George Sand

La comtesse de Rudolstadt
--Parce que je désire obtenir votre confiance d'emblée en vous montrant
que j'en suis digne. Il y a longtemps que je sais votre mariage avec
Albert, et je vous ai gardé à tous deux un secret inviolable, comme je le
garderai tant que ce sera votre volonté.

--Je vois que ma volonté à cet égard est fort peu respectée par M.
Supperville, dit Consuelo qui se pressait d'attribuer à ce dernier les
notions de M. de Saint-Germain sur sa position.

--N'accusez pas ce pauvre Supperville, reprit le comte. Il n'a rien dit,
si ce n'est à la princesse Amélie, pour lui faire sa cour. Ce n'est pas de
lui que je tiens le fait.

--Et de qui donc, en ce cas, Monsieur?

--Je le tiens du comte Albert de Rudolstadt lui-même. Je sais bien que
vous allez me dire qu'il est mort pendant qu'on achevait la cérémonie
religieuse de votre hyménée; mais je vous répondrai qu'il n'y a pas de
mort, que personne, que rien ne meurt, et que l'on peut s'entretenir
encore avec ce que le vulgaire appelle les trépassés, quand on connaît
leur langage et les secrets de leur vie.

--Puisque vous savez tant de choses, Monsieur, vous n'ignorez peut-être
pas que de semblables assertions ne me peuvent aisément convaincre, et
qu'elles me font beaucoup de mal, en me présentant sans cesse l'idée d'un
malheur que je sais être sans remède, en dépit des promesses menteuses de
la magie.

--Vous avez raison d'être en garde contre les magiciens et les imposteurs.
Je sais que Cagliostro vous a effrayée d'une apparition au moins
intempestive. Il a cédé à la gloriole de vous montrer son pouvoir, sans
s'inquiéter de la disposition de votre âme et de la sublimité de sa
mission. Cagliostro n'est cependant pas un imposteur, tant s'en faut! Mais
c'est un vaniteux, et c'est par là qu'il a mérité souvent le reproche de
charlatanisme.

--Monsieur le comte, on vous fait le même reproche; et comme cependant on
ajoute que vous êtes un homme supérieur, je me sens le courage de vous
dire franchement les préventions qui combattent mon estime pour vous.

--C'est parler avec la noblesse qui convient à Consuelo, répondit M. de
Saint-Germain avec calme, et je vous sais gré de faire cet appel à ma
loyauté. J'en serai digne, et je vous parlerai sans mystère. Mais nous
voici à votre porte, et le froid, ainsi que l'heure avancée, me défendent
de vous retenir ici plus longtemps. Si vous voulez apprendre des choses de
la dernière importance, et d'où votre avenir dépend, permettez-moi de vous
entretenir en liberté.

--Si Votre Seigneurie veut venir me voir dans la journée, je l'attendrai
chez moi à l'heure qu'elle m'indiquera.

--Il faut que je vous parle demain; et demain vous recevrez la visite de
Frédéric, que je ne veux pas rencontrer, parce que je ne fais aucun cas de
lui.

--De quel Frédéric voulez-vous parler, monsieur le comte?

--Oh! ce n'est pas de notre ami Frédéric de Trenck que nous avons réussi à
tirer de ses mains. C'est de ce méchant petit roi de Prusse qui vous fait
la cour. Tenez, il y aura demain grande redoute à l'Opéra: soyez-y.
Quelque déguisement que vous preniez, je vous reconnaîtrai et me ferai
reconnaître de vous. Dans cette cohue, nous trouverons l'isolement et la
sécurité. Autrement, mes relations avec vous amasseraient de grands
malheurs sur des têtes sacrées. A demain donc, madame la comtesse!»

En parlant ainsi, le comte de Saint-Germain salua profondément Consuelo et
disparut, la laissant pétrifiée de surprise au seuil de sa demeure.

«Il y a décidément, dans ce royaume de la raison, une conspiration
permanente contre la raison, se disait la cantatrice en s'endormant. A
peine ai-je échappé à un des périls qui menacent la mienne, qu'un autre se
présente. La princesse Amélie m'avait donné l'explication des dernières
énigmes, et je me croyais bien tranquille; mais, au même instant, nous
rencontrons, ou du moins nous entendons la balayeuse fantastique, qui se
promène dans ce château du doute, dans cette forteresse de l'incrédulité,
aussi tranquillement qu'elle l'eût fait il y a deux cents ans. Je me
débarrasse de la frayeur que me causait Cagliostro, et voici un autre
magicien qui parait encore mieux instruit de mes affaires. Que ces devins
tiennent registre de tout ce qui concerne la vie des rois et des
personnages puissants ou illustres, je le conçois; mais que moi, pauvre
fille humble et discrète, je ne puisse dérober aucun fait de ma vie à
leurs investigations, voilà qui me confond et m'inquiète malgré moi.
Allons, suivons le conseil de la princesse. Comptons que l'avenir
expliquera encore ce prodige, et, en attendant, abstenons-nous de juger.
Ce qu'il y aurait de plus extraordinaire peut-être dans celui-ci, c'est
que la visite du roi, prédite par M. de Saint-Germain, eût lieu
effectivement demain. Ce sera la troisième fois seulement que le roi sera
venu chez moi. Ce M. de Saint-Germain serait-il son confident? On dit
qu'il faut se méfier surtout de ceux qui parlent mal du maître. Je
tâcherai de ne pas l'oublier.»

Le lendemain, à une heure précise, une voiture sans livrée et sans
armoiries entra dans la cour de la maison qu'habitait la cantatrice, et le
roi, qui l'avait fait prévenir, deux heures auparavant, d'être seule et de
l'attendre, pénétra dans ses appartements le chapeau sur l'oreille gauche,
le sourire sur les lèvres, et un petit panier à la main.

«Le capitaine Kreutz vous apporte des fruits de son jardin, dit-il. Des
gens malintentionnés prétendent que cela vient des jardins de Sans-Souci,
et que c'était destiné au dessert du roi. Mais le roi ne pense point à
nous, Dieu merci, et le petit baron vient passer une heure ou deux avec sa
petite amie.»

Cet agréable début, au lieu de mettre Consuelo à son aise, la troubla
étrangement. Depuis qu'elle conspirait contre sa volonté en recevant les
confidences de la princesse Amélie, elle ne pouvait plus braver avec une
impassible franchise le royal inquisiteur. Il eût fallu désormais le
ménager, le flatter peut-être, détourner ses soupçons par d'adroites
agaceries. Consuelo sentait que ce rôle ne lui convenait pas, quelle le
jouerait mal, surtout s'il était vrai que Frédéric eût _du goût_ pour elle,
comme on disait à la cour, où l'on eût cru rabaisser la majesté royale en
se servant du mot d'amour à propos d'une comédienne. Inquiète et troublée,
Consuelo remercia gauchement le roi de l'excès de ses bontés, et tout
aussitôt la physionomie du roi changea, et devint aussi morose qu'elle
s'était annoncée radieuse.

«Qu'est-ce, dit-il brusquement en fronçant le sourcil. Avez-vous de
l'humeur? êtes-vous malade? pourquoi m'appelez-vous _sire_? Ma visite vous
dérange de quelque amourette?

--Non, Sire, répondit la jeune fille en reprenant la sérénité de la
franchise. Je n'ai ni amourette ni amour.

--A la bonne heure! Quand cela serait, après tout, que m'importe? mais
j'exigerais que vous m'en fissiez l'aveu.

--L'aveu? M. le capitaine veut dire la confidence, sans doute?

--Expliquez la distinction.

--Monsieur le capitaine la comprend de reste.

--Comme vous voudrez; mais distinguer n'est pas répondre. Si vous étiez
amoureuse, je voudrais le savoir.

--Je ne comprends pas pourquoi.

--Vous ne le comprenez pas du tout? regardez-moi donc en face. Vous avez
le regard bien vague aujourd'hui!

--Monsieur le capitaine, il me semble que vous voulez singer le roi. On
dit, que quand il interroge un accusé, il lui lit dans le blanc des yeux.
Croyez-moi, ces façons-là ne vont qu'à lui; et encore, s'il venait chez
moi pour me les faire subir, je le prierais de retourner à ses affaires.

--C'est cela; vous lui diriez: «Va te promener, Sire.»

--Pourquoi non? La place du roi est sur son cheval ou sur son trône, et
s'il avait le caprice de venir chez moi, je serais en droit de ne pas le
souffrir maussade.

--Vous auriez raison; mais dans tout cela vous ne me répondez pas. Vous ne
voulez pas me prendre pour le confident de vos prochaines amours?

--Il n'y a point de prochaines amours pour moi, je vous l'ai dit souvent,
baron.

--Oui, en riant, parce que je vous interrogeais de même; mais si je parle
sérieusement à cette heure?

--Je réponds de même.

--Savez-vous que vous êtes une singulière personne?

--Pourquoi cela?

--Parce que vous êtes la seule femme de théâtre qui ne soit pas occupée de
belles passions ou de galanterie.

--Vous avez une mauvaise idée des femmes de théâtre, monsieur le
capitaine!

--Non! j'en ai connu de sages; mais elles visaient à de riches mariages,
et vous, on ne sait à quoi vous songez.

--Je songe à chanter ce soir.

--Ainsi vous vivez au jour le jour?

--Désormais, je ne vis pas autrement.

--Il n'en a donc pas été toujours ainsi?

--Non, Monsieur.

--Vous avez aimé?

--Oui, Monsieur.

--Sérieusement.

--Oui, Monsieur.

--Et longtemps?

--Oui, Monsieur.

--Et qu'est devenu votre amant?

--Mort!

--Mais vous en êtes consolée?

--Non.

--Oh! vous vous en consolerez bien?

--Je crains que non.

--Cela est étrange. Ainsi, vous ne voulez pas vous marier.

--Jamais.

--Et vous n'aurez pas d'amour?

--Jamais.

--Pas même un ami?

--Pas même un ami comme l'entendent les belles dames.

--Bast, si vous alliez à Paris, et que le roi Louis XV, ce galant
chevalier...

--Je n'aime pas les rois, monsieur le capitaine, et je déteste les rois
galants.

--Ah! je comprends; vous aimez mieux les pages. Un joli cavalier, comme
Trenck, par exemple!

--Je n'ai jamais songé à sa figure.

--Et cependant vous avez conservé des relations avec lui!

--Si cela était, elles seraient de pure et honnête amitié.

--Vous convenez donc que ces relations subsistent?

--Je n'ai pas dit cela, répondit Consuelo, qui craignit de compromettre la
princesse par ce seul indice.

--Alors vous le niez.

--Je n'aurais pas de raisons pour le nier, si cela était; mais d'où vient
que le capitaine Kreutz m'interroge de la sorte? Quel intérêt peut-il
prendre à tout cela?

--Le roi en prend apparemment, repartit Frédéric en ôtant son chapeau et
en le posant brutalement sur la tête d'une Polymnie en marbre blanc dont
le buste antique ornait la console.

--Si le roi me faisait l'honneur de venir chez moi, dit Consuelo en
surmontant la terreur qui s'emparait d'elle, je penserais qu'il désire
entendre de la musique, et je me mettrais à mon clavecin pour lui chanter
l'air d'_Ariane abandonnée_...

--Le roi n'aime pas les prévenances. Quand il interroge, il veut qu'on lui
réponde clair et net. Qu'est-ce que vous avez été faire cette nuit dans le
palais du roi? Vous voyez bien que le roi a le droit de venir faire le
maître chez vous, puisque vous allez chez lui à des heures indues sans sa
permission?»

Consuelo trembla de la tête aux pieds; mais elle avait heureusement dans
toutes sortes de dangers une présence d'esprit qui l'avait toujours sauvée
comme par miracle. Elle se rappela que Frédéric plaidait souvent le faux
pour savoir le vrai, et qu'il passait pour arracher les aveux par la
surprise plus que par tout autre moyen. Elle se tint sur ses gardes, et,
souriant à travers sa pâleur, elle répondit:

«Voilà une singulière accusation, et je ne sais ce qu'on peut répondre à
des demandes fantastiques.

--Vous n'êtes plus laconique comme tout à l'heure, reprit le roi; comme on
voit bien que vous mentez! Vous n'avez pas été cette nuit au palais?
répondez oui ou non?

--Eh bien, non! dit Consuelo avec courage, préférant la honte d'être
convaincue de mensonge, à la lâcheté de livrer le secret d'autrui pour se
disculper.

--Vous n'en êtes pas sortie à trois heures du matin, toute seule?

--Non, répondit Consuelo, qui retrouvait ses forces en voyant une
imperceptible irrésolution dans la physionomie du roi, et qui jouait déjà
la surprise avec supériorité.

--Vous avez osé dire trois fois non! s'écria le roi d'un air courroucé et
avec des regards foudroyants.

--J'oserai le dire une quatrième fois, si Votre Majesté l'exige, répondit
Consuelo, résolue de faire face à l'orage jusqu'au bout.

--Oh! je sais bien qu'une femme soutiendrait le mensonge dans les tortures,
comme les premiers chrétiens y soutenaient ce qu'ils croyaient être la
vérité. Qui pourra se flatter d'arracher une réponse sincère à un être
féminin? Écoutez, Mademoiselle, j'ai eu jusqu'ici de l'estime pour vous,
parce que je pensais que vous faisiez seule exception aux vices de votre
sexe. Je ne vous croyais ni intrigante, ni perfide, ni effrontée. J'avais
dans votre caractère une confiance qui allait jusqu'à l'amitié...

--Et maintenant, Sire...

--Ne m'interrompez pas. Maintenant, j'ai mon opinion, et vous en sentirez
les effets. Mais écoutez-moi bien. Si vous aviez le malheur de vous
immiscer dans de petites intrigues de palais, d'accepter certaines
confidences déplacées, de rendre certains services dangereux, vous vous
flatteriez vainement de me tromper longtemps, et je vous chasserais d'ici
aussi honteusement que je vous y ai reçue avec distinction et bonté.

--Sire, répondit Consuelo avec audace, comme le plus cher et le plus
constant de mes voeux est de quitter la Prusse, quels que soient le
prétexte de mon renvoi et la dureté de votre langage, je reçois avec
reconnaissance l'ordre de mon départ.

--Ah! vous le prenez ainsi, s'écria Frédéric transporté de colère, et vous
osez me parler de la sorte!»

En même temps il leva sa canne comme s'il eût voulu frapper Consuelo; mais
l'air de mépris tranquille avec lequel elle attendit cet outrage le fit
rentrer en lui-même, et il jeta sa canne loin de lui, en disant d'une voix
émue:

«Tenez, oubliez les droits que vous avez à la reconnaissance du capitaine
Kreutz, et parlez au roi avec le respect convenable; car si vous me
poussez à bout, je suis capable de vous corriger comme un enfant mutin.

--Sire, je sais qu'on bat les enfants dans votre auguste famille, et j'ai
ouï dire que Votre Majesté, pour se soustraire à de tels traitements,
avait autrefois essayé de prendre la fuite. Ce moyen sera plus facile à
une zingara comme moi qu'il ne l'a été au prince royal Frédéric. Si Votre
Majesté ne me fait pas sortir de ses États dans les vingt-quatre heures,
j'aviserai moi-même à la rassurer sur mes intrigues, en quittant la Prusse
sans passe-port, fallût-il fuir à pied et en sautant les fossés, comme
font les déserteurs et les contrebandiers.

--Vous êtes une folle! dit le roi en haussant les épaules et en marchant à
travers la chambre pour cacher son dépit et son repentir. Vous partirez,
je ne demande pas mieux, mais sans scandale et sans précipitation. Je ne
veux pas que vous me quittiez ainsi, mécontente de moi et de vous-même. Où
diable avez-vous pris l'insolence dont vous êtes douée? et quel diable me
pousse à la débonnaireté dont j'use avec vous?

--Vous la prenez sans doute dans un scrupule de générosité dont Votre
Majesté peut se dispenser. Elle croit m'être redevable d'un service que
j'aurais rendu au dernier de ses sujets avec le même zèle. Qu'elle se
regarde donc comme quitte envers moi, mille fois, et qu'elle me laisse
partir au plus vite: ma liberté sera une récompense suffisante, et je n'en
demande pas d'autre.

--Encore? dit le roi confondu de l'obstination hardie de cette jeune
fille. Toujours le même langage? Vous n'en changerez pas avec moi? Ah! ce
n'est pas du courage, cela! c'est de la haine!

--Et si cela était, reprit Consuelo, est-ce que Votre Majesté s'en
soucierait le moins du monde?

--Juste ciel! que dites-vous là, pauvre petite fille! dit le roi avec un
accent de douleur naïve. Vous ne comprenez pas ce que vous dites,
malheureuse enfant! il n'y a qu'une âme perverse qui puisse être
insensible à la haine de son semblable.

--Frédéric le Grand regarde-t-il la Porporina comme un être de la même
nature que lui?

--Il n'y a que l'intelligence et la vertu qui élèvent certains hommes
au-dessus des autres. Vous avez du génie dans votre art. Votre conscience
doit vous dire si vous avez de la loyauté... Mais elle vous dit le
contraire dans ce moment-ci, car vous avez l'âme remplie de fiel et de
ressentiment.

--Et si cela était, la conscience du grand Frédéric n'aurait-elle rien à
se reprocher pour avoir allumé ces mauvaises passions dans une âme
habituellement paisible et généreuse?

--Allons! vous êtes en colère?» dit Frédéric en faisant un mouvement pour
prendre la main de la jeune fille; mais il s'arrêta, retenu par cette
gaucherie qu'un fond de mépris et d'aversion pour les femmes lui avait
fait contracter.

Consuelo, qui avait exagéré son dépit pour refouler dans le coeur du roi
un sentiment de tendresse prêt à faire explosion au milieu de la colère,
remarqua combien il était timide, et perdit toutes ses craintes en voyant
qu'il attendait ses avances. C'était une singulière destinée, que la seule
femme capable d'exercer sur Frédéric une sorte de prestige ressemblant à
l'amour, fût peut-être la seule dans tout son royaume qui n'eût voulu à
aucun prix encourager cette disposition. Il est vrai que la répugnance et
la fierté de Consuelo étaient peut-être son principal attrait aux yeux du
roi. Cette âme rebelle tentait le despote comme la conquête d'une province;
et sans qu'il s'en rendit compte, sans qu'il voulût mettre sa gloire à ce
genre d'exploits frivoles, il sentait une admiration et une sympathie
d'instinct pour un caractère fortement trempé qui lui semblait avoir, à
quelque égard, une sorte de parenté avec le sien.

«Voyons, dit-il en fourrant brusquement dans la poche de son gilet la main
qu'il avait avancée vers Consuelo, ne me dites plus que je ne me soucie
pas d'être haï; car vous me feriez croire que je le suis et cette pensée
me serait odieuse!

--Et cependant vous voulez qu'on vous craigne.

--Non, je veux qu'on me respecte.

--Et c'est à coups de canne que vos caporaux inspirent à vos soldats le
respect de votre nom.

--Qu'en savez-vous? De quoi parlez-vous là? De quoi vous mêlez-vous?

--Je réponds _clair_ et _net_ à l'interrogatoire de Votre Majesté.

--Vous voulez que je vous demande pardon d'un moment d'emportement
provoqué par votre folie?

--Au contraire; si vous pouviez briser sur ma tête la canne-sceptre qui
gouverne la Prusse, je prierais Votre Majesté de ramasser ce jonc.

--Bah! quand je vous aurais un peu caressé les épaules avec, comme c'est
une canne que Voltaire m'a donnée, vous n'en auriez peut-être que plus
d'esprit et de malice. Tenez, j'y tiens beaucoup, à cette canne-là; mais
il vous faut une réparation, je le vois bien.»

En parlant ainsi, le roi ramassa sa canne, et se mit en devoir de la
briser. Mais il eut beau s'aider du genou, le jonc plia et ne voulut point
rompre.

«Voyez, dit le roi en la jetant dans le feu, ma canne n'est pas, comme
vous le prétendez, l'image de mon sceptre. C'est celle de la Prusse fidèle,
qui plie sous ma volonté, et qui ne sera point brisée par elle. Faites de
même, Porporina, et vous vous en trouverez bien.

--Et quelle est donc la volonté de Votre Majesté à mon égard? Voilà un
beau sujet pour exercer l'autorité et pour troubler la sérénité d'un grand
caractère!

--Ma volonté est que vous renonciez à quitter Berlin, la trouvez-vous
offensante?»

Le regard vif et presque passionné de Frédéric expliquait assez cette
espèce de réparation. Consuelo sentit renaître ses terreurs, et, feignant
de ne pas comprendre:

«Pour cela, répondit-elle, je ne m'y résignerai jamais. Je vois trop qu'il
faudrait payer cher l'honneur d'amuser quelquefois Votre Majesté par mes
roulades. Le soupçon pèse ici sur tout le monde. Les êtres les plus
intimes et les plus obscurs ne sont point à l'abri d'une accusation, et je
ne saurais vivre ainsi.

--Vous êtes mécontente de votre traitement, reprit le roi. Allons! il sera
augmenté.

--Non, Sire. Je suis satisfaite de mon traitement, je ne suis pas cupide.
Votre Majesté le sait.

--C'est vrai. Vous n'aimez pas l'argent, c'est une justice à vous rendre.
On ne sait ce que vous aimez, d'ailleurs!

--La liberté, Sire.

--Et qui gêne votre liberté? Vous me cherchez querelle, et vous n'avez
aucun motif à faire valoir. Vous voulez partir, voilà ce qu'il y a de
clair.

--Oui, Sire.

--Oui? c'est bien décidé?

--Oui, Sire.

--En ce cas, allez au diable!»

Le roi prit son chapeau, sa canne qui, en roulant sur les chenets, n'avait
pas brûlé, et, tournant le dos, s'avança vers la porte. Mais, au moment de
l'ouvrir, il se retourna vers Consuelo, et lui montra un visage si
ingénument triste, si paternellement affligé, si différent, en un mot, de
son terrible front royal, ou de son amer sourire de philosophe sceptique,
que la pauvre enfant se sentit émue et repentante. L'habitude qu'elle
avait prise avec le Porpora de ces orages domestiques, lui fit oublier
qu'il y avait pour elle dans le coeur de Frédéric quelque chose de
personnel et de farouche, qui n'était jamais entré dans l'âme chastement
et généreusement ardente de son père adoptif. Elle se détourna pour cacher
une larme furtive, qui s'échappait de sa paupière; mais le regard du lynx
n'est pas plus rapide que ne le fut celui du roi. Il revint sur ses pas,
et, levant de nouveau sa canne sur Consuelo, mais cette fois avec l'air de
tendresse dont il eût joué avec l'enfant de ses entrailles:

«Détestable créature! lui dit-il, d'une voix émue et caressante, vous
n'avez pas la moindre amitié pour moi!

--Vous vous trompez beaucoup, monsieur le baron, répondit la bonne
Consuelo, fascinée par cette demi-comédie, qui réparait si adroitement le
véritable accès de colère brutale de Frédéric. J'ai autant d'amitié pour
le capitaine Kreutz que j'ai d'éloignement pour le roi de Prusse.

--C'est que vous ne comprenez pas, c'est que vous ne pouvez pas comprendre
le roi de Prusse, reprit Frédéric. Ne parlons donc pas de lui. Un jour
viendra, quand vous aurez habité ce pays assez longtemps pour en connaître
l'esprit et les besoins, où vous rendrez plus de justice à l'homme qui
s'efforce de le gouverner comme il convient. En attendant, soyez un peu
plus aimable avec ce pauvre baron, qui s'ennuie si profondément de la cour
et des courtisans, et qui venait chercher ici un peu de calme et de
bonheur, auprès d'une âme pure et d'un esprit candide. Je n'avais qu'une
heure pour en profiter, et vous n'avez fait que me quereller. Je
reviendrai une autre fois, à condition que vous me recevrez un peu mieux.
J'amènerai _Mopsule_ pour vous divertir, et, si vous êtes bien sage, je
vous ferai cadeau d'un beau petit lévrier blanc qu'elle nourrit dans ce
moment. Il faudra en avoir grand soin! Ah! j'oubliais! Je vous ai apporté
des vers de ma façon, des strophes sur la musique; vous pourrez y adapter
un air, et ma soeur Amélie s'amusera à le chanter.»

Le roi s'en alla tout doucement, après être revenu plusieurs fois sur ses
pas en causant avec une familiarité gracieuse, et en prodiguant à l'objet
de sa bienveillance de frivoles cajoleries. Il savait dire des riens quand
il le voulait, quoique en général sa parole fût concise, énergique et
pleine de sens. Nul homme n'avait plus de ce qu'on appelait _du fond_ dans
la conversation, et rien n'était plus rare à cette époque que ce ton
sérieux et ferme dans les entretiens familiers. Mais avec Consuelo, il eût
voulu être bon enfant, et il réussissait assez à s'en donner l'air, pour
qu'elle en fut parfois naïvement émerveillée. Quand il fut parti, elle se
repentit, comme à l'ordinaire, de ne pas avoir réussi à le dégoûter d'elle
et de la fantaisie de ces dangereuses visites. De son côté, le roi s'en
alla à demi mécontent de lui-même. Il aimait Consuelo à sa manière, et il
eût voulu lui inspirer en réalité l'attachement et l'admiration que ses
faux amis les beaux esprits jouaient auprès de lui. Il eût donné peut-être
beaucoup, lui qui n'aimait guère à donner, pour connaître une fois dans sa
vie le plaisir d'être aimé de bonne foi et sans arrière-pensée. Mais il
sentait bien que cela n'était pas facile à concilier avec l'autorité dont
il ne voulait pas se départir; et, comme un chat rassasié qui joue avec la
souris prête à fuir, il ne savait trop s'il voulait l'apprivoiser ou
l'étrangler. «Elle va trop loin, et cela finira mal, se disait-il en
remontant dans sa voiture; si elle continue à faire la mauvaise tête, je
serai forcé de lui faire commettre quelque faute, et de l'envoyer dans une
forteresse pendant quelque temps, afin que le régime émousse ce fier
courage. Pourtant j'aimerais mieux l'éblouir et la gouverner par le
prestige que j'exerce sur tant d'autres. Il est impossible que je n'en
vienne pas à bout avec un peu de patience. C'est un petit travail qui
m'irrite et qui m'amuse en même temps. Nous verrons bien! Ce qu'il y a de
certain, c'est qu'il ne faut pas qu'elle parte maintenant, pour aller se
vanter de m'avoir dit mes vérités impunément. Non, non! elle ne me
quittera que soumise ou brisée...» Et puis le roi qui avait bien d'autres
choses dans l'esprit, comme on peut croire, ouvrit un livre pour ne pas
perdre cinq minutes à d'inutiles rêveries, et descendit de sa voiture sans
trop se rappeler dans quelles idées il y était monté.

La Porporina, inquiète et tremblante, se préoccupa un peu plus longtemps
des dangers de sa situation. Elle se reprocha beaucoup de n'avoir pas
insisté jusqu'au bout sur son départ, et de s'être laissé engager
tacitement à y renoncer. Mais elle fut tirée de ses méditations par un
envoi d'argent et de lettres que madame de Kleist lui faisait passer pour
M. de Saint-Germain. Tout cela était destiné à Trenck, et Consuelo devait
en accepter la responsabilité; elle devait au besoin accepter aussi le
rôle d'amante du fugitif, pour couvrir le secret de la princesse Amélie.
Elle se voyait donc embarquée dans une situation désagréable et dangereuse,
d'autant plus qu'elle ne se sentait pas très-rassurée sur la loyauté de
ces agents mystérieux avec lesquels on la mettait en relation, et qui
semblaient vouloir s'immiscer par contre-coup dans ses propres secrets.
Elle s'occupa de son déguisement pour le bal de l'Opéra, où elle avait
accepté le rendez-vous avec Saint-Germain, tout en se disant avec une
terreur résignée qu'elle était sur le bord d'un abîme.




XII.


Aussitôt après l'opéra, la salle fut nivelée, illuminée, décorée suivant
l'usage, et le grand bal masqué, appelé à Berlin la _redoute_, fut ouvert
à minuit précis. La société y était passablement mêlée, puisque les
princes et peut-être même les princesses du sang royal s'y trouvaient
confondus avec les acteurs et les actrices de tous les théâtres. La
Porporina s'y glissa seule, déguisée en religieuse, costume qui lui
permettait de cacher son cou et ses épaules sous le voile, et sa taille
sous une robe très ample. Elle sentait la nécessité de se rendre
méconnaissable pour échapper aux commentaires que pourrait faire naître sa
rencontre avec M. de Saint-Germain; et elle n'était pas fâchée d'éprouver
la perspicacité de ce dernier, qui s'était vanté à elle de la reconnaître
quelque déguisée qu'elle fût. Elle avait donc composé seule, et sans
mettre même sa suivante dans la confidence, cet habit simple et facile: et
elle était sortie bien enveloppée d'une longue pelisse qu'elle ne déposa
qu'en se trouvant au milieu de la foule. Mais elle n'eut pas fait le tour
de la salle, qu'elle remarqua une circonstance inquiétante. Un masque de
sa taille, et qui paraissait être de son sexe, revêtu d un costume de
nonne exactement semblable au sien, vint se placer devant elle à plusieurs
reprises, en lui faisant des plaisanteries sur leur identité.

«Chère soeur, lui disait cette nonne, je voudrais bien savoir laquelle de
nous est l'ombre de l'autre; et comme il me semble que tu es plus légère
et plus diaphane que moi, je demande à te toucher la main pour m'assurer
si tu es ma soeur jumelle ou mon spectre.»

Consuelo repoussa ces attaques, et s'efforça de gagner sa loge afin d'y
changer de costume, ou de faire au sien quelque modification qui empêchât
l'équivoque. Elle craignait que le comte de Saint-Germain, au cas où il
aurait eu, en dépit de ses précautions, quelque révélation sur son
déguisement, n'allât s'adresser à son Sosie et lui parler des secrets
qu'il lui avait annoncés la veille. Mais elle n'eut point ce loisir. Déjà
un capucin s'était mis à sa poursuite, et bientôt, il s'empara, bon gré,
mal gré, de son bras.

«Vous ne m'éviterez pas, ma soeur, lui dit-il à voix basse, je suis votre
père confesseur, et je vais vous dire vos péchés. Vous êtes la princesse
Amélie.

--Tu es un novice, frère, répondit Consuelo en contrefaisant sa voix comme
il est d'usage au bal masqué. Tu connais bien mal tes pénitentes.

--Oh! il est très-inutile de contrefaire ta voix, soeur. Je ne sais pas si
tu as le costume de ton ordre, mais tu es l'abbesse de Quedlimbourg, et tu
peux bien en convenir avec moi qui suis ton frère Henri.»

Consuelo reconnaissait effectivement la voix du prince, qui lui avait
parlé souvent, et qui avait une espèce de grasseyement assez remarquable.
Pour s'assurer que son Sosie était bien la princesse, elle nia encore, et
le prince ajouta:

«J'ai vu ton costume chez le tailleur; et comme il n'y a pas de secrets
pour les princes, j'ai surpris le tien. Allons, ne perdons pas le temps à
babiller. Vous ne pouvez avoir la prétention de m'intriguer, ma chère
soeur, et ce n'est nullement pour vous tourmenter que je m'attache à vos
pas. J'ai des choses sérieuses à vous dire. Venez un peu à l'écart avec
moi.»

Consuelo se laissa emmener par le prince, bien résolue à lui montrer ses
traits plutôt que d'abuser de sa méprise pour surprendre des secrets de
famille. Mais, au premier mot qu'il lui adressa lorsqu'ils eurent gagné
une loge, elle devint attentive malgré elle, et crut avoir le droit
d'écouter jusqu'au bout.

«Prenez garde d'aller trop vite avec la Porporina, dit le prince à sa
prétendue soeur. Ce n'est pas que je doute de sa discrétion ni de la
noblesse de son coeur. Les personnages les plus importants de _l'ordre_
s'en portent garants; et dussiez-vous me plaisanter encore sur la nature
de mes sentiments pour elle, je vous dirai encore que je partage votre
sympathie pour cette aimable personne. Mais ni ces personnages ni moi ne
sommes d'avis que vous vous compromettiez vis-à-vis d'elle avant que l'on
se soit assuré de ses dispositions. Telle entreprise qui saisira d'emblée
une imagination ardente comme la vôtre et un esprit justement irrité comme
le mien, peut épouvanter au premier abord une fille timide, étrangère sans
doute à toute philosophie et à toute politique. Les raisons qui ont agi
sur vous ne sont pas celles qui feront impression sur une femme placée
dans une sphère si différente. Laissez donc à Trismégiste ou à
Saint-Germain le soin de cette initiation.

--Mais Trismégiste n'est-il pas parti? dit Consuelo, qui était trop bonne
comédienne pour ne pas pouvoir imiter la voix rauque et changeante de la
princesse Amélie.

--S'il est parti, vous devez le savoir mieux que moi, puisque cet homme
n'a de rapports qu'avec vous. Pour moi, je ne le connais pas. Mais M. de
Saint-Germain me parait l'ouvrier le plus habile et le plus
extraordinairement versé dans la science qui nous occupe. Il s'est fait
fort de nous attacher cette belle cantatrice et de la soustraire aux
dangers qui la menacent.

--Est-elle réellement en danger? demanda Consuelo.

--Elle y sera si elle persiste à repousser les soupirs de _M. le Marquis_.

--Quel marquis? demanda Consuelo étonnée.

--Vous êtes bien distraite, ma soeur! Je vous parle de Fritz ou du _grand
lama_.

--Oui, du marquis de Bandebourg! reprit la Porporina, comprenant enfin
qu'il s'agissait du roi. Mais vous êtes donc bien sûr qu'il pense à cette
petite fille?

--Je ne dirai pas qu'il l'aime, mais il en est jaloux. Et puis, ma soeur,
il faut bien reconnaître que vous la compromettez, cette pauvre fille, en
la prenant pour votre confidente... Allons! je ne sais rien de cela, je
n'en veux rien savoir; mais, au nom du ciel, soyez prudente, et ne laissez
pas soupçonner à _nos amis_ que vous soyez mue par un autre sentiment que
celui de la liberté politique. Nous avons résolu d'adopter votre comtesse
de Rudolstadt. Quand elle sera initiée et liée par des serments, des
promesses et des menaces, vous ne risquerez plus rien avec elle. Jusque-là,
je vous en conjure, abstenez-vous de la voir et de lui parler de vos
affaires et des nôtres... Et pour commencer, ne restez pas dans ce bal où
votre présence n'est guère convenable, et où le _grand lama_ saura
certainement que vous êtes venue. Donnez-moi le bras jusqu'à la sortie. Je
ne puis vous reconduire plus loin. Je suis censé garder les arrêts à
Potsdam, et les murailles du palais ont des yeux qui perceraient un masque
de fer.»

En ce moment on frappa à la porte de la loge, et comme le prince n'ouvrait
pas, on insista.

«Voilà un drôle bien impertinent de vouloir entrer dans une loge où se
trouve une dame!» dit le prince en montrant son masque barbu à la lucarne
de la loge.

Mais un domino rouge, à face blême, dont l'aspect avait quelque chose
d'effrayant, lui apparut, et lui dit avec un geste singulier:

«_Il pleut._»

Cette nouvelle parut faire grande impression sur le prince.

«Dois-je donc sortir ou rester? demanda-t-il au domino rouge.

--Vous devez chercher, répondit ce domino, une nonne toute semblable à
celle-ci, qui erre dans la cohue. Moi, je me charge de madame,»
ajouta-t-il en désignant Consuelo, et en entrant dans la loge que le
prince lui ouvrait avec empressement.

Ils échangèrent bas quelques paroles, et le prince sortit sans adresser un
mot de plus à la Porporina.

«Pourquoi, dit le domino rouge en s'asseyant dans le fond de la loge, et
en s'adressant à Consuelo, avez-vous pris un déguisement tout pareil à
celui de la princesse? C'est l'exposer, ainsi que vous, à des méprises
fatales. Je ne reconnais là ni votre prudence ni votre dévouement.

--Si mon costume est pareil à celui d'une autre personne, je l'ignore
entièrement, répondit Consuelo, qui se tenait sur ses gardes avec ce
nouvel interlocuteur.

--J'ai cru que c'était une plaisanterie de carnaval arrangée entre vous
deux. Puisqu'il n'en est rien, madame la comtesse, et que le hasard seul
s'en est mêlé, parlons de vous, et abandonnons la princesse à son destin.

--Mais si quelqu'un est en danger, Monsieur, il ne me semble pas que le
rôle de ceux qui parlent de dévouement soit de rester les bras croisés.

--La personne qui vient de vous quitter veillera sur cette auguste tête
folle. Sans doute, vous n'ignorez pas que la chose l'intéresse plus que
nous, car cette personne vous fait la cour _aussi?_

--Vous vous trompez, Monsieur, et je ne connais pas cette personne plus
que vous. D'ailleurs, votre langage n'est ni celui d'un ami, ni celui d'un
plaisant. Permettez donc que je retourne au bal.

--Permettez-moi de vous demander auparavant un portefeuille qu'on vous a
chargée de me remettre.

--Nullement, je ne suis chargée de rien pour qui que ce soit.

--C'est bien; vous devez parler ainsi. Mais avec moi, c'est inutile: je
suis le comte de Saint-Germain.

--Je n'en sais rien.

--Quand même j'ôterais mon masque, comme vous n'avez vu mes traits que par
une nuit obscure, vous ne me reconnaîtriez pas. Mais voici une lettre de
créance.»

Le domino rouge présenta à Consuelo une feuille de musique accompagnée
d'un signe qu'elle ne pouvait méconnaître. Elle remit le portefeuille, non
sans trembler, et en ayant soin d'ajouter:

«Prenez acte de ce que je vous ai dit. Je ne suis chargée d'aucun message
pour vous; c'est moi, moi seule, qui fais parvenir ces lettres et les
traites qui y sont jointes à la personne que vous savez.

--Ainsi, c'est vous qui êtes la maîtresse du baron de Trenck?»

Consuelo, effrayée du mensonge pénible qu'on exigeait d'elle, garda le
silence.

«Répondez, madame, reprit le domino rouge; le baron ne nous cache point
qu'il reçoive des consolations et des secours d'une personne qui l'aime.
C'est donc bien vous qui êtes l'amie du baron?

--C'est moi, répondit Consuelo avec fermeté, et je suis aussi surprise que
blessée de vos questions. Ne puis-je être l'amie du baron sans m'exposer
aux expressions brutales et aux soupçons outrageants dont il vous plaît de
vous servir avec moi?

--La situation est trop grave pour que vous deviez vous arrêter à des
mots. Écoutez bien: vous me chargez d'une mission qui me compromet, et qui
m'expose à des dangers personnels de plus d'un genre. Il peut y avoir sous
jeu quelque trame politique, et je ne me soucie pas de m'en mêler. J'ai
donné ma parole aux amis de M. de Trenck de le servir dans une affaire
d'amour. Entendons-nous bien: je n'ai pas promis de servir _l'amitié_. Ce
mot est trop vague, et me laisse des inquiétudes. Je vous sais incapable
de mentir. Si vous me dites positivement que de Trenck est votre amant, et
si je puis en informer Albert de Rudolstadt...

--Juste ciel! Monsieur, ne me torturez pas ainsi; Albert n'est plus!...

--Au dire des hommes, il est mort, je le sais; mais pour vous comme pour
moi il est éternellement vivant.

--Si vous l'entendez dans un sens religieux et symbolique, c'est la vérité;
mais si c'est dans un sens matériel...

--Ne discutons pas. Un voile couvre encore votre esprit, mais ce voile
sera soulevé. Ce qu'il m'importe de savoir à présent, c'est votre position
à l'égard de Trenck. S'il est votre amant, je me charge de cet envoi d'où
sa vie dépend peut-être; car il est privé de toutes ressources. Si vous
refusez de vous prononcer, je refuse d'être votre intermédiaire.

--Eh bien, dit Consuelo avec un pénible effort, il est mon amant. Prenez
le portefeuille, et hâtez-vous de le lui faire tenir.

--Il suffit, dit M. de Saint-Germain en prenant le portefeuille.
Maintenant, noble et courageuse fille, laisse-moi te dire que je t'admire
et te respecte. Ceci n'est qu'une épreuve à laquelle j'ai voulu soumettre
ton dévouement et ton abnégation. Va, je sais tout! Je sais fort bien que
tu mens par générosité, et que tu as été saintement fidèle à ton époux. Je
sais que la princesse Amélie, tout en se servant de moi, ne daigne pas
m'accorder sa confiance, et qu'elle travaille à s'affranchir de la
tyrannie du _grand lama_ sans cesser de faire la princesse et la réservée.
Elle est dans son rôle, et elle ne rougit pas de t'exposer, toi, pauvre
fille sans aveu (comme disent les gens du monde), à un malheur éternel;
oui, au plus grand des malheurs! celui d'empêcher la brillante
résurrection de ton époux, et de plonger son existence présente dans les
limbes du doute et du désespoir. Mais heureusement, entre l'âme d'Albert
et la tienne, une chaîne de mains invisibles est tendue incessamment pour
mettre en rapport celle qui agit sur la terre à la lumière du soleil, et
celle qui travaille dans un monde inconnu, à l'ombre du mystère, loin du
regard des vulgaires humains.»

Ce langage bizarre émut Consuelo, bien qu'elle eût résolu de se méfier des
captieuses déclamations des prétendus prophètes.

«Expliquez-vous, Monsieur le comte, dit-elle en s'efforçant de garder un
ton calme et froid. Je sais bien que le rôle d'Albert n'est pas fini sur
la terre, et que son âme n'a pas été anéantie par le souffle de la mort.
Mais les rapports qui peuvent subsister entre elle et moi sont couverts
d'un voile que ma propre mort peut seule soulever, s'il plaît à Dieu de
nous laisser un vague souvenir de nos existences précédentes. Ceci est un
point mystérieux, et il n'est au pouvoir de personne d'aider à l'influence
céleste qui rapproche dans une vie nouvelle ceux qui se sont aimés dans
une vie passée. Que prétendez-vous donc me faire accroire, en disant que
certaines sympathies veillent sur moi pour opérer ce rapprochement?

--Je pourrais vous parler de moi seulement, répondit M. de Saint-Germain,
et vous dire qu'ayant connu Albert de tout temps, aussi bien lorsque je
servais sous ses ordres dans la guerre des Hussites contre Sigismond, que
plus tard, dans la guerre de trente ans, lorsqu'il était...

--Je sais, Monsieur, que vous avez la prétention de vous rappeler toutes
vos existences antérieures, comme Albert en avait la persuasion maladive
et funeste. À Dieu ne plaise que j'aie jamais suspecté sa bonne foi à cet
égard! mais cette croyance était tellement liée chez lui à un état
d'exaltation délirante, que je n'ai jamais cru à la réalité de cette
puissance exceptionnelle et peut-être inadmissible. Épargnez-moi donc
l'embarras d'écouter les bizarreries de votre conversation sur ce
chapitre. Je sais que beaucoup de gens, poussés par une curiosité frivole,
voudraient être maintenant à ma place, et recueillir, avec un sourire
d'encouragement et de crédulité simulée, les merveilleuses histoires qu'on
dit que vous racontez si bien. Mais moi je ne sais pas jouer la comédie
quand je n'y suis pas forcée, et je ne pourrais m'amuser de ce qu'on
appelle vos rêveries. Elles me rappelleraient trop celles qui m'ont tant
effrayée et tant affligée dans le comte de Rudolstadt. Daignez les
réserver pour ceux qui peuvent les partager. Je ne voudrais pour rien au
monde vous tromper en feignant d'y croire; et quand même ces rêveries ne
réveilleraient en moi aucun souvenir déchirant, je ne saurais pas me
moquer de vous. Veuillez donc répondre à mes questions, sans chercher à
égarer mon jugement par des paroles vagues et à double sens. Pour aider à
votre franchise, je vous dirai que je sais déjà que vous avez sur moi des
vues particulières et mystérieuses. Vous devez m'initier à je ne sais
quelle redoutable confidence, et des personnes d'un haut rang comptent sur
vous pour me donner les premières notions de je ne sais quelle science
occulte.

--Les personnes d'un haut rang divaguent parfois étrangement, madame la
comtesse, répondit le comte avec beaucoup de calme. Je vous remercie de la
loyauté avec laquelle vous me parlez, et je m'abstiendrai de toucher à des
choses que vous ne comprendriez pas, faute peut-être de vouloir les
comprendre. Je vous dirai seulement qu'il y a, en effet, une science
occulte dont je me pique, et dans laquelle je suis aidé par des lumières
supérieures. Mais cette science n'a rien de surnaturel, puisque c'est
purement et simplement celle du coeur humain, ou, si vous l'aimez mieux,
la connaissance approfondie de la vie humaine, dans ses ressorts les plus
intimes et dans ses actes les plus secrets. Et pour vous prouver que je ne
me vante pas, je vous dirai exactement ce qui se passe dans votre propre
coeur depuis que vous êtes séparée du comte de Rudolstadt, si toutefois
vous m'y autorisez.

--J'y consens, répondit Consuelo, car sur ce point je sais que vous ne
pourrez m'abuser.

--Eh bien, vous aimez pour la première fois de votre vie, vous aimez
complètement, véritablement: et celui que vous aimez ainsi, dans les
larmes du repentir, car vous ne l'aimiez pas il y a un an, celui dont
l'absence vous est amère, et dont la disparition a décoloré votre vie et
désenchanté votre avenir, ce n'est pas le baron de Trenck, pour lequel
vous n'avez qu'une amitié de reconnaissance et de sympathie tranquille; ce
n'est pas Joseph Haydn, qui n'est pour vous qu'un jeune frère en Apollon;
ce n'est pas le roi Frédéric, qui vous effraie et vous intéresse en même
temps; ce n'est pas même le bel Anzoleto, que vous ne pouvez plus estimer;
c'est celui que vous avez vu couché sur un lit de mort et revêtu des
ornements que l'orgueil des nobles familles place jusque dans la tombe,
sur le linceul des trépassés: c'est Albert de Rudolstadt.»

Consuelo fut un instant frappée de cette révélation de ses sentiments
intimes dans la bouche d'un homme qu'elle ne connaissait pas. Mais en
songeant qu'elle avait raconté toute sa vie et mis à nu son propre coeur
la nuit précédente, devant la princesse Amélie, en se rappelant tout ce
que le prince Henri venait de lui faire pressentir des relations de la
princesse avec une affiliation mystérieuse où le comte de Saint-Germain
jouait un des principaux rôles, elle cessa de s'étonner, et avoua
ingénument à ce dernier qu'elle ne lui faisait pas un grand mérite de
savoir des choses récemment confiées à une amie indiscrète.

«Vous voulez parler de l'abbesse de Quedlimbourg, dit M. de Saint-Germain.
Eh bien, voulez-vous croire à ma parole d'honneur?

--Je n'ai pas le droit de la révoquer en doute, répondit la Porporina.

--Je vous donne donc ma parole d'honneur, reprit le comte, que la
princesse ne m'a pas dit un mot de vous, par la raison que jamais je n'ai
eu l'avantage d'échanger une seule parole avec elle, non plus qu'avec sa
confidente madame de Kleist.

--Cependant, Monsieur, vous avez des rapports avec elle, au moins
indirectement?

--Quant à moi, tous ces rapports consistent à lui faire passer les lettres
de Trenck et à recevoir les siennes pour lui par des tiers. Vous voyez que
sa confiance en moi ne va pas bien loin, puisqu'elle se persuade que
j'ignore l'intérêt qu'elle prend à notre fugitif. Du reste, cette
princesse n'est point perfide; elle n'est que folle, comme les natures
tyranniques le deviennent lorsqu'elles sont opprimées. Les serviteurs de
la vérité ont beaucoup espéré d'elle, et lui ont accordé leur protection.
Fasse le ciel qu'ils n'aient point à s'en repentir!

--Vous jugez mal une princesse intéressante et malheureuse, Monsieur le
comte, et peut-être connaissez-vous mal ses affaires. Quant à moi, je les
ignore...

--Ne mentez pas inutilement, Consuelo. Vous avez soupé avec elle la nuit
dernière, et je puis vous dire toutes les circonstances.»

Ici le comte de Saint-Germain rapporta les moindres détails du souper de
la veille, depuis les discours de la princesse et de madame de Kleist
jusqu'à la parure qu'elles portaient, le menu du repas, la rencontre de la
_balayeuse_, etc. Il ne s'arrêta pas là, et raconta de même la visite que
le roi avait faite le matin à notre héroïne, les paroles échangées entre
eux, la canne levée sur Consuelo, les menaces et le repentir de Frédéric,
tout, jusqu'aux moindres gestes et à l'expression des physionomies, comme
s'il eût assisté à cette scène. Il termina en disant:

«Et vous avez eu grand tort, naïve et généreuse enfant, de vous laisser
prendre à ces retours d'amitié et de bonté que le roi sait avoir dans
l'occasion. Vous vous en repentirez. Le tigre royal vous fera sentir ses
ongles, à moins que vous n'acceptiez une protection plus efficace et plus
honorable, une protection vraiment paternelle et toute-puissante, qui ne
se bornera pas aux étroites limites du marquisat de Brandebourg, mais qui
planera sur vous sur toute la surface de la terre, et qui vous suivrait
jusque dans les déserts du nouveau monde.

--Je ne sache que Dieu, répondit Consuelo, qui puisse exercer une telle
protection, et qui veuille l'étendre jusque sur un être aussi insignifiant
que moi. Si je cours quelque danger ici, c'est en lui que je mets mon
espoir. Je me méfierais de toute autre sollicitude dont je ne connaîtrais
ni les moyens ni les motifs.

--La méfiance sied mal aux grandes âmes, reprit le comte; et c'est parce
que madame de Rudolstadt est une grande âme, qu'elle a droit à la
protection des véritables serviteurs de Dieu. Voilà donc le seul motif de
celle qui vous est offerte. Quant à ses moyens, ils sont immenses, et
diffèrent autant par leur puissance et leur moralité de ceux que possèdent
les rois et les princes, que la cause de Dieu diffère, par sa sublimité,
de celle des despotes et des glorieux de ce monde. Si vous n'avez d'amour
et de confiance que dans la justice divine, vous êtes forcée de
reconnaître son action dans les hommes de bien et d'intelligence, qui sont
ici-bas les ministres de sa volonté et les exécuteurs de sa loi suprême.
Redresser les torts, protéger les faibles, réprimer la tyrannie,
encourager et récompenser la vertu, répandre les principes de la morale,
conserver le dépôt sacré de l'honneur, telle a été de tout temps la
mission d'une phalange illustre et vénérable, qui, sous divers noms et
diverses formes, s'est perpétuée depuis l'origine des sociétés jusqu'à nos
jours. Voyez les lois grossières et antihumaines qui régissent les nations,
voyez les préjugés et les erreurs des hommes, voyez partout les traces
monstrueuses de la barbarie! Comment concevriez-vous que, dans un monde si
mal géré par l'ignorance des masses et la perfidie des gouvernements, il
pût éclore quelques vertus et circuler quelques doctrines vraies? Cela est,
pourtant, et on voit des lis sans tache, des fleurs sans souillure, des
âmes comme la vôtre, comme celle d'Albert, croître et briller sur la fange
terrestre. Mais croyez-vous qu'elles pussent conserver leur parfum, se
préserver des morsures immondes des reptiles, et résister aux orages, si
elles n'étaient soutenues et préservées par des forces secourables, par
des mains amies? Croyez-vous qu'Albert, cet homme sublime, étranger à
toutes les turpitudes vulgaires, supérieur à l'humanité jusqu'à paraître
insensé aux profanes, ait puisé en lui seul toute sa grandeur et toute sa
foi? Croyez-vous qu'il fût un fait isolé dans l'univers, et qu'il ne se
soit jamais retrempé à un foyer de sympathie et d'espérance? Et vous-même,
pensez-vous que vous seriez ce que vous êtes, si le souffle divin n'eût
passé de l'esprit d'Albert dans le vôtre? Mais maintenant que vous voilà
séparée de lui, jetée dans une sphère indigne de vous, exposée à tous les
petits, à toutes les séductions, fille de théâtre, confidente d'une
princesse amoureuse, et réputée maîtresse d'un roi usé par la débauche et
glacé par l'égoïsme, espérez-vous conserver la pureté immaculée de votre
candeur primitive, si les ailes mystérieuses des archanges ne s'étendent
sur vous comme une égide céleste? Prenez-y garde, Consuelo! ce n'est pas
en vous-même, en vous seule, du moins, que vous puiserez la force dont
vous avez besoin. La prudence même dont vous vous vantez sera facilement
déjouée par les ruses de l'esprit de malice qui erre dans les ténèbres,
autour de votre chevet virginal. Apprenez donc à respecter la sainte
milice, l'invisible armée de la foi qui déjà forme un rempart autour de
vous. On ne vous demande ni engagements, ni service; on vous ordonne
seulement d'être docile et confiante quand vous sentirez les effets
inattendus de l'adoption bienfaisante. Je vous en ai dit assez. C'est à
vous de réfléchir mûrement à mes paroles; et lorsque le temps viendra,
lorsque vous verrez des prodiges s'accomplir autour de vous,
ressouvenez-vous que tout est possible à ceux qui croient et qui
travaillent en commun, à ceux qui sont égaux et libres; oui, à ceux-là,
rien n'est impossible pour récompenser le mérite; et si le vôtre s'élevait
assez haut pour obtenir d'eux un prix sublime, sachez qu'ils pourraient
même ressusciter Albert et vous le rendre.»

Ayant ainsi parlé d'un ton animé par une conviction enthousiaste, le
domino rouge se leva, et, sans attendre la réponse de Consuelo, il
s'inclina devant elle et sortit de la loge, où elle resta quelques
instants immobile et comme perdue dans d'étranges rêveries.




XIII.


Ne songeant plus qu'à se retirer, Consuelo descendit enfin, et rencontra
dans les corridors deux masques qui l'accostèrent, et dont l'un lui dit à
voix basse:

«Méfie-toi du comte de Saint-Germain.»

Elle crut reconnaître la voix d'Uberti Porporino, son camarade, et le
saisit par la manche de son domino en lui disant:

«Qui est le comte de Saint-Germain? je ne le connais pas.»

Mais l'autre masque, sans chercher à déguiser sa voix, que Consuelo
reconnut aussitôt pour celle du jeune Benda, le mélancolique violoniste,
lui prit l'autre main en lui disant:

«Méfie-toi des aventures et des aventuriers.»

Et ils passèrent outre assez précipitamment, comme s'ils eussent voulu
éviter ses questions.

Consuelo s'étonna d'être si facilement reconnue après s'être donné tant de
soins pour se bien déguiser; en conséquence, elle se hâta pour sortir.
Mais elle vit bientôt qu'elle était observée et suivie par un masque qu'à
sa démarche et à sa taille elle crut reconnaître pour M. de Poelnitz, le
directeur des théâtres royaux et le chambellan du roi. Elle n'en douta
plus lorsqu'il lui adressa la parole, quelque soin qu'il prit pour changer
son organe et sa prononciation. Il lui tint des discours oiseux auxquels
elle ne répondit pas, car elle vit bien qu'il désirait la faire parler.
Elle réussit à se débarrasser de lui, et traversa la salle, afin de le
dérouter s'il songeait à la suivre encore. Il y avait foule, et elle eut
beaucoup de peine à gagner la sortie. En ce moment, elle se retourna pour
s'assurer qu'elle n'était point remarquée, et fut assez surprise de voir,
dans un coin, Poelnitz, ayant l'air de causer confidemment avec le domino
rouge qu'elle supposait être le comte de Saint-Germain. Elle ignorait que
Poelnitz l'eût connu en France; et, craignant quelque trahison de la part
de l'_aventurier_, elle rentra chez elle dévorée d'inquiétude, non pas
tant pour elle-même que pour la princesse, dont elle venait de livrer le
secret, malgré elle, à un homme fort suspect.

À son réveil le lendemain, elle trouva une couronne de roses blanches
suspendue au-dessus de sa tête, au crucifix qui lui venait de sa mère, et
dont elle ne s'était jamais séparée. Elle remarqua en même temps que la
branche de cyprès qui, depuis une certaine soirée de triomphe à Vienne, où
elle lui avait été jetée sur le théâtre par une main inconnue, n'avait
jamais cessé d'orner le crucifix, avait disparu. Elle la chercha en vain
de tous côtés. Il semblait qu'en posant à la place cette fraîche et riante
couronne, on eût enlevé à dessein ce lugubre trophée. Sa suivante ne put
lui dire comment ni à quelle heure cette substitution avait été opérée.
Elle prétendait n'avoir pas quitté la maison la veille, et n'avoir ouvert
à personne. Elle n'avait pas remarqué, en préparant le lit de sa maîtresse,
si la couronne y était déjà. En un mot, elle était si ingénument étonnée
de cette circonstance, qu'il était difficile de suspecter sa bonne foi.
Cette fille avait l'âme fort désintéressée; Consuelo en avait eu plus
d'une preuve, et le seul défaut qu'elle lui connût, c'était une grande
démangeaison de parler, et de prendre sa maîtresse pour confidente de
toutes ses billevesées. Elle n'eût pas manqué cette occasion pour la
fatiguer d'un long récit et des plus fastidieux détails, si elle eût pu
lui apprendre quelque chose. Elle ne fit que se lancer dans des
commentaires à perte de vue sur la mystérieuse galanterie de cette
couronne; et Consuelo en fut bientôt si ennuyée, qu'elle la pria de ne pas
s'en inquiéter davantage et de la laisser tranquille. Restée seule, elle
examina la couronne avec le plus grand soin. Les fleurs étaient aussi
fraîches que si on les eût cueillies un instant auparavant, et aussi
parfumées que si l'on n'eût pas été en plein hiver. Consuelo soupira
amèrement en songeant qu'il n'y avait guère d'aussi belles roses dans
cette saison que dans les serres des résidences royales, et que sa
soubrette pourrait bien avoir eu raison en attribuant cet hommage au roi.
«Il ne savait pourtant pas combien je tenais à mon cyprès, pensa-t-elle;
pourquoi me l'aurait-il fait enlever? N'importe; quelle que soit la main
qui a commis cette profanation, maudite soit-elle!» Mais comme la
Porporina jetait avec chagrin, cette couronne loin d'elle, elle en vit
tomber une petite bande de parchemin qu'elle ramassa, et sur laquelle elle
lut ces mots d'une écriture inconnue:

«Toute noble action mérite une récompense, et la seule récompense digne
des grandes âmes, c'est l'hommage des âmes sympathiques. Que le cyprès
disparaisse de ton chevet, généreuse soeur, et que ces fleurs ceignent ta
tête, ne fût-ce qu'un instant. C'est ton diadème de fiancée, c'est le gage
de ton éternel hymen avec la vertu, et celui de ton admission à la
communion des croyants.»

Consuelo, stupéfaite, examina longtemps ces caractères, où son imagination
s'efforçait en vain de saisir quelque vague ressemblance avec l'écriture
du comte Albert. Malgré la méfiance que lui inspirait l'espèce
d'initiation à laquelle on semblait la convier, malgré la répulsion
qu'elle éprouvait pour les promesses de la magie, alors si répandues en
Allemagne et dans toute l'Europe philosophique, enfin malgré les
avertissements que ses amis lui avaient donnés de se tenir sur ses gardes,
les dernières paroles du domino rouge et les expressions de ce billet
anonyme enflammaient son imagination de cette curiosité riante qu'on
pourrait appeler plutôt une attente poétique. Sans trop savoir pourquoi,
elle obéissait à l'injonction affectueuse de ces amis inconnus. Elle posa
la couronne sur ses cheveux épars, et fixa ses yeux sur une glace comme si
elle se fût attendue à voir apparaître derrière elle une ombre chérie.

Elle fut tirée de sa rêverie par un coup de sonnette sec et brusque qui la
fit tressaillir, et on vint l'avertir que M. de Buddenbrock avait un mot à
lui dire sur-le-champ. Ce mot fut prononcé avec toute l'arrogance que
l'aide du camp du roi mettait dans ses manières et dans son langage,
lorsqu'il n'était plus sous les yeux de son maître.

«Mademoiselle, dit-il, lorsqu'elle l'eut rejoint dans le salon, vous allez
me suivre tout de suite chez le roi. Dépêchez-vous, le roi n'attend pas.

--Je n'irai pas chez le roi en pantoufles et en robe de chambre, répondit
la Porporina.

--Je vous donne cinq minutes pour vous habiller décemment, reprit
Buddenbrock en tirant sa montre, et en lui faisant signe de rentrer dans
sa chambre.»

Consuelo, effrayée, mais résolue d'assumer sur sa tête tous les dangers et
tous les malheurs qui pourraient menacer la princesse et le baron de
Trenck, s'habilla en moins de temps qu'on lui en avait donné, et reparut
devant Buddenbrock avec une tranquillité apparente. Celui-ci avait vu au
roi un air irrité, en donnant l'ordre d'amener la délinquante, et l'ire
royale avait passé aussitôt en lui, sans qu'il sût de quoi il s'agissait.
Mais en trouvant Consuelo si calme, il se rappela que le roi avait un
grand faible pour cette fille: il se dit qu'elle pourrait bien sortir
victorieuse de la lutte qui allait s'engager, et lui garder rancune de ses
mauvais traitements. Il jugea à propos de redevenir humble avec elle,
pensant qu'il serait toujours temps de l'accabler lorsque sa disgrâce
serait consommée. Il lui offrit la main avec une courtoisie gauche et
guindée, pour la faire monter dans la voiture qu'il avait amenée; et,
prenant un air judicieux et fin:

«Voilà, Mademoiselle, lui dit-il en s'asseyant vis-à-vis d'elle, le
chapeau à la main, une magnifique matinée d'hiver!

--Certainement, monsieur le baron, répondit Consuelo d'un air moqueur, le
temps est magnifique pour faire une promenade hors des murs.»

En parlant ainsi, Consuelo pensait, avec un enjouement stoïque qu'elle
pourrait bien passer, en effet, le reste de cette magnifique journée sur
la route de quelque forteresse. Mais Buddenbrock, qui ne concevait pas la
sérénité d'une résignation héroïque, crut qu'elle le menaçait de le faire
disgracier et enfermer si elle triomphait de l'épreuve orageuse qu'elle
allait affronter. Il pâlit, s'efforça d'être agréable, n'en put venir à
bout, et resta soucieux et décontenancé, se demandant avec angoisse en
quoi il avait pu déplaire à la Porporina.

Consuelo fut introduite dans un cabinet, dont elle eut le loisir d'admirer
l'ameublement couleur de rose, fané, éraillé par les petits chiens qui s'y
vautraient sans cesse, saupoudré de tabac, en un mot très-malpropre. Le
roi n'y était pas encore, mais elle entendit sa voix dans la chambre
voisine, et c'était une affreuse voix lorsqu'elle était en colère:

«Je vous dis que je ferai un exemple de ces canailles, et que je purgerai
la Prusse de cette vermine qui la ronge depuis trop longtemps, criait-il
en faisant craquer ses bottes, comme s'il eût arpenté l'appartement avec
agitation.

--Et Votre Majesté rendra un grand service à la raison et à la Prusse,
répondit son interlocuteur; mais ce n'est pas un motif pour qu'une
femme...

--Si, c'est un motif, mon cher Voltaire. Vous ne savez donc pas que les
pires intrigues et les plus infernales machinations éclosent dans ces
petites cervelles-là?

--Une femme, Sire, une femme!...

--Eh bien, quand vous le répéterez encore une fois! Vous aimez les femmes,
vous! vous avez eu le malheur de vivre sous l'empire d'un cotillon, et
vous ne savez pas qu'il faut les traiter comme des soldats, comme des
esclaves, quand elles s'ingèrent dans les affaires sérieuses.

--Mais Votre Majesté ne peut croire qu'il y ait rien de sérieux dans toute
cette affaire? Ce sont des calmants et des douches qu'il faudrait employer
avec les fabricants de miracles et adeptes du grand oeuvre.

--Vous ne savez de quoi vous parlez, monsieur de Voltaire! Si je vous
disais, moi, que ce pauvre La Mettrie a été empoisonné!

--Comme le sera quiconque mangera plus que son estomac ne peut contenir et
digérer. Une indigestion est un empoisonnement.

--Je vous dis, moi, que ce n'est pas sa gourmandise seulement qui l'a tué.
On lui a fait manger un pâté d'aigle, en lui disant que c'était du faisan.
                
 
 
Хостинг от uCoz