George Sand

La comtesse de Rudolstadt
--L'aigle prussienne est fort meurtrière, je le sais; mais c'est avec la
foudre, et non avec le poison qu'elle frappe.

--Bien, bien! épargnez-vous les métaphores. Je gagerais cent contre un que
c'est un empoisonnement. La Mettrie avait donné dans leurs extravagances,
le pauvre diable, et il racontait à qui voulait l'entendre, moitié
sérieusement, moitié en se moquant, qu'on lui avait fait voir des
revenants et des démons. Ils avaient frappé de folie cet esprit si
incrédule et si léger. Mais, comme il avait abandonné Trenck, après avoir
été son ami, ils l'ont châtié à leur manière. A mon tour, je les châtierai,
moi! et ils s'en souviendront. Quant à ceux qui veulent, à l'abri de ces
supercheries infâmes, tramer des conspirations et déjouer la vigilance des
lois...»

Ici le roi poussa la porte, qui était restée légèrement entr'ouverte, et
Consuelo n'entendit plus rien. Au bout d'un quart d'heure d'attente et
d'angoisse, elle vit enfin paraître le terrible Frédéric, affreusement
vieilli et enlaidi par la colère. Il ferma toutes les portes avec soin,
sans la regarder et sans lui parler; et quand il revint vers elle, il
avait dans les yeux quelque chose de si diabolique, qu'elle crut un
instant qu'il avait dessein de l'étrangler. Elle savait que, dans ses
accès de fureur, il retrouvait, comme malgré lui, les farouches instincts
de son père, et qu'il ne se faisait pas faute de meurtrir les jambes de
ses fonctionnaires publics à coups de botte, lorsqu'il était mécontent de
leur conduite. La Mettrie riait de ces lâches brutalités, et assurait que
cet exercice était excellent pour la goutte, dont le roi était
prématurément attaqué. Mais La Mettrie ne devait plus faire rire le roi ni
rire à ses dépens. Jeune, alerte, gras et fleuri, il était mort deux jours
auparavant, à la suite d'un excès de table, et je ne sais quelle sombre
fantaisie suggérait au roi le soupçon dans lequel il se complaisait,
d'attribuer sa mort tantôt à la haine des jésuites, tantôt aux
machinations des sorciers à la mode. Frédéric lui-même était, sans se
l'avouer, sous le coup de cette vague et puérile terreur que les sciences
occultes inspiraient à toute l'Allemagne.

«Écoutez-moi bien, vous! dit-il à Consuelo, en la foudroyant de son
regard. Vous êtes démasquée, vous êtes perdue; vous n'avez qu'un moyen de
vous sauver, c'est de tout confesser à l'instant même, sans détour, sans
restriction.» Et comme Consuelo s'apprêtait à répondre: «A genoux,
malheureuse, à genoux! s'écria-t-il en lui montrant le parquet: ce n'est
pas debout que vous pouvez faire de pareils aveux. Vous devriez être déjà
le front dans la poussière. A genoux, vous dis-je, ou je ne vous écoute
pas.

--Comme je n'ai absolument rien à vous dire, répondit Consuelo d'un ton
glacial, vous n'avez pas à m'écouter; et quant à me mettre à genoux, c'est
ce que vous n'obtiendrez jamais de moi.»

Le roi songea pendant un instant à renverser par terre et à fouler aux
pieds cette fille insensée. Consuelo regarda involontairement les mains de
Frédéric qui s'étendaient vers elle convulsivement, et il lui sembla voir
ses ongles s'allonger et sortir de ses doigts comme ceux des chats au
moment de s'élancer sur leur proie. Mais les griffes royales rentrèrent
aussitôt. Frédéric, au milieu de ses petitesses, avait trop de grandeur
dans l'esprit, pour ne pas admirer le courage chez les autres. Il sourit
en affectant un mépris qu'il était loin d'éprouver.

«Malheureuse enfant! dit-il d'un air de pitié, ils ont réussi à faire de
toi une fanatique. Mais écoute! les moments sont précieux. Tu peux encore
racheter ta vie; dans cinq minutes il sera trop tard. Je te les donne, ces
cinq minutes; mets-les à profit. Décide-toi à tout révéler, ou bien
prépare-toi à mourir.

--J'y suis toute préparée, répondit Consuelo, indignée d'une menace
qu'elle jugeait irréalisable et mise en avant pour l'effrayer.

--Taisez-vous, et faites vos réflexions,» dit le roi, en s'asseyant devant
son bureau et en ouvrant un livre avec une affectation de tranquillité qui
ne cachait pas entièrement une émotion pénible et profonde.

Consuelo, tout en se rappelant comme M. de Buddenbrock avait singé
grotesquement le roi, en lui donnant aussi, montre en main, cinq minutes
pour s'habiller, prit le parti de mettre, comme on lui prescrivait, le
temps à profit pour se tracer un plan de conduite. Elle sentait que ce
qu'elle devait le plus éviter, c'était l'interrogatoire habile et
pénétrant dont le roi allait l'envelopper comme d'un filet. Qui pouvait se
flatter de déjouer un pareil juge criminel? Elle risquait de tomber dans
ses pièges, et de perdre la princesse en croyant la sauver. Elle prit donc
la généreuse résolution de ne pas chercher à se justifier, de ne pas même
demander de quoi on l'accusait, et d'irriter le juge par son audace,
jusqu'à ce qu'il eût prononcé sans lumière et sans équité, sa sentence _ab
irato_. Dix minutes se passèrent sans que le roi levât les yeux de dessus
son livre. Peut-être voulait-il lui donner le temps de se raviser;
peut-être sa lecture avait-elle réussi à l'absorber.

«Avez-vous pris votre parti? dit-il en posant enfin le livre, et en
croisant ses jambes, le coude appuyé sur la table.

--Je n'ai point de parti à prendre, répondit Consuelo. Je suis sous
l'empire de l'injustice et de la violence. Il ne me reste qu'à en subir
les inconvénients.

--Est-ce moi que vous taxez de violence et d'injustice?

--Si ce n'est vous, c'est le pouvoir absolu que vous exercez, qui corrompt
votre âme, et qui égare votre jugement.

--Fort bien: c'est vous qui vous posez en juge de ma conduite, et vous
oubliez que vous n'avez que peu d'instants pour vous racheter de la mort.

--Vous n'avez pas le droit de disposer de ma vie; je ne suis pas votre
sujette, et si vous violez le droit des gens, tant pis pour vous. Quant à
moi, j'aime mieux mourir que de vivre un jour de plus sous vos lois.

--Vous me haïssez ingénument! dit le roi, qui semblait pénétrer le dessein
de Consuelo, et qui le faisait échouer en s'armant d'un sang-froid
méprisant. Je vois que vous avez été à bonne école, et ce rôle de vierge
Spartiate, que vous jouez si bien, accuse vos complices, et révèle leur
conduite plus que vous ne pensez. Mais vous connaissez mal le droit des
gens et les lois humaines. Tout souverain a le droit de faire périr
quiconque vient dans ses États conspirer contre lui.

--Moi, je conspire? s'écria Consuelo, emportée par la conscience de la
vérité; et, trop indignée pour se disculper, elle haussa les épaules et
tourna le dos comme pour s'en aller sans trop savoir ce qu'elle faisait.

--Où allez-vous? dit le roi, frappé de son air de candeur irrésistible.

--Je vais en prison, à l'échafaud, où bon vous semblera, pourvu que je
sois dispensée d'entendre cette absurde accusation.

--Vous êtes fort en colère, reprit le roi avec un rire sardonique;
voulez-vous que je vous dise pourquoi? C'est que vous êtes venue ici avec
la résolution de vous draper en Romaine devant moi, et que vous voyez que
votre comédie me sert de divertissement. Rien n'est mortifiant, surtout
pour une actrice, comme de ne pas faire de l'effet dans un rôle.»

Consuelo, dédaignant de répondre, se croisa les bras et regarda fixement
le roi avec une assurance qui faillit le déconcerter. Pour échapper à la
colère qui se réveillait en lui, il fut forcé de rompre le silence et de
revenir à ses railleries accablantes, espérant toujours qu'il irriterait
l'accusée, et que pour se défendre elle perdrait sa réserve et sa méfiance.

«Oui, dit-il, comme s'il eût répondu au langage muet de cette physionomie
altière, je sais fort bien qu'on vous a fait accroire que j'étais amoureux
de vous, et que vous pensez pouvoir me braver impunément. Tout cela serait
fort comique, si des personnes auxquelles je tiens un peu plus qu'à vous
n'étaient en cause dans l'affaire. Exaltée par la vanité de jouer une
belle scène, vous devriez pourtant savoir que les confidents subalternes
sont toujours sacrifiés par ceux qui les emploient. Aussi n'est-ce pas
ceux-là que je compte châtier: ils me tiennent de trop près pour que je
puisse les punir autrement qu'en vous châtiant sévèrement vous-même, sous
leurs yeux. C'est à vous de voir si vous devez subir ce malheur pour des
personnes qui ont trahi vos intérêts, et qui ont mis tout le mal sur le
compte de votre zèle indiscret et ambitieux.

--Sire, répondit Consuelo, je ne sais pas ce que vous voulez dire; mais la
manière dont vous parlez des confidents et de ceux qui les emploient me
fait frémir pour vous.

--C'est-à-dire?

--C'est-à-dire que vous me donneriez à penser que, dans un temps où vous
étiez la première victime de la tyrannie, vous auriez livré le major Katt
à l'inquisition paternelle.»

Le roi devint pâle comme la mort. Tout le monde sait qu'après une
tentative de fuite en Angleterre dans sa jeunesse, il avait vu trancher la
tête de son confident par les ordres de son père. Enfermé dans une prison,
il avait été conduit et tenu de force devant la fenêtre, pour voir couler
le sang de son ami sur l'échafaud. Cette scène horrible, dont il était
aussi innocent que possible, avait fait sur lui une épouvantable
impression. Mais il est dans la destinée des princes de suivre l'exemple
du despotisme, même quand ils en ont le plus cruellement souffert.
L'esprit de Frédéric s'était assombri dans le malheur, et, à la suite
d'une jeunesse enchaînée et douloureuse, il était monté sur le trône plein
des principes et des préjugés de l'autorité absolue. Aucun reproche ne
pouvait être plus sanglant que celui que feignait de lui adresser Consuelo
pour lui rappeler ses anciennes infortunes et lui faire sentir son
injustice présente. Il en fut frappé jusqu'au coeur; mais l'effet de la
blessure fut aussi peu salutaire à son âme endurcie que le supplice du
major Katt l'avait été jadis. Il se leva, et dit d'une voix altérée:

«C'est assez, vous pouvez vous retirer.»

Il sonna, et durant le peu de secondes qui s'écoulèrent avant l'arrivée de
ses gens, il rouvrit son livre, et feignit de s'y replonger. Mais un
tremblement nerveux agitait sa main et faisait crier la feuille qu'il
s'efforçait de retourner.

Un valet entra, le roi lui fit un signe, et Consuelo fut emmenée dans une
autre pièce. Une des petites levrettes du roi qui n'avait cessé de la
regarder en remuant la queue, et de gambader autour d'elle pour provoquer
ses caresses, se mit en devoir de la suivre; et le roi, qui n'avait
d'entrailles paternelles que pour ces petits animaux, fut forcé de
rappeler Mopsule, au moment où elle franchissait la porte sur les traces
de la condamnée. Le roi avait la manie, non dénuée de raison peut-être, de
croire ses chiens doués d'une espèce de divination instinctive des
sentiments de ceux qui l'approchaient. Il prenait de la méfiance lorsqu'il
les voyait s'obstiner à faire mauvais accueil à certaines gens, et au
contraire il se persuadait qu'il pouvait compter sur les personnes que ses
chiens caressaient volontiers. Malgré son agitation intérieure, la
sympathie bien marquée de Mopsule pour la Porporina ne lui avait pas
échappé, et lorsqu'elle revint vers lui en baissant la tête d'un air de
tristesse et de regret, il frappa sur la table en se disant à lui-même et
en pensant à Consuelo: «Et pourtant, elle n'a pas de mauvaises intentions
contre moi!»

«Votre Majesté m'a fait demander? dit Buddenbrock en se présentant à une
autre porte.

--Non! dit le roi, indigné de l'empressement avec lequel le courtisan
venait s'abattre sur sa proie; sortez, je vous sonnerai.»

Blessé d'être traité comme un valet, Buddenbrock sortit, et pendant
quelques instants que le roi passa à méditer, Consuelo fut gardée à vue
dans la salle des Gobelins. Enfin, la sonnette se fit entendre, et l'aide
de camp mortifié n'en fut pas moins prompt à s'élancer vers son maître.
Le roi paraissait adouci et communicatif.

«Buddenbrock, dit-il, cette fille est un admirable caractère! A Rome, elle
eût mérité le triomphe, le char à huit chevaux et les couronnes de chêne!
Fais atteler une chaise de poste, conduis-la toi-même hors de la ville et
mets-la sous bonne escorte sur la route de Spandaw, pour y être enfermée
et soumise au régime des prisonniers d'État, non le plus doux, tu
m'entends?

--Oui, Sire.

--Attends un peu! Tu monteras dans la voiture avec elle pour traverser la
ville, et tu l'effraieras par tes discours. Il sera bon de lui donner à
penser qu'elle va être livrée au bourreau et fouettée à tous les
carrefours de la ville, comme cela se pratiquait du temps du roi mon père.
Mais, tout en lui faisant ces contes-là, tu te souviendras que tu ne dois
pas déranger un cheveu de sa tête, et tu mettras ton gant pour lui offrir
la main. Va, et apprends en admirant son dévouement stoïque, comment on
doit se conduire envers ceux qui vous honorent de leur confiance. Cela ne
te fera point de mal.»




XIV.


Consuelo fut reconduite chez elle dans la même voiture qui l'avait amenée
au palais. Deux factionnaires furent posés devant chaque porte de son
appartement, dans l'intérieur de la maison, et M. de Buddenbrock lui donna,
_montre en main_, suivant son habitude imitée de la rigide ponctualité du
maître, une heure pour faire ses préparatifs, non sans l'avertir que ses
paquets seraient soumis à l'examen des employés de la forteresse qu'elle
allait habiter. En rentrant dans sa chambre, elle trouva tous ses effets
dans un désordre pittoresque. Pendant sa conférence avec le roi, des
agents de la police secrète étaient venus, par ordre, forcer toutes les
serrures et s'emparer de tous les papiers. Consuelo, qui ne possédait, en
fait d'écritures, que de la musique, éprouva quelque chagrin en pensant
qu'elle ne reverrait peut-être jamais ses précieux et chers auteurs, la
seule richesse qu'elle eût amassée dans sa vie. Elle regretta beaucoup
moins quelques bijoux, qui lui avaient été donnés par divers grands
personnages à Vienne et à Berlin, comme récompense de ses soirées de
chant. On les lui prenait, sous prétexte qu'ils pouvaient contenir des
bagues à poison ou des emblèmes séditieux. Le roi n'en sut jamais rien, et
Consuelo ne les revit jamais. Les employés aux basses oeuvres de Frédéric
se livraient sans pudeur à ces honnêtes spéculations, étant peu payés
d'ailleurs, et sachant que le roi aimait mieux fermer les yeux sur leurs
rapines que d'augmenter leurs salaires.

Le premier regard de Consuelo fut pour son crucifix; et en voyant qu'on
n'avait pas songé à le saisir, sans doute à cause de son peu de valeur,
elle le décrocha bien vite et le mit dans sa poche. Elle vit la couronne
de roses flétrie et gisante sur le plancher; puis, en la ramassant pour
l'examiner, elle remarqua avec effroi que la bande de parchemin qui
contenait de mystérieux encouragements n'y était plus attachée. C'était la
seule preuve qu'on put avoir contre elle de sa complicité avec une
prétendue conspiration: mais à combien de commentaires pouvait donner lieu
ce faible indice! Tout en le cherchant avec anxiété, elle porta la main à
sa poche et l'y trouva. Elle l'y avait mis machinalement au moment où
Buddenbrock était venu la chercher une heure auparavant.

Rassurée sur ce point, et sachant bien que l'on ne trouverait rien dans
ses papiers qui pût compromettre qui que ce fût, elle se hâta de
rassembler les effets nécessaires à un éloignement dont elle ne se
dissimulait pas la durée possible. Elle n'avait personne pour l'aider, car
on avait arrêté sa servante pour l'interroger; et, au milieu de ses
costumes arrachés des armoires et jetés en désordre sur tous les meubles,
elle avait, outre le trouble que lui causait sa situation, quelque peine à
se reconnaître. Tout à coup le bruit d'un objet sonore, tombant au milieu
de sa chambre, attira son attention; c'était un gros clou qui traversait
un mince billet.

Le style était laconique:

«Voulez-vous fuir? Montrez-vous à la fenêtre. Dans trois minutes vous
serez en sûreté.»

Le premier mouvement de Consuelo fut de courir à la fenêtre. Mais elle
s'arrêta à moitié chemin; car elle pensa que sa fuite, au cas qu'elle put
l'effectuer, serait comme l'aveu de sa culpabilité, et un tel aveu, en
pareil cas, fait toujours supposer des complices. Ô princesse Amélie!
pensa-t-elle, s'il est vrai que vous m'ayez trahie, moi, je ne vous
trahirai pas! Je paierai ma dette envers Trenck. Il m'a sauvé la vie; s'il
le faut, je la perdrai pour lui.

Ranimée par cette idée généreuse, elle acheva son paquet avec beaucoup de
présence d'esprit, et se trouva prête lorsque Buddenbrock vint la prendre
pour partir. Elle lui trouva l'air encore plus hypocrite et plus méchant
que de coutume. A la fois rampant et rogue, Buddenbrock était jaloux des
sympathies de son maître, comme les vieux chiens qui mordent tous les amis
de la maison. Il avait été blessé de la leçon que le roi lui avait donnée,
tout en le chargeant de faire souffrir la victime, et il ne demandait qu'à
s'en venger sur elle.

«Vous me voyez tout en peine, Mademoiselle, lui dit-il, d'avoir à exécuter
des ordres aussi rigoureux. Il y avait bien longtemps qu'on n'avait vu à
Berlin pareille chose... Non, cela ne s'était pas vu depuis le temps du
roi Frédéric-Guillaume l'auguste père de Sa Majesté régnante. Ce fut un
cruel exemple de la sévérité de nos lois et du pouvoir terrible de nos
princes. Je m'en souviendrai toute ma vie.

--De quel exemple voulez-vous parler, Monsieur? dit Consuelo qui
commençait à croire qu'on en voulait à sa vie.

--D'aucun en particulier, reprit Buddenbrock; je voulais parler du règne
de Frédéric-Guillaume qui fut, d'un bout à l'autre, un exemple de fermeté,
à ne jamais l'oublier. Dans ce temps-là, on ne respectait ni âge ni sexe,
quand on pensait avoir une faute grave à punir. Je me souviens d'une jeune
personne fort jolie, fort bien née et fort aimable, qui pour avoir reçu
quelquefois la visite d'un auguste personnage contre le gré du roi, fut
livrée au bourreau et chassée de la ville après avoir été battue de verges.

--Je sais cette histoire, Monsieur, répondit Consuelo partagée entre la
terreur et l'indignation. La jeune personne était sage et pure. Tout son
crime fut d'avoir fait de la musique avec Sa Majesté aujourd'hui régnante,
comme vous dites, et alors prince royal. Ce même Frédéric a-t-il donc si
peu souffert des catastrophes attirées par lui sur la tête des autres,
qu'il veuille maintenant m'épouvanter par la menace de quelque infamie
semblable?

--Je ne le pense pas, Signora. Sa Majesté ne fait rien que de grand et de
juste; et c'est à vous de savoir si votre innocence vous met à l'abri de
sa colère. Je voudrais le croire; cependant j'ai vu tout à l'heure le roi
irrité comme cela ne lui était peut-être jamais arrivé. Il s'est écrié
qu'il avait tort de vouloir régner avec indulgence, et que jamais, du
vivant de son père, une femme n'eût montré l'audace que vous affichiez.
Enfin quelques autres paroles de Sa Majesté me font craindre pour vous
quelque peine avilissante, j'ignore laquelle... Je ne veux pas le
pressentir. Mon rôle, en ceci, est fort pénible; et si, à la porte de la
ville, il se trouvait que le roi eût donné des ordres contraires à ceux
que j'ai reçus de vous conduire immédiatement à Spandaw, je me hâterais de
m'éloigner, la dignité de mes fonctions ne me permettant pas d'assister...»

M. de Buddenbrock, voyant que l'effet était produit, et que la malheureuse
Consuelo était près de s'évanouir, s'arrêta. En cet instant, elle faillit
se repentir de son dévouement, et ne put s'empêcher d'invoquer, dans son
coeur, ses protecteurs inconnus. Mais comme elle fixait d'un oeil hagard
les traits de Buddenbrock, elle y trouva l'hésitation du mensonge, et
commença à se rassurer. Son coeur battit pourtant, à lui rompre la
poitrine, lorsqu'un agent de police se présenta à la porte de Berlin pour
échanger quelques mots avec M. de Buddenbrock. Pendant ce temps, un des
grenadiers qui l'accompagnaient à cheval s'approcha de la portière opposée,
et lui dit rapidement et à demi-voix:

«Soyez tranquille, Signora, il y aurait bien du sang de versé avant qu'on
vous fit aucun mal.»

Dans son trouble, Consuelo ne distingua pas les traits de cet ami inconnu,
qui s'éloigna aussitôt. La voiture prit, au grand galop, la route de la
forteresse; et au bout d'une heure, la Porporina fut incarcérée dans le
château de Spandaw avec toutes les formalités d'usage ou plutôt avec le
peu de formalités dont un pouvoir absolu a besoin pour procéder.

Cette citadelle, réputée alors inexpugnable, est bâtie au milieu d'un
étang formé par le confluent de la Havel et de la Sprée. La journée était
devenue sombre et brumeuse, et Consuelo, ayant accompli son sacrifice,
ressentit cet épuisement apathique qui suit les actes d'énergie et
d'enthousiasme. Elle se laissa donc conduire dans le triste domicile qu'on
lui assignait, sans rien regarder autour d'elle. Elle se sentait épuisée;
et, bien qu'on fût à peine au milieu du jour, elle se jeta, tout habillée,
sur son lit, et s'y endormit profondément. A la fatigue qu'elle éprouvait
se joignait cette sorte de sécurité délicieuse dont une bonne conscience
recueille les fruits; et quoique son lit fût bien dur et bien étroit, elle
y goûta le meilleur sommeil.

Depuis quelque temps, elle ne faisait plus que dormir à demi, lorsqu'elle
entendit sonner minuit à l'horloge de la citadelle. La répercussion du son
est si vive pour les oreilles musicales, qu'elle en fut éveillée tout à
fait. En se soulevant sur son lit, elle comprit qu'elle était en prison,
et qu'il fallait y passer la première nuit à réfléchir, puisqu'elle avait
dormi tout le jour. La perspective d'une pareille insomnie dans l'inaction
et l'obscurité n'était pas très-riante; elle se dit qu'il fallait s'y
résigner et travailler tout de suite à s'y habituer. Elle s'étonnait de ne
pas souffrir du froid, et s'applaudissait du moins de ne pas subir ce
malaise physique qui paralyse la pensée. Le vent mugissait au dehors d'une
façon lamentable, la pluie fouettait les vitres, et Consuelo n'apercevait,
par son étroite fenêtre, que le grillage serré se dessinant sur le bleu
sombre et voilé d'une nuit sans étoiles.

La pauvre captive passa la première heure de ce supplice tout à fait
nouveau et inconnu pour elle dans une grande lucidité d'esprit et dans des
pensées pleines de logique, de raison et de philosophie. Mais peu à peu
cette tension fatigua son cerveau, et la nuit commença à lui sembler
lugubre. Ses réflexions positives se changèrent en rêveries vagues et
bizarres. Des images fantastiques, des souvenirs pénibles, des
appréhensions effrayantes l'assaillirent, et elle se trouva dans un état
qui n'était ni la veille ni le sommeil, et où toutes ses idées prenaient
une forme et semblaient flotter dans les ténèbres de sa cellule. Tantôt
elle se croyait sur le théâtre, et elle chantait mentalement tout un rôle
qui la fatiguait, et dont le souvenir l'obsédait, sans qu'elle put s'en
débarrasser; tantôt elle se voyait dans les mains du bourreau, les épaules
nues, devant une foule stupide et curieuse, et déchirée par les verges,
tandis que le roi la regardait d'un air courroucé du haut d'un balcon, et
qu'Anzoleto riait dans un coin. Enfin, elle tomba dans une sorte de
torpeur, et n'eut plus devant les yeux que le spectre d'Albert couché sur
son cénotaphe, et faisant de vains efforts pour se relever et venir à son
secours. Puis cette image s'effaça, et elle se crut endormie par terre
dans la grotte du Schreckenstein, tandis que le chant sublime et déchirant
du violon d'Albert exprimait, dans le lointain de la caverne, une prière
éloquente et douloureuse. Consuelo dormait effectivement à moitié, et le
son de l'instrument caressait son oreille et ramenait le calme dans son
âme. Les phrases en étaient si suivies, quoique affaiblies par
l'éloignement, et les modulations si distinctes, qu'elle se persuadait
l'entendre réellement, sans songer à s'en étonner. Il lui sembla que cette
audition fantastique durait plus d'une heure, et qu'elle finissait par se
perdre dans les airs en dégradations insensibles. Consuelo s'était
rendormie tout de bon, et le jour commençait à poindre lorsqu'elle rouvrit
les yeux.

Son premier soin fut d'examiner sa chambre, qu'elle n'avait pas même
regardée la veille, tant la vie morale avait absorbé en elle le sentiment
de la vie physique. C'était une cellule toute nue, mais propre et bien
chauffée par un poêle en briques qu'on allumait à l'extérieur, et qui ne
jetait aucune clarté dans l'appartement, mais qui entretenait une
température très-supportable. Une seule ouverture cintrée éclairait cette
pièce, qui n'était cependant pas trop sombre; les murs étaient blanchis à
la chaux et peu élevés.

On frappa trois coups à la porte, et le gardien cria à travers, d'une voix
forte:

«Prisonnière numéro trois, levez-vous et habillez-vous; on entrera chez
vous dans un quart d'heure.»

Consuelo se hâta d'obéir et de refaire son lit avant le retour du gardien,
qui lui apporta du pain et de l'eau pour sa journée, d'un air
très-respectueux. Il avait la tournure empesée d'un ancien majordome de
bonne maison, et il posa ce frugal ordinaire de la prison sur la table,
avec autant de soin et de propreté qu'il en eût mis à servir un repas des
plus recherchés.

Consuelo examina cet homme, qui était d'un âge avancé, et dont la
physionomie fine et douce n'avait rien de repoussant au premier abord. On
l'avait choisi pour servir les femmes, à cause de ses moeurs, de sa bonne
tenue, et de sa discrétion à toute épreuve. Il s'appelait Schwartz, et
déclina son nom à Consuelo.

«Je demeure au-dessous de vous, dit-il, et si vous veniez à être malade,
il suffira que vous m'appeliez par votre fenêtre.

--N'avez-vous pas une femme? lui demanda Consuelo.

--Sans doute, répondit-il, et si vous avez absolument besoin d'elle, elle
sera à vos ordres. Mais il lui est défendu de communiquer avec les dames
prisonnières, sauf le cas de maladie. C'est le médecin qui en décide. J'ai
aussi un fils, qui partagera avec moi l'honneur de vous servir...

--Je n'ai pas besoin de tant de serviteurs, et si vous voulez bien le
permettre, monsieur Schwartz, je n'aurai affaire qu'à vous ou à votre
femme.

--Je sais que mon âge et ma physionomie rassurent les dames. Mais mon fils
n'est pas plus à craindre que moi; c'est un excellent enfant, plein de
piété, de douceur et de fermeté.»

Le gardien prononça ce dernier mot avec une netteté expressive que la
prisonnière entendit fort bien.

«Monsieur Schwartz, lui dit-elle, ce n'est pas avec moi que vous aurez
besoin de faire usage de votre fermeté. Je suis venue ici presque
volontairement, et je n'ai aucune intention de m'échapper. Tant que l'on
me traitera avec décence et convenance, comme on paraît disposé à le faire,
je supporterai sans me plaindre le régime de la prison, quelque rigoureux
qu'il puisse être.»

En parlant ainsi, Consuelo, qui n'avait rien pris depuis vingt-quatre
heures, et qui avait souffert de la faim toute la nuit, se mit à rompre le
pain bis et à le manger avec appétit.

Elle remarqua alors que sa résignation faisait impression sur le vieux
gardien, et qu'il en était à la fois émerveillé et contrarié.

«Votre Seigneurie n'a donc pas de répugnance pour cette nourriture
grossière? lui dit-il avec un peu d'embarras.

--Je ne vous cacherai pas que, dans l'intérêt de ma santé, à la longue,
j'en désirerais une plus substantielle; mais si je dois me contenter de
celle-ci, ce ne sera pas pour moi une grande contrariété.

--Vous étiez cependant habituée à bien vivre? Vous aviez chez vous une
bonne table, je suppose?

--Eh! mais, sans doute.

--Et alors, reprit Schwartz d'un air insinuant, pourquoi ne vous
feriez-vous pas servir ici, à vos frais, un ordinaire convenable?

--Cela est donc permis?

--À coup sûr! s'écria Schwartz, dont les yeux brillèrent à l'idée
d'exercer son trafic, après avoir eu la crainte de trouver une personne
trop pauvre ou trop sobre pour lui assurer ce profit. Si Votre Seigneurie
a eu la précaution de cacher quelque argent sur elle en entrant ici... il
ne m'est pas défendu de lui fournir la nourriture qu'elle aime. Ma femme
fait fort bien la cuisine, et nous possédons une vaisselle plate fort
propre.

--C'est fort aimable de votre part, dit Consuelo, qui découvrait la
cupidité de M. Schwartz avec plus de dégoût que de satisfaction. Mais la
question est de savoir si j'ai de l'argent en effet. On m'a fouillée en
entrant ici; je sais qu'on m'a laissé un crucifix auquel je tenais
beaucoup, mais je n'ai pas remarqué si on me prenait ma bourse.

--Votre Seigneurie ne l'a pas remarqué?

--Non; cela vous étonne?

--Mais Votre Seigneurie sait sans doute ce qu'il y avait dans sa bourse?

--À peu de chose près.» Et en parlant ainsi, Consuelo faisait la revue de
ses poches, et n'y trouvait pas une obole. «M. Schwartz, lui dit-elle avec
une gaieté courageuse, on ne m'a rien laissé, à ce que je vois. Il faudra
donc que je me contente du régime des prisonniers. Ne vous faites pas
d'illusions là-dessus.

--Eh bien, Madame, reprit Schwartz, non sans faire un visible effort sur
lui-même, je vais vous prouver que ma famille est honnête, et que vous
avez affaire à des gens estimables. Votre bourse est dans ma poche; la
voici!» Et il fit briller la bourse aux yeux de la Porporina, puis il la
remit tranquillement dans son gousset.

«Puisse-t-elle vous profiter! dit Consuelo étonnée de son impudence.

--Attendez! reprit l'avide et méticuleux Schwartz. C'est ma femme qui vous
a fouillée. Elle a ordre de ne point laisser d'argent aux prisonnières, de
crainte qu'elles ne s'en servent pour corrompre leurs gardiens. Mais quand
les gardiens sont incorruptibles, la précaution est inutile. Elle n'a donc
pas jugé qu'il fût de son devoir de remettre votre argent au gouverneur.
Mais comme il y a une consigne à la lettre de laquelle on est obligé, en
conscience, de se conformer, votre bourse ne saurait retourner directement
dans vos mains.

--Gardez-la donc! dit Consuelo, puisque tel est votre bon plaisir.

--Sans aucun doute, je la garderai, et vous m'en remercierez. Je suis
dépositaire de votre argent, et je l'emploierai, pour vos besoins comme
vous l'entendrez. Je vous apporterai les mets qui vous seront agréables;
j'entretiendrai votre poêle avec soin; je vous fournirai même un meilleur
lit et du linge à discrétion. J'établirai mon compte chaque jour, et je me
paierai sur votre avoir jusqu'à due concurrence.

--À la bonne heure! dit Consuelo; je vois qu'il est avec le ciel des
accommodement; et j'apprécie l'honnêteté de M. Schwartz comme je le dois.
Mais quand cette somme, qui n'est pas bien considérable, sera épuisée,
vous me fournirez donc les moyens de me procurer de nouveaux fonds?

--Que Votre Seigneurie ne s'exprime pas ainsi! ce serait manquer à mon
devoir, et je ne le ferai jamais. Mais Votre Seigneurie n'en souffrira pas;
elle me désignera, soit à Berlin, soit ailleurs, la personne dépositaire
de ses fonds, et je ferai passer mes comptes à cette personne pour qu'ils
soient régulièrement soldés. Ma consigne ne s'oppose point à cela.

--Fort bien. Vous avez trouvé la manière de corriger cette consigne, qui
est fort inconséquente, puisqu'elle vous permet de nous bien traiter, et
qu'elle nous ôte cependant les moyens de vous y déterminer. Quand mes
ducats d'or seront à bout, j'aviserai à vous satisfaire. Commencez donc
par m'apporter du chocolat; vous me servirez à dîner un poulet et des
légumes; dans la journée vous me procurerez des livres, et le soir vous me
fournirez de la lumière.

--Pour le chocolat, Votre Seigneurie va l'avoir dans cinq minutes; le
dîner ira comme sur des roulettes; j'y ajouterai une bonne soupe, des
friandises que les dames ne dédaignent pas, et du café, qui est fort
salutaire pour combattre l'air humide de cette résidence. Quant aux livres
et à la lumière, c'est impossible. Je serais chassé sur-le-champ, et ma
conscience me défend de manquer à ma consigne.

--Mais les aliments recherchés et les friandises sont également prohibés?

--Non. Il nous est permis de traiter les dames, et particulièrement Votre
Seigneurie, avec humanité, dans tout ce qui a rapport à la santé et au
bien-être.

--Mais l'ennui est également préjudiciable à la santé!

--Votre Seigneurie se trompe. En se nourrissant bien et en laissant
reposer l'esprit, on engraisse toujours ici. Je pourrais vous citer telle
dame qui y est entrée svelte comme vous voilà, et qui en est sortie, au
bout de vingt ans, pesant au moins cent quatre-vingts livres.

--Grand merci, monsieur Schwartz. Je ne désire pas cet embonpoint
formidable, et j'espère que vous ne me refuserez pas les livres et la
lumière.

--J'en demande humblement pardon à Votre Seigneurie, je n'enfreindrai pas
mes devoirs. D'ailleurs, Votre Seigneurie ne s'ennuiera pas; elle aura ici
son clavecin et sa musique.

--En vérité! Est-ce à vous que je devrai cette consolation, monsieur
Schwartz?

--Non, Signora, ce sont les ordres de Sa Majesté, et j'ai là un ordre du
gouverneur pour laisser passer et déposer dans votre chambre lesdits
objets.»

Consuelo, enchantée de pouvoir faire de la musique, ne songea plus à rien
demander. Elle prit gaiement son chocolat, tandis que M. Schwartz mettait
en ordre son mobilier, composé d'un pauvre lit, de deux chaises de paille
et d'une petite table de sapin.

«Votre Seigneurie aura besoin d'une commode, dit-il de cet air caressant
que prennent les gens disposés à nous combler de soins et de douceurs pour
notre argent; et puis d'un meilleur lit, d'un tapis, d'un bureau, d'un
fauteuil, d'une toilette...

--J'accepte la commode et la toilette, répondit Consuelo, qui songeait à
ménager ses ressources. Quant au reste, je vous en tiens quitte. Je ne
suis pas délicate, et je vous prie de ne me fournir que ce que je vous
demande.»

Maître Schwartz hocha la tête d'un air d'étonnement et presque de mépris;
mais il ne répliqua pas; et lorsqu'il eut rejoint sa très-digne épouse:

«Ce n'est pas méchant, lui dit-il en lui parlant de la nouvelle
prisonnière, mais c'est pauvre. Nous n'aurons pas grands profits avec ça.

--Qu'est-ce que tu veux que ça dépense? reprit madame Schwartz en haussant
les épaules. Ce n'est pas une grande dame, celle-là! c'est une comédienne
à ce qu'on dit!

--Une comédienne, s'écria Schwartz. Ah bien! j'en suis charmé pour notre
fils Gottlieb.

--Fi donc! reprit madame Schwartz en fronçant le sourcil. Veux-tu en faire
un saltimbanque?

--Tu ne m'entends pas, femme. Il sera pasteur. Je n'en démordrai pas. Il a
étudié pour cela, et il est du bois dont on les fait. Mais comme il faudra
bien qu'il prêche et comme il ne montre pas jusqu'ici grande éloquence,
cette comédienne lui donnera des leçons de déclamation.

--L'idée n'est pas mauvaise. Pourvu qu'elle ne veuille pas rabattre le
prix de ses leçons sur nos mémoires!

--Sois donc tranquille! Elle n'a pas le moindre esprit.» répondit Schwartz
en ricanant et en se frottant les mains.




XV.


Le clavecin arriva dans la journée. C'était le même que Consuelo louait à
Berlin à ses frais. Elle fut fort aise de n'avoir pas à risquer avec un
autre instrument une nouvelle connaissance moins agréable et moins sûre.
De son côté, le roi, qui veillait aux moindres détails d'affaires, s'était
informé, en donnant l'ordre d'expédier le clavecin à la prison, si
celui-là appartenait à la prima-donna; et, en apprenant que c'était un
_locatis_, il avait fait savoir au luthier propriétaire qu'il lui en
garantissait la restitution, mais que la location resterait aux frais de
la prisonnière. Sur quoi le luthier s'était permis d'observer qu'il
n'avait point de recours contre une personne en prison, surtout si elle
venait à y mourir. M. de Poelnitz, chargé de cette importante négociation,
avait répliqué en riant:

«Mon cher Monsieur, vous ne voudriez pas chicaner le roi sur une semblable
vétille, et d'ailleurs cela ne servirait à rien. Votre clavecin est
décrété de prise de corps, pour être écroué aujourd'hui même à Spandaw.»

Les manuscrits et les partitions de la Porporina lui furent également
apportés; et, comme elle s'étonnait de tant d'aménité dans le régime de sa
prison, le commandant major de place vint lui rendre visite pour lui
expliquer qu'elle aurait à continuer ses fonctions de première chanteuse
au théâtre royal.

«Telle est la volonté de Sa Majesté, lui dit-il. Toutes les fois que le
semainier de l'Opéra vous portera sur le programme pour une représentation,
une voiture escortée vous conduira au théâtre à l'heure dite, et vous
ramènera coucher à la forteresse immédiatement après le spectacle. Ces
déplacements se feront avec la plus grande exactitude et avec les égards
qui vous sont dus. J'espère, Mademoiselle, que vous ne nous forcerez, par
aucune tentative d'évasion, à redoubler la rigueur de votre captivité.
Conformément aux ordres du roi, vous avez été placée dans une chambre à
feu, et il vous sera permis de vous promener sur le rempart que vous voyez,
aussi souvent qu'il vous sera agréable. En un mot, nous sommes
responsables, non-seulement de votre personne, mais de votre santé et de
votre voix. La seule contrariété que vous éprouverez de notre part sera
d'être tenue au secret, et de ne pouvoir communiquer avec personne, soit
de l'intérieur, soit de l'extérieur. Comme nous avons ici peu de dames, et
qu'un seul gardien suffit pour le corps de logis qu'elles occupent, vous
n'aurez pas le désagrément d'être servie par des gens grossiers. L'honnête
figure et les bonnes manières de monsieur Schwartz doivent vous
tranquilliser sur ce point. Un peu d'ennui sera donc le seul mal que vous
aurez à supporter, et je conçois qu'à votre âge et dans la situation
brillante où vous étiez...

--Soyez tranquille, monsieur le major, répondit Consuelo avec un peu de
fierté. Je ne m'ennuie jamais quand je peux m'occuper. Je ne demande
qu'une grâce; c'est d'avoir de quoi écrire, et de la lumière pour pouvoir
faire de la musique le soir.

--Cela est tout à fait impossible. Je suis au désespoir de refuser
l'unique demande d'une personne aussi courageuse. Mais je puis, en
compensation, vous donner l'autorisation de chanter à toutes les heures du
jour et de la nuit, si bon vous semble. Votre chambre est la seule habitée
dans cette tour isolée. Le logement du gardien est au-dessous, il est vrai;
mais M. Schwartz est trop bien élevé pour se plaindre d'entendre une
aussi belle voix, et quant à moi, je regrette de n'être pas à portée d'en
jouir.»

Ce dialogue, auquel assistait maître Schwartz, fut terminé par de grandes
révérences, et le vieil officier se retira, convaincu, d'après la
tranquillité de la cantatrice, qu'elle était là pour quelque infraction à
la discipline du théâtre, et pour quelques semaines tout au plus. Consuelo
ne savait pas elle-même si elle y était sous la prévention de complicité
dans une conspiration politique, ou pour le seul crime d'avoir rendu
service à Frédéric de Trenck, ou enfin pour avoir été tout simplement la
confidente discrète de la princesse Amélie.

Pendant deux ou trois jours, notre captive éprouva plus de malaise, de
tristesse et d'ennui qu'elle ne voulait se l'avouer. La longueur des nuits,
qui était encore de quatorze heures dans cette saison, lui fut
particulièrement désagréable, tant qu'elle espéra pouvoir s'y soustraire
en obtenant de M. Schwartz la lumière, l'encre et les plumes. Mais il ne
lui fallut pas beaucoup de temps pour se convaincre que cet homme
obséquieux était doué d'une ténacité inflexible. Schwartz n'était pas
méchant, il n'avait pas, comme la plupart des gens de son espèce, le goût
de faire souffrir. Il était même pieux et dévot à sa manière, croyant
servir Dieu et faire son salut, pourvu qu'il se conformât à ceux des
engagements de sa profession qu'il ne pouvait point éluder. Il est vrai
que ces cas réservés étaient en petit nombre, et portaient sur les
articles où il avait moins de chance de profit avec les prisonniers que de
chances de danger relativement à sa place.

«Est-elle simple, disait-il en parlant de Consuelo à sa femme, de
s'imaginer que pour gagner tous les jours quelques _groschen_ sur une
bougie, je vais m'exposer à être chassé!

--Fais bien attention, lui répondait son épouse, qui était l'Égérie de ses
inspirations cupides, de ne pas lui avancer un seul dîner quand sa bourse
sera épuisée.

--Ne t'inquiète pas. Elle a des économies, elle me l'a dit, et M.
Porporino, chanteur du théâtre, en est le dépositaire.

--Mauvaise créance! reprenait la femme. Relis donc le code de nos lois
prussiennes; tu en verras une relative aux comédiens, qui dégage tout
débiteur de toute réclamation de leur part. Prends donc garde que le
dépositaire de ladite demoiselle n'invoque la loi, et ne retienne l'argent
quand tu lui présenteras tes comptes.

--Mais puisque son engagement avec le théâtre n'est pas rompu par
l'emprisonnement, puisqu'elle doit continuer ses fonctions, je ferai une
saisie sur la caisse du théâtre.

--Et qui t'assure qu'elle touchera ses appointements? Le roi connaît la
loi mieux que personne, et si c'est son bon plaisir de l'invoquer...

--Tu penses à tout, femme! disait M. Schwartz. Je serai sur mes gardes.
Pas d'argent? pas de cuisine, pas de feu, le mobilier de rigueur. La
consigne à la lettre.»

C'est ainsi que le couple Schwartz devisait sur le sort de Consuelo. Quant
à elle, lorsqu'elle se fut bien assurée que l'honnête gardien était
incorruptible à l'endroit de la bougie, elle prit son parti, et arrangea
ses journées de manière à ne point trop souffrir de la longueur des nuits.
Elle s'abstint de chanter durant le jour, afin de se réserver cette
occupation pour le soir. Elle s'abstint même autant que possible de penser
à la musique et d'entretenir son esprit, de réminiscences ou
d'inspirations musicales avant les heures de l'obscurité. Au contraire,
elle donna la matinée et la journée aux réflexions que lui suggérait sa
position, au souvenir des événements de sa vie, et à la recherche rêveuse
des éventualités de l'avenir. De cette manière, elle réussit, en peu de
temps, à faire deux parts de sa vie, une toute philosophique, une toute
musicale; et elle reconnut qu'avec de l'exactitude et de la persévérance
on peut, jusqu'à un certain point, faire fonctionner régulièrement et
soumettre à la volonté ce coursier capricieux et rétif de la fantaisie,
cette muse fantasque de l'imagination. En vivant sobrement, en dépit des
prescriptions et des insinuations de M. Schwartz, et en faisant beaucoup
d'exercice, même sans plaisir, sur le rempart, elle parvint à se sentir
très-calme le soir, et à employer agréablement ces heures de ténèbres que
les prisonniers, en voulant forcer le sommeil pour échapper à l'ennui,
remplissent de fantômes et d'agitations. Enfin, en ne donnant que six
heures au sommeil, elle fut bientôt assurée de dormir paisiblement toutes
les nuits, sans que jamais un excès de repos empiétât sur la tranquillité
de la nuit suivante.

Au bout de huit jours, elle s'était déjà si bien faite à sa prison, qu'il
lui semblait qu'elle n'eût jamais vécu autrement. Ses soirées, si
redoutables d'abord, étaient devenues ses heures les plus agréables; et
les ténèbres, loin de lui causer l'effroi qu'elle en attendait, lui
révélèrent des trésors de conception musicale, qu'elle portait en elle
depuis longtemps sans avoir pu en faire usage et les formuler, dans
l'agitation de sa profession de virtuose. Lorsqu'elle sentit que
l'improvisation, d'une part, et de l'autre l'exécution de mémoire
suffiraient à remplir ses soirées, elle se permit de consacrer quelques
heures de la journée à noter ses inspirations, et à étudier ses auteurs
avec plus de soin encore qu'elle n'avait pu le faire au milieu de mille
émotions, ou sous l'oeil d'un professeur impatient et systématique. Pour
écrire la musique, elle se servit d'abord d'une épingle, au moyen de
laquelle elle piquait les notes dans les interlignes, puis de petits
éclats de bois enlevés à ses meubles, qu'elle faisait ensuite noircir
contre le poêle, au moment où il était le plus ardent. Mais comme ces
procédés prenaient du temps, et qu'elle avait une très-petite provision de
papier réglé, elle reconnut qu'il valait mieux exercer encore la robuste
mémoire dont elle était douée, et y loger avec ordre les nombreuses
compositions que chaque soir faisait éclore. Elle en vint à bout, et, en
pratiquant, elle put revenir de l'une à l'autre sans les avoir écrites et
sans les confondre.

Cependant, comme sa chambre était fort chaude, grâce au surcroît de
combustibles que M. Schwartz ajoutait bénévolement à la ration de
l'établissement, et comme le rempart où elle se promenait était sans cesse
rasé par un vent glacial, elle ne put échapper à quelques jours
d'enrouement, qui la privèrent de la distraction d'aller chanter au
théâtre de Berlin. Le médecin de la prison, qui avait été chargé de la
voir deux fois par semaine, et de rendre compte de l'état de sa santé à M.
de Poelnitz, écrivit qu'elle avait une extinction de voix, précisément le
jour où le baron se proposait, avec l'agrément du roi, de la faire
reparaître devant le public. Sa sortie fut donc retardée, sans qu'elle en
eût le moindre chagrin; elle ne désirait pas respirer l'air de la liberté,
avant de s'être assez familiarisée avec sa prison pour y rentrer sans
regret.

En conséquence, elle ne soigna pas son rhume avec tout l'amour et toute la
sollicitude qu'une cantatrice nourrit ordinairement pour le précieux
organe de son gosier. Elle ne s'abstint pas de la promenade, et il en
résulta un peu de fièvre durant plusieurs nuits. Elle éprouva alors un
petit phénomène que tout le monde connaît. La fièvre amène dans le cerveau
de chaque individu une illusion plus ou moins pénible. Les uns s'imaginent
que l'angle formé par les murailles de l'appartement se rapproche d'eux,
en se rétrécissant, jusqu'à leur presser et leur écraser la tête. Ils
sentent peu à peu l'angle se desserrer, s'élargir, les laisser libres,
retourner à sa place, pour revenir encore, se resserrer de nouveau et
recommencer continuellement la même alternative de gêne et de soulagement.
D'autres prennent leur lit pour une vague qui les soulève, les porte
jusqu'au baldaquin, et les laisse retomber, pour se soulever encore et les
ballotter obstinément. Le narrateur de cette véridique histoire subit la
fièvre sous la forme bizarre d'une grosse ombre noire, qu'il voit se
dessiner horizontalement sur une surface brillante au milieu de laquelle
il se trouve placé. Cette tache d'ombre, nageant sur le sol imaginaire,
est dans un continuel mouvement de contraction et de dilatation. Elle
s'élargit jusqu'à couvrir entièrement la surface brillante, et tout
aussitôt elle diminue, se resserre, et arrive à n'être plus qu'une ligne
déliée comme un fil, après quoi elle s'étend de nouveau pour se développer
et s'atténuer sans cesse. Cette vision n'aurait rien de désagréable pour
le rêveur, si, par une sensation maladive assez difficile à faire
comprendre, il ne s'imaginait être lui-même ce reflet obscur d'un objet
inconnu flottant sans repos sur une arène embrasée par les feux d'un
soleil invisible: à tel point que lorsque l'ombre imaginaire se contracte,
il lui semble que son être s'amoindrit et s'allonge jusqu'à devenir
l'ombre d'un cheveu; tandis que lorsqu'elle se dilate, il sent sa
substance se dilater également jusqu'à figurer l'ombre d'une montagne
enveloppant une vallée. Mais il n'y a dans le rêve ni montagne ni vallée.
Il n'y a rien que le reflet d'un corps opaque faisant sur un reflet de
soleil le même exercice que la prunelle noire du chat dans son iris
transparente, et cette hallucination, qui n'est point accompagnée de
sommeil, devient une angoisse des plus étranges.

Nous pourrions citer une personne qui, dans la fièvre, voit tomber le
plafond à chaque instant; une autre qui se croit devenue un globe flottant
dans l'espace; une troisième qui prend la ruelle de son lit pour un
précipice, et qui croit toujours tomber à gauche, tandis qu'une quatrième
se sent toujours entraînée à droite. Mais chaque lecteur pourrait fournir
ses observations et les phénomènes de sa propre expérience; ce qui
n'avancerait point la question, et n'expliquerait pas plus que nous ne
pouvons le faire, pourquoi chaque individu, durant toute sa vie, ou tout
au moins durant une longue série d'années, retombe, la nuit, dans un
certain rêve qui est le sien et non celui d'un autre, et subit, à chaque
accès de fièvre, une certaine hallucination qui lui présente toujours les
mêmes caractères et le même genre d'angoisses. Cette question est du
ressort de la physiologie; et nous pensons que le médecin y trouverait
peut-être quelques indications, je ne dis pas sur le siège du mal patent,
lequel se révèle par d'autres symptômes non moins évidents, mais sur celui
d'un mal latent, provenant, chez le malade, du côté faible de son
organisation, et qu'il est dangereux de provoquer par certains réactifs.

Mais cette question n'est pas de mon ressort, et je demande pardon au
lecteur d'avoir osé l'effleurer.

Quant à notre héroïne, l'hallucination que lui causait la fièvre devait
naturellement présenter un caractère musical, et porter sur ses organes
auditifs. Elle retomba donc dans le rêve qu'elle avait eu tout éveillée,
ou du moins à demi éveillée, la première nuit qu'elle avait passée dans la
prison. Elle s'imagina entendre le son plaintif et les phrases éloquentes
du violon d'Albert, tantôt forts et distincts, comme si l'instrument eût
résonné dans sa chambre, tantôt faibles, comme s'il fut parti de
l'horizon. Il y avait, dans cette fluctuation de l'intensité des sons
imaginaires, quelque chose d'étrangement pénible. Lorsque la vibration lui
semblait se rapprocher, Consuelo éprouvait un sentiment de terreur;
lorsqu'elle paraissait éclater, c'était avec une vigueur qui foudroyait la
malade. Puis le son faiblissait, et elle en ressentait peu de soulagement;
car la fatigue d'écouter avec une attention toujours croissante ce chant
qui se perdait dans l'espace lui causait bientôt une sorte de défaillance,
durant laquelle il lui semblait ne plus saisir aucun bruit. Mais le retour
incessant de la rafale harmonieuse lui apportait le frisson, l'épouvante,
et les bouffées d'une chaleur insupportable, comme si le vigoureux coup de
l'archet fantastique eût embrasé l'air, et déchaîné l'orage autour d'elle.




XVI.


Cependant, comme Consuelo ne s'alarma pas de son état et ne changea
presque rien à son régime, elle fut promptement rétablie. Elle put
reprendre ses soirées de chant, et elle retrouva le profond sommeil de
ses nuits paisibles.

Un matin, c'était le douzième de sa captivité, elle reçut de M. de
Poelnitz un billet qui lui donnait avis d'une sortie pour le lendemain
soir:

«J'ai obtenu du roi, disait-il, la permission d'aller moi-même vous
chercher avec une voiture de sa maison. Si vous me donnez votre parole de
ne point vous envoler par une des glaces, j'espère même pouvoir vous
dispenser de l'escorte, et vous faire reparaître au théâtre sans ce
lugubre attirail. Croyez que vous n'avez pas d'ami plus dévoué que moi,
et que je déplore la rigueur du traitement, peut-être injuste que vous
subissez.»

La Porporina s'étonna un peu de l'amitié soudaine et de l'attention
délicate du baron. Jusque-là dans ses fréquents rapports d'administration
théâtrale avec la prima-donna, M. de Poelnitz, qui, en qualité d'ex-_roué_,
n'aimait pas les filles vertueuses, lui avait témoigné beaucoup de
froideur et de sécheresse. Il lui avait même parlé souvent de sa conduite
régulière et de ses manières réservées avec une ironie désobligeante. On
savait bien à la cour que le vieux chambellan était le mouchard du roi,
mais Consuelo n'était pas initiée aux secrets de cour, et elle ne savait
pas qu'on pût faire cet odieux métier sans perdre les avantages d'une
apparente considération dans le grand monde. Cependant un vague instinct
de répulsion disait à Consuelo que Poelnitz avait contribué plus que tout
autre à son malheur. Elle veilla donc à toutes ses paroles lorsqu'elle se
trouva seule avec lui le lendemain, dans la voiture qui les conduisait
rapidement à Berlin, vers le déclin du jour.

«Eh bien, ma pauvre recluse, lui dit-il, vous voilà diablement matée!
Sont-ils farouches ces cuistres de vétérans qui vous gardent! Jamais ils
n'ont voulu me permettre d'entrer dans la citadelle, sous prétexte que je
n'avais point de permission, et voilà, sans reproche, un quart d'heure que
je gèle en vous attendant. Allons, enveloppez-vous bien de cette fourrure
que j'ai apportée pour préserver votre voix, et contez-moi donc un peu vos
aventures. Que diable s'est-il donc passé à la dernière redoute du
carnaval? Tout le monde se le demande, et personne ne le sait. Plusieurs
originaux qui, selon moi, ne faisaient de mal à personne, ont disparu
comme par enchantement. Le comte de Saint-Germain, qui est de vos amis, je
crois; un certain Trismégiste, qu'on disait caché chez M. de Golowkin, et
que vous connaissez peut-être aussi, car on dit que vous êtes au mieux
avec tous ces enfants du diable...

--Ces personnes ont été arrêtées? demanda Consuelo.

--Ou elles ont pris la fuite: les deux versions ont cours à la ville.

--Si ces personnes ne savent pas mieux que moi pourquoi on les persécute,
elles eussent mieux fait d'attendre de pied ferme leur justification.

--Ou la nouvelle lune qui peut changer l'humeur du monarque; c'est encore
le plus sûr, et je vous conseille de bien chanter ce soir. Cela fera plus
d'effet sur lui que de belles paroles. Comment diable avez-vous été assez
maladroite, ma belle amie, pour vous laisser envoyer à Spandaw? Jamais,
pour des vétilles pareilles à celles dont on vous accuse, le roi n'eût
prononcé une condamnation aussi discourtoise envers une dame; il faut que
vous lui ayez répondu avec arrogance, le bonnet sur l'oreille et la main
sur la garde de votre épée, comme une petite folle que vous êtes.
Qu'aviez-vous fait de criminel? Voyons, racontez-moi ça. Je parie arranger
vos affaires, et, si vous voulez suivre mes conseils, vous ne retournerez
pas dans cette humide souricière de Spandaw; vous irez coucher ce soir
dans votre joli appartement de Berlin. Allons, confessez-vous. On dit que
vous avez fait un souper fin dans le palais avec la princesse Amélie, et
que vous vous êtes amusée, au beau milieu de la nuit, à faire le revenant
et à jouer du balai dans les corridors, pour effrayer les filles d'honneur
de la reine. Il parait que plusieurs de ces demoiselles en ont fait
fausse-couche, et que les plus vertueuses mettront au monde des enfants
marqués d'un petit balai sur le nez. On dit aussi que vous vous êtes fait
dire votre bonne aventure par le _planétaire_ de madame de Kleist, et que
M. de Saint-Germain vous a révélé les secrets de la politique de Philippe
le Bel. Êtes-vous assez simple pour croire que le roi veuille faire autre
chose que de rire avec sa soeur de ces folies? Le roi est d'ailleurs, pour
madame l'abbesse, d'une faiblesse qui va jusqu'à l'enfantillage; et quant
aux devins, il veut seulement savoir s'ils prennent de l'argent pour
débiter leurs sornettes, auquel cas il les prie de quitter le pays, et
tout est dit. Vous voyez bien que vous vous abusez sur l'importance de
votre rôle, et que si vous aviez voulu répondre tranquillement à quelques
questions sans conséquence, vous n'auriez point passé un si triste
carnaval dans les prisons de l'État.»

Consuelo laissa babiller le vieux courtisan sans l'interrompre, et
lorsqu'il la pressa de répondre, elle persista à dire qu'elle ne savait de
quoi il voulait lui parler. Elle sentait un piège sous cette frivolité
bienveillante, et elle ne s'y laissa point prendre.

Alors Poelnitz changea de tactique, et d'un ton sérieux:

«C'est bien! lui dit-il, vous vous méfiez de moi. Je ne vous en veux pas,
et, au contraire, je fais grand cas de la prudence. Puisque vous êtes
ainsi, Mademoiselle, je vais, moi, vous parler à découvert. Je vois bien
qu'on peut se fier à vous, et que notre secret est en bonnes mains.
Apprenez donc, signora Porporina, que je suis votre ami plus que vous ne
pensez, car je suis un des vôtres; je suis du parti du prince Henry.

--Le prince Henry a donc un parti? dit la Porporina, curieuse d'apprendre
dans quelle intrigue elle se trouvait enveloppée.

--Ne faites pas semblant de l'ignorer, reprit le baron. C'est un parti que
l'on persécute beaucoup en ce moment, mais qui est loin d'être désespéré.
Le _grand lama_, ou, si vous aimez mieux, _M. le marquis_, n'est pas si
solide sur son trône qu'on ne puisse le faire dégringoler. La Prusse est
un bon cheval de bataille; mais il ne faut pas le pousser à bout.

--Ainsi, vous conspirez, monsieur le baron? Je ne m'en serais jamais
douté!

--Qui ne conspire pas à l'heure qu'il est? Le tyranneau est environné de
serviteurs dévoués en apparence, mais qui ont juré sa perte.

--Je vous trouve fort léger, monsieur le baron, de me faire une pareille
confidence.

--Si je vous la fais, c'est parce que j'y suis autorisé par le prince et
la princesse.

--De quelle princesse parlez-vous?

--De celle que vous savez. Je ne pense pas que les autres conspirent!... À
moins que ce ne soit la margrave de Bareith, qui est mécontente de sa
chétive position, et en colère contre le roi, depuis qu'il l'a rabrouée,
au sujet de ses intelligences avec le cardinal de Fleury. C'est déjà une
vieille histoire; mais rancune de femme est de longue durée, et la
margrave _Guillemette_[7] n'est pas un esprit ordinaire: que vous en
semble?

[Note 7: Sophie Wilhelmine. Elle signait _soeur Guillemette_, en écrivant
à Voltaire.]

--Je n'ai jamais eu l'honneur de lui entendre dire un seul mot.

--Mais vous l'avez vue chez l'abbesse de Quedlimburg!

--Je n'ai jamais été qu'une seule fois chez la princesse Amélie, et la
seule personne de la famille royale que j'y aie rencontrée, c'est le roi.

--N'importe! le prince Henry m'a donc chargé de vous dire...

--En vérité, monsieur le baron! dit Consuelo d'un ton méprisant; le prince
vous a chargé de me dire quelque chose?

--Vous allez voir que je ne plaisante pas. Il vous fait savoir que ses
affaires ne sont point gâtées, comme on veut vous le persuader; qu'aucun
de ses confidents ne l'a trahi; que Saint-Germain est déjà en France, où
il travaille à former une alliance entre notre conjuration et celle qui va
replacer incessamment Charles-Édouard sur le trône d'Angleterre; que
Trismégiste seul a été arrêté, mais qu'il le fera évader, et qu'il est sûr
de sa discrétion. Quant à vous, il vous conjure de ne point vous laisser
intimider par les menaces du _marquis_, et surtout de ne point croire à
ceux qui feindraient d'être dans vos intérêts, pour vous faire parler.
Voilà pourquoi, tout à l'heure, je vous ai soumise à une petite épreuve,
dont vous êtes sortie victorieuse; et je dirai à notre héros, à notre
brave prince, à notre roi futur, que vous êtes un des plus solides
champions de sa cause!»

Consuelo, émerveillée de l'aplomb de M. de Poelnitz, ne put réprimer un
éclat de rire; et quand le baron, piqué de son mépris, lui demanda le
motif de cette gaieté déplacée, elle ne put lui rien répondre, sinon:
«Vous êtes admirable, sublime, monsieur le baron!»

Et elle recommença à rire malgré elle. Elle eût ri sous le bâton, comme la
Nicole de M. Jourdain.

«Quand cette attaque de nerfs sera finie, dit Poelnitz sans se déconcerter,
vous daignerez peut-être m'expliquer vos intentions. Voudriez-vous trahir
le prince? Croiriez-vous, en effet, que la princesse vous eût livrée à la
colère du roi? Vous regarderiez-vous comme dégagée de vos serments? Prenez
garde, Mademoiselle! vous vous en repentiriez peut-être bientôt. La
Silésie ne tardera pas à être livrée par nous à Marie-Thérèse, qui n'a
point abandonné ses projets, et qui deviendra dès lors notre puissante
alliée. La Russie, la France, donneraient certainement les mains au prince
Henry; madame de Pompadour n'a point oublié les dédains de Frédéric. Une
puissante coalition, quelques années de lutte, peuvent facilement
précipiter du trône ce fier souverain qui ne tient encore qu'à un fil...
Avec l'amour du nouveau monarque, vous pourriez prétendre à une haute
fortune. Le moins qu'il puisse arriver de tout cela, c'est que l'électeur
de Saxe soit dépossédé de la royauté polonaise, et que le prince Henry
aille régner à Varsovie... Ainsi...

--Ainsi, monsieur le baron, il existe, selon vous, une conspiration qui,
pour satisfaire le prince Henry, veut mettre, encore une fois, l'Europe à
feu et à sang? Et ce prince, pour assouvir son ambition, ne reculerait pas
devant la honte de livrer son pays à l'étranger? J'ai beaucoup de peine à
croire de pareilles lâchetés possibles; et si, par malheur, vous dites
vrai, je suis fort humiliée de passer pour votre complice. Mais finissons
cette comédie, je vous en conjure. Voilà un quart d'heure que vous vous
évertuez fort ingénieusement à me faire avouer des crimes imaginaires. Je
vous ai écouté pour savoir de quel prétexte on se servait pour me tenir en
prison; il me reste à apprendre en quoi j'ai pu mériter la haine qui
s'acharne si bassement après moi. Si vous voulez me le dire, je tâcherai
de me disculper. Jusque là je ne puis rien répondre à toutes les belles
choses que vous m'apprenez, sinon qu'elles me surprennent fort, et que de
semblables projets n'ont aucune de mes sympathies.
                
 
 
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