George Sand

La comtesse de Rudolstadt
--En ce cas, Mademoiselle, si vous n'êtes pas plus au courant que cela,
reprit Poelnitz très-mortifié, je m'étonne de la légèreté du prince, qui
m'engage à vous parler sans détour, avant de s'être assuré de votre
adhésion à tous ses projets.

--Je répète, monsieur le baron, que j'ignore absolument les projets du
prince; mais je suis bien certaine d'une chose: c'est qu'il ne vous a
jamais chargé de m'en dire un seul mot. Pardonnez-moi de vous donner ce
démenti. Je respecte votre âge; mais je ne puis m'empêcher de mépriser le
rôle affreux que vous jouez auprès de moi en ce moment.

--Les soupçons absurdes d'une tête féminine ne m'atteignent guère,
répondit Poelnitz, qui ne pouvait plus reculer devant ses mensonges. Un
temps viendra où vous me rendrez justice. Dans le trouble que cause la
persécution, et avec les idées chagrines que la prison doit nécessairement
engendrer, il n'est pas étonnant que vous manquiez tout à coup de
pénétration et de clairvoyance. Dans les conspirations, on doit s'attendre
à de pareilles lubies, surtout de la part des dames. Je vous plains et
vous pardonne. Il est possible, d'ailleurs, que vous ne soyez en tout ceci
que l'amie dévouée de Trenck et la confidente d'une auguste princesse...
Ces secrets sont d'une nature trop délicate pour que je veuille vous en
parler. Le prince Henry lui-même ferme les yeux là-dessus, quoiqu'il
n'ignore pas que le seul motif qui ait décidé sa soeur à entrer dans la
conspiration soit l'espérance de voir Trenck réhabilité, et peut-être
celle de l'épouser.

--Je ne sais rien de cela non plus, monsieur le baron, et je pense que si
vous étiez sincèrement dévoué à quelque auguste princesse, vous ne me
raconteriez pas de si étranges choses sur son compte.»

Le bruit des roues sur le pavé mit fin à cette conversation, au grand
contentement du baron, qui ne savait plus quel expédient inventer pour se
tirer d'affaire. On entrait dans la ville. La cantatrice, escortée jusqu'à
la porte de sa loge et dans les coulisses par deux factionnaires qui ne la
perdaient presque pas de vue, reçut de ses camarades un accueil assez
froid. Elle en était aimée, mais aucun d'eux ne se sentait le courage de
protester par des témoignages extérieurs contre la disgrâce prononcée par
le roi. Ils étaient tristes, contraints, et comme nappés de la peur de la
contagion. Consuelo qui ne voulut pas attribuer cette manière d'être à la
lâcheté, mais à la compassion, crut lire dans leur contenance abattue
l'arrêt d'une longue captivité. Elle s'efforça de leur montrer qu'elle
n'en s'en effrayait pas, et parut sur la scène avec une confiance
courageuse.

Il se passa en ce moment quelque chose d'assez bizarre dans la salle.
L'arrestation de la Porporina ayant fait beaucoup de bruit, et l'auditoire
n'étant composé que de personnes dévouées par conviction ou par position à
la volonté royale, chacun mit ses mains dans ses poches, afin de résister
au désir et à l'habitude d'applaudir la cantatrice disgraciée. Tout le
monde avait les yeux sur le monarque, qui, de son côté, promenait des
regards investigateurs sur la foule et semblait lui imposer le silence le
plus profond. Tout à coup une couronne de fleurs, partie on ne sait d'où,
vint tomber aux pieds de la cantatrice, et plusieurs voix prononcèrent
simultanément et assez haut pour être entendues des divers points de la
salle où elles s'étaient distribuées, les mots: _C'est le roi! c'est le
pardon du roi!_ Cette singulière assertion passa de bouche en bouche avec
la rapidité de l'éclair; et chacun croyant faire son devoir et complaire à
Frédéric, une tempête d'applaudissements, telle que de mémoire d'homme on
n'en avait ouï à Berlin, se déchaîna depuis les combles jusqu'au parterre.
Pendant plusieurs minutes, la Porporina, interdite et confondue d'une si
audacieuse protestation, ne put commencer son rôle. Le roi, stupéfait, se
retourna vers les spectateurs avec une expression terrible, qu'on prit
pour un signe d'adhésion et d'encouragement. Buddenbrock lui-même, placé
non loin de lui, ayant demandé au jeune Benda de quoi il s'agissait, et
celui-ci lui ayant répondu que la couronne était partie de la place du roi,
se mit à battre des mains d'un air de mauvaise humeur vraiment comique.
La Porporina croyait rêver; le roi se tâtait pour savoir s'il était bien
éveillé.

Quels que fussent la cause et le but de ce triomphe, Consuelo en ressentit
l'effet salutaire; elle se surpassa elle-même, et fut applaudie avec le
même transport durant tout le premier acte. Mais pendant l'entr'acte, la
méprise s'étant peu à peu éclaircie, il n'y eut plus qu'une partie de
l'auditoire, la plus obscure et la moins à portée d'être redressée par les
confidences des courtisans, qui s'obstinât à donner des signes
d'approbation. Enfin, au deuxième entr'acte, les orateurs des corridors et
du foyer apprirent à tout le monde que le roi paraissait fort mécontent de
l'attitude insensée du public; qu'une cabale avait été montée par la
Porporina avec une audace inouïe; enfin que quiconque serait signalé comme
ayant pris part à cette échauffourée s'en repentirait certainement. Quand
vint le troisième acte, le silence fut si profond dans la salle, en dépit
des merveilles que fit la prima-donna, qu'on aurait entendu voler une
mouche à la fin de chaque morceau chanté par elle, et qu'en revanche les
autres chanteurs recueillirent tous les fruits de la réaction.

Quant à la Porporina, elle avait été bientôt désillusionnée de son
triomphe.

«Ma pauvre amie, lui avait dit Conciolini en lui présentant la couronne
dans la coulisse après la première scène, je te plains d'avoir des amis si
dangereux. Ils achèveront de te perdre.»

Dans l'entr'acte, le Porporino vint dans sa loge, et lui parlant à
demi-voix:

«Je t'avais dit de te méfier de M. de Saint-Germain, lui dit-il; mais il
était trop tard. Chaque parti a ses traîtres. N'en sois pas moins fidèle à
l'amitié et docile à la voix de ta conscience. Tu es protégée par un bras
plus puissant que celui qui t'opprime.

--Que veux-tu dire, s'écria la Porporina? es-tu de ceux...

--Je dis que Dieu te protégera, répondit le Porporino, qui semblait
craindre d'avoir été entendu, et il lui montra la cloison qui séparait les
loges d'acteurs les unes des autres. Ces cloisons avaient dix pieds de
haut; mais elles laissaient entre leur sommité et le plafond commun un
espace assez considérable, de sorte qu'on pouvait facilement entendre
d'une loge à l'autre ce qui se passait.

«J'ai prévu, lui dit-il en parlant encore plus bas et en lui remettant une
bourse, que tu aurais besoin d'argent, et je t'en apporte.

--Je te remercie, répondit Consuelo; si le gardien, qui me vend chèrement
les vivres, venait te réclamer quelque paiement, comme voici de quoi le
satisfaire pour longtemps, refuse de solder ses comptes. C'est un usurier.

--Il suffit, répliqua le bon et loyal Porporino. Je te quitte;
j'aggraverais ta position si je paraissais avoir des secrets avec toi.»

Il s'esquiva, et Consuelo reçut la visite de madame de Cocceï (la
Barberini), qui lui témoigna courageusement beaucoup d'intérêt et
d'affection. La marquise d'Argens (la Cochois) vint les rejoindre d'un air
plus empesé, et avec les belles paroles d'une reine qui protège le
malheur. Consuelo ne lui en sut pas moins de gré de sa démarche, et la
supplia de ne pas compromettre la faveur de son époux en prolongeant sa
visite.

Le roi dit à Poelnitz:

«Eh bien, l'as-tu interrogée? As-tu trouvé moyen de la faire parler?

--Pas plus qu'une borne, répondit le baron.

--Lui as-tu fait entendre que je pardonnerais tout, si elle voulait
seulement me dire ce qu'elle sait de la _balayeuse_, et ce que
Saint-Germain lui a dit?

--Elle s'en soucie comme de l'an quarante.

--L'as-tu effrayée sur la longueur de sa captivité?

--Pas encore. Votre Majesté m'avait dit de la prendre par la douceur.

--Tu l'effraieras en la reconduisant.

--J'essaierai, mais je ne réussirai pas.

--C'est donc une sainte, une martyre?

--C'est une fanatique, une possédée, peut-être le diable en cotillons.

--En ce cas, malheur à elle! je l'abandonne. La saison de l'opéra italien
finit dans quelques jours; arrange-toi pour qu'on n'ait plus besoin de
cette fille jusque là, et que je n'entende plus parler d'elle jusqu'à
l'année prochaine.

--Un an! Votre Majesté n'y tiendra pas.

--Mieux que ta tête ne tient sur ton cou, Poelnitz!»




XVII.


Poelnitz avait assez de motifs de ressentiment contre la Porporina pour
saisir cette occasion de se venger. Il n'en fit rien pourtant; son
caractère était éminemment lâche, et il n'avait la force d'être méchant
qu'avec ceux qui s'abandonnaient à lui. Pour peu qu'on le remit à sa place,
il devenait craintif, et on eût dit qu'il éprouvait un respect
involontaire pour ceux qu'il ne réussissait pas à tromper. On l'avait vu
même se détacher de ceux qui caressaient ses vices pour suivre, l'oreille
basse, ceux qui le foulaient aux pieds. Était-ce le sentiment de sa
faiblesse, ou le souvenir d'une jeunesse moins avilie? On aimerait à
croire que, dans les âmes les plus corrompues, quelque chose accuse encore
de meilleurs instincts étouffés et demeurés seulement à l'état de
souffrance et de remords. Il est certain que Poelnitz s'était attaché
longtemps aux pas du prince Henry, en feignant de prendre part à ses
chagrins; que souvent il l'avait excité à se plaindre des mauvais
traitements du roi et lui en avait donné l'exemple, afin d'aller ensuite
rapporter ses paroles à Frédéric, même en les envenimant, pour augmenter
la colère de ce dernier. Poelnitz avait fait cet infâme métier pour le
plaisir de le faire; car, au fond, il ne haïssait pas le prince. Il ne
haïssait personne, si ce n'est le roi, qui le déshonorait de plus en plus
sans vouloir l'enrichir. Poelnitz aimait donc la ruse pour elle-même.
Tromper était un triomphe flatteur à ses yeux. Il avait d'ailleurs un
plaisir réel à dire du mal du roi et à en faire dire; et quand il venait
rapporter ces malédictions à Frédéric, tout en se vantant de les avoir
provoquées, il se réjouissait intérieurement de pouvoir jouer le même tour
à son maître, en lui cachant le bonheur qu'il avait goûté à le railler, à
le trahir, à révéler ses travers, ses ridicules et ses vices à ses
ennemis. Ainsi, chaque partie lui servait de dupe, et cette vie d'intrigue
où il fomentait la haine sans servir précisément celle de personne avait
pour lui des voluptés secrètes.

Cependant le prince Henry avait fini par remarquer que chaque fois qu'il
laissait paraître son aigreur devant le complaisant Poelnitz, il trouvait,
quelques heures après, le roi plus courroucé et plus outrageant avec lui
qu'à l'ordinaire. S'était-il plaint devant Poelnitz d'être aux arrêts pour
vingt-quatre heures, il voyait le lendemain sa condamnation doublée. Ce
prince, aussi franc que brave, aussi confiant que Frédéric était ombrageux,
avait enfin ouvert les yeux sur le caractère misérable du baron. Au lieu
de le ménager prudemment, il l'avait accablé de son indignation; et depuis
ce temps-là, Poelnitz, courbé jusqu'à terre devant lui, ne l'avait plus
desservi. Il semblait même qu'il l'aimât au fond du coeur, autant qu'il
était capable d'aimer. Il s'attendrissait en parlant de lui avec
admiration, et ces témoignages de respect paraissaient si sincères qu'on
s'en étonnait comme d'une bizarrerie incompréhensible de la part d'un tel
homme.

Le fait est que Poelnitz, le trouvant plus généreux et plus tolérant mille
fois que Frédéric, eût préféré l'avoir pour maître; pressentant ou
devinant vaguement, ainsi que le faisait le roi, une sorte de conjuration
mystérieuse autour du prince, il eût voulu pour beaucoup en tenir les fils
et savoir s'il pouvait compter assez sur le succès pour s'y associer.
C'était donc avec l'intention de s'éclairer pour son propre compte qu'il
avait tâché de surprendre la religion de Consuelo. Si elle lui eût révélé
le peu qu'elle en savait, il ne l'eût pas rapporté au roi, à moins
pourtant que ce dernier ne lui eût donné beaucoup d'argent. Mais Frédéric
était trop économe pour avoir de grands scélérats à ses ordres.

Poelnitz avait arraché quelque chose de ce mystère au comte de
Saint-Germain. Il lui avait dit, avec tant de conviction, tant de mal du
roi, que cet habile aventurier ne s'était pas assez méfié de lui. Disons,
en passant, que l'aventurier avait un grain d'enthousiasme et de folie;
que s'il était charlatan et même jésuitique à beaucoup d'égards, il avait
au fond de tout cela une conviction fanatique qui présentait de singuliers
contrastes et lui faisait commettre beaucoup d'inconséquences.

En ramenant Consuelo à la forteresse, Poelnitz, qui était un peu blasé sur
le mépris qu'on avait pour lui, et qui ne se souvenait déjà plus guère de
celui qu'elle lui avait témoigné, se conduisit assez naïvement avec elle.
Il lui confessa, sans se faire prier, qu'il ne savait rien, et que tout ce
qu'il avait dit des projets du prince, à l'égard des puissances étrangères,
n'était qu'un commentaire gratuit de la conduite bizarre et des relations
secrètes du prince et de sa soeur avec des gens suspects.

«Ce commentaire ne fait pas honneur à la loyauté de Votre Seigneurie,
répondit Consuelo, et peut-être ne devrait-elle pas s'en vanter.

--Le commentaire n'est pas de moi, répondit tranquillement Poelnitz; il
est éclos dans la cervelle du roi notre maître, cervelle maladive et
chagrine, s'il en fut, quand le soupçon s'en empare. Quant à donner des
suppositions pour des certitudes, c'est une méthode tellement consacrée
par l'usage des cours et par la science des diplomates, que vous êtes tout
à fait pédante de vous en scandaliser. Au reste, ce sont les rois qui me
l'ont apprise; ce sont eux qui ont fait mon éducation, et tous mes vices
viennent, de père en fils, des deux monarques prussiens que j'ai eu
l'honneur de servir. Plaider le faux pour savoir le vrai! Frédéric n'en
fait jamais d'autre, et on le tient pour un grand homme; ce que c'est que
d'avoir la vogue! tandis qu'on me traite de scélérat parce que je suis ses
errements; quel préjugé!»

Poelnitz tourmenta Consuelo, tant qu'il put, pour savoir ce qui se passait
entre elle, le prince, l'abbesse, Trenck, les aventuriers Saint-Germain et
Trismégiste, et un grand nombre de personnages très-importants, disait-il,
qui étaient mêlés à une intrigue inexplicable. Il lui avoua naïvement que
si cette affaire avait quelque consistance, il n'hésiterait pas à s'y
jeter. Consuelo vit bien qu'il parlait enfin à coeur ouvert; mais comme
elle ne savait réellement rien, elle n'eut pas de mérite à persister dans
ses dénégations.

Quand Poelnitz eut vu les portes de la citadelle se refermer sur Consuelo
et sur son prétendu secret, il rêva à la conduite qu'il devait tenir à son
égard; et en fin de cause, espérant qu'elle se laisserait pénétrer si,
grâce à lui, elle revenait à Berlin, il résolut de la disculper auprès du
roi. Mais dès le premier mot qu'il lui en dit le lendemain, le roi
l'interrompit:

«Qu'a-t-elle révélé?

--Rien, Sire.

--En ce cas, laissez-moi tranquille. Je vous ai défendu de me parler
d'elle.

--Sire, elle ne sait rien.

--Tant pis pour elle! Qu'il ne vous arrive plus jamais de prononcer son
nom devant moi.»

Cet arrêt fut proclamé d'un ton qui ne permettait pas de répliquer.
Frédéric souffrait certainement en songeant à la Porporina. Il y avait au
fond de son coeur et de sa conscience un tout petit point très-douloureux
qui tressaillait alors, comme lorsqu'on passe le doigt sur une mince épine
enfoncée dans les chairs. Pour se soustraire à cette pénible sensation, il
prit le parti d'en oublier irrévocablement la cause, et il n'eut pas de
peine à y réussir. Huit jours ne s'étaient pas écoulés, que grâce à son
robuste tempérament royal et à la servile soumission de tous ceux qui
l'approchaient, il ne se souvenait pas que Consuelo eût jamais existé.
Cependant l'infortunée était à Spandaw. La saison du théâtre était finie,
et on lui avait retiré son clavecin. Le roi avait eu cette attention pour
elle le soir où on l'avait applaudie à sa barbe, croyant lui complaire. Le
prince Henry était aux arrêts indéfiniment. L'abbesse de Quedlimburg était
gravement malade; le roi avait eu la cruauté de lui faire croire que
Trenck avait été repris et replongé dans les cachots. Trismégiste et
Saint-Germain avaient réellement disparu, et la balayeuse avait cessé de
hanter le palais. Ce que son apparition présageait semblait avoir reçu une
sorte de confirmation. Le plus jeune des frères du roi était mort
d'épuisement à la suite d'infirmités prématurées.

À ces chagrins domestiques vint se joindre la brouille définitive de
Voltaire avec le roi. Presque tous les biographes ont déclaré que, dans
cette lutte misérable, l'honneur était demeuré à Voltaire. En examinant
mieux les pièces du procès, on s'aperçoit qu'il ne fait honneur au
caractère d'aucune des parties, et que le rôle le moins mesquin est
peut-être même celui de Frédéric. Plus froid, plus implacable, plus
égoïste que Voltaire, Frédéric ne connaissait ni l'envie ni la haine; et
ces brûlantes petites passions ôtaient à Voltaire la fierté et la dignité
dont Frédéric savait prendre au moins l'apparence. Parmi les amères
bisbilles qui amenèrent goutte à goutte l'explosion, il y en eut une où
Consuelo ne fut pas nommée, mais qui aggrava la sentence d'oubli
volontaire prononcée sur elle. D'Argens lisait un soir les gazettes
parisiennes à Frédéric, Voltaire présent. On y rapportait l'aventure de
mademoiselle Clairon, interrompue au beau milieu de son rôle par un
spectateur mal placé qui lui avait crié: «_Plus haut;_» sommée de faire
des excuses au public pour avoir répondu royalement: «_Et vous plus bas;_»
enfin envoyée à la Bastille pour avoir soutenu son rôle avec autant
d'orgueil que de fermeté. Les papiers publics ajoutaient que cette
aventure ne priverait pas le théâtre de mademoiselle Clairon, parce que,
durant sa séquestration, elle serait amenée de la Bastille sous escorte,
pour jouer Phèdre ou Chimène, après quoi elle retournerait coucher en
prison jusqu'à l'expiration de sa peine qu'on présumait et qu'on espérait
devoir être de courte durée.

Voltaire était fort lié avec Hippolyte Clairon, qui avait puissamment
contribué au succès de ses oeuvres dramatiques. Il fut indigné de cet
événement, et oubliant qu'il s'en passait un analogue et plus grave encore
sous ses yeux:

«Voici qui ne fait guère honneur à la France! s'écria-t-il en interrompant
d'Argens à chaque mot: le manant! interpeller si bêtement et si
grossièrement une actrice comme mademoiselle Clairon! butor de public! lui
vouloir faire faire des excuses! à une femme! à une femme charmante, les
cuistres! les Welches!... La Bastille? jour de Dieu! n'avez-vous pas la
berlue, marquis? Une femme à la Bastille, dans ce temps-ci? pour un mot
plein d'esprit, de goût et d'à-propos? pour une repartie ravissante? et
cela en France?

--Sans doute, dit le roi, la Clairon jouait Électre ou Sémiramis, et le
public, qui ne voulait pas en perdre un seul mot, devrait trouver grâce
devant M. de Voltaire.»

En un autre temps, cette réflexion du roi eût été flatteuse; mais elle fut
prononcée avec un ton d'ironie qui frappa le philosophe et lui rappela
tout à coup quelle maladresse il venait de faire. Il avait tout l'esprit
nécessaire pour la réparer; il ne le voulut point. Le dépit du roi
rallumait le sien, et il répliqua:

«Non, Sire, mademoiselle Clairon eût-elle abîmé un rôle écrit par moi, je
ne concevrai jamais qu'il y ait au monde une police assez brutale pour
traîner la beauté, le génie et la faiblesse dans les prisons de l'État.»

Cette réponse, jointe à cent autres, et surtout à des mots sanglants, à
des railleries cyniques, rapportés au roi par plus d'un _Poelnitz_
officieux, amena la rupture que tout le monde sait, et fournit à Voltaire
les plaintes les plus piquantes, les imprécations les plus comiques, les
reproches les plus acérés. Consuelo n'en fut que plus _oubliée_ à Spandaw,
tandis qu'au bout de trois jours, mademoiselle Clairon sortait triomphante
et adorée de la Bastille. Privée de son clavecin, la pauvre enfant s'arma
de tout son courage pour continuer à chanter le soir et à composer de la
musique. Elle en vint à bout et ne tarda pas à s'apercevoir que sa voix et
son exquise justesse d'oreille gagnaient encore à cet exercice aride et
difficile. La crainte de s'égarer la rendait beaucoup plus circonspecte;
elle s'écoutait davantage, ce qui nécessitait un travail de mémoire et
d'attention excessif. Sa manière devenait plus large, plus sérieuse, plus
parfaite. Quant à ses compositions, elles prirent un caractère plus simple,
et elle composa dans sa prison des airs d'une beauté remarquable et d'une
tristesse grandiose. Elle ne tarda pourtant pas à ressentir le préjudice
que la perte du clavecin portait à sa santé et au calme de son esprit.
Éprouvant le besoin de s'occuper sans relâche, et ne pouvant se reposer du
travail émouvant et orageux de la production et de l'exécution par un
travail plus tranquille de lectures et de recherches, elle sentit la
fièvre s'allumer lentement dans ses veines, et la douleur envahir toutes
ses pensées. Ce caractère actif, heureux et plein d'affectueuse expansion,
n'était pas fait pour l'isolement et pour l'absence de sympathies. Elle
eût succombé peut-être à quelques semaines de ce cruel régime, si la
Providence ne lui eût envoyé un ami, là où certainement elle ne
s'attendait pas à le trouver.




XVIII.


Au-dessous de la cellule qu'occupait notre recluse, une grande pièce
enfumée, dont la voûte épaisse et lugubre ne recevait jamais d'autre
clarté que celle du feu allumé dans une vaste cheminée toujours remplie de
marmites de fer, bouillant et grondant sur tous les tons, renfermait
pendant toute la journée la famille Schwartz, et ses savantes opérations
culinaires. Tandis que la femme combinait mathématiquement le plus grand
nombre de dîners possible avec le moins de comestibles et d'ingrédients
imaginables, le mari, assis devant une table noircie d'encre et d'huile,
composait artistement, à la lueur d'une lampe toujours allumée dans ce
sombre sanctuaire, les mémoires les plus formidables, chargés des détails
les plus fabuleux. Les maigres dîners étaient pour le bon nombre de
prisonniers que l'officieux gardien avait su mettre sur la liste de ses
pensionnaires: les mémoires devaient être présentés à leurs banquiers ou à
leurs parents, sans toutefois être soumis au contrôle des expérimentateurs
de cette fastueuse alimentation. Pendant que le couple spéculateur se
livrait ardemment à son travail, deux personnages plus paisibles, enfoncés
sous le manteau de la cheminée, vivaient là en silence, parfaitement
étrangers aux douceurs et aux profits de l'opération. Le premier était un
grand chat maigre, roux, pelé, dont l'existence se consumait à lécher ses
pattes et à se rouler sur la cendre. Le second était un jeune homme, ou
plutôt un enfant, encore plus laid dans son espèce, dont la vie immobile
et contemplative était partagée entre la lecture d'un vieux bouquin plus
gras que les marmites de sa mère, et d'éternelles rêveries qui
ressemblaient à la béatitude de l'idiotisme plus qu'à la méditation d'un
être pensant. Le chat avait été baptisé par l'enfant du nom de Belzébuth,
par antithèse sans doute à celui que l'enfant avait reçu de monsieur et
madame Schwartz, ses père et mère, le nom pieux et sacré de Gottlieb.

Gottlieb, destiné à l'état ecclésiastique, avait fait jusqu'à l'âge de
quinze ans de bonnes études et de rapides progrès dans la liturgie
protestante. Mais, depuis quatre ans, il vivait inerte et malade, près des
tisons, sans vouloir se promener, sans désirer de voir le soleil, sans
pouvoir continuer son éducation. Une crue rapide et désordonnée l'avait
réduit à cet état de langueur et d'indolence. Ses longues jambes grêles
pouvaient à peine supporter cette stature démesurée et quasi disloquée.
Ses bras étaient si faibles et ses mains si gauches, qu'il ne touchait à
rien sans le briser. Aussi sa mère avare lui en avait-elle interdit
l'usage, et il n'était que trop porté à lui obéir en ce point. Sa face
bouffie et imberbe, terminée par un front élevé et découvert, ne
ressemblait pas mal à une poire molle. Ses traits étaient aussi peu
réguliers que les proportions de son corps. Ses yeux semblaient
complètement égarés, tant ils étaient louches et divergents. Sa bouche
épaisse avait un sourire niais; son nez était informe, son teint blême,
ses oreilles plates et plantées beaucoup trop bas: des cheveux rares et
raides couronnaient tristement cette insipide figure, plus semblable à un
navet mal épluché qu'à la mine d'un chrétien; du moins telle était la
poétique comparaison de madame sa mère.

Malgré les disgrâces que la nature avait prodiguées à ce pauvre être,
malgré la honte et le chagrin que madame Schwartz éprouvait en le
regardant, Gottlieb, fils unique, malade inoffensif et résigné, n'en était
pas moins le seul amour et le seul orgueil des auteurs de ses jours. On
s'était flatté, alors qu'il était moins laid, qu'il pourrait devenir joli
garçon. On s'était réjoui de son enfance studieuse et de son avenir
brillant. Malgré l'état précaire où on le voyait réduit, on espérait qu'il
reprendrait de la force, de l'intelligence, de la beauté, lorsqu'il aurait
fini son interminable croissance. D'ailleurs, il n'est pas besoin
d'expliquer que l'amour maternel s'accommode de tout, et se contente de
peu. Madame Schwartz, tout en le brusquant et en le raillant, adorait son
vilain Gottlieb, et si elle ne l'eût pas vu à toute heure planté _comme
une statue de sel_ (c'était son expression) dans le coin de sa cheminée,
elle n'aurait plus eu le courage d'allonger ses sauces ni d'enfler ses
mémoires. Le père Schwartz, qui mettait comme beaucoup d'hommes, plus
d'amour-propre que de tendresse dans son sentiment paternel, persistait à
rançonner et à voler ses prisonniers dans l'espérance qu'un jour Gottlieb
serait ministre et fameux prédicateur, ce qui était son idée fixe, parce
que, avant sa maladie, l'enfant s'était exprimé avec facilité. Mais il y
avait bien quatre ans qu'il n'avait dit une parole de bon sens; et s'il
lui arrivait d'en coudre deux ou trois ensemble, ce n'était jamais qu'à
son chat Belzébuth qu'il daignait les adresser. En somme, Gottlieb avait
été déclaré idiot par les médecins, et ses parents seuls croyaient à la
possibilité de sa guérison.

Un jour cependant, Gottlieb, sortant tout à coup de son apathie, avait
manifesté à ses parents le désir d'apprendre un métier pour se désennuyer,
et utiliser ses tristes années de langueur. On avait accédé à cette
innocente fantaisie quoiqu'il ne fût guère de la dignité d'un futur membre
de l'Église réformée de travailler de ses mains. Mais l'esprit de Gottlieb
paraissait si bien déterminé à se reposer, qu'il fallut bien lui permettre
d'aller étudier l'art de la chaussure dans une boutique de cordonnier. Son
père eût souhaité qu'il choisît une profession plus élégante; mais on eut
beau passer en revue devant lui toutes les branches de l'industrie, il
s'arrêta obstinément à l'oeuvre de saint Crépin, et déclara même qu'il se
sentait appelé par la Providence à embrasser cette partie. Comme ce désir
devint chez lui une idée fixe, et que la seule crainte d'en être empêché
le jetait dans une profonde mélancolie, on le laissa passer un mois dans
l'atelier d'un maître, après quoi il revint un beau matin, muni de tous
les outils et matériaux nécessaires, et se réinstalla sous le manteau de
sa chère cheminée, déclarant qu'il en savait assez, et qu'il n'avait plus
besoin de leçons. Cela n'était guère vraisemblable; mais ses parents,
espérant que cette tentative l'avait dégoûté, et qu'il allait peut-être se
remettre à l'étude de la théologie, acceptèrent son retour sans reproche
et sans raillerie. Alors commença dans la vie de Gottlieb une ère nouvelle,
qui fut entièrement remplie et charmée par la confection imaginaire d'une
paire de souliers. Trois ou quatre heures par jour, il prenait sa forme et
son alêne, et travaillait à une chaussure qui ne chaussa jamais personne;
car elle ne fut jamais terminée. Tous les jours recoupée, tendue, battue,
piquée, elle prit toutes les figures possibles, excepté celle d'un soulier,
ce qui n'empêcha pas le paisible artisan de poursuivre son oeuvre avec un
plaisir, une attention, une lenteur, une patience et un contentement de
lui-même, au-dessus des atteintes de toute critique. Les Schwartz
s'effrayèrent un peu d'abord de cette monomanie; puis ils s'y habituèrent
comme au reste, et le soulier interminable, alternant dans les mains de
Gottlieb avec son volume de sermons et de prières, ne fut plus compté dans
sa vie que pour une infirmité de plus. On n'exigea de lui autre chose que
d'accompagner de temps en temps son père dans les galeries et les cours,
afin de prendre l'air. Mais ces promenades chagrinaient beaucoup M.
Schwartz, parce que les enfants des autres gardiens et employés de la
citadelle ne cessaient de courir après Gottlieb, en contrefaisant sa
démarche nonchalante et disgracieuse, et en criant sur tous les tons:

«Des souliers! des souliers! cordonnier, fais-nous des souliers!»

Gottlieb ne prenait point ces huées en mauvaise part; il souriait à cette
méchante engeance avec une sérénité angélique, et même il s'arrêtait pour
répondre:

«Des souliers? certainement, de tout mon coeur: venez chez moi, vous faire
prendre mesure. Qui veut des souliers?»

Mais M. Schwartz l'entraînait pour l'empêcher de se compromettre avec la
canaille, et le _cordonnier_ ne paraissait ni fâché ni inquiet d'être
ainsi arraché à l'empressement de ses pratiques.

Dès les premiers jours de sa captivité, Consuelo avait été humblement
requise par M. Schwartz, d'entrer en conférence avec Gottlieb pour essayer
de réveiller en lui le souvenir et le goût de cette éloquence dont il
avait paru être doué dans son enfance. Tout en avouant l'état maladif et
l'apathie de son héritier, M. Schwartz, fidèle à la loi de nature si bien
exprimée par La Fontaine:

                      «Nos petits sont mignons
       Beaux, bien faits, et jolis sur tous leurs compagnons.»

n'avait pas décrit très-fidèlement les agréments du pauvre Gottlieb, sans
quoi Consuelo n'eût peut-être pas refusé, comme elle le fit, de recevoir
dans sa cellule un jeune homme de dix-neuf ans, qu'on lui dépeignait ainsi
qu'il suit: «Un grand gaillard de cinq pieds huit pouces, qui eût fait
venir l'eau à la bouche de tous les recruteurs du pays, si malheureusement
pour sa santé, et heureusement pour son indépendance, un peu de faiblesse
dans les bras et dans les jambes ne l'eût rendu impropre au métier des
armes.» La captive pensa que la société d'un _enfant_ de cet âge et de
cette taille, était peu convenable dans sa situation, et elle refusa net
de le recevoir; désobligeance que la mère Schwartz lui fit expier en
ajoutant une pinte d'eau chaque jour à son bouillon.

Pour se promener sur l'esplanade où on lui avait permis d'aller prendre
l'air tous les jours, Consuelo était forcée de descendre dans la résidence
nauséabonde de la famille Schwartz et de la traverser, le tout avec la
permission et l'escorte de son gardien, qui, du reste, ne se faisait pas
prier, l'article _complaisance infatigable_ (dans tout ce qui tient aux
services autorisés par la consigne) étant porté en compte et coté à un
prix fort élevé. Il arriva donc qu'en traversant cette cuisine dont une
porte s'ouvrait sur l'esplanade, Consuelo finit par apercevoir et
remarquer Gottlieb. Cette figure d'enfant avorté sur le corps d'un géant
mal bâti la frappa de dégoût d'abord, et ensuite de pitié. Elle lui
adressa la parole, l'interrogea avec bonté, et s'efforça de le faire
causer. Mais elle trouva son esprit paralysé soit par la maladie, soit par
une excessive timidité; car il ne la suivait sur le rempart que poussé de
force par ses parents, et ne répondait à ses questions que par
monosyllabes. Elle craignit donc, en s'occupant de lui, d'aggraver l'ennui
qu'elle lui supposait, et s'abstint de lui parler, et même de le regarder,
après avoir déclaré à son père qu'elle ne lui trouvait pas la moindre
disposition pour l'art oratoire.

Consuelo avait été de nouveau fouillée par madame Schwartz, le soir où
elle avait revu son camarade Porporino et le public de Berlin pour la
dernière fois. Mais elle avait réussi à tromper la vigilance du cerbère
femelle. L'heure était avancée, la cuisine était sombre, et madame
Schwartz de mauvaise humeur d'être réveillée dans son premier sommeil.
Tandis que Gottlieb dormait dans une chambre, ou plutôt dans une niche
donnant sur l'atelier culinaire, et que M. Schwartz montait pour ouvrir
d'avance la double porte de fer de la cellule, Consuelo s'était approchée
du feu qui dormait sous la cendre, et, tout en feignant de caresser
Belzébuth, elle avait cherché un moyen de sauver ses ressources des
griffes de la _fouilleuse_, afin de n'être plus à sa discrétion absolue.
Pendant que madame Schwartz rallumait sa lampe et mettait ses lunettes.
Consuelo avait remarqué, au fond de la cheminée, à la place où Gottlieb se
tenait habituellement, un enfoncement, dans la muraille, à la hauteur de
son bras, et, dans cette case mystérieuse, le livre des sermons et le
soulier éternel du pauvre idiot. C'était là sa bibliothèque et son
atelier. Ce trou noirci par la suie et la fumée contenait toutes les
richesses, toutes les délices de Gottlieb. D'un mouvement prompt et adroit,
Consuelo y posa sa bourse, et se laissa ensuite examiner patiemment par
la vieille parque, qui l'importuna longtemps en passant ses doigts huileux
et crochus sur tous les plis de son vêtement, surprise et courroucée de
n'y rien trouver. Le sang-froid de Consuelo qui, après tout, ne mettait
pas beaucoup d'importance à réussir dans sa petite entreprise, finit par
persuader à la geôlière qu'elle n'avait rien; et elle put, dès que
l'examen fut fini, reprendre lestement sa bourse et la garder dans sa main
sous sa pelisse jusque chez elle. Là elle s'occupa de la cacher, sachant
bien que, pendant sa promenade, on venait chaque jour examiner sa cellule
avec soin. Elle ne trouva rien de mieux que de porter toujours sa petite
fortune sur elle, cousue dans une ceinture, madame Schwartz n'ayant pas le
droit de la fouiller, hors le cas de sortie.

Cependant la première somme que madame Schwartz avait saisie sur sa
prisonnière le jour de son arrivée était déjà épuisée depuis longtemps,
grâce à la rédaction ingénieuse des mémoires de M. Schwartz. Lorsqu'il eut
fait de nouveaux frais assez maigres, et un nouveau mémoire assez rond,
selon sa prudente et lucrative coutume, trop timoré pour parler d'affaires
et pour demander de l'argent à une personne condamnée à n'en point avoir,
mais bien renseigné par elle, dès le premier jour, sur les économies
quelle avait confiées au Porporino, ledit Schwartz s'était rendu, sans lui
rien dire, à Berlin, et avait présenté sa note à ce fidèle dépositaire. Le
Porporino, averti par Consuelo, avait refusé de solder la note avant
qu'elle fût approuvée par la consommatrice, et avait renvoyé le créancier
à son amie, qu'il savait munie par lui d'une nouvelle somme.

Schwartz rentra pâle et désespéré, criant à la banqueroute, et se
regardant comme volé, bien que les cent premiers ducats saisis sur la
prisonnière eussent payé le quadruple de toute la dépense qu'elle avait
faite depuis deux mois. Madame Schwartz supporta ce prétendu dommage avec
la philosophie d'une tête plus forte et d'un esprit plus persévérant.

«Sans doute nous sommes pillés comme dans un bois, dit-elle; mais est-ce
que tu as jamais compté sur cette prisonnière pour gagner ta pauvre vie?
Je t'avais averti de ce qui t'arrive. Une comédienne! cela n'a pas
d'économies. Un comédien pour mandataire? cela n'a pas d'honneur. Allons,
nous avons fait une perte de deux cents ducats. Mais nous nous
rattraperons sur les autres pratiques qui sont bonnes. Cela t'apprendra
seulement à ne pas offrir inconsidérément tes services aux premiers venus.
Je ne suis pas fâchée, Schwartz, que tu reçoives cette petite leçon.
Maintenant je vais me donner le plaisir de mettre au pain sec, et même au
pain moisi, cette péronnelle, qui n'a pas même l'attention de mettre un
frédéric d'or dans sa poche en rentrant, pour payer la peine de la
fouilleuse, et qui a l'air de regarder Gottlieb comme un imbécile sans
ressources, parce qu'il ne lui fait pas la cour. _Espèce_, va!...»

En grommelant ainsi, et en haussant les épaules, madame Schwartz reprit
le cours de ses occupations, et, se trouvant sous la cheminée auprès de
Gottlieb, elle lui dit, tout en écumant ses pots:

«Qu'est-ce que tu dis de cela, toi, petit futé?»

Elle parlait ainsi pour parler, car elle savait bien que Gottlieb
entendait tout de la même oreille que son chat Belzébuth.

«Mon soulier avance, mère! répondit Gottlieb avec un sourire égaré. Je
vais bientôt en recommencer une nouvelle paire!

--Oui! dit la vieille en hochant la tête d'un air de pitié. Comme cela tu
en fais une paire tous les jours? Continue mon garçon... cela te fera un
beau revenu!... Mon Dieu, mon Dieu!...» ajouta-t-elle en recouvrant ses
marmites, et d'un ton de plainte résignée, comme si l'indulgence
maternelle eût donné des entrailles pieuses à ce coeur pétrifié à tous
égards.

Ce jour-là, Consuelo, ne voyant point paraître son dîner, se douta de ce
qui était arrivé, bien qu'elle eût peine à croire que cent ducats eussent
été absorbés en si peu de temps et par un si chétif ordinaire. Elle
s'était tracé d'avance un plan de conduite à l'égard des Schwartz. N'ayant
pas encore reçu une obole du roi de Prusse, et craignant fort de rester
sur les promesses du passé pour tout salaire (Voltaire s'en allait payé de
la même monnaie), elle savait bien que le peu d'argent qu'elle avait gagné
en charmant les oreilles de quelques personnages moins avares, mais moins
riches, ne la mènerait pas loin, pour peu que sa captivité se prolongeât,
et que M. Schwartz ne modifiât pas ses prétentions. Elle voulait le forcer
à en rabattre, et, pendant deux ou trois jours, elle se contenta du pain
et de l'eau qu'il lui apportait, sans faire mine de s'apercevoir de ce
changement dans son régime. Le poêle commençait à être aussi négligé que
les autres soins, et Consuelo souffrit le froid sans se plaindre.
Heureusement il n'était pas d'une rigueur insupportable; on était au mois
d'avril, saison moins printanière en Prusse que chez nous, mais où la
température commençait pourtant à s'adoucir.

Avant d'entrer en pourparler avec son tyran cupide, elle songeait à mettre
ses fonds en sûreté; car elle ne pouvait pas trop se flatter de n'être pas
soumise à un examen arbitraire et à une saisie nouvelle aussitôt qu'elle
avouerait ses ressources. La nécessité rend clairvoyant quand elle ne peut
nous rendre ingénieux. Consuelo n'avait aucun outil avec lequel elle pût
creuser le bois ou soulever la pierre. Mais le lendemain, en examinant,
avec la minutieuse patience dont les prisonniers sont seuls capables, tous
les recoins de sa cellule, elle finit par découvrir une brique qui ne
paraissait pas être aussi bien jointe au mur que les autres. A force d'en
gratter les contours avec ses oncles, elle enleva l'enduit, et remarqua
qu'il n'était pas formé de ciment, comme dans les autres endroits, mais
d'une matière friable qu'elle présuma être de la mie de pain desséchée.
Elle réussit à détacher la brique, et trouva, derrière, un petit espace,
ménagé certainement par quelque prisonnier, entre cette pièce mobile et
les briques adhérentes qui formaient l'épaisseur de la muraille. Elle n'en
douta plus, lorsqu'en fouillant cette cachette, ses doigts y rencontrèrent
plusieurs objets, véritables trésors pour un prisonnier: un paquet de
crayons, un canif, une pierre à fusil, de l'amadou et plusieurs rouleaux
de cette mince bougie tortillée qu'on appelle chez nous _rat de cave_. Ces
objets n'étaient nullement altérés, le mur étant fort sec; et d'ailleurs
ils pouvaient avoir été laissés là peu de jours avant sa prise de
possession de la cellule. Elle y joignit sa bourse, son petit crucifix de
filigrane, que plusieurs fois M. Schwartz avait regardé avec convoitise,
en disant que ce _joujou_ serait bien du goût de Gottlieb. Puis elle
replaça la brique et la cimenta avec la mie de pain de son déjeuner,
qu'elle noircit un peu en la frottant sur le plancher, pour lui donner la
même couleur que le reste de l'enduit. Tranquille pour quelque temps sur
ses moyens d'existence et sur l'emploi de ses soirées, elle attendit de
pied ferme la visite domiciliaire des Schwartz, et se sentit aussi fière
et aussi joyeuse que si elle eût découvert un nouveau monde.

Cependant Schwartz se lassa bientôt de ne pas trouver matière à spéculer.
Dût-il faire, connue il disait, de petites affaires, mieux valait peu que
rien, et il rompit le premier le silence pour demander à sa _prisonnière_
n° 3 si elle n'avait rien désormais à lui commander. Alors Consuelo se
décida à lui déclarer, non qu'elle avait de l'argent, mais qu'elle en
recevait régulièrement toutes les semaines par une voie qu'il serait
impossible de découvrir.

«Si pourtant cela vous arrivait, dit-elle, le résultat serait de
m'empêcher de faire aucune dépense, et c'est à vous de voir si vous
préférez la rigueur de votre consigne à d'honnêtes bénéfices.»

Après avoir beaucoup bataillé et avoir examiné sans succès, pendant
quelques jours, les vêtements, la paillasse, le plancher, les meubles,
Schwartz commença à penser que Consuelo recevait de quelque fonctionnaire
supérieur de la prison même les moyens de correspondre avec l'extérieur.
La corruption était partout dans la hiérarchie guichetière, et les
subalternes trouvaient leur profit à ne pas contrôler leurs confrères plus
puissants.

«Prenons ce que Dieu nous envoie!» dit Schwartz en soupirant.

Et il se résigna à compter toutes les semaines avec la Porporina. Elle ne
le contraria point sur l'emploi des premiers fonds: mais elle régla
l'avenir de manière à ne payer chaque objet que le double de sa valeur,
procédé qui parut bien mesquin à madame Schwartz, mais qui ne l'empêcha
pas de recevoir son salaire et de le gagner tant bien que mal.




XIX.


Pour quiconque s'est attaché à la lecture des histoires de prisonniers, la
simplicité de cette cachette échappant toutefois à l'avide examen des
gardiens intéressés à la découvrir ne paraîtra point un fait miraculeux.
Le petit secret de Consuelo ne fut pas découvert, et lorsqu'elle regarda
ses trésors en rentrant de la promenade, elle les retrouva intacts. Son
premier soin fut de placer son matelas devant la fenêtre dès que la nuit
fut venue, d'allumer sa petite bougie, et de se mettre à écrire. Nous la
laisserons parler elle-même; car nous sommes possesseur de ce manuscrit,
qui est demeuré longtemps après sa mort dans les mains du chanoine ***.
Nous le traduisons de l'italien.

       JOURNAL DE CONSUELO,

       DITE PORPORINA.

       Prisonnière à Spandaw, avril 175*.

Le 2.--«Je n'ai jamais écrit que de la musique, et quoique je puisse
parler facilement plusieurs langues, j'ignore si je saurais m'exprimer
d'un style correct dans aucune. Il ne m'a jamais semblé que je dusse
peindre ce qui occuperait mon coeur et ma vie dans une autre langue que
celle de l'art divin que je professe. Des mots, des phrases, cela me
paraissait si froid au prix de ce que je pouvais exprimer avec le chant!
Je compterais les lettres, ou plutôt les billets que j'ai tracés à la hâte,
et sans savoir comment, dans les trois ou quatre circonstances les plus
décisives de ma vie. C'est donc la première fois, depuis que j'existe, que
je sens le besoin de retracer par des paroles ce que j'éprouve et ce qui
m'arrive. C'est même un grand plaisir pour moi de l'essayer. Illustre et
vénéré Porpora, aimable et cher Haydn, excellent et respectable chanoine
***, vous, mes seuls amis, et peut-être vous aussi, noble et infortuné
baron de Trenck, c'est à vous que je songe en écrivant; c'est à vous que
je raconte mes revers et mes épreuves. Il me semble que je vous parle, que
je suis avec vous, et que dans ma triste solitude j'échappe au néant de la
mort en vous initiant au secret de ma vie. Peut-être mourrai-je ici
d'ennui et de misère, quoique jusqu'à présent ma santé ni mon courage ne
soient sensiblement altérés. Mais j'ignore les maux que me réserve
l'avenir, et si j'y succombe, du moins une trace de moi et une peinture de
mon agonie resteront dans vos mains: ce sera l'héritage de quelque
prisonnier qui me succédera dans cette cellule, et qui retrouvera la
cachette de la muraille où j'ai trouvé moi-même le papier et le crayon qui
me servent à vous écrire. Oh! maintenant, je remercie ma mère de m'avoir
fait apprendre à écrire, elle qui ne le savait pas! Oui, c'est un grand
soulagement que d'écrire en prison. Mon triste chant ne perçait pas
l'épaisseur de ces murailles et ne pouvait aller jusqu'à vous. Mon
écriture vous parviendra un jour... et qui sait si je ne trouverai pas un
moyen de vous l'envoyer bientôt? J'ai toujours compté sur la Providence.

Le 3.--«J'écrirai brièvement et sans m'arrêter à de longues réflexions.
Cette petite provision de papier, fin comme de la soie, ne sera pas
éternelle, et ma captivité le sera peut-être. Je vous dirai quelques mots
chaque soir avant de m'endormir. Je veux aussi ménager ma bougie. Je ne
puis écrire le jour, je risquerais d'être surprise. Je ne vous raconterai
pas pourquoi j'ai été envoyée ici: je ne le sais pas, et, en tâchant de le
deviner avec vous, je compromettrais peut-être des personnes qui ne m'ont
pourtant rien confié. Je ne me plaindrai pas non plus des auteurs de mon
infortune. Il me semble que si je me laissais aller au reproche et au
ressentiment, je perdrais la force qui me soutient. Je ne veux penser ici
qu'à ceux que j'aime, et à celui que j'ai aimé.

«Je chante tous les soirs pendant deux heures, et il me semble que je fais
des progrès. A quoi cela me servira-t-il? Les voûtes de mon cachot me
répondent; elles ne m'entendent pas... Mais Dieu m'entend, et quand j'ai
composé un cantique que je lui chante dans la ferveur de mon âme,
j'éprouve un calme céleste, et je m'endors presque heureuse. Il me semble
que du ciel on me répond, et qu'une voix mystérieuse me chante dans mon
sommeil un autre cantique plus beau que le mien, que j'essaie le lendemain
de me rappeler et de chanter à mon tour. A présent que j'ai des crayons,
comme il me reste un peu de papier réglé, je vais écrire mes compositions.
Un jour peut-être, vous les essaierez, mes chers amis, et je ne serai pas
morte tout entière.

Le 4.--«Ce matin le rouge-gorge est entré dans ma chambre, et il est resté
plus d'un quart d'heure. Il y a quinze jours que je l'invite à me faire
cet honneur, et enfin il s'y est décidé aujourd'hui. Il demeure dans un
vieux lierre qui se traîne jusqu'à ma fenêtre, et que mes gardiens
épargnent, parce qu'il donne un peu de verdure à leur porte située à
quelques pieds au-dessous. Le joli petit oiseau me regardait depuis
longtemps d'un air curieux et méfiant. Attiré par la mie de pain que je
lui roule en forme de petits vers, et que je fais tourner dans mes doigts
pour l'agacer par l'aspect d'une proie vivante, il venait légèrement, et
comme porté par un coup de vent, jusque auprès de mes barreaux; mais dès
qu'il s'apercevait de la tromperie, il s'en allait d'un air de reproche,
et faisait entendre un petit râlement qui ressemblait à une injure. Et
puis ces vilains barreaux de fer, si serrés et si noirs, à travers
lesquels nous avons fait connaissance, ressemblent tant à une cage, qu'il
en avait horreur. Cependant aujourd'hui, comme je ne pensais plus à lui,
il s'est déterminé à les traverser, et il est venu, sans penser à moi, je
le crois bien aussi, se poser sur un barreau de chaise, dans ma chambre.
Je n'ai pas bougé afin de ne pas l'effaroucher, et il s'est mis à regarder
autour de lui d'une manière étonnée. Il avait l'air d'un voyageur qui
vient de découvrir un pays inconnu, et qui fait ses observations afin de
raconter des choses merveilleuses à ses amis. C'était moi qui l'étonnais
le plus, et tant que je n'ai pas remué, il a eu l'air de me trouver fort
comique. Avec son grand oeil rond et son bec en l'air comme un petit nez
retroussé, il a une physionomie étourdie et impertinente qui est la plus
spirituelle du monde. Enfin j'ai toussé un peu pour entamer la
conversation, et il s'est envolé tout effrayé. Mais dans sa précipitation,
il n'a pas su retrouver la fenêtre. Il s'est élevé jusqu'au plafond, et il
a tourné en rond pendant une minute comme un être qui a perdu la tête.
Enfin il s'est calmé, en voyant que je ne songeais pas à le poursuivre, et,
fatigué de sa peur plus que de son vol, il est venu s'abattre sur le
poêle. Il a paru fort agréablement surpris de cette chaleur, car c'est un
oiseau très-frileux; et après avoir fait encore quelques tours au hasard,
il est revenu à plusieurs reprises y réchauffer ses pieds mignons avec une
secrète volupté. Il a pris courage jusqu'à becqueter mes petits vers en
mie de pain qui étaient sur la table, et après les avoir secoués d'un air
de mépris, et éparpillés autour de lui, il a fini, pressé de la faim sans
doute, par en avaler un qu'il n'a pas trouvé trop mauvais. En ce moment M.
Schwartz (mon gardien) est entré, et le cher petit visiteur a retrouvé la
fenêtre pour se sauver. Mais j'espère qu'il reviendra, car il ne s'est
guère éloigné de la journée, et il n'a cessé de me regarder comme pour me
le promettre et me dire qu'il n'a plus si mauvaise opinion de moi et de
mon pain.

«En voilà bien long sur un rouge-gorge. Je ne me croyais pas si enfant.
Est-ce que la prison conduirait à l'idiotisme? ou bien y a-t-il un mystère
de sympathie et d'affection entre tout ce qui respire sous le ciel? J'ai
eu ici mon clavecin pendant quelques jours. J'ai pu travailler, étudier,
composer, chanter... rien de tout cela ne m'a émue jusqu'ici autant que la
visite de ce petit oiseau, de cet être! Oui, c'est un être, et c'est pour
cela que mon coeur a battu en le voyant près de moi. Cependant mon gardien
est un être aussi, un être de mon espèce; sa femme, son fils que je vois
plusieurs fois le jour, la sentinelle qui se promène jour et nuit sur le
rempart et qui ne me perd pas de vue, ce sont des êtres mieux organisés,
des amis naturels, des frères devant Dieu; pourtant leur aspect m'est
beaucoup plus pénible qu'agréable. Ce gardien me fait l'effet d'un guichet,
sa femme d'un cadenas, son fils d'une pierre scellée dans le mur. Dans le
soldat qui me garde je ne vois qu'un fusil braqué sur moi. Il me semble
que ces gens-là n'ont rien d'humain, rien de vivant, que ce sont des
machines, des instruments de torture et de mort. Si ce n'était la crainte
d'être impie, je les haïrais... O mon rouge-gorge! toi, je t'aime, il n'y
a pas à dire, je le sens. Explique qui pourra ce genre d'amour.»

Le 5.--«Autre événement. Voilà le billet que j'ai reçu ce matin, d'une
écriture peu lisible, sur un morceau de papier fort malpropre:

«Ma soeur, puisque l'esprit te visite, tu es une sainte, j'en étais bien
sûr. Je suis ton ami et ton serviteur. Dispose de moi, et commande tout ce
que tu voudras à ton frère.»

«Quel est cet ami, ce frère improvisé? Impossible de deviner. J'ai trouvé
cela sur ma fenêtre ce matin, en l'ouvrant pour dire bonjour au
rouge-gorge. Serait-ce lui qui me l'aurait apporté? Je suis tentée de
croire que c'est lui qui me l'a écrit. Tant il y a qu'il me connaît, le
cher petit être, et qu'il commence à m'aimer. Il ne s'approche presque
jamais de la cuisine des Schwartz, dont la lucarne exhale une odeur de
graisse chaude qui monte chez moi, et qui n'est pas le moindre désagrément
de mon habitation. Mais je ne désire plus d'en changer depuis que mon
petit oiseau l'adopte. Il a trop bon goût pour se familiariser avec ce
porte-clefs gargotier, sa méchante femme et sa laide progéniture[8]. C'est
à moi décidément qu'il accorde sa confiance et son amitié. Il est rentré
dans ma chambre aujourd'hui. Il y a déjeuné avec appétit, et quand je me
suis promenée à midi sur l'esplanade, il est descendu de son lierre, et il
est venu voltiger autour de moi. Il faisait entendre son petit râle, comme
pour m'agacer et attirer mon attention. Le vilain Gottlieb était sur le
pas de sa porte, et me regardait, en ricanant, avec ses yeux égarés. Cet
être est toujours accompagné d'un affreux chat roux qui regarde mon
rouge-gorge d'un oeil plus horrible encore que celui de son maître. Cela
me fait frémir. Je hais ce chat presque autant que madame Schwartz la
fouilleuse.»

[Note 8: Consuelo donnait quelques détails, dans un paragraphe précédent,
sur la famille Schwartz. On a supprimé de son manuscrit tout ce qui serait
une répétition pour le lecteur.]

Le 6.--«Encore un billet ce matin! Voilà qui devient bizarre. Même
écriture crochue, pointue, pataraffée, malpropre; même papier à sucre. Mon
Lindor n'est pas un hidalgo, mais il est tendre et enthousiaste: «Chère
soeur, âme élue et marquée du doigt de Dieu, tu te méfies de moi. Tu ne
veux pas me parler. N'as-tu rien à me commander? Ne puis-je te servir en
rien? Ma vie t'appartient. Commande donc à ton frère.» Je regarde la
sentinelle. C'est un butor de soldat qui tricote son bas en se promenant
de long en large, le fusil sur l'épaule. Il me regarde aussi, et semble
plus disposé à m'envoyer une balle qu'un poulet. De quelque côté que je
tourne les yeux, je ne vois que d'immenses murailles grises, hérissées
d'orties, bordées d'un fossé, lequel est bordé lui-même d'un autre ouvrage
de fortification, dont je ne sais ni le nom ni l'usage, mais qui me prive
de la vue de l'étang; et sur le haut de cet ouvrage avancé, une autre
sentinelle dont j'aperçois le bonnet et le bout du fusil, et dont
j'entends le cri sauvage à chaque barque qui rase la citadelle: _Passez au
large!_ Si je voyais au moins ces barques, et un peu d'eau courante, et un
coin de paysage! J'entends seulement le clapotement de la rame,
quelquefois une chanson de pêcheur, et au loin, quand le vent souffle de
ce côté, le bouillonnement des deux rivières qui se réunissent à une
certaine distance de la prison. Mais d'où me viennent ces billets
mystérieux et ce beau dévouement dont je ne sais que faire? Peut-être que
mon rouge-gorge le sait, mais le rusé ne voudra pas me le dire.»

Le 7.--«En regardant de tous mes yeux, pendant que je me promenais sur mon
rempart, j'ai aperçu une petite ouverture étroite pratiquée dans le flanc
de la tour que j'habite, à une dizaine de pieds au-dessus de ma fenêtre,
et presque entièrement cachée par les dernières branches du lierre qui
montent jusque là. Un si petit jour ne peut éclairer la demeure d'un
vivant, pensais-je en frémissant. J'ai pourtant voulu savoir à quoi m'en
tenir, et j'ai essayé d'attirer Gottlieb sur le rempart en flattant sa
monomanie ou plutôt sa passion malheureuse, qui est de faire des souliers.
Je lui ai demandé s'il pourrait bien me fabriquer une paire de pantoufles;
et, pour la première fois, il s'est approché de moi sans y être forcé, et
il m'a répondu sans embarras. Mais sa manière de parler est aussi étrange
que sa figure, et je commence à croire qu'il n'est pas idiot, mais fou:

«--Des souliers pour toi? m'a-t-il dit (car il tutoie tout le monde); non,
je n'oserais. Il est écrit: _Je ne suis pas digne de délier les cordons de
ses souliers_.»

«Je voyais sa mère à trois pas de la porte et prête à venir se mêler à la
conversation. N'ayant donc pas le temps de m'arrêter à comprendre le motif
de son humilité ou de sa vénération, je me suis hâtée de lui demander si,
l'étage au-dessus de moi était habité, n'espérant guère, cependant,
obtenir une réponse raisonnable.

«--Il n'est pas habité, m'a répondu très-judicieusement Gottlieb; il ne
pourrait pas l'être, il n'y a qu'un escalier qui conduit à la plate-forme.

«--Et la plate-forme est isolée? Elle ne communique avec rien?


«--Pourquoi me demandes-tu cela, puisque tu le sais?

«--Je ne le sais pas et ne tiens guère à le savoir. C'est pour te faire
parler, Gottlieb, et pour voir si tu as autant d'esprit qu'on le dit.

«--J'ai beaucoup, beaucoup d'esprit, m'a répondu le pauvre Gottlieb d'un
ton grave et triste, qui contrastait avec le comique de ses paroles.

«--En ce cas, tu peux m'expliquer, ai-je repris (car les moments étaient
précieux), comment cette cour est construite.

«--Demande-le au rouge-gorge, a-t-il répondu avec un étrange sourire. Il
le sait, lui qui vole et qui va partout. Moi je ne sais rien, puisque je
ne vais nulle part.

«--Quoi! pas même jusqu'au haut de cette tour où tu demeures? Tu ne sais
pas ce qu'il y a derrière cette muraille?

«--J'y ai peut-être passé, mais je n'y ai pas fait attention. Je ne
regarde presque jamais rien ni personne.

«--Cependant tu regardes le rouge-gorge; tu le vois, tu le connais.

«--Oh! lui c'est différent. On connaît bien les anges: ce n'est pas une
raison pour regarder les murs.

«--C'est très-profond ce que tu dis là, Gottlieb. Pourrais-tu me
l'expliquer?

«--Demande au rouge gorge, je te dis qu'il sait tout, lui; il peut aller
partout, mais il n'entre jamais que chez ses pareils. C'est pourquoi il
entre dans ta chambre.

«--Grand merci, Gottlieb, tu me prends pour un oiseau.

«--Le rouge-gorge n'est pas un oiseau.

«--Qu'est-ce donc?

«--C'est un ange, tu le sais.

«--En ce cas, j'en suis un aussi?

«--Tu l'as dit.

«--Tu es galant, Gottlieb.

«--_Galant!_ a dit Gottlieb en me regardant d'un air profondément étonné;
qu'est-ce que c'est que «_Galant?_

«--Tu ne connais pas ce mot-là?

«--Non.

«--Comment sais-tu que le rouge-gorge entre dans ma chambre?

«--Je l'ai vu; et d'ailleurs il me l'a dit.

«--Il te parle donc?

«--Quelquefois, a dit Gottlieb en soupirant, bien rarement! Mais hier il
m'a dit: «Non! je n'entrerai jamais dans ton enfer de cuisine. Les anges
n'ont pas commerce avec les méchants esprits.»

«--Est-ce que tu serais un méchant esprit, Gottlieb?

«--Oh! non, pas moi; mais...»

Ici Gotllieb a posé un doigt sur ses grosses lèvres, d'un air mystérieux.

«--Mais qui?»

«Il n'a rien répondu, mais il m'a montré son chat à la dérobée et comme
s'il craignait d'en être aperçu.

«--C'est donc pour cela que tu l'appelles d'un si vilain nom? Belzébuth,
je crois?

«--Chut! a repris Gottlieb, c'est son nom et il le connaît bien. Il le
porte depuis que le monde existe. Mais il ne le portera pas toujours.

«--Sans doute; quand il sera mort!

«--Il ne mourra pas, lui! Il ne peut pas mourir, et il en est bien fâché,
parce qu'il ne sait pas qu'un jour viendra où il sera pardonné.»

«Ici nous fûmes interrompus par l'approche de madame Schwartz, qui
s'émerveillait de voir Gottlieb causer enfin librement avec moi. Elle en
était toute joyeuse, et me demanda si j'étais contente de lui.

«--Très-contente, je vous assure. Gottlieb est fort intéressant, et
j'aurai maintenant du plaisir à le faire parler.

«--Ah! Mademoiselle, vous nous rendrez grand service, car le pauvre enfant
n'a personne à qui causer, et avec nous c'est comme un fait exprès, il ne
veut pas desserrer les dents. Es-tu original, mon pauvre Gottlieb, et
têtu! voilà que tu causes très-bien avec mademoiselle, que tu ne connais
pas, tandis qu'avec tes parents...»

«Gottlieb tourna aussitôt les talons et disparut dans la cuisine, sans
paraître avoir entendu seulement la voix de sa mère.

«--Voilà comme il fait toujours! s'écria madame Schwartz; quand son père
ou moi lui adressons la parole, on jurerait, vingt-neuf fois sur trente,
qu'il est devenu sourd. Mais enfin, que vous disait-il donc, Mademoiselle?
De quoi, diantre, pouvait-il vous parler si longtemps?

«--Je vous avoue que je ne l'ai pas bien compris, répondis-je. Il faudrait
savoir à quoi se rapportent ses idées. Laissez-moi le faire causer de
temps en temps sans le déranger, et quand je serai au fait, je vous
expliquerai ce qui se passe dans sa tête.

«--Mais enfin, Mademoiselle, il n'a pas l'esprit dérangé?

«--Je ne le pense pas,» ai-je répondu; et j'ai fait là un gros mensonge,
que Dieu me le pardonne!

Mon premier mouvement a été d'épargner l'illusion de cette pauvre femme,
qui est une méchante sorcière, à la vérité, mais qui est mère, et qui a le
bonheur de ne pas voir la folie de son fils. Cela est toujours fort
étrange. Il faut que Gottlieb, qui m'a montré si naïvement ses bizarreries,
ait une folie silencieuse avec ses parents. En y songeant, je me suis
imaginé que je tirerais peut-être de la simplicité de ce malheureux
quelques renseignements sur les autres habitants de ma prison, et que je
découvrirais, par le hasard de ses réponses, l'auteur de mes billets
anonymes. Je veux donc m'en faire un ami, d'autant plus que ses sympathies
me paraissent soumises à celles du rouge-gorge, et que, décidément, le
rouge-gorge m'honore de la sienne. Il y a de la poésie dans l'esprit
malade de ce pauvre enfant! Le petit oiseau un ange, le chat un méchant
esprit qui sera pardonné! Qu'est-ce que tout cela? Il y a dans ces têtes
germaniques, même les plus détraquées, un luxe d'imagination que j'admire.
                
 
 
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