Le 10 mai.--«Depuis longtemps je me demandais ce qu'étaient devenus ces
amis inconnus, ces protecteurs merveilleux dont le comte de Saint-Germain
m'avait annoncé l'intervention dans mes affaires, et qui ne s'en sont
mêlés apparemment que pour hâter les désastres dont me menaçait la
bienveillance royale. Si c'étaient là les conspirateurs dont je partage le
châtiment, ils ont été tous dispersés et abattus, pensais-je, en même
temps que moi, ou bien ils m'ont abandonnée sur mon refus de m'échapper
des griffes de M. Buddenbrock, le jour où j'ai été transférée de Berlin à
Spandaw. Eh bien, les voilà qui reparaissent, et ils ont pris Gottlieb
pour leur émissaire. Les téméraires! puissent-ils ne pas attirer sur la
tête de cet innocent les mêmes maux que sur la mienne!
«Ce matin Gottlieb m'a apporté furtivement un billet ainsi conçu:
«Nous travaillons à ta délivrance; le moment approche. Mais un nouveau
danger te menace, qui retarderait le succès de notre entreprise. Méfie-toi
de quiconque te pousserait à la fuite avant que nous t'ayons donné des
avis certains et des détails précis. On te tend un piège. Sois sur tes
gardes et persévère dans ta force.
«Tes frères:
«_Les Invisibles_.»
«Ce billet est tombé aux pieds de Gottlieb comme il traversait ce matin
une des cours de la prison. Il croit fermement, lui, que cela est tombé du
ciel et que le rouge-gorge s'en est mêlé. En le faisant causer, sans trop
chercher à contrarier ses idées féeriques, j'ai pourtant appris des choses
étranges, qui ont peut-être un fond de vérité. Je lui ai demandé s'il
savait ce que c'était que les _Invisibles_.
«--Nul ne le sait, m'a-t-il répondu, bien que tout le monde feigne de le
savoir.
«--Comment, Gottlieb, tu as donc entendu parler de gens qu'on appelle
ainsi?
«--Dans le temps que j'étais en apprentissage chez le maître cordonnier de
la ville, j'ai entendu beaucoup de choses là-dessus.
«--On en parle donc? le peuple les connaît?
«--Voici comment cela est venu à mes oreilles, et, de toutes les paroles
que j'ai entendues, celles-là sont du petit nombre qui valent la peine
d'être écoutées et retenues. Un pauvre ouvrier de nos camarades s'était
blessé la main si grièvement, qu'il était question de la lui couper. Il
était l'unique soutien d'une nombreuse famille qu'il avait assistée
jusque-là avec beaucoup de courage et d'amour. Il venait nous voir avec sa
main empaquetée, et, tristement, il nous disait en nous regardant
travailler: «Vous êtes bien heureux, vous autres, d'avoir les mains
libres! Pour moi, il faudra bientôt, je pense, que j'aille à l'hôpital et
que ma vieille mère demande l'aumône pour que mes petits frères et mes
petites soeurs ne meurent pas de faim.» On proposa une collecte; mais nous
étions tous si pauvres, et moi, quoique né de parents riches, j'avais si
peu d'argent à ma disposition, que nous ne réunîmes pas de quoi assister
convenablement notre pauvre camarade. Chacun ayant vidé sa poche, chercha
dans sa cervelle un moyen de tirer Franz de ce mauvais pas. Mais nul n'en
trouvait, car Franz avait frappé à toutes les portes, et il avait été
repoussé de partout. On dit que le roi est très-riche et que son père lui
a laissé un gros trésor. Mais on dit aussi qu'il l'emploie à équiper des
soldats; et comme c'était le temps de la guerre, que le roi était absent,
et que tout le monde avait peur de manquer, le pauvre peuple souffrait
beaucoup, et Franz ne pouvait trouver d'aide suffisante chez les bons
coeurs. Quant aux mauvais coeurs ils n'ont jamais une obole à leur
disposition. Tout à coup un jeune homme de l'atelier dit à Franz: «A ta
place, je sais bien ce que je ferais! mais peut-être n'en auras-tu pas le
courage.--Ce n'est pas le courage qui me manque, dit Franz; que faut-il
faire?--Il faut t'adresser aux _Invisibles_.» Franz parut comprendre ce
dont il s'agissait, car il secoua la tête d'un air de répugnance, et ne
répondit rien. Quelques jeunes gens qui, comme moi, ne savaient ce que
cela signifiait, en demandèrent l'explication, et il leur fut répondu de
tous côtés: «Vous ne connaissez pas les Invisibles? On voit bien que vous
êtes des enfants! Les Invisibles, ce sont des gens qu'on ne voit pas, mais
qui agissent. Ils font toute sorte de bien et toute sorte de mal. On ne
sait pas s'ils demeurent quelque part, mais il y en a partout. On dit
qu'on en trouve dans les quatre parties du monde. Ce sont eux qui
assassinent beaucoup de voyageurs et qui prêtent main-forte à beaucoup
d'autres contre les brigands, selon que ces voyageurs sont jugés par eux
dignes de châtiment ou de protection. Ils sont les instigateurs de toutes
les révolutions: ils vont dans toutes les cours, dirigent toutes les
affaires, décident la guerre ou la paix, rachètent les prisonniers,
soulagent les malheureux, punissent les scélérats, font trembler les rois
sur leurs trônes; enfin ils sont cause de tout ce qui arrive d'heureux et
de malheureux dans le monde. Ils se trompent peut-être plus d'une fois;
mais enfin on dit qu'ils ont bonne intention; et d'ailleurs qui peut dire
si ce qui est malheur aujourd'hui ne sera pas la cause d'un grand bonheur
demain?»
«Nous écoutions cela avec grand étonnement et grande admiration,
poursuivit Gottlieb, et peu à peu j'en entendis assez pour pouvoir vous
dire tout ce qu'on pense des Invisibles parmi les ouvriers et le pauvre
peuple ignorant. Les uns disent que ce sont de méchantes gens, voués au
diable qui leur communique sa puissance, le don de connaître les choses
cachées, le pouvoir de tenter les hommes par l'appât des richesses et des
honneurs dont ils disposent, la faculté de connaître l'avenir, de faire de
l'or, de guérir les malades, de rajeunir les vieillards, de ressusciter
les morts, d'empêcher les vivants de mourir, car ce sont eux qui ont
découvert la pierre philosophale et l'élixir de longue vie. D'autres
pensent que ce sont des hommes religieux et bienfaisants qui ont mis en
commun leurs fortunes pour assister les malheureux, et qui s'entendent
pour redresser les torts et récompenser la vertu. Dans notre atelier,
chacun faisait son commentaire: «C'est l'ancien ordre des Templiers,
disait l'un.--On les appelle aujourd'hui francs-maçons, disait
l'autre.--Non, disait un troisième, ce sont les _Herrnhuters_ de
Zinzendorf, autrement dit les frères Moraves, les anciens frères de
l'Union, les anciens orphelins du mont Thabor; enfin c'est la vieille
Bohême qui est toujours debout et qui menace en secret toutes les
puissances de l'Europe, parce qu'elle veut faire de l'univers une
république.»
«D'autres encore prétendaient que c'était seulement une poignée de
sorciers, élèves et disciples de Paracelse, de Boehm, de Swedenborg, et
_maintenant de Schroepfer le limonadier_ (voilà un beau rapprochement),
qui, par des prestiges et des pratiques infernales, voulaient gouverner le
monde et renverser les empires. La plupart s'accordaient à dire que
c'était l'antique tribunal secret des francs-juges, qui ne s'était jamais
dissous en Allemagne, et qui, après avoir agi dans l'ombre durant
plusieurs siècles, commençait à relever la tête fièrement, et à faire
sentir son bras de fer, son épée de feu, et ses balances de diamant.
«Quant à Franz, il hésitait à s'adresser à eux, parce que, disait-il,
quand on avait accepté leurs bienfaits, on se trouvait lié à eux pour
cette vie et pour l'autre, au grand préjudice du salut, et avec de grands
périls pour ses proches. Cependant la nécessité l'emporta sur la crainte.
Un de nos camarades, celui qui lui avait donné le conseil, et qui fut
grandement soupçonné d'être affilié aux Invisibles, bien qu'il le niât
fortement, lui donna en secret les moyens de faire ce qu'il appelait le
signal de détresse. Nous n'avons jamais su en quoi consistait ce signal.
Les uns ont dit que Franz avait tracé avec son sang sur sa porte un signe
cabalistique. D'autres, qu'il avait été à minuit sur un tertre entre
quatre chemins, au pied d'une croix où un cavalier noir lui était apparu.
Enfin il en est qui ont parlé simplement d'une lettre qu'il aurait déposée
dans le creux d'un vieux saule pleureur à l'entrée du cimetière. Ce qu'il
y a de certain, c'est qu'il fut secouru, que sa famille put attendre sa
guérison sans mendier, et qu'il eut le moyen de se faire traiter par un
habile chirurgien qui le tira d'affaire. Des Invisibles, il n'en dit
jamais un mot, si ce n'est qu'il les bénirait toute sa vie. Et voila, ma
soeur, comment j'ai appris pour la première fois l'existence de ces êtres
terribles et bienfaisants.
«--Mais toi, qui es plus instruit que ces jeunes gens de ton atelier,
dis-je à Gottlieb, que penses-tu des Invisibles? Sont-ce des sectaires,
des charlatans, ou des conspirateurs?»
«Ici Gottlieb, qui s'était exprimé jusque là avec beaucoup de raison,
retomba dans ses divagations accoutumées, et je ne pus rien en tirer,
sinon que c'étaient des êtres d'une nature véritablement invisible,
impalpable, et qui, comme Dieu et les anges, ne pouvaient tomber sous les
sens, qu'en empruntant, pour communiquer avec les hommes, de certaines
apparences.
«--Il est bien évident, me dit-il, que la fin du monde approche. Des
signes manifestes ont éclaté. L'Antéchrist est né. Il y en a qui disent
qu'il est en Prusse et qu'il s'appelle Voltaire; mais je ne connais pas ce
Voltaire, et ce peut bien être quelque autre, d'autant plus que _V_ n'est
pas _W_, et que le nom que l'Antechrist portera parmi les hommes
commencera par cette lettre, et sera allemand[10]. En attendant les grands
prodiges qui vont éclater dans le courant de ce siècle, Dieu qui ne se
mêle de rien ostensiblement, Dieu qui est le _silence éternel_[11], suscite
parmi nous des êtres d'une nature supérieure pour le bien et pour le mal,
des puissances occultes, des anges et des démons: ceux-ci pour éprouver
les justes, ceux-là pour les faire triompher. Et puis, le grand combat
entre les deux principes est déjà commencé. Le roi du mal, le père de
l'erreur et de l'ignorance se défend en vain. Les archanges ont tendu
l'arc de la science et de la vérité. Leurs traits ont traversé la cuirasse
de Satan. Satan rugit et se débat encore; mais bientôt il va renoncer au
mensonge, perdre tout son venin, et au lieu du sang impur des reptiles,
sentir circuler dans ses veines la rosée du pardon. Voilà l'explication
claire et certaine de ce qui se passe d'incompréhensible et d'effrayant
dans le monde. Le mal et le bien sont aux prises dans une région
supérieure, inaccessible aux efforts des hommes. La victoire et la défaite
planent sur nous sans que nul puisse les fixer à son gré. Frédéric de
Prusse attribue à la force de ses armes des succès que le destin seul lui
a octroyés en attendant qu'il le brise ou le relève encore suivant ses
fins cachées. Oui, te dis-je, il est tout simple que les hommes ne
comprennent plus rien à ce qui se passe sur la terre. Ils voient l'impiété
prendre les armes de la foi, et réciproquement. Ils souffrent l'oppression,
la misère, et tous les fléaux de la discorde, sans que leurs prières
soient entendues, sans que les miracles de l'ancienne religion
interviennent. Ils ne s'entendent plus sur rien, ils se querellent sans
savoir pourquoi. Ils marchent, les yeux bandés, vers un abîme. Ce sont les
Invisibles qui les y poussent; mais on ne sait si les prodiges qui
signalent leur mission sont de Dieu ou du diable, de même qu'au
commencement du christianisme Simon le magicien paraissait à beaucoup
d'hommes tout aussi puissant, tout aussi divin que le Christ. Moi, je te
dis que tous les prodiges viennent de Dieu, puisque Satan n'en peut faire
sans qu'il le permette, et que parmi ceux qu'on appelle les Invisibles, il
y en a qui agissent par la lumière directe de l'Esprit-Saint, tandis que
d'autres reçoivent la puissance à travers le nuage, et font le bien
fatalement croyant faire le mal.
[Note 10: Ce pouvait être Weishaupt. Il naquit en 1748.]
[Note 11: Expression de Jacques Boehm. (_Notes de l'éditeur._)]
«--Voilà une explication bien abstraite, mon cher Gottlieb; est-elle de
Jacques Boehm ou de toi?
«Elle est de lui, si on veut l'entendre ainsi; elle est de moi, si son
inspiration ne me l'a pas suggérée.
«--À la bonne heure, Gottlieb! me voila aussi avancée qu'auparavant,
puisque j'ignore si ces Invisibles sont pour moi de bons ou de mauvais
anges.»
Le 12 mai.--«Les prodiges commencent, en effet, et ma destinée s'agite
dans les mains des Invisibles. Je dirai comme Gottlieb: «Sont-ils de Dieu
ou du diable?» Aujourd'hui Gottlieb a été appelé par la sentinelle qui
garde l'esplanade, et qui fait sa faction sur le petit bastion qui la
termine. Cette sentinelle, suivant Gottlieb, n'est autre qu'un Invisible,
un esprit. La preuve en est que Gottlieb, qui connaît tous les
factionnaires, et qui cause volontiers avec eux, quand ils s'amusent à lui
commander des souliers, n'a jamais vu celui-là; et puis il lui a paru
d'une stature plus qu'humaine, et sa figure était d'une expression
indéfinissable. «Gottlieb, lui a-t-il dit en lui parlant bien bas, il faut
que la Porporina soit délivrée dans trois nuits. Cela dépend de toi; tu
peux prendre les clefs de sa chambre sous l'oreiller de ta mère, lui faire
traverser votre cuisine, et l'amener jusqu'ici, au bout de l'esplanade. Là
je me charge du reste. Préviens-la, afin qu'elle se tienne prête; et
souviens-toi que si tu manques de prudence et de zèle, elle, toi et moi
sommes perdus.»
«Voilà où j'en suis. Cette nouvelle m'a rendue malade d'émotion. Toute
cette nuit, j'en ai eu la fièvre; toute cette nuit, j'ai entendu le violon
fantastique. Fuir! quitter cette triste prison, échapper surtout aux
terreurs que me cause ce Mayer! Ah! s'il ne faut risquer que ma vie pour
cela, je suis prête; mais quelles seront les conséquences de ma fuite pour
Gottlieb, pour ce factionnaire que je ne connais pas et qui se dévoue si
gratuitement, enfin pour ces complices inconnus, qui vont assumer sur eux
une nouvelle charge? Je tremble, j'hésite, je ne suis décidée à rien. Je
vous écris encore sans songer à préparer ma fuite. Non! je ne fuirai pas,
à moins d'être rassurée sur le sort de mes amis et de mes protecteurs. Ce
pauvre Gottlieb est résolu à tout, lui! Quand je lui demande s'il ne
redoute rien, il me répond qu'il souffrirait avec joie le martyre pour moi;
et quand j'ajoute que peut-être il aura des regrets de ne plus me voir,
il ajoute que cela le regarde, que je ne sais pas ce qu'il compte faire.
D'ailleurs tout cela lui paraît un ordre du ciel, et il obéit sans
réflexion à la puissance inconnue qui le pousse. Mais moi, je relis
attentivement le billet des Invisibles, que j'ai reçu ces jours derniers,
et je crains que l'avis de ce factionnaire ne soit, en effet, le piège
dont je dois me méfier. J'ai encore quarante-huit heures devant moi. Si
Mayer reparaît, je risque tout; s'il continue à m'oublier, et que je n'aie
pas de meilleure garantie que l'avertissement d'un inconnu, je reste.
Le 13.--«Oh! décidément, je me fie à la destinée, à la Providence, qui
m'envoie des secours inespérés. Je pars, je m'appuie sur le bras puissant
qui me couvre de son égide!... En me promenant, ce matin, sur l'esplanade,
où je me suis risquée, dans l'espérance de recevoir des _esprits_ qui
m'environnent quelque nouvelle révélation, j'ai regardé sur le bastion où
se tient le factionnaire. Ils étaient deux, un qui montait la garde,
l'arme au bras; un autre qui allait et venait, comme s'il eût cherché
quelque chose. La grande taille de ce dernier attirait mon attention; il
me semblait qu'il ne m'était pas inconnu. Mais je ne devais le regarder
qu'à la dérobée, et à chaque tour de promenade, il fallait lui tourner le
dos. Enfin, dans un moment où j'allais vers lui, il vint aussi vers nous,
comme par hasard; et, quoiqu'il fût sur un glacis beaucoup plus élevé que
le nôtre, je le reconnus complètement. Je faillis laisser échapper un cri.
C'était Karl le Bohémien, le déserteur que j'ai sauvé des griffes de Mayer,
dans la forêt de Bohême; le Karl que j'ai revu ensuite à Roswald, en
Moravie, chez le comte Hoditz, et qui m'a sacrifié un projet de vengeance
formidable... C'est un homme qui m'est dévoué, corps et âme, et dont la
figure sauvage, le nez épaté, la barbe rouge et les yeux de faïence m'ont
semblé aujourd'hui beaux comme les traits de l'ange Gabriel.
«--C'est lui! me disait Gottlieb tout bas, c'est l'émissaire des
Invisibles, un Invisible lui-même, j'en suis certain! du moins il le
serait s'il le voulait. C'est votre libérateur, c'est celui qui vous fera
sortir d'ici, la nuit prochaine.»
«Mon coeur battait si fort, que je pouvais à peine me soutenir; des larmes
de joie s'échappaient de mes yeux. Pour cacher mon émotion à l'autre
factionnaire, je m'approchai du parapet, en m'éloignant du bastion, et je
feignis de contempler les herbes du fossé. Je voyais pourtant à la dérobée
Karl et Gottlieb échanger, sans trop de mystère, des paroles que je
n'entendais pas. Au bout de quelques instants, Gottlieb revint près de moi,
et me dit rapidement:
«--_Il_ va descendre ici, _il_ va entrer chez nous et y boire une
bouteille de vin. Feignez de ne pas faire attention à lui. Mon père est
sorti. Pendant que ma mère ira chercher le vin à la cantine, vous
rentrerez dans la cuisine, comme pour remonter chez vous, et vous pourrez
_lui_ parler un instant.»
«En effet, lorsque Karl eut causé quelques minutes avec madame Schwartz,
qui ne dédaigne pas de faire rafraîchir à son profit les vétérans de la
citadelle, je vis Gottlieb paraître sur le seuil. Je compris que c'était
le signal. J'entrai, je me trouvai seule avec Karl. Gottlieb avait suivi
sa mère à la cantine. Le pauvre enfant! il semble que l'amitié lui ait
révélé tout à coup la ruse et la présence d'esprit nécessaires à la
pratique des chose réelles. Il fit à dessein mille gaucheries, laissa
tomber la bougie, impatienta sa mère, et la retint assez longtemps pour
que je pusse m'entendre avec mon sauveur.
«--Signora, me dit Karl, me voilà! vous voici donc enfin! J'ai été repris
par les recruteurs, c'était dans ma destinée. Mais le roi m'a reconnu et
m'a fait grâce, à cause de vous peut-être. Puis, il m'a permis de m'en
aller, en me promettant même de l'argent, que d'ailleurs il ne m'a pas
donné. Je m'en retournais au pays, quand j'ai appris que vous étiez ici.
J'ai été trouver un fameux sorcier, pour savoir comment je devais m'y
prendre pour vous servir. Le sorcier m'a envoyé au prince Henry, et le
prince Henry m'a renvoyé à Spandaw. Il y a autour de nous des gens
puissants que je ne connais pas, mais qui travaillent pour vous, Ils
n'épargnent ni l'argent, ni les démarches, je vous assure! Enfin, tout est
prêt. Demain soir, les portes s'ouvriront d'elles-mêmes devant nous. Tout
ce qui pourrait nous barrer le passage est gagné. Il n'y a que les
Schwartz qui ne soient pas dans nos intérêts. Mais ils auront demain le
sommeil plus lourd que de coutume, et quand ils s'éveilleront, vous serez
déjà loin. Nous enlevons Gottlieb, qui demande à vous suivre. Je décampe
avec vous, nous ne risquons rien, tout est prévu. Soyez prête, Signora, et
maintenant retournez sur l'esplanade, afin que la vieille ne vous trouve
pas ici.»
«Je n'exprimai ma reconnaissance à Karl que par des pleurs, et je courus
les cacher au regard inquisiteur de madame Schwartz.
«Ô mes amis, je vous reverrai donc! je vous presserai donc dans mes bras!
J'échapperai encore une fois à l'affreux Mayer! Je reverrai l'étendue des
cieux, les riantes campagnes, Venise, l'Italie; je chanterai encore, je
retrouverai des sympathies! Oh! cette prison a retrempé ma vie et
renouvelé mon coeur qui s'éteignait dans la langueur de l'indifférence.
Comme je vais vivre, comme je vais aimer, comme je vais être pieuse et
bonne!
«Et pourtant, énigme profonde du coeur humain! je me sens terrifiée et
presque triste à l'idée de quitter cette cellule où j'ai passé trois mois
dans un effort perpétuel de courage et de résignation, cette esplanade où
j'ai promené tant de mélancoliques rêveries, ces vieilles murailles qui
paraissaient si hautes, si froides, si sereines au clair de la lune! Et ce
grand fossé dont l'eau morne était d'un si beau vert, et ces milliers de
tristes fleurs que le printemps avait semées sur ses rives! Et mon
rouge-gorge surtout! Gottlieb prétend qu'il nous suivra; mais à cette
heure-là, il sera endormi dans le lierre, et ne s'apercevra pas de notre
départ. O cher petit être! puisses-tu faire la société et la consolation
de celle qui me succédera dans cette cellule! Puisse-t-elle te soigner et
te respecter comme je l'ai fait!
«Allons! je vais essayer de dormir pour être forte et calme demain. Je
cachette ce manuscrit, que je veux emporter. Je me suis procuré, au moyen
de Gottlieb, une nouvelle provision de papier, de crayons et de bougie,
que je veux laisser dans ma cachette, afin que ces richesses
inappréciables aux prisonniers fassent la joie de quelque autre après moi.»
Ici finissait le journal de Consuelo. Nous reprendrons le récit fidèle de
ses aventures.
Il est nécessaire d'apprendre au lecteur que Karl ne s'était pas
faussement vanté d'être aidé et employé par de puissants personnages. Ces
chevaliers invisibles qui travaillaient à la délivrance de notre héroïne
avaient répandu l'or à pleines mains. Plusieurs guichetiers, huit ou dix
vétérans, et jusqu'à un officier, s'étaient engagés à se tenir coi, à ne
rien voir, et, en cas d'alarme, à ne courir sus aux fugitifs que pour la
forme. Le soir fixé pour l'évasion, Karl avait soupé chez les Schwartz, et,
feignant d'être ivre, il les avait invités à boire avec lui. La mère
Schwartz avait le gosier ardent comme la plupart des femmes adonnées à
l'art culinaire. Son mari ne haïssait pas l'eau-de-vie de sa cantine,
quand il la dégustait aux frais d'autrui. Une drogue narcotique,
furtivement introduite par Karl dans le flacon, aida à l'effet du breuvage
énergique. Les époux Schwartz regagnèrent leur lit avec peine, et y
ronflèrent si fort, que Gottlieb, qui attribuait tout à des influences
surnaturelles, ne manqua pas de les croire enchantés lorsqu'il s'approcha
d'eux pour dérober les clefs; Karl était retourné sur le bastion pour y
faire sa faction. Consuelo arriva sans peine avec Gottlieb jusqu'à cet
endroit, et monta intrépidement l'échelle de corde que lui jeta le
déserteur. Mais le pauvre Gottlieb, qui s'obstinait à fuir avec elle
malgré toutes ses remontrances, devint un grand embarras dans ce passage.
Lui qui, dans ses accès de somnambulisme, courait comme un chat dans les
gouttières, il n'était plus capable de faire agilement trois pas sur le
sol le plus uni dès qu'il était éveillé. Soutenu par la conviction qu'il
suivait un envoyé du ciel, il n'avait aucune peur, et se fût jeté sans
hésitation en bas des remparts si Karl le lui eût conseillé. Mais sa
confiance audacieuse ajoutait aux dangers de sa gaucherie. Il grimpait au
hasard, dédaignant de rien voir et de rien calculer. Après avoir fait
frissonner vingt fois Consuelo qui le crut vingt fois perdu, il atteignit
enfin la plate-forme du bastion, et de là nos trois fugitifs se dirigèrent
à travers les corridors de cette partie de la citadelle où se trouvaient
logés les fonctionnaires initiés à leur complot. Ils s'avançaient sans
obstacles, lorsque tout à coup ils se trouvèrent face à face avec
l'adjudant Nanteuil, autrement dit, l'ex-recruteur Mayer. Consuelo se crut
perdue; mais Karl l'empêcha de prendre la fuite en lui disant: «Ne
craignez rien, Signora, monsieur l'adjudant est dans vos intérêts.»
«--Arrêtez-vous ici, leur dit Nanteuil à la hâte; il y a une anicroche.
L'adjudant Weber ne s'est-il pas avisé de venir souper dans notre quartier
avec ce vieux imbécile de lieutenant? Ils sont dans la salle que vous êtes
obligés de traverser. Il faut trouver un moyen de les renvoyer. Karl,
retournez vite à votre faction, on pourrait s'apercevoir trop tôt de votre
absence. J'irai vous chercher quand il sera temps. Madame va entrer dans
ma chambre. Gottlieb va venir avec moi. Je prétendrai qu'il est en
somnambulisme; mes deux nigauds courront après lui pour le voir, et quand
la salle sera évacuée, j'en prendrai la clef pour qu'ils n'y reviennent
pas.»
Gottlieb, qui ne se savait pas somnambule, ouvrit de gros yeux; mais Karl
lui ayant fait signe d'obéir, il obéit aveuglément. Consuelo éprouvait une
insurmontable répugnance à entrer dans la chambre de Mayer.
«Que craignez-vous de cet homme? lui dit Karl à voix basse. Il a une trop
grosse somme à gagner pour songer à vous trahir. Son conseil est bon: je
retourne sur le bastion. Trop de hâte nous perdrait.
--Trop de sang froid et de prévoyance pourrait bien nous perdre aussi,»
pensa Consuelo. Néanmoins elle céda. Elle avait une arme sur elle. En
traversant la cuisine de Schwartz, elle s'était emparée d'un petit
couperet dont la compagnie la rassurait un peu. Elle avait remis à Karl
son argent et ses papiers, ne gardant sur elle que son crucifix, qu'elle
n'était pas loin de regarder comme un amulette.
Mayer l'enferma dans sa chambre pour plus de sûreté, et s'éloigna avec
Gottlieb. Au bout de dix minutes, qui parurent un siècle à Consuelo,
Nanteuil revint la trouver, et elle remarqua avec terreur qu'il refermait
la porte sur lui et mettait la clef dans sa poche.
«Signora, lui dit-il en italien, vous avez encore une demi-heure à
patienter. Les drôles sont ivres, et ne lèveront le siège que quand
l'horloge sonnera une heure; alors le gardien qui a le soin de ce quartier
les mettra dehors.
--Et qu'avez-vous fait de Gottlieb, Monsieur?
--Votre ami Gottlieb est en sûreté derrière un tas de fagots où il pourra
bien s'endormir; mais il n'en marchera peut-être que mieux pour vous
suivre.
--Karl sera averti, n'est-il pas vrai?
--A moins que je ne veuille le faire pendre, répondit l'adjudant avec une
expression qui parut diabolique à Consuelo, je n'aurai garde de le laisser
là. Êtes-vous contente de moi, Signora?
--Je ne suis pas à même de vous prouver maintenant ma gratitude, Monsieur,
répondit Consuelo avec une froideur dont elle s'efforçait en vain de
dissimuler le dédain, mais j'espère m'acquitter bientôt honorablement
envers vous.
--Pardieu, vous pouvez vous acquitter tout de suite (Consuelo fit un
mouvement d'horreur) en me témoignant un peu d'amitié, ajouta Mayer d'un
ton de lourde et grossière cajolerie. Là, voyons, si je n'étais pas un
mélomane passionné... et si vous n'étiez pas une si jolie personne, je
serais bien coupable de manquer ainsi à mes devoirs pour vous faire
évader. Croyez-vous que ce soit l'attrait du gain qui m'ait porté à cela?
Baste! je suis assez riche pour me passer de vous autres, et le prince
Henry n'est pas assez puissant pour me sauver de la corde ou de la prison
perpétuelle, si je suis découvert. Dans tous les cas, ma mauvaise
surveillance va entraîner ma disgrâce, ma translation dans une forteresse
moins agréable, moins voisine de la capitale... Tout cela exige bien
quelque consolation. Allons, ne faites pas tant la fière. Vous savez bien
que je suis amoureux de vous. J'ai le coeur tendre, moi! Ce n'est pas une
raison pour abuser de ma faiblesse; vous n'êtes pas une religieuse, une
bigote, que diable! Vous êtes une charmante fille de théâtre, et je parie
bien que vous n'avez pas fait votre chemin dans les premiers emplois sans
faire l'aumône d'un peu de tendresse à vos directeurs. Pardieu! si vous
avez chanté devant Marie-Thérèse, comme on le dit, vous avez traversé le
boudoir du prince de Kaunitz. Vous voici dans un appartement moins
splendide; mais je tiens votre liberté dans mes mains, et la liberté est
plus précieuse encore que la faveur d'une impératrice.
--Est-ce une menace, Monsieur? répondit Consuelo pâle d'indignation et de
dégoût.
--Non, c'est une prière, belle Signora.
--J'espère que ce n'est pas une condition?
--Nullement! Fi donc! Jamais! ce serait une indignité,» répondit Mayer
avec une impudente ironie, en s'approchant de Consuelo les bras ouverts.
Consuelo, épouvantée, s'enfuit au bout de la chambre. Mayer l'y suivit,
elle vit bien qu'elle était perdue si elle ne sacrifiait l'humanité à
l'honneur; et, subitement inspirée par la terrible fierté des femmes
espagnoles, elle reçut l'étreinte de l'ignoble Mayer en lui enfonçant
quelques lignes de couteau dans la poitrine. Mayer était fort gras, et la
blessure ne fut pas dangereuse; mais en voyant son sang couler, comme il
était aussi lâche que sensuel, il se crut mort, et alla tomber en
défaillance, le ventre sur son lit, en murmurant: «Je suis assassiné! je
suis perdu!» Consuelo crut l'avoir tué, et faillit s'évanouir elle-même.
Au bout de quelques instants de terreur silencieuse, elle osa pourtant
s'approcher de lui, et, le voyant immobile, elle se hasarda à ramasser la
clef de la chambre, qu'il avait laissée tomber à ses pieds. A peine la
tint-elle, qu'elle sentit renaître son courage; elle sortit sans
hésitation, et s'élança au hasard dans les galeries. Elle trouva toutes
les portes ouvertes devant elle, et descendit un escalier sans savoir où
il la conduirait. Mais ses jambes fléchirent lorsqu'elle entendit retentir
la cloche d'alarme, et peu après le roulement du tambour, et ce canon qui
l'avait émue si fort la nuit où le somnambulisme de Gottlieb avait causé
une alerte. Elle tomba à genoux sur les dernières marches, et joignant les
mains, elle invoqua Dieu pour le pauvre Gottlieb et pour le généreux Karl.
Séparée d'eux après les avoir laissés s'exposer à la mort pour elle, elle
ne se sentit plus aucune force, aucun désir de salut. Des pas lourds et
précipités retentissaient à ses oreilles, la clarté des flambeaux
jaillissait devant ses yeux effarés, et elle ne savait déjà plus si
c'était la réalité ou l'effet de son propre délire. Elle se laissa glisser
dans un coin, et perdit tout à fait connaissance.
XX.
Lorsque Consuelo reprit connaissance, elle éprouva un bien-être
incomparable, sans pouvoir se rendre compte ni du lieu où elle était, ni
des événements qui l'y avaient amenée. Elle était couchée en plein air; et,
sans ressentir aucunement le froid de la nuit, elle voyait librement les
étoiles briller dans le ciel vaste et pur. A ce coup d'oeil enchanteur
succéda bientôt la sensation d'un mouvement assez rapide, mais souple et
agréable. Le bruit de la rame qui s'enfonçait dans l'eau, à intervalles
rapprochés, lui fit comprendre qu'elle était dans une barque, et qu'elle
traversait l'étang. Une douce chaleur pénétrait ses membres; et il y avait,
dans la placidité des eaux dormantes où la brise agitait de nombreux
herbages aquatiques, quelque chose de suave qui rappelait les lagunes de
Venise, dans les belles nuits du printemps. Consuelo souleva sa tête
alanguie, regarda autour d'elle, et vit deux rameurs faisant force de bras
chacun à une extrémité de la barque. Elle chercha des yeux la citadelle,
et la vit déjà loin, sombre comme une montagne de pierre, dans le cadre
transparent de l'air et de l'onde. Elle se dit qu'elle était sauvée; mais
aussitôt elle se rappela ses amis, et prononça le nom de Karl avec
anxiété. «Je suis là! Pas un mot, Signora, le plus profond silence!»
répondit Karl qui ramait devant elle. Consuelo pensa que l'autre rameur
était Gottlieb; et, trop faible pour se tourmenter plus longtemps, elle se
laissa retomber dans sa première attitude. Une main ramena autour d'elle
le manteau souple et chaud dont on l'avait enveloppée; mais elle l'écarta
doucement de son visage, afin de contempler l'azur constellé qui se
déroulait sans bornes au-dessus de sa tête.
A mesure qu'elle sentait revenir ses forces et l'élasticité de ses
mouvements, paralysés par une violente crise nerveuse, elle recueillait
ses pensées; et le souvenir de Mayer se présenta horrible et sanglant
devant elle. Elle fit un effort pour se soulever de nouveau, en
s'apercevant qu'elle avait la tête appuyée sur les genoux et le corps
soutenu par le bras d'un troisième passager qu'elle n'avait pas encore vu,
ou plutôt qu'elle avait pris pour un ballot, tant il était enveloppé,
caché et immobile, étendu derrière elle, dans le fond de la barque.
Une profonde terreur s'empara de Consuelo lorsqu'elle se rappela
l'imprudente confiance que Karl avait témoignée à Mayer, et qu'elle
supposa possible la présence de ce misérable auprès d'elle. Le soin qu'il
semblait prendre de se cacher aggravait les soupçons de la fugitive. Elle
était pleine de confusion d'avoir reposé contre le sein de cet homme, et
reprochait presque à la Providence de lui avoir laissé goûter, sous sa
protection, quelques instants d'un oubli salutaire et d'un bien-être
ineffable.
Heureusement la barque touchait terre en ce moment, et Consuelo se hâta de
se lever pour prendre la main de Karl et s'élancer sur le rivage; mais la
secousse de l'atterrissement la fit chanceler et retomber dans les bras du
personnage mystérieux. Elle le vit alors debout, et, à la faible clarté
des étoiles, elle distingua qu'il portait un masque noir sur le visage.
Mais il avait toute la tête de plus que Mayer; et quoiqu'il fût enveloppé
d'un long manteau, sa stature avait l'élégance d'un corps svelte et
dégagé. Ces circonstances rassurèrent complètement la fugitive; elle
accepta le bras qu'il lui offrit en silence, et fit avec lui une
cinquantaine de pas sur la grève, suivie de Karl et de l'autre individu,
qui lui avaient renouvelé, par signes, l'injonction de ne pas dire un seul
mot. La campagne était muette et déserte; aucune agitation ne se laissait
plus pressentir dans la citadelle. On trouva, derrière un hallier, une
voiture attelée de quatre chevaux, où l'inconnu monta avec Consuelo. Karl
se mit sur le siège. Le troisième individu disparut, sans que Consuelo y
prît garde. Elle cédait à la hâte silencieuse et solennelle de ses
libérateurs; et bientôt le carrosse, qui était excellent et d'une
souplesse recherchée, roula dans la nuit avec la rapidité de la foudre. Le
bruit des roues et le galop des chevaux ne disposent guère à la
conversation. Consuelo se sentait fort intimidée et même un peu effrayée
de son tête-à-tête avec l'inconnu. Cependant lorsqu'elle vit qu'il n'y
avait plus aucun danger à rompre le silence, elle crut devoir lui exprimer
sa reconnaissance et sa joie; mais elle n'en obtint aucune réponse. Il
s'était placé vis-à-vis d'elle, en signe de respect; il lui prit la main,
et la serra dans les siennes, sans dire un seul mot; puis il se renfonça
dans le coin de la voiture; et Consuelo, qui avait espéré engager la
conversation, n'osa insister contre ce refus tacite. Elle désirait
vivement savoir à quel ami généreux et dévoué elle était redevable de son
salut; mais elle éprouvait pour lui, sans le connaître, un sentiment
instinctif de respect mêlé de crainte, et son imagination prêtait à cet
étrange compagnon de voyage toutes les qualités romanesques que comportait
la circonstance. Enfin la pensée lui vint que c'était un agent subalterne
des _invisibles_, peut-être un fidèle serviteur qui craignait de manquer
aux devoirs de sa condition en se permettant de lui parler la nuit dans le
tête-à-tête.
Au bout de deux heures de course rapide, on s'arrêta au milieu d'un bois
fort sombre; le relais qu'on y devait trouver n'était pas encore arrivé.
L'inconnu s'éloigna un peu pour voir s'il approchait, ou pour dissimuler
son impatience et son inquiétude. Consuelo mit pied à terre aussi, et se
promena sur le sable d'un sentier voisin avec Karl, à qui elle avait mille
questions à faire.
«Grâce à Dieu, Signora, vous voilà vivante, lui dit ce fidèle écuyer.
--Et toi-même, cher Karl?
--On ne peut mieux, puisque vous êtes sauvée.
--Et Gottlieb, comment se trouve-t-il?
--Je présume qu'il se trouve bien dans son lit à Spandaw.
--Juste ciel! Gottlieb est donc resté? Il va donc payer pour nous?
--Il ne paiera ni pour lui-même, ni pour personne. L'alarme donnée, je ne
sais par qui, j'ai couru pour vous rejoindre à tout hasard, voyant bien
que c'était le moment de risquer le tout pour le tout. J'ai rencontré
l'adjudant Nanteuil, c'est-à-dire le recruteur Mayer, qui était fort
pâle...
--Tu l'as rencontré, Karl? Il était debout, il marchait?
--Pourquoi non?
--Il n'était donc pas blessé?
--Ah! si fait: il m'a dit qu'il s'était un peu blessé en tombant dans
l'obscurité sur un faisceau d'armes. Mais je n'y ai pas fait grande
attention, et lui ai demandé vite où vous étiez. Il n'en savait rien, il
avait perdu la tête. Je crus même voir qu'il avait l'intention de nous
trahir; car la cloche d'alarme que j'avais entendue, et dont j'avais bien
reconnu le timbre, est celle qui part de son alcôve et qui sonne pour son
quartier. Mais il paraissait s'être ravisé; car il savait bien, le drôle,
qu'il y avait beaucoup d'argent à gagner en vous délivrant. Il m'a donc
aidé à détourner l'orage, en disant à tous ceux que nous rencontrions que
c'était ce somnambule de Gottlieb qui avait encore une fois causé une
fausse alerte. En effet, comme si Gottlieb eût voulu lui donner raison,
nous le trouvâmes endormi dans un coin, de ce sommeil singulier dont il
est pris souvent au beau milieu du jour, là où il se trouve, fût-ce sur le
parapet de l'esplanade. On eût dit que l'agitation de sa fuite le faisait
dormir debout, ce qui est, ma foi, bien merveilleux, à moins qu'il n'ait
bu par mégarde à souper quelques gouttes du breuvage que j'ai versé à
pleins bords à ses chers parents! Ce que je sais, c'est qu'on l'a enfermé
dans la première chambre venue pour l'empêcher de s'aller promener sur les
glacis, et que j'ai jugé à propos de le laisser là jusqu'à nouvel ordre.
On ne pourra l'accuser de rien, et ma fuite expliquera suffisamment la
vôtre. Les Schwartz dormaient trop bien de leur côté pour entendre la
cloche, et personne n'aura été voir si votre chambre était ouverte ou
fermée. Ce ne sera donc que demain que l'alarme sera sérieuse. M. Nanteuil
m'a aidé à la dissiper, et je me suis mis à votre recherche, en feignant
de retourner à mon dortoir. J'ai eu le bonheur de vous trouver à trois pas
de la porte que nous devions franchir pour nous sauver. Les guichetiers de
par là étaient tous gagnés. D'abord j'ai été bien effrayé de vous trouver
presque morte. Mais morte ou vivante, je ne voulais pas vous laisser là.
Je vous ai portée sans encombre dans la barque qui nous attendait le long
du fossé. Et alors... il m'est arrivé une petite aventure assez
désagréable que je vous raconterai une autre fois, Signora... Vous avez eu
assez d'émotions comme cela aujourd'hui, et ce que je vous dirais pourrait
vous causer un peu de saisissement.
--Non, non, Karl, je veux tout savoir, je suis de force à tout entendre.
--Oh! je vous connais, Signora! vous me blâmerez. Vous avez votre manière
de voir. Je me souviens de Roswald, où vous m'avez empêché...
--Karl, ton refus de parler me tourmenterait cruellement. Parle, je t'en
conjure, je le veux.
--Eh bien, Signora, c'est un petit malheur, après tout; et s'il y a péché,
cela ne regarde que moi. Comme je vous passais dans la barque sous une
arcade basse, bien lentement pour ne pas faire trop de bruit avec mes
rames dans cet endroit sonore, voilà que sur le bout d'une petite jetée
qui se trouve là et qui barre à demi l'arcade, je suis arrêté par trois
hommes qui me prennent au collet tout en sautant dans la barque. Il faut
vous dire que la personne qui voyage avec vous dans la voiture, et qui
était déjà des nôtres, ajouta Karl en baissant la voix, avait eu
l'imprudence de remettre les deux tiers de la somme convenue à Nanteuil,
en traversant la dernière poterne. Nanteuil, pensant qu'il pouvait bien
s'en contenter et regagner le reste en nous trahissant, s'était aposté là
avec deux vauriens de son espèce pour vous rattraper. Il espérait se
défaire d'abord de votre protecteur et de moi, afin que personne ne put
parler de l'argent qu'il avait reçu. Voilà pourquoi, sans doute, ces
garnements se mirent en devoir de nous assassiner. Mais votre compagnon de
voyage, Signora, tout paisible qu'il en a l'air, est un lion dans le
combat. Je vous jure que je m'en souviendrai longtemps. En deux tours de
bras, il se débarrassa d'un premier coquin en le jetant dans l'eau; le
second, intimidé, ressauta sur la chaussée, et se tint à distance pour
voir comment finirait la lutte que j'avais avec l'adjudant. Ma foi,
Signora, je ne m'en acquittai pas avec autant de grâce que sa brillante
Seigneurie... dont j'ignore le nom. Cela dura bien une demi-minute, ce qui
ne me fait pas honneur; car ce Nanteuil, qui est ordinairement fort comme
un taureau, paraissait mou et affaibli, comme s'il eût eu peur, ou comme
si la blessure dont il m'avait parlé lui eût donné du souci. Enfin, le
sentant lâcher prise, je l'enlevai et lui trempai un peu les pieds dans
l'eau. _Sa Seigneurie_ me dit alors: «Ne le tuez pas, c'est inutile.» Mais
moi, qui l'avais bien reconnu, et qui savais comme il nage, comme il est
tenace, cruel, capable de tout, moi qui avais senti ailleurs la force de
ses poings, et qui avais de vieux comptes à régler avec lui, je n'ai pas
pu me retenir de lui donner un coup de ma main fermée sur la tête... coup
qui le préservera d'en recevoir et d'en appliquer jamais d'autres,
Signora! Que Dieu fasse paix à son âme et miséricorde à la mienne? Il
s'enfonça dans l'eau tout droit comme un soliveau, dessina un grand rond,
et ne reparut pas plus que s'il eût été de marbre. Le compagnon que Sa
Seigneurie avait renvoyé de notre barque par le même chemin avait fait un
plongeon, et déjà il était au bord de la jetée, où son camarade, le plus
prudent des trois, l'aidait à tâcher de reprendre pied. Ce n'était pas
facile; la levée est si étroite dans cet endroit-là que l'un entraînait
l'autre, et qu'ils retombaient à l'eau tous les deux. Pendant qu'ils se
débattaient en jurant l'un contre l'autre, et faisaient une petite partie
de natation, moi je faisais force de rames, et j'eus bientôt gagné un
endroit où un second rameur, brave pêcheur de son métier, m'avait donné
parole de venir m'aider d'un ou deux coups d'aviron pour traverser
l'étang. Bien m'a pris, du reste, Signora, de m'être exercé au métier de
marin sur les eaux douces du parc de Roswald. Je ne savais pas, le jour où
je fis partie, sous vos yeux, d'une si belle répétition, que j'aurais un
jour l'occasion de soutenir pour vous un combat naval, un peu moins
magnifique, mais un peu plus sérieux. Cela m'a traversé la mémoire quand
je me suis trouvé en pleine eau, et voilà qu'il m'a pris un fou rire...
mais un fou rire bien désagréable! Je ne faisais pas le moindre bruit, du
moins je ne m'entendais pas. Mais mes dents claquaient dans ma bouche,
j'avais comme une main de fer sur la gorge, et la sueur me coulait du
front, froide comme glace!... Ah! je vois bien qu'on ne tue pas un homme
aussi tranquillement qu'une mouche. Ce n'est pourtant pas le premier,
puisque j'ai fait la guerre; mais c'était la guerre! Au lieu que comme
cela dans un coin, la nuit, derrière un mur, sans se dire un mot, cela
ressemble à un meurtre prémédité. Et pourtant c'était le cas de légitime
défense! Et encore ce n'eût pas été le premier assassinat que j'aurais
prémédité!... Vous vous en souvenez, Signora? Sans vous... je l'aurais
fait! Mais je ne sais si je ne m'en serais pas repenti après. Ce qu'il y a
de sûr, c'est que j'ai ri d'un vilain rire sur l'étang... Et encore à
présent, je ne peux pas m'empêcher... Il était si drôle en s'enfonçant
tout droit dans le fossé! comme un roseau qu'on plante dans la vase! et
quand je n'ai plus vu que sa tête près de disparaître, sa tête aplatie par
mon poing... miséricorde! qu'il était laid! Il m'a fait peur!... Je le
vois encore!»
Consuelo, craignant l'effet de cette terrible émotion sur le pauvre Karl,
chercha à surmonter la sienne propre pour le calmer et le distraire. Karl
était né doux et patient comme un véritable serf bohémien. Cette vie
tragique, où la destinée l'avait jeté, n'était pas faite pour lui; et en
accomplissant des actes d'énergie et de vengeance, il éprouvait l'horreur
du remords et les terreurs de la dévotion. Consuelo le détourna de ses
pensées lugubres, pour donner peut-être aussi le change aux siennes
propres. Elle aussi s'était armée cette nuit-là pour le meurtre. Elle
aussi avait frappé et fait couler quelques gouttes du sang de la victime
impure. Une âme droite et pieuse ne saurait aborder la pensée et concevoir
la résolution de l'homicide sans maudire et déplorer les circonstances qui
placent l'honneur et la vie sous la sauvegarde du poignard. Consuelo était
navrée et atterrée, et elle n'osait plus se dire que sa liberté méritât
d'être achetée au prix du sang, même de celui d'un scélérat.
«Mon pauvre Karl, dit-elle, nous avons fait l'office du bourreau cette
nuit! cela est affreux. Console-toi par l'idée que nous n'avions ni résolu
ni prévu ce à quoi la nécessité nous a poussés. Parle-moi de ce seigneur
qui a travaillé si généreusement à ma délivrance. Tu ne le connais donc
pas?
--Nullement, Signora, je l'ai vu ce soir pour la première fois, et je ne
sais pas son nom.
--Mais où nous mène-t-il, Karl?
--Je ne sais pas, Signora. Il m'est défendu de m'en informer; et je suis
même chargé, d'autre part, de vous dire que si vous faisiez en route la
moindre tentative pour savoir où vous êtes et où vous allez, on serait
forcé de vous abandonner en chemin. Il est certain qu'on ne nous veut que
du bien: je suis donc résolu, pour ma part, à me laisser conduire comme un
enfant.
--As-tu vu la figure de ce seigneur?
--Je l'ai aperçue, au reflet d'une lanterne, au moment où je vous déposais
dans la barque. C'est une belle figure, Signora, je n'en ai jamais vu de
plus belle. On dirait un roi.
--Rien que cela, Karl? Est-il jeune?
--Quelque chose comme trente ans.
--Quelle langue te parle-t-il?
--Le franc bohême, la vraie langue du chrétien! Il ne m'a dit que quatre
ou cinq mots. Mais quel plaisir cela m'eût fait de les entendre dans ma
langue... si ce n'eût été dans un vilain moment! «_Ne le tue pas, c'est
inutile_.» Oh! il se trompait, c'était grandement nécessaire, n'est-ce pas,
Signora?
--Qu'a-t-il dit, lui, quand tu as pris ce terrible parti?
--Je crois, Dieu me pardonne! qu'il ne s'en est pas aperçu. Il s'était
jeté au fond de la barque où vous étiez comme morte; et, dans la crainte
que vous ne fussiez atteinte de quelque coup, il vous faisait un rempart
de son corps. Et quand nous nous sommes trouvés en sûreté, en pleine eau,
il vous a soulevée dans ses bras, il vous a enveloppée d'un bon manteau
qu'il avait apporté pour vous apparemment, et il vous soutenait contre son
coeur, comme une mère qui tient son enfant. Oh! il parait grandement vous
chérir, Signora! Il est impossible que vous ne le connaissiez pas.
--Je le connais peut-être, mais puisque je n'ai pu venir à bout
d'apercevoir son visage!...
--Voilà qui est singulier, qu'il se cache de vous! Au reste, rien ne doit
étonner de la part de ces gens-là.
--Quelles gens, dis-moi?
--Ceux qu'on appelle les _chevaliers_, les _masques noirs_, les
_invisibles_. Je n'en sais pas plus long que vous sur leur compte, Signora,
bien que depuis deux mois ils me conduisent par la lisière et me mènent
pas à pas à vous secourir et à vous sauver.»
Le bruit amorti du galop des chevaux sur l'herbe se fit entendre. En deux
minutes, l'attelage fut renouvelé, ainsi que le postillon qui
n'appartenait pas à l'ordonnance royale, et qui échangea à l'écart
quelques paroles rapides avec l'inconnu. Celui-ci vint présenter la main à
Consuelo, qui rentra avec lui dans la voiture. Il s'y assit au fond, à la
plus grande distance d'elle possible; mais il n'interrompit le silence
solennel de la nuit que pour faire sonner deux heures à sa montre. Le jour
était encore loin de paraître, quoiqu'on entendit le chant de la caille
dans les bruyères et l'aboiement lointain des chiens de ferme. La nuit
était magnifique, la constellation de la grande ourse s'élargissait en se
renversant sur l'horizon. Le roulement de la voiture étouffa les voix
harmonieuses de la campagne, et on tourna le dos aux grandes étoiles
boréales. Consuelo comprit qu'elle marchait vers le sud. Karl, sur le
siège de la voiture, s'efforçait de repousser le spectre de Mayer, qu'il
croyait voir flotter à tous les carrefours de la forêt, au pied des croix,
ou sous les grands sapins des futaies, il ne songeait donc guère à
remarquer vers quelles régions sa bonne ou sa mauvaise étoile le dirigeait.
XXI.
La Porporina, jugeant que c'était un parti pris, chez son compagnon, de ne
point échanger une seule parole avec elle, crut ne pouvoir mieux faire que
de respecter le voeu bizarre qu'il semblait observer, à l'exemple des
antiques chevaliers errants. Pour échapper aux sombres images et aux
tristes réflexions que le récit de Karl lui suggérait, elle s'efforça de
ne penser qu'à l'avenir inconnu qui s'ouvrait devant elle; et peu à peu
elle tomba dans une rêverie pleine de charmes. Peu d'organisations
privilégiées ont seules le don de commander à leur pensée dans l'état
d'oisiveté contemplative. Consuelo avait eu souvent, et principalement
durant les trois mois d'isolement qu'elle venait de passer à Spandaw,
l'occasion d'exercer cette faculté, accordée d'ailleurs, moins aux heureux
de ce monde qu'à ceux qui disputent leur vie au travail, aux persécutions
et aux dangers. Car il faut bien reconnaître le mystère providentiel des
_grâces d'état_; sans quoi la force et la sérénité de certains infortunés
paraîtrait impossible à ceux qui n'ont guère connu le malheur.
Notre fugitive se trouvait, d'ailleurs, dans une situation assez bizarre
pour donner lieu à beaucoup de châteaux en Espagne. Ce mystère qui
l'enveloppait comme un nuage, cette fatalité qui l'attirait dans un monde
fantastique, cette sorte d'amour paternel qui l'environnait de miracles,
c'en était bien assez pour charmer une jeune imagination riche de poésie.
Elle se rappelait ces paroles de l'Écriture que, dans ses jours de
captivité, elle avait mises en musique.
«J'enverrai vers toi un de mes anges qui te portera dans ses bras, afin
que ton pied ne heurte point la pierre...
«... Je marche dans les ténèbres, et j'y marche sans crainte, parce que le
Seigneur est avec moi.»
Ces mots avaient désormais un sens plus clair et plus divin pour elle.
Dans un temps où l'on ne croit plus à la révélation directe et à la
manifestation sensible de la Divinité, la protection et le secours du ciel
se traduisent sous la forme d'assistance, d'affection et de dévouement de
la part de nos semblables. Il y a quelque chose de si doux à abandonner la
conduite de sa propre destinée à qui nous aime, et à se sentir, pour ainsi
dire, porté par autrui! C'est un bonheur si grand qu'il nous corromprait
vite, si nous ne nous combattions nous-mêmes pour ne pas en abuser. C'est
le bonheur de l'enfant, dont les songes dorés ne sont troublés, sur le
sein maternel, par aucune des appréhensions de la vie réelle.
Ces pensées, qui se présentaient comme un rêve à Consuelo, au sortir subit
et imprévu d'une existence si cruelle, la bercèrent d'une sainte volupté,
jusqu'à ce que le sommeil vint les noyer et les confondre dans cette sorte
de repos de l'âme et du corps qu'on pourrait appeler un néant senti et
savouré. Elle avait totalement oublié la présence de son muet compagnon de
voyage, lorsqu'elle se réveilla tout près de lui, la tête appuyée sur son
épaule. Elle ne pensa pas d'abord à se déranger; elle venait de rêver
qu'elle voyageait en charrette avec sa mère, et le bras qui la soutenait
lui semblait être celui de la Zingara. Un réveil plus complet lui fit
sentir la confusion de son inadvertance; mais le bras de l'inconnu
semblait être devenu une chaîne magique. Elle fit à la dérobée de vaines
tentatives pour s'en dégager; l'inconnu paraissait dormir lui-même et
avoir reçu machinalement sa compagne dans ses bras lorsque la fatigue et
le mouvement de la voiture l'y avaient fait glisser. Il avait joint ses
deux mains ensemble autour de la taille de Consuelo, comme pour se
préserver lui-même de la laisser tomber à ses pieds en s'endormant. Mais
son sommeil n'avait pas relâché la force de ses doigts entrelacés, et il
eût fallu, en essayant de les détacher, le réveiller complètement.
Consuelo ne l'osa pas. Elle espéra que de lui-même il lui rendrait sa
liberté sans le savoir, et qu'elle pourrait retourner à sa place sans
paraître avoir remarqué positivement toutes ces circonstances délicates de
leur tête-à-tête.
Mais en attendant que l'inconnu s'endormît plus profondément, Consuelo,
que le calme de sa respiration et l'immobilité de son repos avaient
rassurée, se rendormit elle-même, vaincue par l'épuisement qui succède aux
grandes agitations. Lorsqu'elle se réveilla de nouveau, la tête de son
compagnon s'était penchée sur la sienne, son masque s'était détaché, leurs
joues se touchaient, leurs haleines se confondaient. Elle fit un mouvement
brusque pour se retirer, sans songer à regarder les traits de l'inconnu,
ce qui, d'ailleurs, eût été assez difficile vu l'obscurité qui régnait au
dehors et surtout dans la voiture. L'inconnu rapprocha Consuelo de sa
poitrine, dont la chaleur embrasa magnétiquement la sienne, et lui ôta la
force et le désir de s'éloigner. Cependant il n'y avait rien de violent ni
de brutal dans l'étreinte douce et brûlante de cet homme. La chasteté ne
se sentait ni effrayée ni souillée par ses caresses; et Consuelo, comme si
un charme eût été jeté sur elle, oubliant la retenue, on pourrait même
dire la froideur virginale dont elle n'avait jamais été tentée de se
départir, même dans les bras du fougueux Anzoleto, rendit à l'inconnu le
baiser enthousiaste et pénétrant qu'il cherchait sur ses lèvres.
Comme tout était bizarre et insolite chez cet être mystérieux, le
transport involontaire de Consuelo ne parut ni le surprendre, ni
l'enhardir, ni l'enivrer. Il la pressa encore lentement contre son coeur;
et quoique ce fût avec une force extraordinaire, elle ne ressentit pas la
douleur qu'une violente pression cause toujours à un être délicat. Elle
n'éprouva pas non plus l'effroi et la honte qu'un si notable oubli de sa
pudeur accoutumée eût dû lui apporter après un instant de réflexion.
Aucune pensée ne vint troubler la sécurité ineffable de cet instant
d'amour senti et partagé comme par miracle. C'était le premier de sa vie.
Elle en avait l'instinct, ou plutôt la révélation; et le charme en était
si complet, si profond, si divin, que rien ne semblait pouvoir jamais
l'altérer. L'inconnu lui paraissait un être à part, quelque chose
d'angélique dont l'amour la sanctifiait. Il passa légèrement le bout de
ses doigts, plus doux que le tissu d'une fleur, sur les paupières de
Consuelo, et à l'instant elle se rendormit comme par enchantement. Il
resta éveillé cette fois, mais calme en apparence, comme s'il eût été
invincible, comme si les traits de la tentation n'eussent pu pénétrer son
armure. Il veillait en entraînant Consuelo vers des régions inconnues, tel
qu'un archange emportant sous son aile un jeune séraphin anéanti et
consumé par le rayonnement de la Divinité.
Le jour naissant et le froid du malin tirèrent enfin Consuelo de cette
espèce de léthargie. Elle se trouva seule dans la voiture, et se demanda
si elle avait rêvé qu'elle aimait. Elle essaya de baisser une des
jalousies: mais elles étaient toutes fermées par un verrou extérieur ou
par un ressort dont elle ne connaissait pas le jeu. Elle pouvait recevoir
l'air et voir courir en lignes brisées et confuses les marges blanches ou
vertes du chemin; mais elle ne pouvait rien discerner dans la campagne, ni
par conséquent faire aucune observation, aucune découverte sur la route
qu'elle tenait. Il y avait quelque chose d'absolu et de despotique dans la
protection étendue sur elle. Cela ressemblait à un enlèvement, elle
commença à en prendre souci et frayeur.
L'inconnu disparu, la pauvre pécheresse sentit arriver enfin toutes les
angoisses de la honte, toute la stupeur de l'étonnement. Il n'était
peut-être pas beaucoup de _filles d'Opéra_ (comme on appelait alors les
cantatrices et les danseuses) qui se fussent tourmentées pour un baiser
rendu dans les ténèbres à un inconnu fort discret, surtout avec la
garantie donnée par Karl à la Porporina que c'était un jeune homme d'une
prestance et d'une figure admirables. Mais cet acte de folie était
tellement en dehors des moeurs et des idées de la bonne et sage Consuelo,
qu'elle en fut profondément humiliée. Elle en demanda pardon aux mânes
d'Albert, et rougit jusqu'au fond de l'âme d'avoir été infidèle de coeur à
son souvenir d'une façon si brusque, et avec si peu de réflexion et de
dignité. Il faut, pensa-t-elle, que les évènements tragiques de la soirée
et la joie de ma délivrance m'aient donné un accès de délire. Autrement,
comment aurais-je pu me figurer que j'éprouvais de l'amour pour un homme
qui ne m'a pas adressé un seul mot, dont je ne sais pas le nom, et dont je
n'ai pas seulement vu les traits! Cela ressemble aux plus honteuses
aventures de bal masqué, à ces ridicules surprises des sens dont la
Corilla s'accusait devant moi, et dont je ne pouvais pas concevoir la
possibilité pour une autre femme qu'elle. Quel mépris cet homme doit avoir
conçu pour moi! S'il n'a pas abusé de mon égarement, c'est que j'étais
sous la garantie de son honneur, ou bien qu'un serment le lie sans doute à
des devoirs plus respectables, ou bien enfin qu'il m'a justement
dédaignée! Puisse-t-il avoir compris ou deviné que ce n'était de ma part
qu'un accès de fièvre, qu'un transport au cerveau!
Consuelo avait beau se faire tous ces reproches, elle ne pouvait se
défendre d'une amertume plus grande encore que toutes les railleries de sa
conscience: le regret d'avoir perdu ce compagnon du voyage qu'elle ne se
sentait le droit ni la force d'accuser ou de maudire. Il restait au fond
de sa pensée comme un être supérieur investi d'une puissance magique,
peut-être diabolique, mais à coup sûr irrésistible. Elle en avait peur, et
pourtant elle désirait n'en être pas si brusquement et à jamais séparée.
La voiture se mit au pas, et Karl vint ouvrir la jalousie. «Si vous voulez
marcher un peu, Signora, lui dit-il, _monsieur le chevalier_ vous y
engage. La montée est rude pour les chevaux, et nous sommes en plein bois;
il parait qu'il n'y a pas de danger.»
Consuelo s'appuya sur l'épaule de Karl, et sauta sur le sable sans lui
donner le temps de baisser le marchepied. Elle espérait voir son compagnon
de voyage, son amant improvisé. Elle le vit en effet, mais à trente pas
devant elle, le dos tourné par conséquent, et toujours drapé de ce vaste
manteau gris qu'il paraissait décidé à garder le jour comme la nuit. Sa
démarche et le peu qu'on apercevait de sa chevelure et de sa chaussure
annonçait une grande distinction, et l'élégance d'un homme soigneux de
rehausser par une toilette _galante_, comme on disait alors, _les
avantages de sa personne_. La poignée de son épée, recevant les rayons du
soleil levant, brillait à son flanc comme une étoile, et le parfum de la
poudre que les gens de bon ton choisissaient alors avec la plus grande
recherche, laissait derrière lui, dans l'atmosphère du matin, la trace
embaumée d'un homme _comme il faut_.
Hélas! mon Dieu, pensa Consuelo, c'est peut-être quelque fat, quelque
seigneur de contrebande, ou quelque noble orgueilleux. Quel qu'il soit,
il me tourne le dos ce matin, et il a bien raison!
«Pourquoi l'appelles-tu _le chevalier?_ demanda-t-elle à Karl en
continuant tout haut ses réflexions.
--C'est parce que je l'entends appeler ainsi par les postillons.
--Le chevalier de quoi?
--M. le chevalier tout court. Mais pourquoi cherchez-vous à le savoir,
Signora? Puisqu'il désire vous rester inconnu, il me semble qu'il vous
rend d'assez grands services au péril de sa vie, pour que vous ayez
l'obligeance de rester tranquille à cet égard. Quant à moi, je voyagerais
bien dix ans avec lui sans lui demander où il me mène. Il est si beau, si
brave, si bon, si gai!...
--Si gai? cet homme-là est gai?
--Certes. Il est si content de vous avoir sauvée, qu'il ne peut s'en
taire. Il me fait mille questions sur Spandaw, sur vous, sur Gottlieb, sur
moi, sur le roi de Prusse. Moi, je lui dis tout ce que je sais, tout ce
qui m'est arrivé, même l'aventure de Roswald! Cela fait tant de bien de
parler le bohémien et d'être écouté par un homme d'esprit qui vous
comprend, au lieu que tous ces ânes de Prussiens n'entendent que leur
chienne de langue.
--Il est donc Bohémien, lui?
--Je me suis permis de lui faire cette question, et il m'a répondu _non_
tout court, même un peu sèchement. Aussi j'avais tort de l'interroger,
lorsque son bon plaisir était de me faire répondre.
--Est-il toujours masqué?
--Seulement quand il s'approche de vous, Signora. Oh! c'est un plaisant;
il veut sans doute vous intriguer.»