pauvre Rudolstadt s'il était plus
décharné, plus hâve, et coiffé autrement. C'est votre sorcier
Trismégiste.» Voilà le fin mot de l'affaire, ma charmante veuve; et ce mot
n'est pas plus sorcier que Cagliostro, Trismégiste, Saint-Germain et
compagnie.

--Vous m'ôtez une montagne de dessus la poitrine, dit la Porporina, et un
voile noir de dessus la tête. Il me semble que je renais à la vie, que je
m'éveille d'un pénible sommeil! Grâces vous soient rendues pour cette
explication! Je ne suis donc pas folle, je n'ai donc pas de visions, je
n'aurai donc plus peur de moi-même!... Eh bien pourtant, voyez ce que
c'est que le coeur humain! ajouta-t-elle après un instant de rêverie; je
crois que je regrette ma peur et ma faiblesse. Dans mon extravagance, je
m'étais presque persuadé qu'Albert n'était pas mort, et qu'un jour, après
m'avoir fait expier par d'effrayantes apparitions le mal que je lui ai
causé, il reviendrait à moi sans nuage et sans ressentiment. Maintenant je
suis bien sûre qu'Albert dort dans le tombeau de ses ancêtres, qu'il ne se
relèvera pas, que la mort ne lâchera pas sa proie, et c'est une déplorable
certitude!

--Tu as pu en douter? Eh bien, il y a du bonheur à être folle; quant à moi,
je n'espérais pas que Trenck sortirait des cachots de la Silésie, et
pourtant cela était possible, et cela est!

--Si je vous disais, belle Amélie, toutes les suppositions auxquelles mon
pauvre esprit se livrait, vous verriez que, malgré leur invraisemblance,
elles n'étaient pas toutes impossibles. Par exemple, une léthargie.....
Albert y était sujet... Mais je ne veux point rappeler ces conjectures
insensées; elles me font trop de mal, maintenant que la figure que je
prenais pour Albert est celle d'un chevalier d'industrie.

--Trismégiste n'est pas ce que l'on croit... Mais ce qu'il y a de certain,
c'est qu'il n'est pas le comte de Rudolstadt; car il y a plusieurs années
que je le connais, et qu'il fait, en apparence du moins, le métier de
devin. D'ailleurs il n'est pas si semblable au comte de Rudolstadt que tu
te le persuades. Supperville, qui est un trop habile médecin pour faire
enterrer un homme en léthargie, et qui ne croit pas aux revenants, a
constaté des différences que ton trouble ne t'a pas permis de remarquer.

--Oh! je voudrais bien revoir ce Trismégiste! dit Consuelo d'un air
préoccupé.

--Tu ne le verras peut-être pas de si tôt, répondit froidement la
princesse. Il est parti pour Varsovie le jour même où tu l'as vu dans ce
palais. Il ne reste jamais plus de trois jours à Berlin. Mais il reviendra
à coup sûr dans un an.

--Et si c'était Albert!...» reprit Consuelo, absorbée dans une rêverie
profonde.

La princesse haussa les épaules.

--Décidément, dit-elle, le sort me condamne à n'avoir pour amis que des
fous ou des folles. Celle-ci prend mon sorcier pour son mari feu le
chanoine de Kleist, celle-là, pour son défunt époux le comte de
Rudolstadt: il est heureux pour moi d'avoir une tête forte, car je le
prendrais peut-être pour Trenck, et Dieu sait ce qui en arriverait.
Trismégiste est un pauvre sorcier de ne point profiter de toutes ces
méprises! Voyons, Porporina, ne me regardez pas d'un air effaré et
consterné, ma toute belle. Reprenez vos esprits. Comment supposez-vous que
si le comte Albert, au lieu d'être mort, s'était réveillé d'une léthargie,
une aventure si intéressante n'eût point fait de bruit dans le monde?
N'avez-vous conservé aucune relation, d'ailleurs, avec sa famille, et ne
vous en aurait-elle pas informée?

--Je n'en ai conservé aucune, répondit Consuelo. La chanoinesse Wenceslawa
m'a écrit deux fois en un an pour m'annoncer deux tristes nouvelles: la
mort de son frère aîné Christian, père de mon mari, qui a terminé sa
longue et douloureuse carrière sans recouvrer la mémoire de son malheur;
et la mort du baron Frédéric, frère de Christian et de la chanoinesse, qui
s'est tué à la chasse, en roulant de la fatale montagne de Schreckenstein,
au fond d'un ravin. J'ai répondu à la chanoinesse comme je le devais. Je
n'ai pas osé lui offrir d'aller lui porter mes tristes consolations. Son
coeur m'a paru, d'après ses lettres, partagé entre sa bonté et son
orgueil. Elle m'appelait sa _chère enfant_, sa _généreuse amie_, mais elle
ne paraissait désirer nullement les secours ni les soins de mon affection.

--Ainsi tu supposes qu'Albert, ressuscité, vit tranquille et inconnu au
château des Géants, sans t'envoyer de billet de faire part, et sans que
personne s'en doute hors de l'enceinte dudit château?

--Non, Madame, je ne le suppose pas; car ce serait tout à fait impossible,
et je suis folle de vouloir en douter,» répondit Consuelo, en cachant dans
ses mains son visage inondé de larmes.

La princesse semblait, à mesure que la nuit s'avançait, reprendre son
mauvais caractère; le ton railleur et léger avec lequel elle parlait de
choses si sensibles au coeur de Consuelo faisait un mal affreux à cette
dernière.

«Allons, ne te désole pas ainsi, reprit brusquement Amélie. Voilà une
belle partie de plaisir que nous faisons là! Tu nous a raconté des
histoires à porter le diable en terre; de Kleist n'a pas cessé de pâlir et
de trembler, je crois qu'elle en mourra de peur; et moi, qui voulais être
heureuse et gaie, je souffre de te voir souffrir, ma pauvre enfant!...»

La princesse prononça ces dernières paroles avec le bon diapason de sa
voix, et Consuelo, relevant la tête, vit qu'une larme de sympathie coulait
sur sa joue, tandis que le sourire d'ironie contractait encore ses lèvres.
Elle baisa la main que lui tendait l'abbesse, et la plaignit
intérieurement de ne pouvoir pas être bonne pendant quatre heures de
suite.

«Quelque mystérieux que soit ton château des Géants, ajouta la princesse,
quelque sauvage que soit l'orgueil de la chanoinesse, et quelque discrets
que puissent être ses serviteurs, sois sûre qu'il ne se passe rien là qui
soit plus qu'ailleurs à l'abri d'une certaine publicité. On avait beau
cacher la bizarrerie du comte Albert, toute la province a bientôt réussi à
la connaître, et il y avait longtemps qu'on en avait parlé à la petite
cour de Bareith, lorsque Supperville fut appelé pour soigner ton pauvre
époux. Il y a maintenant dans cette famille un autre mystère qu'on ne
cache pas avec moins de soin sans doute, et qu'on n'a pas préservé
davantage de la malice du public. C'est la fuite de la jeune baronne
Amélie, qui s'est fait enlever par un bel aventurier peu de temps après la
mort de son cousin.

--Et moi, madame, je l'ai ignoré assez longtemps. Je pourrais vous dire
même que tout ne se découvre pas dans ce monde; car jusqu'ici on n'a pas
pu savoir le nom et l'état de l'homme qui a enlevé la jeune baronne, non
plus que le lieu de sa retraite.

--C'est ce que Supperville m'a dit en effet. Allons, cette vieille Bohême
est le pays aux aventures mystérieuses: mais ce n'est pas une raison pour
que le comte Albert soit...

--Au nom du ciel, Madame, ne parlons plus de cela. Je vous demande pardon
de vous avoir fatiguée de cette longue histoire, et quand Votre Altesse
m'ordonnera de me retirer...

--Deux heures du matin! s'écria madame de Kleist, que le son lugubre de
l'horloge du château fit tressaillir.

--En ce cas, il faut nous séparer, mes chères amies, dit la princesse en
se levant; car ma soeur d'Anspach va venir dès sept heures me réveiller
pour m'entretenir des fredaines de son cher margrave qui est revenu de
Paris dernièrement, amoureux fou de mademoiselle Clairon. Ma belle
Porporina, c'est vous autres reines de théâtre qui êtes reines du monde
par le fait, comme nous le sommes par le droit, et votre lot est le
meilleur. Il n'est point de tête couronnée que vous ne puissiez nous
enlever quand il vous en prend fantaisie, et je ne serais pas étonnée de
voir un jour mademoiselle Hippolyte Clairon, qui est une fille d'esprit,
devenir margrave d'Anspach, en concurrence avec ma soeur, qui est une
bête. Allons, donne-moi une pelisse, de Kleist, je veux vous reconduire
jusqu'au bout de la galerie.

--Et Votre Altesse reviendra seule? dit madame de Kleist, qui paraissait
fort troublée.

--Toute seule, répondit Amélie, et sans aucune crainte du diable et des
farfadets qui tiennent pourtant cour plénière dans le château depuis
quelques nuits, à ce qu'on assure. Viens, viens, Consuelo! nous allons
voir la belle peur de madame de Kleist en traversant la
galerie.»

La princesse prit un flambeau et marcha la première, entraînant madame de
Kleist, qui était en effet très-peu rassurée. Consuelo les suivit, un peu
effrayée aussi, sans savoir pourquoi.

«Je vous assure, Madame, disait madame de Kleist, que c'est l'heure
sinistre, et qu'il y a de la témérité à traverser cette partie du château
dans ce moment-ci. Que vous coûterait-il de nous laisser attendre une
demi-heure de plus? A deux heures et demie, il n'y a plus rien.

--Non pas, non pas, reprit Amélie, je ne serais pas fâchée de la
rencontrer et de voir comment elle est faite.

--De quoi donc s'agit-il? demanda Consuelo en doublant le pas pour
s'adresser à madame de Kleist.

--Ne le sais-tu pas? dit la princesse. La femme blanche qui balaie les
escaliers et les corridors du palais, lorsqu'un membre de la famille
royale est près de mourir, est revenue nous visiter depuis quelques nuits.
Il paraît que c'est par ici qu'elle prend ses ébats. Donc ce sont mes
jours qui sont menacés. Voilà pourquoi tu me vois si tranquille. Ma
belle-soeur, la reine de Prusse (la plus pauvre tête qui ait jamais porté
couronne!), n'en dort pas, à ce qu'on assure, et va coucher tous les soirs
à Charlottenburg; mais, comme elle respecte infiniment la balayeuse, ainsi
que la reine ma mère, qui n'a pas plus de raison qu'elle à cet endroit-là,
ces dames ont eu soin de défendre qu'on épiât le fantôme et qu'on le
dérangeât en rien de ses nobles occupations. Aussi le château est-il
balayé d'importance, et de la propre main de Lucifer, ce qui ne l'empêche
pas d'être fort malpropre, comme tu vois.»

En ce moment un gros chat, accouru du fond ténébreux de la galerie, passa
en ronflant et en jurant auprès de madame de Kleist, qui fit un cri
perçant et voulut courir vers l'appartement de la princesse; mais celle-ci
la retint de force en remplissant l'espace sonore de ses éclats de rire
âpres et rauques, plus lugubres encore que la bise qui sifflait dans les
profondeurs de ce vaste local. Le froid faisait grelotter Consuelo, et
peut-être aussi la peur; car la figure décomposée de madame de Kleist
semblait attester un danger réel, et la gaieté fanfaronne et forcée de la
princesse n'annonçait pas une sécurité bien sincère.

«J'admire l'incrédulité de Votre Altesse royale, dit madame de Kleist
d'une voix entrecoupée et avec un peu de dépit; si elle avait vu et
entendu comme moi cette femme blanche, la veille de la mort du roi son
auguste père...

--Hélas! répondit Amélie d'un ton satanique, comme je suis bien sûre
qu'elle ne vient pas annoncer maintenant celle du roi mon auguste frère,
je suis fort aise qu'elle vienne pour moi. La diablesse sait bien que pour
être heureuse, il me faut l'une ou l'autre de ces deux morts.

--Ah! Madame, ne parlez pas ainsi dans un pareil moment! dit madame de
Kleist, dont les dents se serraient tellement, qu'elle prononçait avec
peine. Tenez, au nom du ciel, arrêtez-vous et écoutez: cela ne fait-il pas
frémir?»

La princesse s'arrêta d'un air moqueur, et le bruit de sa robe de soie,
épaisse et cassante comme du carton, cessant de couvrir les bruits plus
éloignés, nos trois héroïnes, parvenues presque à la grande cage
d'escalier qui s'ouvrait au fond de la galerie, entendirent distinctement
le bruit sec d'un balai qui frappait inégalement les degrés de pierre, et
qui semblait se rapprocher en montant de marche en marche, comme eût fait
un valet pressé de terminer son ouvrage.

La princesse hésita un instant, puis elle dit d'un air résolu:

«Comme il n'y a rien _là_ de surnaturel, je veux savoir si c'est un
laquais somnambule ou un page espiègle. Baisse ton voile, Porporina, il ne
faut pas qu'on te voie dans ma compagnie. Quant à toi, de Kleist, tu peux
te trouver mal si cela t'amuse. Je t'avertis que je ne m'occupe pas de
toi. Allons, brave Rudolstadt, toi qui as affronté de pires aventures,
suis-moi si tu m'aimes.»

Amélie marcha d'un pas assuré vers l'entrée de l'escalier; Consuelo la
suivit sans qu'elle lui permit de tenir le flambeau à sa place; et madame
de Kleist, aussi effrayée de rester seule que d'avancer, se traîna
derrière elles en se cramponnant au mantelet de la Porporina.

Le balai infernal ne se faisait plus entendre, et la princesse arriva
jusqu'à la rampe au-dessus de laquelle elle avança son flambeau pour mieux
voir à distance. Mais, soit qu'elle fût moins calme qu'elle ne voulait le
paraître, soit qu'elle eût aperçu quelque objet terrible, la main lui
manqua, et le flambeau de vermeil, avec la bougie et sa collerette du
cristal découpée, allèrent tomber avec fracas au fond de la spirale
retentissante. Alors madame de Kleist, perdant la tête et ne se souciant
pas plus de la princesse que de la comédienne, se mit à courir jusqu'à ce
qu'elle eût rencontré dans l'obscurité la porte des appartements de sa
maîtresse, où elle chercha un refuge, tandis que celle-ci, partagée entre
une émotion insurmontable et la honte de s'avouer vaincue, reprenait avec
Consuelo le même chemin, d'abord lentement, et puis peu à peu en doublant
le pas; car d'autres pas se faisaient entendre derrière les siens, et ce
n'étaient pas ceux de la Porporina, qui marchait sur la même ligne qu'elle,
plus résolument peut-être, quoiqu'elle ne fit aucune bravade. Ces pas
étranges, qui de seconde en seconde, se rapprochaient de leurs talons,
résonnaient dans les ténèbres comme ceux d'une vieille femme chaussée de
mules, et claquaient sur les dalles, tandis que le balai faisait toujours
son office et se heurtait lourdement à la muraille, tantôt à droite,
tantôt à gauche. Ce court trajet parut bien long à Consuelo. Si quelque
chose peut vaincre le courage des esprits vraiment fermes et sains, c'est
un danger qui ne peut être ni prévu ni compris. Elle ne se piqua point
d'une audace inutile, et ne détourna pas la tête une seule fois. La
princesse prétendit ensuite l'avoir fait inutilement dans les ténèbres;
personne ne pouvait démentir ni constater le fait. Consuelo se souvint
seulement qu'elle n'avait pas ralenti sa marche, qu'elle ne lui avait pas
adressé un mot durant cette retraite forcée, et qu'en rentrant un peu
précipitamment dans son appartement, elle avait failli lui pousser la
porte sur le visage, tant elle avait hâte de la refermer. Cependant Amélie
ne convint pas de sa faiblesse, et reprit assez vite son sang-froid pour
railler madame de Kleist, qui était presque en convulsions, et pour lui
faire, sur sa lâcheté et son manque d'égards, des reproches très-amers. La
bonté compatissante de Consuelo, qui souffrait de l'état violent de la
favorite, ramena quelque pitié dans le coeur de la princesse. Elle daigna
s'apercevoir que madame de Kleist était incapable de l'entendre, et
qu'elle était pâmée sur un sofa, la figure enfoncée dans les coussins.
L'horloge sonna trois heures avant que cette pauvre personne eût
parfaitement repris ses esprits; sa terreur se manifestait encore par des
larmes. Amélie était lasse de n'être plus princesse, et ne se souciait
plus de se déshabiller seule et de se servir elle-même, outre qu'elle
avait peut-être l'esprit frappé de quelque pressentiment sinistre. Elle
résolut donc de garder madame de Kleist jusqu'au jour.

«Jusque-là, dit-elle, nous trouverons bien quelque prétexte pour colorer
l'affaire, si mon frère en entend parler. Quant à toi, Porporina, ta
présence ici serait bien plus difficile à expliquer, et je ne voudrais
pour rien au monde qu'on te vît sortir de chez moi. Il faut donc que tu te
retires seule, et dès à présent, car on est fort matinal dans cette
chienne d'hôtellerie. Voyons, de Kleist, calme-toi, je te garde, et si tu
peux dire un mot de bon sens, explique-nous par où tu es entrée et dans
quel coin tu as laissé ton chasseur, afin que la Porporina s'en serve pour
retourner chez elle.»

La peur rend si profondément égoïste, que madame de Kleist, enchantée de
ne plus avoir à affronter les terreurs de la galerie, et se souciant fort
peu de l'angoisse que Consuelo pourrait éprouver en faisant seule ce
trajet, retrouva toute sa lucidité pour lui expliquer le chemin qu'elle
avait à prendre et le signal qu'elle aurait à donner pour rejoindre son
serviteur affidé à la sortie du palais, dans un endroit bien abrité et
bien désert, où elle lui avait commandé d'aller l'attendre.

Munie de ces instructions, et bien certaine cette fois de ne pas s'égarer
dans le palais, Consuelo prit congé de la princesse, qui ne s'amusa
nullement à la reconduire le long de la galerie. La jeune fille partit
donc seule, à tâtons, et gagna le redoutable escalier sans encombre. Une
lanterne suspendue, qui brûlait en bas, l'aida à descendre, ce qu'elle fit
sans mauvaise rencontre, et même sans frayeur. Cette fois elle s'était
armée de volonté; elle sentait qu'elle remplissait un devoir envers la
malheureuse Amélie, et, dans ces cas-là, elle était toujours courageuse et
forte. Enfin, elle parvint à sortir du palais par la petite porte
mystérieuse dont madame de Kleist lui avait remis la clef, et qui donnait
sur un coin d'arrière-cour. Lorsqu'elle fut tout à fait dehors, elle
longea le mur extérieur pour chercher le chasseur. Dès qu'elle eut
articulé le signal convenu, une ombre, se détachant du mur, vint droit à
sa rencontre, et un homme, enveloppé d'un large manteau, s'inclina devant
elle, et lui présenta le bras en silence dans une attitude respectueuse.




XI.


Consuelo se souvint que madame de Kleist, pour mieux dissimuler ses
fréquentes visites secrètes à la princesse Amélie, venait souvent à pied
le soir au château, la tête enveloppée d'une épaisse coiffe noire, la
taille d'une mante de couleur sombre, et le bras appuyé sur celui de son
domestique. De cette façon, elle n'était point remarquée des gens du
château, et pouvait passer pour une de ces personnes dans la détresse qui
se cachent de mendier, et qui reçoivent ainsi quelques secours de la
libéralité des princes. Mais malgré toutes les précautions de la
confidente et de sa maîtresse, leur secret était un peu celui de la
comédie; et si le roi n'en prenait pas d'ombrage, c'est qu'il est de
petits scandales qu'il vaut mieux tolérer qu'ébruiter en les combattant.
Il savait bien que ces deux dames s'occupaient ensemble de Trenck plus que
de magie; et bien qu'il condamnât presque également ces deux sujets
d'entretien, il fermait les yeux et savait gré intérieurement à sa soeur
d'y porter une affectation de mystère qui mettait sa responsabilité à
couvert aux yeux de certaines gens. Il voulait bien feindre d'être trompé;
il ne voulait pas avoir l'air d'approuver l'amour et les folies de sa
soeur. C'était donc sur le malheureux Trenck que sa sévérité s'était
appesantie, et encore avait-il fallu l'accuser de crimes imaginaires pour
que le public ne pressentît pas les véritables motifs de sa disgrâce.

La Porporina, pensant que le serviteur de madame de Kleist devait aider à
son incognito, en lui donnant le bras de même qu'à sa maîtresse, n'hésita
point à accepter ses services, et à s'appuyer sur lui pour marcher sur le
pavé enduit de glace. Mais elle n'eut pas fait trois pas ainsi, que cet
homme lui dit d'un ton dégagé:

«Eh bien, ma belle comtesse, dans quelle humeur avez-vous laissé votre
fantasque Amélie?»

Malgré le froid et la bise, Consuelo sentit le sang lui monter aux joues.
Selon toute apparence, ce valet la prenait pour sa maîtresse, et
trahissait ainsi une intimité révoltante avec elle. La Porporina, saisie
de dégoût, retira son bras de celui de cet homme, en lui disant sèchement:

«Vous vous trompez.

--Je n'ai pas l'habitude de me tromper, reprit l'homme au manteau avec la
même aisance. Le public peut ignorer que la divine Porporina est comtesse
de Rudolstadt; mais le comte de Saint-Germain est mieux instruit.

--Qui êtes-vous donc, dit Consuelo bouleversée de surprise;
n'appartenez-vous pas à la maison de madame la comtesse de Kleist?

--Je n'appartiens qu'à moi-même, et ne suis serviteur que de la vérité,
reprit l'inconnu. Je viens de dire mon nom; mais je vois qu'il est ignoré
de madame de Rudolstadt.

--Seriez-vous donc le comte de Saint-Germain en personne?

--Et quel autre pourrait vous donner un nom que le public ignore? Tenez,
madame la comtesse, voici deux fois que vous avez failli tomber en deux
pas que vous avez faits sans mon aide. Daignez reprendre mon bras. Je sais
fort bien le chemin de votre demeure, et je me fais un devoir et un
honneur de vous y reconduire saine et sauve.

--Je vous remercie de votre bonté, monsieur le comte, répondit Consuelo,
dont la curiosité était trop excitée pour refuser l'offre de cet homme
intéressant et bizarre: aurez-vous celle de me dire pourquoi vous
m'appelez ainsi?
                
 
 
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