George Sand

La comtesse de Rudolstadt
«Tant il y a que madame Schwartz est fort contente de ma condescendance,
et que me voilà très-bien avec elle pour le moment. Les billevesées de
Gottlieb me seront une distraction. Pauvre être! Celui-là, depuis
aujourd'hui que je le connais, il ne m'inspire plus d'éloignement. Un fou,
cela ne doit pas être méchant dans ce pays-ci, où les gens d'esprit et de
haute raison sont si loin d'être bons!

«Le 8.--Troisième billet sur ma fenêtre.

«Chère soeur, la plate-forme est isolée; mais l'escalier qui y monte
communique avec un autre corps de bâtiment au bout duquel se trouve
l'appartement d'une dame qui est prisonnière comme toi. Son nom est un
mystère, mais le rouge-gorge te le dira si tu l'interroges. Voilà, au
reste, ce que tu voulais savoir du pauvre Gottlieb, et ce qu'il ne pouvait
t'apprendre.»

«Quel est donc cet ami qui sait, qui voit, qui entend tout ce que je fais
et tout ce que je dis? Je m'y perds. Il est donc invisible? Tout cela me
paraît si merveilleux que je m'en amuse sérieusement. Il me semble que,
comme dans mon enfance, je vis au milieu d'un conte de fées, et que mon
rouge-gorge va parler tout d'un coup. Mais s'il est vrai de dire de ce
charmant petit lutin qu'il ne lui manque que la parole, il n'est que trop
certain qu'elle lui manque absolument, ou que je ne puis comprendre son
langage. Le voilà tout à fait habitué à moi. Il entre dans ma chambre, il
en sort, il y revient, il est chez lui. Je remue, je marche, il ne
s'enfuit plus qu'à la portée du bras, et il revient aussitôt. S'il aimait
beaucoup le pain, il m'aimerait davantage, car je ne puis me faire
illusion sur la cause de son attachement pour moi. C'est la faim, et un
peu aussi le besoin et le désir de se réchauffer à mon poêle. Si je peux
réussir à attraper une mouche (elles sont encore si rares!), je suis
certaine qu'il viendra la prendre dans mes doigts; car déjà il examine de
très-près les morceaux que je lui présente, et si la tentation était plus
forte, il mettrait de côté toute cérémonie. Je me souviens maintenant
d'avoir entendu dire à Albert qu'il ne fallait, pour apprivoiser les
animaux les plus craintifs, pour peu qu'ils eussent une étincelle
d'intelligence, que quelques heures d'une patience à toute épreuve. Il
avait rencontré une zingara, prétendue sorcière, qui ne restait pas un
jour entier dans un même coin de la forêt, sans que quelques oiseaux
vinssent se poser sur elle. Elle passait pour avoir un charme, et elle
prétendait recevoir d'eux, comme Apollonius de Tyane, dont Albert m'a
raconté aussi l'histoire, des révélations sur les choses cachées. Albert
assurait que tout son secret c'était la patience avec laquelle elle avait
étudié les instincts de ces petites créatures, outre une certaine affinité
de caractère qui se rencontre souvent entre des êtres de notre espèce et
des êtres d'une espèce particulière. A Venise, on élève beaucoup d'oiseaux,
on en a la passion, et je la conçois maintenant. C'est que cette belle
ville, séparée de la terre, a quelque chose d'une prison. On y excelle
dans l'éducation des rossignols. Les pigeons, protégés par une loi
spéciale, et presque vénérés par la population, y vivent librement sur les
vieux édifices, et sont si familiers que, dans les rues et sur les places,
il faut se déranger pour ne pas les écraser en marchant. Les goëlands du
port se posent sur les bras des matelots. Aussi il y a à Venise des
oiseleurs fameux. J'ai été fort liée, quand j'étais moi-même un enfant,
avec un enfant du peuple qui faisait ce trafic, et à qui il suffisait de
confier une heure l'oiseau le plus farouche pour qu'il vous le rendît
aussi apprivoisé que s'il eût été élevé dans la domesticité. Je m'amuse à
répéter ces expériences sur mon rouge-gorge, et le voilà qui se
familiarise de minute en minute. Quand je suis dehors, il me suit, il
m'appelle; quand je me mets à ma fenêtre, il accourt et vient à moi.
M'aimerait-il? pourrait-il m'aimer? Moi, je sens que je l'aime; mais lui,
il me connaît et ne me craint pas, voilà tout. L'enfant au berceau n'aime
pas autrement sa nourrice, sans doute. Un enfant! quelle tendresse cela
doit inspirer! Hélas! je crois qu'on n'aime, passionnément que ce qui ne
peut guère nous le rendre. L'ingratitude et le dévouement, ou tout au
moins l'indifférence et la passion, c'est là l'éternel hyménée des êtres.
Anzoleto, tu ne m'a pas aimée... Et toi, Albert, qui m'aimais tant, je
t'ai laissé mourir... Me voilà réduite à aimer un rouge-gorge! et je me
plaindrais de n'avoir pas mérité mon sort! Vous croyez peut-être, mes amis,
que j'ose plaisanter sur un pareil sujet! Non. Ma tête s'égare peut-être
dans la solitude; mon coeur, privé d'affections, se consume, et ce papier
est trempé de mes larmes.

«Je m'étais promis de ne pas le gaspiller, ce précieux papier; et voilà
que je le couvre de puérilités. J'y trouve un grand soulagement, et ne
puis m'en défendre. Il a plu toute la journée. Je n'ai pas revu Gottlieb;
je ne me suis pas promenée. J'ai été occupée du rouge-gorge tout ce temps,
et cet enfantillage a fini par m'attrister étrangement. Quand l'oiseau
espiègle et inconstant a cherché à me quitter en becquetant la vitre, je
lui ai cédé. J'ai ouvert la fenêtre par un sentiment de respect pour la
sainte liberté que les hommes ne craignent pas de ravir à leurs
semblables: mais j'ai été blessée de cet abandon momentané, comme si cette
bête me devait quelque chose pour tant de soins et d'amour. Je crois bien
que je deviens folle, et qu'avant peu je comprendrai parfaitement les
divagations de Gottlieb.»

Le 9.--«Qu'ai-je appris? ou plutôt qu'ai-je cru apprendre? car je ne sais
rien encore; mais mon imagination travaille énormément.

«D'abord j'ai découvert l'auteur des billets mystérieux. C'est le dernier
que j'eusse imaginé. Mais ce n'est déjà plus de cela que je songe à
m'émerveiller. N'importe, je vous raconterai toute cette journée.

«Dès le matin, j'ai ouvert ma petite fenêtre composée d'un seul carreau de
vitre assez grand, assez clair, grâce à la propreté avec laquelle je
l'essuie pour ne rien perdre du peu de jour qui m'arrive et que me dispute
le vilain grillage. Même le lierre menace de m'envahir et de me plonger
dans l'obscurité; mais je n'ose encore en arracher une seule feuille; ce
lierre vit, il est libre dans sa nature d'existence. Le contrarier, le
mutiler! Il faudra pourtant bien s'y résoudre. Il ressent l'influence du
mois d'avril; il se hâte de grandir, il s'étend, il s'accroche de tous
côtés; il a ses racines scellées dans la pierre; mais il monte, il cherche
l'air et le soleil. La pauvre pensée humaine en fait autant. Je comprends
maintenant qu'il y ait eu jadis des plantes sacrées... des oiseaux
sacrés... Le rouge-gorge est venu aussitôt, et il s'est posé sur mon
épaule sans plus de façon; puis il s'est mis selon sa coutume, à regarder
tout, à toucher à tout; pauvre être! il y a si peu de chose ici pour
l'amuser! Et pourtant il est libre, il peut habiter les champs, et il
préfère la prison, son vieux lierre et ma triste cellule. M'aimerait-il?
non. Il a chaud dans ma chambre, et il prend goût à mes miettes de pain.
Je suis effrayée maintenant de l'avoir si bien apprivoisé. S'il allait
entrer dans la cuisine de Schwartz et devenir la proie de son vilain chat!
Ma sollicitude lui causerait cette mort affreuse... Être déchiré, dévoré
par une bête féroce! Et que faisons-nous donc, nous autres faibles humains,
coeurs sans détours et sans défense, sinon d'être torturés et détruits
par des êtres sans pitié qui nous font sentir en nous tuant lentement,
leurs griffes et leur dent cruelle!

«Le soleil s'est levé clair, et ma cellule était presque couleur de rose,
comme autrefois ma chambre de la _corte-Minelli_ quand le soleil de
Venise... mais il ne faut pas penser à ce soleil-là; il ne se lèvera plus
sur ma tête. Puissiez-vous, ô mes amis, saluer pour moi la riante Italie,
et les _cieux immenses_, et _il firmamento lucido_... que je ne reverrai
sans doute plus.

«J'ai demandé à sortir; on me l'a permis quoique ce fût de meilleure heure
que de coutume: j'appelle cela sortir! Une plate-forme de trente pieds de
long, bordée d'un marécage et encaissée entre de hautes murailles!
Pourtant ce lieu n'est pas sans beauté, du moins je me le figure à présent
que je l'ai contemplé sous tous les aspects. La nuit, il est beau à force
d'être triste. Je suis sûre qu'il y a ici bien des gens innocents comme
moi et beaucoup plus mal partagés; des cachots d'où l'on ne sort jamais;
où jamais le jour ne pénètre; que la lune même, l'amie des coeurs désolés,
ne visite point. Ah! j'aurais tort de murmurer. Mon Dieu! si j'avais une
part de puissance sur la terre, je voudrais faire des heureux!...

«Gottlieb est accouru vers moi clopin-clopant, et souriant autant que sa
bouche pétrifiée peut sourire. On ne l'a pas troublé, on l'a laissé seul
avec moi; et tout à coup, miracle! Gottlieb s'est mis à parler presque
comme un être raisonnable.

«--Je ne t'ai pas écrit cette nuit, m'a-t-il dit, et tu n'as pas trouvé de
billet sur ta fenêtre. C'est que je ne t'avais pas vue hier, et que tu ne
m'avais rien commandé.

«--Que dis-tu! Gottlieb, c'était toi qui m'écrivais?

«--Et quel autre eût pu le faire? Tu n'avais pas deviné que c'était moi?
Mais je ne t'écrirai plus inutilement à présent que tu veux bien me
parler. Je ne veux pas t'importuner, mais te servir.

«--Bon Gottlieb, tu me plains donc? tu prends donc intérêt à moi?

«--Oui, puisque j'ai reconnu que tu étais un esprit de lumière!

«--Je ne suis rien de plus que toi, Gottlieb, tu te trompes.

«--Je ne me trompe pas. Ne t'entends-je pas chanter?

«--Tu aimes donc la musique?

«--J'aime la tienne; elle est selon Dieu et selon mon coeur.

«--Ton coeur est pieux, ton âme est pure, je le vois Gottlieb.

«--Je travaille à les rendre tels. Les anges m'assisteront, et je vaincrai
l'esprit des ténèbres qui s'est appesanti sur mon pauvre corps, mais qui
n'a pu s'emparer de mon âme.»

«Peu à peu Gottlieb s'est mis à parler avec enthousiasme, mais sans cesser
d'être noble et vrai dans ses symboles poétiques. Enfin, que vous
dirai-je? cet idiot, ce fou est arrivé à une véritable éloquence en
parlant de la bonté de Dieu, des misères humaines, de la justice future,
d'une Providence rémunératrice, des vertus évangéliques, des devoirs du
vrai croyant, des arts même, de la musique et de la poésie. Je n'ai pas pu
encore comprendre dans quelle religion il avait puisé toutes ses idées, et
cette fervente exaltation; car il ne m'a semblé ni catholique ni
protestant, et tout en me disant, à plusieurs reprises, qu'il croyait à la
seule, à la vraie religion, il ne m'a rien appris, sinon qu'il est, à
l'insu de ses parents, d'une secte particulière: je suis trop ignorante
pour deviner laquelle. J'étudierai peu à peu le mystère de cette âme
singulièrement forte et belle, singulièrement malade et affligée; car, en
somme, le pauvre Gottlieb est fou, comme Zdenko l'était dans sa poésie...
comme Albert l'était aussi dans sa vertu sublime!... La démence de
Gottlieb a reparu, lorsque après avoir parlé quelque temps avec chaleur,
son enthousiasme est devenu plus fort que lui; et alors il s'est mis à
divaguer d'une manière enfantine qui me faisait mal, sur l'ange
rouge-gorge et sur le chat démon; et aussi sur sa mère, qui a fait
alliance avec le chat et avec le mauvais esprit qui est en lui; enfin de
son père, qui a été changé en pierre par un regard de ce pauvre matou
Belzébuth. J'ai réussi à le calmer en le distrayant de ses sombres
fantaisies, et je l'ai interrogé sur les autres prisonniers. Je n'avais
plus aucun intérêt personnel à apprendre ces détails, puisque les billets,
au lieu d'être jetés sur ma fenêtre du haut de la tour, comme je le
supposais, étaient hissés d'en bas par Gottlieb, avant le jour, au moyen
de je ne sais quel engin sans doute fort simple. Mais Gottlieb, obéissant
à mes intentions avec une docilité singulière, s'était déjà enquis de ce
que la veille j'avais paru désirer de savoir. Il m'a appris que la
prisonnière qui demeure dans le bâtiment situé derrière moi, était jeune
et belle, et qu'il l'avait aperçue. Je ne faisais pas grande attention à
ses paroles, lorsque tout à coup il m'a dit son nom, qui m'a fait
tressaillir. Cette captive s'appelle Amélie.

«Amélie! quelle mer d'inquiétudes, quel monde de souvenirs ce nom réveille
en moi! J'ai connu deux Amélies qui toutes deux ont précipité ma destinée
dans l'abîme par leurs confidences. Celle-ci est-elle la princesse de
Prusse ou la jeune baronne de Rudolstadt? Sans doute ni l'une ni l'autre.
Gottlieb, qui n'a aucune curiosité pour son compte, et qui semble ne pas
pouvoir s'aviser de faire un pas ni une question si je ne le pousse en
avant comme un automate, n'a rien su me dire de plus que ce prénom
d'Amélie. Il a vu la captive, mais il l'a vue à sa manière, c'est-à-dire à
travers un nuage. Elle doit être jeune et belle, madame Schwartz le dit.
Mais lui, Gottlieb, avoue qu'il ne s'y connaît pas. Il a seulement
pressenti, en l'apercevant à sa fenêtre, que ce n'est pas un _bon esprit_,
_un ange_. On fait mystère de son nom de famille. Elle est riche et fait
de la dépense chez Schwartz. Mais elle est au secret comme moi. Elle ne
sort jamais. Elle est souvent malade. Voilà tout ce que j'ai pu arracher.
Gottlieb n'a qu'à écouter le caquet de ses parents pour en savoir
davantage, car on ne se gêne pas devant lui. Il m'a promis d'écouter, et
de me dire depuis combien de temps cette Amélie est ici. Quant à son autre
nom, il paraîtrait que les Schwartz l'ignorent. Pourraient-ils l'ignorer,
si c'était l'abbesse de Quedlimbourg? Le roi aurait-il mis sa soeur en
prison? On y met les princesses comme les autres, et plus que les autres.
La jeune baronne de Rudolstadt... Pourquoi serait-elle ici? De quel droit
Frédéric l'aurait-il privée de sa liberté? Allons! c'est une curiosité de
recluse qui me travaille, et mes commentaires, sur un simple prénom, sont
aussi d'une imagination oisive et peu saine. N'importe: j'aurai une
montagne sur le coeur tant que je ne saurai pas quelle est cette compagne
d'infortune qui porte un nom si émouvant pour moi.»

Le 1er mai.--«Plusieurs jours se sont passés sans que j'aie pu écrire.
Divers événements ont rempli cet intervalle; je me hâte de le combler en
vous les racontant.

«D'abord j'ai été malade. De temps en temps, depuis que je suis ici, je
ressens les atteintes d'une fièvre au cerveau qui ressemble en petit à ce
que j'ai éprouvé en grand au château des Géants, après avoir été dans le
souterrain à la recherche d'Albert. J'ai des insomnies cruelles,
entrecoupées de rêves durant lesquels je ne saurais dire si je veille ou
si je dors; et dans ces moments-là, il me semble toujours entendre ce
terrible violon jouant ses vieux airs bohémiens, ses cantiques et ses
chants de guerre. Cela me fait bien du mal, et pourtant quand cette
imagination commence à s'emparer de moi, je ne puis me défendre de prêter
l'oreille, et de recueillir avec avidité les faibles sons qu'une brise
lointaine semble m'apporter. Tantôt je me figure que ce violon joue en
glissant sur les eaux qui dorment autour de la citadelle; tantôt qu'il
descend du haut des murailles, et d'autres fois qu'il s'échappe du
soupirail d'un cachot. J'en ai la tête et le coeur brisés. Et pourtant
quand la nuit vient, au lieu de songer à me distraire en écrivant, je me
jette sur mon lit, et je m'efforce de retomber dans ce demi-sommeil qui
m'apporte mon rêve ou plutôt mon demi-rêve musical; car il y a quelque
chose de réel là-dessous. Un véritable violon résonne certainement dans la
chambre de quelque prisonnier: mais que joue-t-il, et de quelle façon? Il
est trop loin pour que j'entende autre chose que des sons entrecoupés. Mon
esprit malade invente le reste, je n'en doute pas. Il est dans ma destinée
désormais de ne pouvoir douter de la mort d'Albert, et de ne pouvoir pas
non plus l'accepter comme un malheur accompli. C'est qu'apparemment il est
dans ma nature d'espérer en dépit de tout, et de ne point me soumettre à
la rigueur du sort.

«Il y a trois nuits, je m'étais enfin endormie tout à fait, lorsque je fus
réveillée par un léger bruit dans ma chambre. J'ouvris les yeux. La nuit
était fort sombre, et je ne pouvais rien distinguer. Mais j'entendis
distinctement marcher auprès de mon lit, quoiqu'on marchât avec
précaution. Je pensai que c'était madame Schwartz qui prenait la peine de
venir s'assurer de mon état, et je lui adressai la parole; mais on ne me
répondit que par un profond soupir, et on sortit sur la pointe du pied;
j'entendis refermer et verrouiller ma porte; et comme j'étais fort
accablée, je me rendormis sans faire beaucoup d'attention à cette
circonstance. Le lendemain, j'en avais un souvenir si confus et si lourd,
que je n'étais pas sûre de ne pas l'avoir rêvé. J'eus le soir un dernier
accès de fièvre plus complet que les autres, mais que je préférai beaucoup
à mes insomnies inquiètes et à mes rêveries décousues. Je dormis
complètement, je rêvai beaucoup, mais je n'entendis pas le lugubre violon,
et, chaque fois que je m'éveillai, je sentis bien nettement la différence
du sommeil au réveil. Dans un de ces intervalles, j'entendis la
respiration égale et forte d'une personne endormie non loin de moi. Il me
semblait même distinguer quelqu'un sur mon fauteuil. Je ne fus point
effrayée. Madame Schwartz était venue à minuit m'apporter de la tisane; je
crus que c'était elle encore. J'attendis quelque temps sans vouloir
l'éveiller, et lorsque je crus m'apercevoir qu'elle s'éveillait
d'elle-même, je la remerciai de sa sollicitude, et lui demandai l'heure
qu'il était. Alors on s'éloigna, et j'entendis comme un sanglot étouffé,
si déchirant, si effrayant, que la sueur m'en vient encore au front quand
je me le rappelle. Je ne saurais dire pourquoi il me fit tant d'impression;
il me sembla qu'on me regardait comme très-malade, peut-être comme
mourante, et qu'on m'accordait quelque pitié: mais je ne me trouvais pas
assez mal pour me croire en danger, et d'ailleurs il m'était tout à fait
indifférent de mourir d'une mort si peu douloureuse, si peu sentie, et au
milieu d'une vie si peu regrettable. Dès que madame Schwartz rentra chez
moi à sept heures du matin, comme je ne m'étais pas rendormie et que
j'avais passé les dernières heures de la nuit dans un état de lucidité
parfaite, j'avais un souvenir très-net de cette étrange visite. Je priai
ma geôlière de me l'expliquer; mais elle secoua la tête en me disant
qu'elle ne savait ce que je voulais dire, qu'elle n'était pas revenue
depuis minuit, et que, comme elle avait toutes les clés des cellules
confiées à sa garde sous son oreiller pendant qu'elle dormait, il était
bien certain que j'avais fait un rêve ou que j'avais eu une vision.
J'étais pourtant si loin d'avoir eu le délire, que je me sentis assez bien
vers midi pour désirer prendre l'air. Je descendis sur l'esplanade,
toujours accompagnée de mon rouge-gorge qui semblait me féliciter sur le
retour de mes forces. Le temps était fort agréable. La chaleur commence à
se faire sentir ici, et les brises apportent de la campagne de tièdes
bouffées d'air pur, de vagues parfums d'herbes, qui réjouissent le coeur
malgré qu'on en ait. Gottlieb accourut. Je le trouvai fort changé, et
beaucoup plus laid que de coutume. Pourtant il y a une expression de bonté
angélique et même de vive intelligence dans le chaos de cette physionomie
lorsqu'elle s'illumine. Il avait ses gros yeux si rouges et si éraillés,
que je lui demandai s'il y avait mal.

«--J'y ai mal, en effet, me répondit-il, parce que j'ai beaucoup pleuré.

«--Et quel chagrin as-tu donc, mon pauvre Gottlieb?

«--C'est qu'à minuit, ma mère est descendue de la cellule en disant à mon
père: «Le numéro 3 est très-malade ce soir. Il a la fièvre tout de bon. Il
faudra mander le médecin. Je ne me soucie pas que cela nous meure entre
les mains.» Ma mère croyait que j'étais endormi; mais moi je n'avais pas
voulu m'endormir avant de savoir ce qu'elle dirait. Je savais bien que tu
avais la fièvre; mais quand j'ai entendu que c'était dangereux, je n'ai
pas pu m'empêcher de pleurer, jusqu'à ce que le sommeil m'ait vaincu. Je
crois bien pourtant que j'ai pleuré toute la nuit en dormant, car je me
suis éveillé ce matin avec les yeux en feu, et mon coussin était tout
trempé de larmes.»

«L'attachement du pauvre Gottlieb m'a vivement attendrie, et je l'en ai
remercié en serrant sa grande patte noire qui sent le cuir et la poix
d'une lieue. Puis l'idée m'est venue que Gottlieb pourrait bien, dans son
zèle naïf, m'avoir rendu cette visite nocturne plus qu'inconvenante. Je
lui ai demandé s'il ne s'était pas relevé, et s'il n'était pas venu
écouter à ma porte. Il m'a assuré n'avoir pas bougé, et j'en suis
persuadée maintenant. Il faut que l'endroit où il couche soit situé de
façon à ce que, de ma chambre, je l'entende respirer et gémir par quelque
fissure de la muraille, par la cachette où je mets mon argent et mon
journal, peut-être. Qui sait si cette ouverture ne communique pas, par une
coulée invisible, à celle où Gottlieb met aussi ses trésors, son livre et
ses outils de cordonnier, dans la cheminée de la cuisine? J'ai du moins en
ceci un rapport bien particulier avec Gottlieb, puisque tous deux nous
avons, comme les rats ou les chauves-souris, un méchant nid dans un trou
de mur, où toutes nos richesses sont enfouies à l'ombre. J'allais risquer
quelques interrogations là-dessus, lorsque j'ai vu sortir du logis des
Schwartz et s'avancer sur l'esplanade un personnage que je n'avais pas
encore vu ici, et dont l'aspect m'a causé une terreur incroyable, bien que
je ne fusse pas encore sûre de ne pas me tromper sur son compte.

«--Qu'est-ce que cet homme-là? ai-je demandé à Gottlieb à demi-voix.

«--Ce n'est rien de bon, m'a-t-il répondu de même. C'est le nouvel
adjudant. Voyez comme Belzébuth fait le gros dos en se frottant contre ses
jambes! Ils se connaissent bien, allez!

«--Mais comment s'appelle-t-il?

«Gottlieb allait me répondre, lorsque l'adjudant lui dit d'une voix douce
et avec un sourire bienveillant, en lui montrant la cuisine: «Jeune homme,
on vous demande là dedans. Votre père vous appelle.»

«Ce n'était qu'un prétexte pour être seul avec moi, et Gottlieb s'étant
éloigné, je me trouvai face à face... devine avec qui, ami Beppo? Avec le
gracieux et féroce recruteur que nous avons si mal à propos rencontré dans
les sentiers du Boehmer-Wald, il y a deux ans, avec M. Mayer en personne.
Je ne pouvais plus le méconnaître; sauf qu'il a pris encore plus
d'embonpoint, c'est le même homme, avec son air avenant, sans façon, son
regard faux, sa perfide bonhomie, et son _broum, broum_ éternel, comme
s'il faisait une étude de trompette avec sa bouche. De la musique
militaire, il avait passé dans la fourniture de chair à canon; et de là,
pour récompense de ses loyaux et honorables services, le voilà officier de
place, ou plutôt geôlier militaire, ce qui, après tout, lui convient aussi
bien que le métier de geôlier ambulant dont il s'acquittait avec tant de
grâce.

«--Mademoiselle, m'a-t-il dit en français, je suis votre humble serviteur!
Vous avez là pour vous promener une petite plate-forme tout à fait
gentille! de l'air, de l'espace, une belle vue! Je vous en fais mon
compliment. Il me paraît que vous la _passez douce_ en prison! avec cela
qu'il fait un temps magnifique, et qu'il y a vraiment du plaisir à être à
Spandaw par un si beau soleil, _broum! broum!_»

«Ces insolentes railleries me causaient un tel dégoût, que je ne lui
répondais pas. Il n'en fut pas déconcerté, et reprenant la parole en
italien:

«--Je vous demande pardon; je vous parlais une langue que vous n'entendez
peut-être point. J'oubliais que vous êtes italienne, cantatrice italienne,
n'est-ce pas? une voix superbe, à ce qu'on dit. Tel que vous me voyez, je
suis un mélomane renforcé. Aussi je me sens disposé à rendre votre
existence aussi agréable que me le permettra ma consigne. Ah ça, où diable
ai-je eu le bonheur de vous voir? Je connais votre figure... mais
parfaitement, d'honneur!

«--C'est sans doute au théâtre de Berlin, où j'ai chanté cet hiver.

«--Non! j'étais en Silésie; j'étais sous-adjudant à Glatz. Heureusement ce
démon de Trenck a fait son équipée pendant que j'étais en tournée... je
veux dire en mission, sur les frontières de la Saxe: autrement je n'aurais
pas eu d'avancement, et je ne serais pas ici, où je me trouve très-bien à
cause de la proximité de Berlin; car c'est une bien triste vie,
Mademoiselle, que celle d'un officier de place. Vous ne pouvez pas vous
figurer comme on s'ennuie, quand on est loin d'une grande ville, dans un
pays perdu; pour moi qui aime la musique de passion... Mais où diantre
ai-je donc eu le plaisir de vous rencontrer?

«--Je ne me rappelle pas, Monsieur, avoir jamais eu cet honneur.

«--Je vous aurai vue sur quelque théâtre, en Italie ou à Vienne... Vous
avez beaucoup voyagé? combien avez-vous fait de théâtres?»

«Et comme je ne lui répondais pas, il reprit avec son insouciance
effrontée:--N'importe! cela me reviendra. Que vous disais-je? ah! vous
ennuyez-vous aussi, vous?

«--Non, Monsieur.

«--Mais est-ce que vous n'êtes pas au secret? c'est bien vous qu'on
appelle la Porporina?

«Oui, Monsieur.

«--C'est cela! prisonnière n° 3. Eh bien, vous ne désirez pas un peu de
distraction? de la société?

«--Nullement, Monsieur, répondis-je avec empressement, pensant qu'il
allait me proposer la sienne.

«--Comme il vous plaira. C'est dommage. Il y a ici une autre prisonnière
fort bien élevée... une femme charmante, ma foi, qui, j'en suis sûr, eût
été enchantée de faire connaissance avec vous.

«--Puis-je vous demander son nom, Monsieur?

«--Elle s'appelle Amélie.

«--Amélie qui?

«--Amélie... _broum! broum!_ ma foi, je n'en sais rien. Vous êtes curieuse,
à ce que je vois; c'est la maladie des prisons.»

«J'en étais à me repentir d'avoir repoussé les avances de M. Mayer; car
après avoir désespéré de connaître cette mystérieuse Amélie, et y avoir
renoncé, je me sentais de nouveau entraînée vers elle par un sentiment de
commisération, et aussi par le désir d'éclaircir mes soupçons. Je tâchai
donc d'être un peu plus aimable avec ce repoussant Mayer, et bientôt il me
fit l'offre de me mettre en rapport avec la prisonnière n° 2; c'est ainsi
qu'il désigne cette Amélie.

«--Si cette infraction à mon arrêt ne vous compromet pas, Monsieur,
répondis-je, et que je puisse être utile à cette dame qu'on dit malade de
tristesse et d'ennui...

«--_Broum! broum!_ Vous prenez donc les choses au pied de la lettre, vous?
vous êtes encore bonne enfant! C'est ce vieux cuistre de Schwartz qui vous
aura fait peur de la consigne. La consigne! est-ce que ce n'est pas là une
chimère? c'est bon pour les portiers, pour les guichetiers; mais nous
autres officiers (et en disant ce mot, le Mayer se rengorgea comme un
homme qui n'est pas encore habitué à porter un titre aussi honorable),
nous fermons les yeux sur les infractions innocentes. Le roi lui-même les
fermerait, s'il était à notre place. Tenez, quand vous voudrez obtenir
quelque chose, Mademoiselle, ne vous adressez qu'à moi, et je vous promets
que vous ne serez pas contrariée et opprimée inutilement. Je suis
naturellement indulgent et humain, moi, Dieu m'a fait comme cela; et puis
j'aime la musique... Si vous voulez me chanter quelque chose de temps en
temps, le soir, par exemple, je viendrai vous écouter d'ici, et avec cela
vous ferez de moi tout ce que vous voudrez.

«--J'abuserai le moins possible de votre obligeance, monsieur Mayer.

«--Mayer! s'écria l'adjudant en interrompant avec brusquerie le _broum...
broum..._ qui voltigeait encore sur ses lèvres noires et gercées. Pourquoi
m'appelez-vous Mayer! Je ne m'appelle pas Mayer. Où diable avez-vous péché
ce nom de Mayer?

«--C'est une distraction, monsieur l'adjudant, répondis-je, je vous en
demande pardon... J'ai eu un maître de chant qui s'appelait ainsi, et j'ai
pensé à lui toute la matinée.

«--Un maître de chant? ce n'est pas moi. Il y a beaucoup de Mayer en
Allemagne. Mon nom est Nanteuil. Je suis d'origine française!

«--Eh bien, monsieur l'officier, comment m'annoncerai-je à cette dame?
Elle ne me connaît pas, et refusera peut-être ma visite, comme tout à
l'heure j'ai failli refuser de la connaître. On devient si sauvage quand
on vit seul!

«--Oh! quelle qu'elle soit, cette belle dame sera charmée de trouver à qui
parler, je vous en réponds. Voulez-vous lui écrire un mot?

«--Mais je n'ai pas de quoi écrire.

«--C'est impossible; vous n'avez donc pas le sou?

«--Quand j'aurais de l'argent, M. Schwartz est incorruptible; et,
d'ailleurs, je ne sais pas corrompre.

«--Eh bien, tenez, je vous conduirai ce soir au n° 2 moi-même... après,
toutefois, que vous m'aurez chanté quelque chose.»

«Je fus effrayée de l'idée que M. Mayer, ou M. Nanteuil, comme il lui
plaît de s'appeler maintenant, voulait peut-être s'introduire dans ma
chambre, et j'allais refuser, lorsqu'il me fit mieux comprendre ses
intentions, soit qu'il n'eût pas songé à m'honorer de sa visite, soit
qu'il lût mon épouvante et ma répugnance sur ma figure.

«--Je vous écouterai de la plate-forme qui domine la tourelle que vous
habitez, dit-il. La voix monte, et j'entendrai fort bien. Puis, je vous
ferai ouvrir les portes et conduire par une femme. Je ne vous verrai pas.
Il ne serait pas convenable, au fait, que j'eusse l'air de vous pousser
moi-même à la désobéissance, quoique après tout, _broum... broum_... en
pareille occasion, il y ait un moyen bien simple de se tirer d'affaire...
On fait sauter la tête de la prisonnière n° 3, d'un coup de pistolet, et
on dit qu'on l'a surprise en flagrant délit de tentative d'évasion. Eh!
eh! l'idée est drôle, n'est-ce pas? En prison, il faut toujours avoir des
idées riantes. Votre serviteur très-humble, mademoiselle Porporina, à ce
soir.»

«Je me perdais en commentaires sur l'obligeance prévenante de ce misérable,
et, malgré moi, j'avais une peur affreuse de lui. Je ne pouvais croire
qu'une âme si étroite et si basse aimât la musique au point de n'agir
ainsi que pour le plaisir de m'entendre. Je supposais que la prisonnière
en question n'était autre que la princesse de Prusse, et que, par l'ordre
du roi, on me ménageait une entrevue avec elle, afin de nous épier et de
surprendre les secrets d'État dont on croit qu'elle m'a fait la
confidence. Dans cette pensée, je redoutais l'entrevue autant que je la
désirais; car j'ignore absolument ce qu'il peut y avoir de vrai dans cette
prétendue conspiration dont on m'accuse d'être complice.

«Néanmoins, regardant comme de mon devoir de tout braver pour porter
quelque secours moral à une compagne d'infortune, quelle qu'elle fût, je
me mis à chanter à l'heure dite, pour les oreilles de fer-blanc de
monsieur l'adjudant. Je chantai bien pauvrement: l'auditoire ne
m'inspirait guère; j'avais encore un peu de fièvre, et d'ailleurs je
sentais bien qu'il ne m'écoutait que pour la forme; peut-être même ne
m'écoutait-il pas du tout. Quand onze heures sonnèrent, je fus prise d'une
terreur assez puérile. Je m'imaginai que M. Mayer avait reçu l'ordre
secret de se débarrasser de moi, et qu'il allait me tuer tout de bon,
comme il me l'avait prédit sous forme d'agréable plaisanterie, aussitôt
que je ferais un pas hors de ma cellule. Lorsque ma porte s'ouvrit, je
tremblais de tous mes membres. Une vieille femme, fort malpropre et fort
laide (beaucoup plus laide et plus malpropre encore que madame Schwartz),
me fit signe de la suivre, et monta devant moi un escalier étroit et raide
pratiqué dans l'intérieur du mur. Quand nous fûmes en haut, je me trouvai
sur la plate-forme de la tour, à trente pieds environ au-dessus de
l'esplanade où je me promène dans la journée, et à quatre-vingts ou cent
pieds au-dessus du fossé qui baigne toute cette portion des bâtiments sur
une assez longue étendue. L'affreuse vieille qui me guidait me dit de
l'attendre là un instant, et disparut je ne sais par où. Mes inquiétudes
s'étaient dissipées, et j'éprouvais un tel bien-être à me trouver dans un
air pur, par un clair de lune magnifique, et à une élévation considérable
qui me permettait de contempler enfin un vaste horizon, que je ne
m'inquiétai pas de la solitude où on me laissait. Les grandes eaux mortes
où la citadelle enfonce ses ombres noires et immobiles, les arbres et les
terres que je voyais vaguement au loin sur le rivage, l'immensité du ciel,
et jusqu'au libre vol des chauves-souris errantes dans la nuit, mon Dieu!
que tout cela me semblait grand et majestueux, après deux mois passés à
contempler des pans de mur et à compter les rares étoiles qui passent dans
l'étroite zone de firmament qu'on aperçoit de ma cellule! Mais je n'eus
pas le loisir d'en jouir longtemps. Un bruit de pas m'obligea de me
retourner, et toutes mes terreurs se réveillèrent lorsque je me vis face à
face avec M. Mayer.

«--Signora, me dit-il, je suis désespéré d'avoir à vous apprendre que vous
ne pouvez pas voir la prisonnière numéro 2, du moins quant à présent.
C'est une personne fort capricieuse, à ce qu'il me paraît. Hier, elle
montrait le plus grand désir d'avoir de la société; mais tout à l'heure,
je viens de lui proposer la vôtre, et voici ce qu'elle m'a répondu: «La
prisonnière numéro 3, celle qui chante dans la tour, et que j'entends tous
les soirs? Oh! je connais bien sa voix, et vous n'avez pas besoin de me
dire son nom. Je vous suis infiniment obligée de la compagne que vous
voulez me donner. J'aimerais mieux ne revoir jamais âme vivante que de
subir la vue de cette malheureuse créature. Elle est la cause de tous mes
maux, et fasse le ciel qu'elle les expie aussi durement que j'expie
moi-même l'amitié imprudente que j'ai eue pour elle!» Voilà, Signora,
l'opinion de ladite dame sur votre compte. Reste à savoir si elle est
méritée ou non; cela regarde, comme on dit, le tribunal de votre
conscience. Quant à moi, je ne m'en mêle pas, et je suis prêt à vous
reconduire chez vous quand bon semblera.

«--Tout de suite, Monsieur, répondis-je, extrêmement mortifiée d'avoir été
accusée de trahison devant un misérable de l'espèce de celui-là, et
ressentant au fond du coeur beaucoup d'amertume contre celle des deux
Amélie qui me témoigne tant d'injustice ou d'ingratitude.

«--Je ne vous presse pas à ce point, reprit le nouvel adjudant. Vous me
paraissez prendre plaisir à regarder la lune. Regardez-la donc tout à
votre aise. Cela ne coûte rien, et ne fait de tort à personne.»

«J'eus l'imprudence de profiter encore un instant de la condescendance de
ce drôle. Je ne pouvais pas me décider à m'arracher si vite au beau
spectacle dont j'allais être privée peut-être pour toujours; et malgré moi,
le Mayer me faisait l'effet d'un méchant laquais trop honoré d'attendre
mes ordres. Il profita de mon mépris pour s'enhardir à vouloir faire la
conversation.

«--Savez-vous, Signora, me dit-il, que vous chantez diablement bien? Je
n'ai rien entendu de plus fort en Italie, où j'ai pourtant suivi les
meilleurs théâtres et passé en revue les premiers artistes. Où avez-vous
débuté? Depuis combien de temps courez-vous le pays? Vous avez beaucoup
voyagé?»

«Et comme je feignais de ne pas entendre ses interrogations, il ajouta
sans se décourager:

«--Vous voyagez quelquefois à pied, habillée en homme?»

«Cette demande me fit tressaillir, et je me hâtai de répondre
négativement. Mais il ajouta:

«--Allons! vous ne voulez pas en convenir; mais moi, je n'oublie rien, et
j'ai bien retrouvé dans ma mémoire une plaisante aventure que vous ne
pouvez pas avoir oubliée non plus.

«--Je ne sais de quoi vous voulez parler, Monsieur, repris-je en quittant
les créneaux de la tour pour reprendre le chemin de ma cellule.

«--Un instant, un instant! dit Mayer. Votre clef est dans ma poche, et
vous ne pouvez pas rentrer comme cela sans que je vous reconduise.
Permettez-moi donc, _ma belle enfant_, de vous dire deux mots...

«--Pas un de plus, Monsieur; je désire rentrer chez moi, et je regrette
d'en être sortie.

«--Pardine! vous faites bien la mijaurée! comme si on ne savait pas un peu
de vos aventures! Vous pensiez donc que j'étais assez simple pour ne pas
vous reconnaître quand vous arpentiez le Boehmer-Wald avec un petit brun
pas trop mal tourné? À d'autres! J'enlevais bien le jouvenceau pour les
armées du roi de Prusse; mais la jouvencelle n'eût pas été pour son nez;
oui-dà! quoiqu'on dise que vous avez été de son goût, et que c'est pour
avoir essayé de vous en vanter que vous êtes venue ici! Que voulez-vous?
La fortune a des caprices contre lesquels il est fort inutile de regimber.
Vous voilà tombée de bien haut! mais je vous conseille de ne pas faire la
fière et de vous contenter de ce qui se présente. Je ne suis qu'un petit
officier de place, mais je suis plus puissant ici qu'un roi que personne
ne connaît et que personne ne craint, parce qu'il y commande de trop haut
et de trop loin pour y être obéi. Vous voyez bien que j'ai le pouvoir
d'éluder la consigne et d'adoucir vos arrêts. Ne soyez pas ingrate, et
vous verrez que la protection d'un adjudant vaut à Spandaw autant que
celle d'un roi à Berlin. Vous m'entendez? Ne courez pas, ne criez pas, ne
faites pas de folies. Ce serait du scandale en pure perte; je dirai ce que
je voudrai, et vous, on ne vous croira pas. Allons, je ne veux pas vous
effrayer. Je suis d'un naturel doux et compatissant. Seulement, faites vos
réflexions; et quand je vous reverrai, rappelez-vous que je puis disposer
de votre sort, vous jeter dans un cachot, ou vous entourer de distractions
et d'amusements, vous faire mourir de faim sans qu'on m'en demande compte,
ou vous faire évader sans qu'on me soupçonne; réfléchissez, vous dis-je,
je vous en laisse le temps...» Et comme je ne répondais pas, atterrée que
j'étais de ne pouvoir me soustraire à l'outrage de pareilles prétentions
et à l'humiliation cruelle de les entendre exprimer, cet odieux homme
ajouta, croyant sans doute que j'hésitais: «Et pourquoi ne vous
prononceriez-vous pas tout de suite? Faut-il vingt-quatre heures pour
reconnaître le seul parti raisonnable qu'il y ait à prendre, et pour
répondre à l'amour d'un galant homme, encore jeune, et assez riche pour
vous faire habiter, en pays étranger, une plus jolie résidence que ce
vilain château-fort?»

«En parlant ainsi, l'ignoble recruteur se rapprochait de moi, et faisait
mine, avec son air à la fois gauche et impudent, de vouloir me barrer le
passage et me prendre les mains. Je courus vers les créneaux de la tour,
bien déterminée à me précipiter dans le fossé, plutôt que de me laisser
souiller par la moins significative de ses caresses. Mais en ce moment un
spectacle bizarre frappa mes yeux, et je me hâtai d'attirer l'attention de
l'adjudant sur cet objet, afin de la détourner de moi. Ce fut mon salut,
mais hélas! il a failli en coûter la vie à un être qui vaut peut-être
mieux que moi!

«Sur le rempart élevé qui borde l'autre rive du fossé, en face de
l'esplanade, une figure, qui paraissait gigantesque, courait ou plutôt
voltigeait sur le parapet avec une rapidité et une adresse qui tenaient du
prodige. Arrivé à l'extrémité de ce rempart, qui est flanqué d'une tour à
chaque bout, le fantôme s'élança sur le toit de la tour, qui se trouvait
de niveau avec la balustrade, et gravissant ce cône escarpé avec la
légèreté d'un chat, parut se perdre dans les airs.

«--Que diable est-ce là? s'écria l'adjudant, oubliant son rôle de galant
pour reprendre ses soucis de geôlier.

Un prisonnier qui s'évade, le diable m'emporte! Et la sentinelle endormie,
par le corps de Dieu! Sentinelle! cria-t-il d'une voix de Stentor, prenez
garde à vous! alerte, alerte! Et, courant vers un créneau où est suspendue
une cloche d'avertissement, il la mit en mouvement avec une vigueur digne
d'un aussi remarquable professeur de musique infernale. Je n'ai rien
entendu de plus lugubre que ce tocsin interrompant de son timbre mordant
et âpre l'auguste silence de la nuit. C'était le cri sauvage de la
violence et de la brutalité, troublant l'harmonie des libres respirations
de l'onde et de la brise. En un instant, tout fut en émoi dans la prison.
J'entendis le bruit sinistre des fusils agités dans la main des
sentinelles, qui faisaient claquer la batterie et couchaient en joue, au
hasard, le premier objet qui se présenterait. L'esplanade s'illumina d'une
lueur rouge qui fit pâlir les beaux reflets azurés de la lune. C'était M.
Schwartz qui allumait un fanal. Des signaux se répondirent d'un rempart à
l'autre, et les échos se les renvoyèrent d'une voix plaintive et
affaiblie. Le canon d'alarme vint bientôt jeter sa note terrible et
solennelle dans cette diabolique symphonie. Des pas lourds retentissaient
sur les dalles. Je ne voyais rien; mais j'entendais tous ces bruits, et
mon coeur était serré d'épouvante. Mayer m'avait quittée avec
précipitation; mais je ne songeais pas à me réjouir d'en être délivrée: je
me reprochais amèrement de lui avoir signalé, sans savoir de quoi il
s'agissait, l'évasion de quelque malheureux prisonnier. J'attendais,
glacée de terreur, la fin de l'aventure, frémissant à chaque coup de fusil
tiré par intervalles, écoutant avec anxiété si les cris du fugitif blessé
ne m'annonceraient pas son désastre.

«Tout cela dura plus d'une heure; et, grâce au ciel, le fugitif ne fut ni
aperçu ni atteint. Pour m'en assurer, j'avais été rejoindre les Schwartz
sur l'esplanade. Ils étaient tellement troublés et agités eux-mêmes,
qu'ils ne songèrent pas à s'étonner de me voir hors de ma cellule, au
milieu de la nuit. Peut-être aussi avaient-ils été d'accord avec Mayer
pour m'en laisser sortir cette nuit-là. Schwartz, après avoir couru comme
un fou et s'être assuré qu'aucun des captifs confiés à sa garde ne lui
manquait, commençait à se tranquilliser un peu; mais sa femme et lui
étaient frappés d'une consternation douloureuse, comme si le salut d'un
homme était, à leurs yeux, une calamité publique et privée, un énorme
attentat contre la justice céleste. Les autres guichetiers, les soldats
qui allaient et venaient tout effarés, échangeaient avec eux des paroles
qui exprimaient le même désespoir, la même terreur: à leurs yeux, c'est
apparemment le plus noir des crimes que la tentative d'une évasion. Ô Dieu
de bonté! qu'ils me parurent affreux, ces mercenaires dévoués au barbare
emploi de priver leurs semblables du droit sacré d'être libres! Mais tout
à coup il sembla que la suprême équité eût résolu d'infliger un châtiment
exemplaire à mes deux gardiens. Madame Schwartz, étant rentrée un instant
dans son bouge, en ressortit avec de grands cris:

«--Gottlieb! Gottlieb! disait-elle d'une voix étouffée. Arrêtez! ne tirez
pas, ne tuez pas mon fils! c'est lui; bien certainement c'est lui!»

«Au milieu de l'agitation des deux Schwartz, je compris, par leurs
discours entrecoupés, que Gottlieb ne se trouvait ni dans son lit, ni dans
aucun coin de leur demeure, et que probablement il avait repris, sans
qu'on s'en aperçût, ses anciennes habitudes de courir, en dormant, sur les
toits. Gottlieb était somnambule!

«Aussitôt que cet avis eut circulé dans la citadelle, l'émotion se calma
peu à peu. Chaque geôlier avait eu le temps de faire sa ronde et de
constater qu'aucun prisonnier n'avait disparu. Chacun retournait à son
poste avec insouciance. Les officiers étaient enchantés de ce dénouement;
les soldats riaient de leur alarme; madame Schwartz, hors d'elle-même,
courait de tous côtés, et son mari explorait tristement le fossé,
craignant que la commotion des coups de canon et de la fusillade n'y eût
fait tomber le pauvre Gottlieb, réveillé en sursaut dans sa course
périlleuse. Je le suivis dans cette exploration. Le moment eût été bon,
peut-être, pour tenter de m'évader moi-même; car il me sembla voir des
portes ouvertes et des gens distraits; mais je ne m'arrêtai pas à cette
pensée, absorbée que j'étais par celle de retrouver le pauvre malade qui
m'a témoigné tant d'affection.

«Cependant M. Schwartz, qui ne perd jamais tout à fait la tête, voyant
poindre le jour, me pria de retourner chez moi, vu qu'il était tout à fait
contraire à sa consigne de me laisser errer ainsi à des heures indues. Il
me reconduisit, afin de me renfermer à clef; mais le premier objet qui
frappa mes regards en rentrant dans ma chambre fut Gottlieb, paisiblement
endormi sur mon fauteuil. Il avait eu le bonheur de se réfugier là avant
que l'alarme fût tout à fait répandue dans la forteresse, ou bien son
sommeil avait été si profond et sa course si agile, qu'il avait pu
échapper à tous les dangers. Je recommandai à son père de ne pas
l'éveiller brusquement, et promis de veiller sur lui jusqu'à ce que madame
Schwartz fût avertie de cette heureuse nouvelle.

«Lorsque je fus seule avec Gottlieb, je posai doucement la main sur son
épaule, et lui parlant à voix basse, j'essayai de l'interroger. J'avais
ouï dire que les somnambules peuvent se mettre en rapport avec des
personnes amies et leur répondre avec lucidité. Mon essai réussit à
merveille.

«--Gottlieb, lui dis-je, où as-tu donc été cette nuit?

«--Cette nuit? répondit-il; il fait déjà nuit? Je croyais voir briller le
soleil du matin sur les toits.

«--Tu as donc été sur les toits?

«--Sans doute. Le rouge-gorge, ce bon petit ange, est venu m'appeler à ma
fenêtre; je me suis envolé avec lui, et nous avons été bien haut, bien
loin dans le ciel, tout près des étoiles, et presque dans la demeure des
anges. Nous avons bien, en partant, rencontré Belzébuth qui courait sur
les toitures et sur les parapets pour nous attraper. Mais il ne peut pas
voler, lui! parce que Dieu le condamne à une longue pénitence, et il
regarde voler les anges et les oiseaux sans pouvoir les atteindre.

«--Et après avoir couru dans les nuages, tu es redescendu ici, pourtant?

«--Le rouge-gorge m'a dit: Allons voir ma soeur qui est malade, et je suis
revenu avec lui te trouver dans ta cellule.

«--Tu pouvais donc entrer dans ma cellule, Gottlieb?

«--Sans doute, j'y suis venu plusieurs fois te veiller depuis que tu es
malade. Le rouge-gorge vole les clefs sous le chevet de ma mère, et
Belzébuth a beau faire, il ne peut pas la réveiller une fois que l'ange
l'a endormie, en voltigeant invisible autour de sa tête.

«--Qui t'a donc enseigné à connaître si bien les anges et les démons?

«--C'est mon maître! répondit le somnambule avec un sourire enfantin où se
peignit un naïf enthousiasme.

«--Et qui est ton maître? lui demandai-je.

«--Dieu, d'abord, et puis... le sublime cordonnier!

«--Comment l'appelles-tu, ce sublime cordonnier?

«--Oh! c'est un grand nom! mais il ne faut pas le dire, vois-tu; c'est un
nom que ma mère ne connaît pas. Elle ne sait pas que j'ai deux livres dans
le trou de la cheminée. Un que je ne lis pas, et un autre que je dévore
depuis quatre ans, et qui est mon pain céleste, ma vie spirituelle, le
livre de la vérité, le salut et la lumière de l'âme.

«--Et qui a fait ce livre?

«--Lui, le cordonnier de Gorlitz, Jacques Boehm!»

«Ici nous fûmes interrompus par l'arrivée de madame Schwartz, que j'eus
bien de la peine à empêcher de se précipiter sur son fils pour
l'embrasser. Cette femme adore sa progéniture: que ses péchés lui soient
remis! Elle voulut lui parler; mais Gottlieb ne l'entendit pas, et je pus,
seule, le déterminer à retourner à son lit, où l'on m'a assuré ce matin
qu'il avait paisiblement continué son sommeil. Il ne s'est aperçu de rien,
quoique son étrange maladie et l'alerte de cette nuit fassent aujourd'hui
la nouvelle de tout Spandaw.

«Me voilà rentrée dans ma cellule après quelques heures d'une demi-liberté
bien douloureuse et bien agitée. Je ne désire pas d'en ressortir à pareil
prix. Pourtant j'aurais pu m'échapper peut-être!... Je ne songerai plus
qu'à cela maintenant que je me sens ici sous la main d'un scélérat, et
menacée de dangers pires que la mort, pires qu'une éternelle souffrance.
J'y vais penser sérieusement désormais, et qui sait? j'y parviendrai
peut-être! On dit qu'une volonté persévérante vient à bout de tout. Ô mon
Dieu, protégez-moi!»

Le 5 mai.--«Depuis ces derniers événements, j'ai vécu assez tranquille.
J'en suis venue à compter mes jours de repos comme des jours de bonheur,
et à rendre grâces à Dieu, comme dans la prospérité on le remercie pour
des années écoulées sans désastre. Il est certain qu'il faut connaître le
malheur pour sortir de cette ingratitude apathique où l'on vit
ordinairement. Je me reproche aujourd'hui d'avoir laissé passer tant de
beaux jours de mon insouciante jeunesse sans en sentir le prix et sans
bénir la Providence qui me les accordait. Je ne me suis point assez dit,
dans ce temps-là, que je ne les méritais pas, et c'est pour cela, sans
doute, que je mérite un peu les maux dont je suis accablée aujourd'hui.

«Je n'ai pas revu cet odieux recruteur, devenu pour moi plus effrayant
qu'il ne le fut sur les bords de la Moldaw, alors que je le prenais tout
simplement pour un ogre, mangeur d'enfants. Aujourd'hui je vois en lui un
persécuteur plus abominable et plus dangereux encore. Quand je songe aux
prétentions révoltantes de ce misérable, à l'autorité qu'il exerce autour
de moi, à la facilité qu'il peut avoir de s'introduire la nuit dans ma
cellule, sans que les Schwartz, animaux serviles et cupides, voulussent
peut-être me protéger contre lui, je me sens mourir de honte et de
désespoir... Je regarde ces barreaux impitoyables qui ne me permettraient
pas de m'élancer par la fenêtre. Je ne puis me procurer de poison, je n'ai
pas même une arme pour m'ouvrir la poitrine... Cependant j'ai quelques
motifs d'espoir et de confiance que je me plais à invoquer dans ma pensée,
car je ne veux pas me laisser affaiblir par la peur. D'abord Schwartz
n'aime pas l'adjudant, qui, à ce que j'ai pu comprendre, exploite avant
lui les besoins et les désirs de ses prisonniers, en leur vendant, au
grand préjudice de Schwartz, qui voudrait en avoir le monopole, un peu
d'air, un rayon de soleil, un morceau de pain en sus de la ration, et
autres munificences du régime de la prison. Ensuite ces Schwartz, la femme
surtout, commencent à avoir de l'amitié pour moi, à cause de celle que me
porte Gottlieb, et à cause de l'influence salutaire qu'ils disent que j'ai
sur son esprit. Si j'étais menacée, ils ne viendraient peut-être pas à mon
secours; mais dès que je le serais sérieusement, je pourrais faire
parvenir par eux mes plaintes au commandant de place. C'est un homme qui
m'a paru doux et humain la seule fois que je l'ai vu... Gottlieb,
d'ailleurs, sera prompt à me rendre ce service, et, sans lui rien
expliquer, je me suis déjà concertée avec lui à cet effet. Il est tout
prêt à porter une lettre que je tiens prête aussi. Mais j'hésite à
demander secours avant le péril; car mon ennemi, s'il cesse de me
tourmenter, pourrait tourner en plaisanterie une déclaration que j'aurais
eu la pruderie ridicule de prendre au sérieux. Quoi qu'il en soit, je ne
dors que d'un oeil, et j'exerce mes forces musculaires pour un pugilat,
s'il en est besoin. Je soulève mes meubles, je raidis mes bras contre les
barreaux de fer de ma fenêtre, j'endurcis mes mains en frappant contre les
murailles. Quiconque me verrait faire ces exercices me croirait folle ou
désespérée. Je m'y livre pourtant avec le plus triste sang-froid, et j'ai
découvert que ma force physique était bien plus grande que je ne le
supposais. Dans l'état de sécurité où la vie ordinaire s'écoule, nous
n'interrogeons pas nos moyens de défense, nous ne les connaissons pas. En
me sentant forte, je me sens devenir brave, et ma confiance en Dieu
s'accroît de mes efforts pour seconder sa protection. Je me rappelle
souvent, ces beaux vers que le Porpora m'a dit avoir lus sur les murs d'un
cachot de l'inquisition à Venise:

         Di che mi fido, mi guarda Iddio;
         Di che non mi fido, mi guardero Io[9].

[Note 9: Que Dieu me préserve de ceux auxquels je me fie!
         Je me garderai, moi, de ceux dont je me méfie.»]

Plus heureuse que l'infortuné qui traça cette sombre invocation, je puis,
du moins, me fier sans restriction à la chasteté et au dévouement de ce
pauvre exalté de Gottlieb. Ses accès de somnambulisme n'ont pas reparu; sa
mère le surveille d'ailleurs assidûment. Dans le jour, il vient causer
avec moi dans ma chambre. Je n'ai pas voulu descendre sur l'esplanade
depuis que j'y ai rencontré Mayer.

«Gottlieb m'a expliqué ses idées religieuses. Elles m'ont paru fort belles,
quoique souvent bizarres, et j'ai voulu lire sa théologie de Boehm,
puisque décidément il est Boehmiste, afin de savoir ce qu'il ajoutait de
son cru aux rêveries enthousiastes de l'illustre cordonnier. Il m'a prêté
ce livre précieux, et je m'y suis plongée à mes risques et périls. Je
comprends maintenant comment cette lecture a troublé un esprit simple qui
a pris au pied de la lettre les symboles d'un mystique un peu fou
lui-même. Je ne me pique pas de les bien comprendre et de les bien
expliquer; mais il me semble voir là un rayon de haute divination
religieuse et l'inspiration d'une généreuse poésie. Ce qui m'a le plus
frappée, c'est sa théorie sur le diable. «Dans le combat avec le Lucifer,
Dieu ne l'a pas détruit. Homme aveugle, vous n'en voyez pas la raison.
C'est que Dieu combattait contre Dieu. C'était la lutte d'une portion de
la divinité contre l'autre.» Je me rappelle qu'Albert expliquait à peu
près de même le règne terrestre et transitoire du principe du mal, et que
le chapelain de Riesenburg l'écoutait avec horreur, et traitait cette
croyance de _manichéisme_. Albert prétendait que notre christianisme était
un manichéisme plus complet et plus superstitieux que le sien, puisqu'il
consacrait l'éternité du principe du mal, tandis que, dans son système, il
admettait la réhabilitation du mauvais principe, c'est-à-dire la
conversion et la réconciliation. Le mal, suivant Albert, n'était que
l'erreur, et la lumière divine devait un jour dissiper l'erreur et faire
cesser le mal. J'avoue, mes amis, dussé-je vous sembler très-hérétique,
que cette éternelle condamnation de Satan à susciter le mal, à l'aimer, et
à fermer les yeux à la vérité, me paraissait aussi et me paraît toujours
une idée impie.

«Enfin, Jacques Boehm me semble millénaire, c'est-à-dire partisan de la
résurrection des justes et de leur séjour avec Jésus-Christ, sur une
nouvelle terre, née de la dissolution de celle-ci, pendant mille ans d'un
bonheur sans nuage et d'une sagesse sans voile; après quoi viendra la
réunion complète des âmes avec Dieu, et les récompenses de l'éternité,
plus parfaites encore que le _millenium_. Je me souviens bien d'avoir
entendu expliquer ce symbole par le comte Albert, lorsqu'il me racontait
l'histoire orageuse de sa vieille Bohême, et de ses chers Taborites,
lesquels étaient imbus de ces croyances renouvelées des premiers temps du
christianisme. Albert croyait à tout cela dans un sens moins matériel, et
sans se prononcer sur la durée de la résurrection ni sur le chiffre de
l'âge futur du monde. Mais il pressentait et voyait prophétiquement une
prochaine dissolution de la société humaine, devant faire place à une ère
de rénovation sublime; et Albert ne doutait pas que son âme, sortant des
passagères étreintes de la mort, pour recommencer ici-bas une nouvelle
série d'existences, ne fût appelée à contempler cette rémunération
providentielle et ces jours, tour à tour terribles et magnifiques, promis
aux efforts de la race humaine. Cette foi magnanime qui semblait
monstrueuse aux orthodoxes de Riesenburg, et qui a passé en moi après
m'avoir semblé d'abord si nouvelle et si étrange, c'est une foi de tous
les temps et de tous les peuples; et, malgré les efforts de l'Église
romaine pour l'étouffer, ou malgré son impuissance pour l'éclaircir et la
purifier du sens matériel et superstitieux, je vois bien qu'elle a rempli
et enthousiasmé beaucoup d'âmes ardemment pieuses. On dit même que de
grands saints l'ont eue. Je m'y livre donc sans remords et sans effroi,
certaine qu'une idée adoptée par Albert ne peut être qu'une idée grande.
Elle me sourit, d'ailleurs, et répand toute une poésie céleste sur la
pensée que je me fais de la mort et des souffrances qui en rapprocheront
sans doute le terme pour moi. Ce Jacques Boehm me plaît. Ce disciple qui
est là dans la sale cuisine des Schwartz, occupé de rêveries sublimes et
entouré de visions célestes, tandis que ses parents pétrissent, trafiquent
et s'abrutissent, me parait bien pur et bien touchant, avec son livre
qu'il sait par coeur sans le bien comprendre, et son soulier qu'il a
entrepris pour modeler sa vie sur celle de son maître, sans pouvoir en
venir à bout. Infirme de corps et d'esprit, mais naïf, candide, et de
moeurs angéliques! Pauvre Gottlieb, destiné sans doute à te briser en
tombant du haut d'un rempart dans ton vol imaginaire à travers les cieux,
ou à succomber sous le poids d'infirmités prématurées! tu auras passé sur
la terre comme un saint méconnu, comme un ange exilé, sans avoir compris
le mal, sans avoir connu le bonheur, sans avoir seulement senti la chaleur
du soleil qui éclaire le monde, à force de contempler le soleil mystique
qui brille dans ta pensée! Personne ne t'aura connu, personne ne t'aura
plaint et admiré comme tu le mérites! Et moi qui, seule, ai surpris le
secret de tes méditations, moi qui, en comprenant aussi le beau idéal,
aurais eu des forces pour le chercher et le réaliser dans ma vie, je
mourrai comme toi dans la fleur de ma jeunesse, sans avoir agi, sans avoir
vécu. Il y a dans les fentes de ces murailles qui nous abritent et nous
dévorent tous les deux, de pauvres petites plantes que le vent brise et
que le soleil ne colore jamais. Elles s'y dessèchent sans fleurir et sans
fructifier. Cependant elles semblent s'y renouveler; mais ce sont des
semences lointaines que la brise apporte aux mêmes lieux, et qui essaient
de croître et de vivre sur les débris des anciennes. Ainsi végètent les
captifs, ainsi se repeuplent les prisons?

«Mais n'est-il pas étrange que je me trouve ici avec un extatique d'un
ordre inférieur à celui d'Albert, mais attaché comme lui à une religion
secrète, à une croyance raillée, persécutée ou méprisée? Gottlieb assure
qu'il y a beaucoup d'autres Boehmistes que lui dans ce pays, que plusieurs
cordonniers professent sa doctrine ouvertement, et que le fond de cette
doctrine est implanté de tout temps dans les âmes populaires de nombreux
philosophes et prophètes inconnus, qui ont jadis fanatisé la Bohême, et
qui, aujourd'hui, couvent un feu sacré sous la cendre dans toute
l'Allemagne. Je me souviens, en effet, des ardents cordonniers hussites
dont Albert me racontait les prédications audacieuses et les exploits
terribles au temps de Jean Ziska. Le nom même de Jacques Boehm atteste
cette origine glorieuse. Moi, je ne sais pas bien ce qui se passe dans ces
cerveaux contemplatifs de la patiente Germanie. Ma vie bruyante et
dissipée m'éloignait d'un pareil examen. Mais Gottlieb et Zdenko
fussent-ils les derniers disciples de la religion mystérieuse qu'Albert
conservait comme un précieux talisman, je n'en sens pas moins que cette
religion est la mienne, puisqu'elle proclame la future égalité entre tous
les hommes et la future manifestation de la justice et de la bonté de Dieu
sur la terre. Oh oui! il faut que je croie à ce règne de Dieu annoncé aux
hommes par le Christ; il faut que je compte sur un bouleversement de ces
iniques monarchies et de ces impures sociétés pour ne pas douter de la
Providence en me voyant ici!

«De la prisonnière n° 2, aucune nouvelle. Si Mayer ne m'a pas fait un
mensonge impudent en me rapportant ses paroles, c'est Amélie de Prusse qui
m'accuse ainsi de trahison. Que Dieu lui pardonne de douter de moi, qui
n'ai pas douté d'elle, malgré les mêmes accusations sur son compte! Je ne
veux plus faire de démarches pour la voir. En cherchant à me justifier, je
pourrais la compromettre encore, comme je l'ai fait déjà sans savoir
comment.

«Mon rouge-gorge me tient fidèle compagnie. En voyant Gottlieb sans son
chat dans ma cellule, il s'est familiarisé, avec lui, et le pauvre
Gottlieb achève d'en devenir fou d'orgueil et de joie. Il l'appelle
seigneur, et ne se permet pas de le tutoyer. C'est avec le plus profond
respect et une sorte de tremblement religieux qu'il lui présente sa
nourriture. Je fais de vains efforts pour lui persuader que ce n'est qu'un
oiseau comme les autres; je ne lui ôterai pas l'idée que c'est un esprit
céleste qui a pris cette forme. Je tâche de le distraire en lui donnant
quelques notions de musique, et véritablement il a, j'en suis certaine,
une très-belle intelligence musicale. Ses parents sont enchantés de mes
soins, et ils m'ont offert de mettre une épinette dans une de leurs
chambres où je pourrai donner des leçons à leur fils et travailler pour
mon compte. Mais cette proposition qui m'eût comblée de joie il y a
quelques jours, je n'ose l'accepter. Je n'ose même plus chanter dans ma
cellule, tant je crains d'attirer par ici ce mélomane grossier, cet
ex-professeur de trompette que Dieu confonde!»
                
 
 
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