George Sand

La comtesse de Rudolstadt
ÉDITION J. HETZEL, PARIS


LIBRAIRIE MARESCO ET Cie
6, RUE DU PONT-DE-LODI, PARIS

LIBRAIRIE BLANCHARD
78, RUE RICHELIEU, PARIS


1852




LA COMTESSE DE RUDOLSTADT

par George Sand




I.


La salle de l'Opéra italien de Berlin, bâtie durant les premières années
du règne de Frédéric le Grand, était alors une des plus belles de
l'Europe. L'entrée en était gratuite, le spectacle étant payé par le roi.
Il fallait néanmoins des billets pour y être admis, car toutes les loges
avaient leur destination fixe: ici les princes et princesses de la famille
royale; là le corps diplomatique, puis les voyageurs illustres, puis
l'Académie, ailleurs les généraux; enfin partout la famille du roi, la
maison du roi, les salariés du roi, les protégés du roi; et sans qu'on eût
lieu de s'en plaindre, puisque c'étaient le théâtre du roi et les
comédiens du roi. Restait, pour les bons habitants de la bonne ville de
Berlin, une petite partie du parterre; car la majeure partie était occupée
par les militaires, chaque régiment ayant le droit d'y envoyer un certain
nombre d'hommes par compagnie. Au lieu du peuple joyeux, impressionnable
et intelligent de Paris, les artistes avaient donc sous les yeux un
parterre de _héros de six pieds_, comme les appelait Voltaire, coiffés de
hauts bonnets, et la plupart surmontés de leurs femmes qu'ils prenaient
sur leurs épaules, le tout formant une société assez brutale, sentant fort
le tabac et l'eau-de-vie, ne comprenant rien de rien, ouvrant de grands
yeux, ne se permettant d'applaudir ni de siffler, par respect pour la
consigne, et faisant néanmoins beaucoup de bruit par son mouvement
perpétuel.

Il y avait infailliblement derrière ces messieurs deux rangs de loges d'où
les spectateurs ne voyaient et n'entendaient rien; mais, par convenance,
ils étaient forcés d'assister régulièrement au spectacle que Sa Majesté
avait la munificence de leur payer. Sa Majesté elle-même ne manquait
aucune représentation. C'était une manière de tenir militairement sous ses
yeux les nombreux membres de sa famille et l'inquiète fourmilière de ses
courtisans. Son père, le Gros-Guillaume, lui avait donné cet exemple, dans
une salle de planches mal jointes, où, en présence de mauvais histrions
allemands, la famille royale et la cour se morfondaient douloureusement
tous les soirs d'hiver, et recevaient la pluie sans sourciller, tandis que
le roi dormait. Frédéric avait souffert de cette tyrannie domestique, il
l'avait maudite, il l'avait subie, et il l'avait bientôt remise en vigueur
dès qu'il avait été maître à son tour, ainsi que beaucoup d'autres
coutumes beaucoup plus despotiques et cruelles, dont il avait reconnu
l'excellence depuis qu'il était le seul de son royaume à n'en plus
souffrir.

Cependant on n'osait se plaindre. Le local était superbe, l'Opéra monté
avec luxe, les artistes remarquables; et le roi, presque toujours debout à
l'orchestre près de la rampe, la lorgnette braquée sur le théâtre, donnait
l'exemple d'un dilettantisme infatigable.

On sait tous les éloges que Voltaire, dans les premiers temps de son
installation à Berlin, donnait aux splendeurs de la cour du _Salomon du
Nord_. Dédaigné par Louis XV, négligé par sa protectrice madame de
Pompadour, persécuté par la plèbe des jésuites, sifflé au Théâtre-Français,
il était venu chercher, dans un jour de dépit, des honneurs, des
appointements, un titre de chambellan, un grand cordon et l'intimité d'un
roi philosophe, plus flatteuse à ses yeux que le reste. Comme un grand
enfant, le grand Voltaire boudait la France, et croyait faire _crever de
dépit_ ses ingrats compatriotes. Il était donc un peu enivré de sa
nouvelle gloire lorsqu'il écrivait à ses amis que Berlin valait bien
Versailles, que l'opéra de _Phaéton_ était le plus beau spectacle qu'on
pût voir, et que la prima donna avait la plus belle voix de l'Europe.

Cependant, à l'époque où nous reprenons notre récit (et, pour ne pas faire
travailler l'esprit de nos lectrices, nous les avertirons qu'un an s'est
presque écoulé depuis les dernières aventures de Consuelo), l'hiver se
faisant sentir dans toute sa rigueur à Berlin, et le grand roi s'étant un
peu montré sous son véritable jour, Voltaire commençait à se
désillusionner singulièrement de la Prusse. Il était là dans sa loge entre
d'Argens et La Mettrie, ne faisant plus semblant d'aimer la musique, qu'il
n'avait jamais sentie plus que la véritable poésie. Il avait des douleurs
d'entrailles et il se rappelait mélancoliquement cet ingrat public des
brûlantes banquettes de Paris, dont la résistance lui avait été si amère,
dont les applaudissements lui avaient été si doux, dont le contact, en un
mot, l'avait si terriblement ému qu'il avait juré de ne plus s'y exposer,
quoiqu'il ne put s'empêcher d'y songer sans cesse et de travailler pour
lui sans relâche.

Ce soir-là pourtant le spectacle était excellent. On était en carnaval;
toute la famille royale, même les margraves mariés au fond de l'Allemagne,
était réunie à Berlin. On donnait le _Titus_ de Métastase et de Hasse, et
les deux premiers sujets de la troupe italienne, le Porporino et la
Porporina, remplissaient les deux premiers rôles.

Si nos lectrices daignent faire un léger effort de mémoire, elles se
rappelleront que ces deux personnages dramatiques n'étaient pas mari et
femme comme leur nom de guerre semblerait l'indiquer; mais que le premier
était le signor Uberti, excellent contralto, et le second, la Zingarella
Consuelo, admirable cantatrice, tous deux élèves du professeur Porpora,
qui leur avait permis, suivant la coutume italienne du temps, de porter le
glorieux nom de leur maître.

Il faut avouer que la signora Porporina ne chantait pas en Prusse avec
tout l'élan dont elle s'était sentie capable dans des jours meilleurs.
Tandis que le limpide contralto de son camarade résonnait sans défaillance
sous les voûtes de l'Opéra berlinois, à l'abri d'une existence assurée,
d'une habitude de succès incontestés, et d'un traitement invariable de
quinze mille livres de rente pour deux mois de travail; la pauvre
Zingarella, plus romanesque peut-être, plus désintéressée à coup sûr, et
moins accoutumée aux glaces du Nord et à celles d'un public de caporaux
prussiens, ne se sentait point électrisée, et chantait avec cette méthode
consciencieuse et parfaite qui ne laisse pas de prise à la critique, mais
qui ne suffit pas pour exciter l'enthousiasme. L'enthousiasme de l'artiste
dramatique et celui de l'auditoire ne peuvent se passer l'un de l'autre.
Or il n'y avait pas d'enthousiasme à Berlin sous le glorieux règne de
Fréderic le Grand. La régularité, l'obéissance, et ce qu'on appelait au
dix-huitième siècle et particulièrement chez Frédéric _la raison_,
c'étaient là les seules vertus qui pussent éclore dans cette atmosphère
pesée et mesurée de la main du roi. Dans toute assemblée présidée par lui,
on ne soufflait, on ne respirait qu'autant que le roi voulait bien le
permettre. Il n'y avait dans toute cette masse de spectateurs qu'un
spectateur libre de s'abandonner à ses impressions, et c'était le roi. Il
était à lui seul tout le public, et, quoiqu'il fût bon musicien, quoiqu'il
aimât la musique, toutes ses facultés, tous ses goûts étaient subordonnés
à une logique si glacée, que le lorgnon royal attaché à tous les gestes et,
on eût dit, à toutes les inflexions de voix de la cantatrice, au lieu de
la stimuler, la paralysait entièrement.

Bien lui prenait, au reste, de subir cette pénible fascination. La moindre
dose d'inspiration, le moindre accès d'entraînement imprévu, eussent
probablement scandalisé le roi et la cour; tandis que les traits savants
et difficiles, exécutés avec la pureté d'un mécanisme irréprochable,
ravissaient le roi, la cour et Voltaire. Voltaire disait, comme chacun
sait: «La musique italienne l'emporte de beaucoup sur la musique française,
parce qu'elle est plus ornée, _et que la difficulté vaincue est au moins
quelque chose_.» Voilà comme Voltaire entendait l'art. Il eût pu dire
comme un certain plaisant de nos jours, à qui l'on demandait s'il aimait
la musique: Elle ne me gêne pas précisément.

Tout allait fort bien, et l'opéra arrivait sans encombre au dénoûment; le
roi était fort satisfait, et se tournait de temps en temps vers son maître
de chapelle pour lui exprimer d'un signe de tête son approbation; il
s'apprêtait même à applaudir la Porporina à la fin de sa cavatine, ainsi
qu'il avait la bonté de le faire en personne et toujours judicieusement,
lorsque, par un caprice inexplicable, la Porporina, au milieu d'une
roulade brillante qu'elle n'avait jamais manquée, s'arrêta court, fixa des
yeux hagards vers un coin de la salle, joignit les mains en s'écriant:
_O mon Dieu!_ et tomba évanouie tout de son long sur les planches.
Porporino s'empressa de la relever, il fallut l'emporter dans la coulisse,
et un bourdonnement de questions, de réflexions et de commentaires s'éleva
dans la salle. Pendant cette agitation le roi apostropha le ténor resté en
scène, et, à la faveur du bruit qui couvrait sa voix:

«Eh bien, qu'est-ce que c'est? dit-il de son ton bref et impérieux;
qu'est-ce que cela veut dire? Conciolini, allez donc voir, dépêchez-vous!»

Conciolini revint au bout de quelques secondes, et se penchant
respectueusement au-dessus de la rampe près de laquelle le roi se tenait
accoudé et toujours debout:

«Sire, dit-il, la signora Porporina est comme morte. On craint qu'elle ne
puisse pas achever l'opéra.

--Allons donc! dit le roi en haussant les épaules; qu'on lui donne un
verre d'eau, qu'on lui fasse respirer quelque chose, et que cela finisse
le plus tôt possible.»

Le sopraniste, qui n'avait nulle envie d'impatienter le roi et d'essuyer
en public une bordée de mauvaise humeur, rentra dans la coulisse en
courant comme un rat, et le roi se mit à causer avec vivacité avec le chef
d'orchestre et les musiciens, tandis que la partie du public qui
s'intéressait beaucoup plus à l'humeur du roi qu'à la pauvre Porporina,
faisait des efforts inouïs, mais inutiles, pour entendre les paroles du
monarque.

Le baron de Poelnitz, grand chambellan du roi et directeur des spectacles,
vint bientôt rendre compte à Frédéric de la situation. Chez Frédéric, rien
ne se passait avec cette solennité qu'impose un public indépendant et
puissant. Le roi était partout chez lui, le spectacle était à lui et pour
lui. Personne ne s'étonna de le voir devenir le principal acteur de cet
intermède imprévu.

«Eh bien! voyons, baron! disait-il assez haut pour être entendu d'une
partie de l'orchestre, cela finira-t-il bientôt? c'est ridicule! Est-ce
que vous n'avez pas un médecin dans la coulisse? vous devez toujours avoir
un médecin sur le théâtre.

--Sire, le médecin est là. Il n'ose saigner la cantatrice, dans la crainte
de l'affaiblir et de l'empêcher de continuer son rôle. Cependant il sera
forcé d'en venir là, si elle ne sort pas de cet évanouissement.

--C'est donc sérieux! ce n'est donc pas une grimace, au moins?

--Sire, cela me paraît fort sérieux.

--En ce cas, faites baisser la toile, et allons-nous-en; ou bien que
Porporino vienne nous chanter quelque chose pour nous dédommager, et pour
que nous ne finissions pas sur une catastrophe.»

Porporino obéit, chanta admirablement deux morceaux. Le roi battit des
mains, le public l'imita, et la représentation fut terminée. Une minute
après, tandis que la cour et la ville sortaient, le roi était sur le
théâtre, et se faisait conduire par Poelnitz à la loge de la prima donna.

Une actrice qui se trouve mal en scène n'est pas un événement auquel tout
public compatisse comme il le devrait; en général, quelque adorée que soit
l'idole, il entre tant d'égoïsme dans les jouissances du _dilettante_,
qu'il est beaucoup plus contrarié d'en perdre une partie par
l'interruption du spectacle, qu'il n'est affecté des souffrances et de
l'angoisse de la victime. Quelques femmes _sensibles_, comme on disait
dans ce temps-là, déplorèrent en ces termes la catastrophe de la soirée:

«Pauvre petite! elle aura eu _un chat_ dans le gosier au moment de faire
son trille, et, dans la crainte de le manquer, elle aura préféré se
trouver mal.

--Moi, je croirais assez qu'elle n'a pas fait semblant, dit une dame
encore plus sensible: on ne tombe pas de cette force-là quand on n'est pas
véritablement malade.

--Ah! qui sait, ma chère? reprit la première; quand on est grande
comédienne, on tombe comme l'on veut, et on ne craint pas de se faire un
peu de mal. Cela fait si bien dans le public!

--Que diable a donc eu cette Porporina ce soir, pour nous faire un pareil
esclandre! disait, dans un autre endroit du vestibule, où se pressait le
beau monde en sortant, La Mettrie au marquis d'Argens! Est-ce que son
amant l'aurait battue?

--Ne parlez pas ainsi d'une fille charmante et vertueuse, répondit le
marquis; elle n'a pas d'amant, et si elle en a jamais, elle ne méritera
pas d'être outragée par lui, à moins qu'il ne soit le dernier des hommes.

--Ah! pardon, marquis! j'oubliais que je parlais au preux chevalier de
toutes les filles de théâtre, passées, présentes et futures! A propos,
comment se porte mademoiselle Cochois?

--Ma chère enfant, disait au même instant la princesse Amélie de Prusse,
soeur du roi, abbesse de Quedlimburg, à sa confidente ordinaire, la belle
comtesse de Kleist, en revenant dans sa voiture au palais, as-tu remarqué
l'agitation de mon frère pendant l'aventure de ce soir?

--Non, Madame, répondit madame de Maupertuis, grande gouvernante de la
princesse, personne excellente, fort simple et fort distraite; je ne l'ai
pas remarquée.

--Eh! ce n'est pas à toi que je parle, reprit la princesse avec ce ton
brusque et décidé qui lui donnait parfois tant d'analogie avec Frédéric:
est-ce que tu remarques quelque chose, toi? Tiens! remarque les étoiles
dans ce moment-ci: j'ai quelque chose à dire à de Kleist, que je ne veux
pas que tu entendes.»

Madame de Maupertuis ferma consciencieusement l'oreille, et la princesse,
se penchant vers madame de Kleist, assise vis-à-vis d'elle, continua ainsi:

«Tu diras ce que tu voudras; il me semble que pour la première fois depuis
quinze ans ou vingt ans peut-être, depuis que je suis en âge d'observer et
de comprendre, le roi est amoureux.

--Votre Altesse royale en disait autant l'année dernière à propos de
mademoiselle Barberini, et cependant Sa Majesté n'y avait jamais songé.

--Jamais songé! Tu te trompes, mon enfant. Il y avait tellement songé, que
lorsque le jeune chancelier Cocceï en a fait sa femme, mon frère a été
travaillé, pendant trois jours, de la plus belle colère rentrée qu'il ait
eue de sa vie.

--Votre Altesse sait bien que Sa Majesté ne peut pas souffrir les
mésalliances.

--Oui, les mariages d'amour, cela s'appelle ainsi. Mésalliance! ah! le
grand mot! vide de sens, comme tous les mots qui gouvernent le monde et
tyrannisent les individus.»

La princesse fit un grand soupir, et, passant rapidement, selon sa coutume,
à une autre disposition d'esprit, elle dit, avec ironie et impatience, à
sa grande gouvernante:

«Maupertuis, tu nous écoutes! tu ne regardes pas les astres, comme je te
l'ai ordonné. C'est bien la peine d'être la femme d'un si grand savant,
pour écouter les balivernes de deux folles comme de Kleist et moi!--Oui,
je te dis, reprit-elle en s'adressant à sa favorite, que le roi a eu une
velléité d'amour pour cette Barberini. Je sais, de bonne source, qu'il a
été souvent prendre le thé, avec Jordan et Chazols, dans son appartement,
après le spectacle; et que même elle a été plus d'une fois des soupers de
Sans-Souci, ce qui était, avant elle, sans exemple dans la vie de Potsdam.
Veux-tu que je te dise davantage? Elle y a demeuré, elle y a eu un
appartement, pendant des semaines et peut-être des mois entiers. Tu vois
que je sais assez bien ce qui se passe, et que les airs mystérieux de mon
frère ne m'en imposent pas.

--Puisque Votre Altesse royale est si bien informée, elle n'ignore pas que,
pour des raisons... d'État, qu'il ne m'appartient pas de deviner, le roi
a voulu quelquefois faire accroire aux gens qu'il n'était pas si austère
qu'on le présumait, bien qu'au fond...

--Bien qu'au fond mon frère n'ait jamais aimé aucune femme, pas même la
sienne, à ce qu'on dit, et à ce qu'il semble? Eh bien, moi, je ne crois
pas à cette vertu, encore moins à cette froideur. Frédéric a toujours été
hypocrite, vois-tu. Mais il ne me persuadera pas que mademoiselle
Barberini ait demeuré dans son palais pour faire seulement semblant d'être
sa maîtresse. Elle est jolie comme un ange, elle a de l'esprit comme un
diable, elle est instruite, elle parle je ne sais combien de langues.

--Elle est très-vertueuse, elle adore son mari.

--Et son mari l'adore, d'autant plus que c'est une épouvantable
mésalliance, n'est-ce pas, de Kleist? Allons, tu ne veux pas me répondre?
Je te soupçonne, noble veuve, d'en méditer une avec quelque pauvre page,
ou quelque mince bachelier ès sciences.

--Et Votre Altesse voudrait voir aussi une mésalliance de coeur s'établir
entre le roi et quelque demoiselle d'Opéra?

--Ah! avec la Porporina la chose serait plus probable et la distance moins
effrayante. J'imagine qu'au théâtre, comme à la cour, il y a une
hiérarchie, car c'est la fantaisie et la maladie du genre humain que ce
préjugé-là. Une chanteuse doit s'estimer beaucoup plus qu'une danseuse; et
l'on dit d'ailleurs que cette Porporina a encore plus d'esprit,
d'instruction, de grâce, enfin qu'elle sait encore plus de langues que la
Barberini. Parler les langues qu'il ne sait pas, c'est la manie de mon
frère. Et puis la musique, qu'il fait semblant d'aimer aussi beaucoup,
quoiqu'il ne s'en doute pas, vois-tu?... C'est encore un point de contact
avec notre prima donna. Enfin elle va aussi à Potsdam l'été, elle a
l'appartement que la Barberini occupait au nouveau Sans-Souci, elle chante
dans les petits concerts du roi... N'en est-ce pas assez pour que ma
conjecture soit vraie?

--Votre Altesse se flatte en vain de surprendre une faiblesse dans la vie
de notre grand prince. Tout cela est fait trop ostensiblement et trop
gravement pour que l'amour y soit pour rien.

--L'amour, non, Frédéric ne sait ce que c'est que l'amour; mais un certain
attrait, une petite intrigue. Tout le monde se dit cela tout bas, tu n'en
peux pas disconvenir.

--Personne ne le croit, madame. On se dit que le roi pour se désennuyer,
s'efforce de s'amuser du caquet et des jolies roulades d'une actrice; mais
qu'au bout d'un quart d'heure de paroles et de roulades, il lui dit, comme
il dirait à un de ses secrétaires: «C'est assez pour aujourd'hui; si j'ai
envie de vous entendre demain, je vous ferai avertir.

--Ce n'est pas galant. Si c'est ainsi qu'il faisait la cour à madame de
Cocceï, je ne m'étonne pas qu'elle n'ait jamais pu le souffrir. Dit-on que
cette Porporina ait l'humeur aussi sauvage avec lui?

--On dit qu'elle est parfaitement modeste, convenable, craintive et triste.

--Eh bien, ce serait le meilleur moyen de plaire au roi. Peut-être
est-elle fort habile. Si elle pouvait l'être! et si l'on pouvait se fier
à elle!

--Ne vous fiez à personne, madame, je vous en supplie, pas même à madame
de Maupertuis, qui dort si profondément dans ce moment-ci.

--Laisse-la ronfler. Éveillée ou endormie, c'est toujours la même bête...
C'est égal, de Kleist, je voudrais connaître cette Porporina, et savoir si
l'on peut tirer d'elle quelque chose. Je regrette beaucoup de n'avoir pas
voulu la recevoir chez moi, lorsque le roi m'a proposé de me l'amener le
matin pour faire de la musique: tu sais que j'avais une prévention contre
elle...

--Mal fondée, certainement. Il était bien impossible...

--Ah! qu'il en soit ce que Dieu voudra! le chagrin et l'épouvante m'ont
tellement travaillée depuis un an, que les soucis secondaires se sont
effacés. J'ai envie de voir cette fille. Qui sait si elle ne pourrait pas
obtenir du roi ce que nous implorons vainement? Je me suis figuré cela
depuis quelques jours, et comme je ne pense pas à autre chose qu'à ce que
tu sais, en voyant Frédéric s'agiter et s'inquiéter ce soir à propos
d'elle, je me suis affermie dans l'idée qu'il y avait là une porte de
salut.

--Que Votre Altesse y prenne bien garde... le danger est grand.

--Tu dis toujours cela; j'ai plus de méfiance et de prudence que toi.
Allons, il faudra y penser. Réveille ma chère gouvernante, nous arrivons.»




II.


Pendant que la jeune et belle abbesse[1] se livrait à ses commentaires, le
roi entrait sans frapper dans la loge de la Porporina, au moment où elle
commençait à reprendre ses esprits.

[Note 1: On sait que Frédéric donnait des abbayes, des canonicats et des
évêchés à ses favoris, à ses officiers, et à ses parents protestants. La
princesse Amélie, ayant refusé obstinément de se marier, avait été dotée
par lui de l'abbaye de Quedlimburg, prébende royale qui rapportait cent
mille livres de rente, et dont elle porta le titre à la manière des
chanoinesses catholiques.]

«Eh bien, Mademoiselle, lui dit-il d'un ton peu compatissant et même peu
poli, comment vous trouvez-vous? Êtes-vous donc sujette à ces
accidents-là? dans votre profession, ce serait un grave inconvénient.
Est-ce une contrariété que vous avez eue? Êtes-vous si malade que vous ne
puissiez répondre? Répondez, vous, Monsieur, dit-il au médecin qui
soignait la cantatrice, est-elle gravement malade?

--Oui, Sire, répondit le médecin, le pouls est à peine sensible. Il y a un
désordre très-grand dans la circulation, et toutes les fonctions de la vie
sont comme suspendues; la peau est glacée.

--C'est vrai, dit le roi en prenant la main de la jeune fille dans la
sienne; l'oeil est fixe, la bouche décolorée. Faites-lui prendre des
gouttes d'Hoffmann, que diable! Je craignais que ce ne fût une scène de
comédie, je me trompais. Cette fille est fort malade. Elle n'est ni
méchante, ni capricieuse, n'est-ce pas, monsieur Porporino? Personne ne
lui a fait de chagrin ce soir? Personne n'a jamais eu à se plaindre d'elle,
n'est-ce pas?

--Sire, ce n'est pas une comédienne, répondit Porporino, c'est un ange.

--Rien que cela! En êtes-vous amoureux?

--Non, Sire, je la respecte infiniment; je la regarde comme ma soeur.

--Grâce à vous deux et à Dieu, qui ne damne plus les comédiens, mon
théâtre va devenir une école de vertu! Allons, la voilà qui revient un
peu. Porporina, est-ce que vous ne me reconnaissez pas?

--Non, Monsieur, répondit la Porporina en regardant d'un air effaré le roi
qui lui frappait dans les mains.

--C'est peut-être un transport au cerveau, dit le roi; vous n'avez pas
remarqué qu'elle fût épileptique?

--Oh! Sire, jamais! ce serait affreux, répondit le Porporino, blessé de la
manière brutale dont le roi s'exprimait sur le compte d'une personne si
intéressante.

--Ah! tenez, ne la saignez pas, dit le roi en repoussant le médecin qui
voulait s'armer de sa lancette; je n'aime pas à voir froidement couler le
sang innocent hors du champ de bataille. Vous n'êtes pas des guerriers,
vous êtes des assassins, vous autres! laissez-la tranquille; donnez-lui de
l'air. Porporino, ne la laissez pas saigner; cela peut tuer, voyez-vous!
Ces messieurs-là ne doutent de rien. Je vous la confie. Ramenez-la dans
votre voiture, Poelnitz! Enfin vous m'en répondez. C'est la plus grande
cantatrice que nous ayons encore eue, et nous n'en retrouverions pas une
pareille de si tôt. A propos, qu'est-ce que vous me chanterez demain,
monsieur Conciolini?»

Le roi descendit l'escalier du théâtre avec le ténor en parlant d'autre
chose, et alla se mettre à souper avec Voltaire, La Mettrie, d'Argens,
Algarotti et le général Quintus Icilius.

Frédéric était dur, violent et profondément égoïste. Avec cela, il était
généreux et bon, même tendre et affectueux à ses heures. Ceci n'est point
un paradoxe. Tout le monde connaît le caractère à la fois terrible et
séduisant de cet homme à faces multiples, organisation compliquée et
remplie de contrastes, comme toutes les natures puissantes, surtout
lorsqu'elles sont investies du pouvoir suprême, et qu'une vie agitée les
développe dans tous les sens.

Tout en soupant, tout en raillant et devisant avec amertume et avec grâce,
avec brutalité et avec finesse, au milieu de ces chers amis qu'il n'aimait
pas, et de ces admirables _beaux-esprits_ qu'il n'admirait guère, Frédéric
devint tout à coup rêveur, et se leva au bout de quelques instants de
préoccupation, en disant à ses convives:

«Causez toujours, je vous entends.»

Là-dessus, il passe dans la chambre voisine, prend son chapeau et son épée,
fait signe à un page de le suivre, et s'enfonce dans les profondes
galeries et les mystérieux escaliers de son vieux palais, tandis que ses
convives, le croyant tout près, mesurent leurs paroles et n'osent rien se
dire qu'il ne puisse entendre. Au reste, ils se méfiaient tellement (et
pour cause) les uns des autres, qu'en quelque lieu qu'ils fussent sur la
terre de Prusse, ils sentaient toujours planer sur eux le fantôme
redoutable et malicieux de Frédéric.

La Mettrie, médecin peu consulté et lecteur peu écouté du roi, était le
seul qui ne connût pas la crainte et qui n'en inspirât à personne. On le
regardait comme tout à fait inoffensif, et il avait trouvé le moyen que
personne ne put lui nuire. C'était de faire tant d'impertinences, de
folies et de sottises devant le roi, qu'il eût été impossible d'en
supposer davantage, et qu'aucun ennemi, aucun délateur n'eût su lui
attribuer un tort qu'il ne se fût pas hautement et ambitieusement donné de
lui-même aux yeux du roi. Il paraissait prendre au pied de la lettre le
philosophisme égalitaire que le roi affectait dans sa vie intime avec les
sept ou huit personnes qu'il honorait de sa familiarité. A cette époque,
après dix ans de règne environ, Frédéric, encore jeune, n'avait pas
dépouillé entièrement l'affabilité populaire du prince royal, du
philosophe hardi de _Remusberg_. Ceux qui le connaissaient n'avaient garde
de s'y fier. Voltaire, le plus gâté de tous et le dernier venu, commençait
à s'en inquiéter et à voir le tyran percer sous le bon prince, le Denys
sous le Marc-Aurèle. Mais La Mettrie, soit candeur inouïe, soit calcul
profond, soit insouciance audacieuse, traitait le roi avec aussi peu de
façons que le roi avait prétendu vouloir l'être. Il ôtait sa cravate, sa
perruque, voire ses souliers dans ses appartements, s'étendait sur les
sofas, avait son franc parler avec lui, le contredisait ouvertement, se
prononçait lestement sur le peu de cas à faire des grandeurs de ce monde,
de la royauté comme de la religion, et de tous les autres _préjugés_
battus en brèche par la _raison_ du jour; en un mot, se comportait en vrai
cynique, et donnait tant de motifs à une disgrâce et à un renvoi, que
c'était miracle de le voir resté debout, lorsque tant d'autres avaient été
renversés et brisés pour de minces peccadilles. C'est que sur les
caractères ombrageux et méfiants comme était Frédéric, un mot insidieux
rapporté par l'espionnage, une apparence d'hypocrisie, un léger doute,
font plus d'impressions que mille imprudences. Frédéric tenait son La
Mettrie pour insensé, et souvent il s'arrêtait pétrifié de surprise devant
lui, en se disant:

«Voilà un animal d'une impudence vraiment scandaleuse.»

Puis il ajoutait à part:

«Mais c'est un esprit sincère, et celui-là n'a pas deux langages, deux
opinions sur mon compte. Il ne peut pas me maltraiter en cachette plus
qu'il ne fait en face; au lieu que tous les autres, qui sont à mes pieds,
que ne disent-ils pas et que ne pensent-ils pas, quand je tourne le dos et
qu'ils se relèvent? Donc La Mettrie est le plus honnête homme que je
possède, et je dois le supporter d'autant plus qu'il est insupportable.»

Le pli était donc pris. La Mettrie ne pouvait plus fâcher le roi, et même
il réussissait à lui faire trouver plaisant de sa part ce qui eût été
révoltant de celle de tout autre. Tandis que Voltaire s'était embarqué,
dès le commencement, dans un système d'adulations impossible à soutenir,
et dont il commençait à se fatiguer et à se dégoûter étrangement lui-même,
le cynique La Mettrie allait son train, s'amusait pour son compte, était
aussi à l'aise avec Frédéric qu'avec le premier venu, et ne se trouvait
pas dans la nécessité de maudire et de renverser une idole à laquelle il
n'avait jamais rien sacrifié ni rien promis. Il résultait de cet état de
son âme que Frédéric, qui commençait à s'ennuyer de Voltaire lui-même,
s'amusait toujours cordialement avec La Mettrie et ne pouvait guère s'en
passer, parce que, de son côté, c'était le seul homme qui ne fit pas
semblant de s'amuser avec lui.

Le marquis d'Argens, chambellan à six mille francs d'appointements (le
premier chambellan Voltaire en touchait vingt mille), était ce philosophe
léger, cet écrivain facile et superficiel, véritable Français de son temps,
bon, étourdi, libertin, sentimental, à la fois brave et efféminé,
spirituel, généreux et moqueur; homme entre deux âges, romanesque comme un
adolescent, et sceptique comme un vieillard. Ayant passé toute sa jeunesse
avec les actrices, tour à tour trompeur et trompé, toujours amoureux fou
de la dernière, il avait fini par épouser en secret mademoiselle Cochois,
premier sujet de la Comédie-Française à Berlin, personne fort laide, mais
fort intelligente, et qu'il s'était plu à instruire. Frédéric ignorait
encore cette union mystérieuse, et d'Argens n'avait garde de la révéler à
ceux qui pouvaient le trahir. Voltaire cependant était dans la confidence.
D'Argens aimait sincèrement le roi; mais il n'en était pas plus aimé que
les autres. Frédéric ne croyait à l'affection de personne, et le pauvre
d'Argens était tantôt le complice, tantôt le plastron de ses plus cruelles
plaisanteries.

On sait que le colonel décoré par Frédéric du surnom emphatique de Quintus
Icilius était un Français d'origine, nommé Guichard, militaire énergique
et tacticien savant, du reste grand pillard, comme tous les gens de son
espèce, et courtisan dans la force du terme.

Nous ne dirons rien d'Algarotti, pour ne pas fatiguer le lecteur d'une
galerie de personnages historiques. Il nous suffira d'indiquer les
préoccupations des convives de Frédéric pendant son alibi, et nous avons
déjà dit qu'au lieu de se sentir soulagés de la secrète gêne qui les
opprimait, ils se trouvèrent plus mal à l'aise, et ne purent se dire un
mot sans regarder cette porte entr'ouverte par laquelle était sorti le roi,
et derrière laquelle il était peut-être occupé à les surveiller.

La Mettrie fit seul exception, et, remarquant que le service de la table
était fort négligé en l'absence du roi: «Parbleu! s'écria-t-il, je trouve
le maître de la maison fort mal appris de nous laisser ainsi manquer de
serviteurs et de Champagne, et je m'en vais voir s'il est là dedans pour
lui porter plainte.»

Il se leva, alla, sans crainte d'être indiscret jusque dans la chambre du
roi, et revint en s'écriant:

«Personne! voilà qui est plaisant. Il est capable d'être monté et à cheval
de faire faire une manoeuvre aux flambeaux pour activer sa digestion. Le
drôle de corps!

--C'est vous qui êtes un drôle de corps! dit Quintus Icilius, qui ne
pouvait pas s'habituer aux manières étranges de La Mettrie.

--Ainsi le roi est sorti? dit Voltaire en commençant à respirer plus
librement.

--Oui, le roi est sorti, dit le baron de Poelnitz en entrant. Je viens de
le rencontrer dans une arrière-cour avec un page pour toute escorte. Il
avait revêtu son grand incognito et endossé son habit couleur de muraille:
aussi ne l'ai-je pas reconnu du tout.»

Il nous faut bien dire un mot de ce troisième chambellan qui vient
d'entrer, autrement le lecteur ne comprendrait pas qu'un autre que La
Mettrie osât s'exprimer aussi lestement sur le compte du maître. Poelnitz,
dont l'âge était aussi problématique que le traitement et les fonctions,
était ce baron prussien, ce roué de la Régence, qui brilla dans sa
jeunesse à la cour de madame Palatine, mère du duc d'Orléans, ce joueur
effréné dont le roi de Prusse ne voulait plus payer les dettes, grand
aventurier, libertin cynique, très-espion, un peu escroc, courtisan
effronté, nourri, enchaîné, méprise, raillé, et fort mal salarié par son
maître, qui pourtant ne pouvait se passer de lui, parce qu'un monarque
absolu a toujours besoin d'avoir sous la main un homme capable de faire
les plus mauvaises choses, tout en y trouvant le dédommagement de ses
humiliations et la nécessité de son existence. Poelnitz était en outre,
à cette époque, le directeur des théâtres de Sa Majesté, une sorte
d'intendant suprême de ses menus plaisirs. On l'appelait déjà le vieux
Poelnitz, et on l'appela encore ainsi trente ans plus tard. C'était le
courtisan éternel. Il avait été page du dernier roi. Il joignait aux vices
raffinés de la régence la grossièreté cynique de la tabagie du
Gros-Guillaume et l'impertinente raideur du règne bel esprit et militaire
de Frédéric le Grand. Sa faveur auprès de ce dernier étant un état
chronique de disgrâce, il se souciait peu de la perdre; et d'ailleurs,
faisant toujours le rôle d'agent provocateur, il ne craignait réellement
les mauvais offices de personne auprès du maître qui l'employait.

«Pardieu! mon cher baron, s'écria La Mettrie, vous auriez bien dû suivre
le roi pour venir nous raconter ensuite son aventure. Nous l'aurions fait
damner à son retour en lui disant comme quoi, sans quitter la table, nous
avions vu ses faits et gestes.

--Encore mieux! dit Poelnitz en riant. Nous lui aurions dit cela demain
seulement, et nous aurions mis la divination sur le compte du sorcier.

--Quel sorcier? demanda Voltaire.

--Le fameux comte de Saint-Germain qui est ici depuis ce matin.

--En vérité? Je suis fort curieux de savoir si c'est un charlatan ou un
fou.

--Et voilà le difficile, dit la Mettrie. Il cache si bien son jeu, que
personne ne peut se prononcer à cet égard.

--Et ce n'est pas si fou, cela! dit Algarotti.

--Parlez-moi de Frédéric, dit La Mettrie; je veux piquer sa curiosité par
quelque bonne histoire, afin qu'il nous régale un de ces jours à souper du
Saint-Germain et de ses aventures d'avant le déluge. Cela m'amusera.
Voyons! où peut être notre cher monarque à cette heure? Baron, vous le
savez! vous êtes trop curieux pour ne pas l'avoir suivi, ou trop malin
pour ne l'avoir pas deviné.

--Voulez-vous que je vous le dise? dit Poelnitz.

--J'espère, Monsieur, dit Quintus en devenant tout violet d'indignation,
que vous n'allez pas répondre aux étranges questions de M. La Mettrie.
Si Sa Majesté...

--Oh! mon cher, dit La Mettrie, il n'y a pas de Majesté ici, de dix heures
du soir à deux heures du matin. Frédéric l'a posé en statut une fois pour
toutes, et je ne connais que la loi: «Il n y a pas de roi quand on soupe.»
Vous ne voyez donc pas que ce pauvre roi s'ennuie, et vous ne voulez pas
l'aider, mauvais serviteur et mauvais ami que vous êtes, à oublier pendant
les douces heures de la nuit le fardeau de sa grandeur? Allons, Poelnitz,
cher baron, parlez; où est le roi à cette heure?

«Je ne veux pas le savoir! dit Quintus en se levant et en quittant la
table.

--A votre aise, dit Poelnitz. Que ceux qui ne veulent pas m'entendre se
bouchent les oreilles.

--J'ouvre les miennes, dit La Mettrie.

--Ma foi, et moi aussi, dit Algarotti en riant.

Messieurs, dit Poelnitz, Sa Majesté est chez la signora Porporina.

--Vous nous la baillez belle! s'écria La Mettrie.»

Et il ajouta une phrase en latin, que je ne puis traduire parce que je ne
sais pas le latin.

Quintus Icilius devint pale et sortit. Algarotti récita un sonnet italien
que je ne comprends pas beaucoup non plus; et Voltaire improvisa quatre
vers pour comparer Frédéric à Jules-César; après quoi, ces trois érudits
se regardèrent en souriant; et Poelnitz reprit d'un air sérieux:

«Je vous donne ma parole d'honneur que le roi est chez la Porporina.

--Ne pourriez-vous pas donner quelque autre chose? dit d'Argens, à qui
tout cela déplaisait au fond, parce qu'il n'était pas homme à trahir les
autres pour augmenter son crédit.»

«Poelnitz répondit sans se troubler:

«Mille diables, monsieur le marquis, quand le roi nous dit que vous êtes
chez mademoiselle Cochois, cela ne nous scandalise point. Pourquoi vous
scandalisez-vous de ce qu'il est chez mademoiselle Porporina?

--Cela devrait vous édifier, au contraire, dit Algarotti; et si cela est
vrai, je l'irai dire à Rome.

--Et Sa Sainteté, qui est un peu _gausseuse_, ajouta Voltaire, dira de
fort jolies choses là-dessus.

--Sur quoi Sa Sainteté _gaussera_-t-elle? demanda le roi en paraissant
brusquement sur le seuil de la salle à manger.

--Sur les amours de Frédéric le Grand avec la Porporina de Venise,
répondit effrontément La Mettrie.»

Le roi pâlit, et lança un regard terrible sur ses convives, qui tous
pâlirent plus ou moins, excepté La Mettrie.

«Que voulez-vous, dit celui-ci tranquillement; M. de Saint-Germain avait
prédit, ce soir, à l'Opéra, qu'à l'heure où Saturne passerait entre
Régulus et la Vierge. Sa Majesté suivie d'un page...

--Décidément, qu'est-ce que ce comte de Saint-Germain?» dit le roi en
s'asseyant avec la plus grande tranquillité, et en tendant son verre à La
Mettrie, pour qu'il le lui remplit de champagne.

On parla du comte de Saint-Germain; et l'orage fut ainsi détourné sans
explosion. Au premier choc, l'impertinence de Poelnitz, qui l'avait trahi,
et l'audace de La Mettrie, qui osait le lui dire, avaient transporté le
roi de colère; mais, pendant le temps que La Mettrie disait trois paroles,
Frédéric s'était rappelé qu'il avait recommandé à Poelnitz de bavarder sur
certain chapitre, et de faire bavarder les autres, à la première occasion.
Il était donc rentré en lui-même avec cette facilité et cette liberté
d'esprit qu'il possédait au plus haut degré, et il ne fut pas plus
question de sa promenade nocturne que si elle n'eut été remarquée de
personne. La Mettrie eût bien osé revenir à la charge s'il y eût songé;
mais la légèreté de son esprit suivit la nouvelle route que Frédéric lui
ouvrait; et c'est ainsi que Frédéric dominait souvent La Mettrie lui-même.
Il le traitait comme un enfant que l'on voit prêt à briser une glace ou à
sauter par une fenêtre, et à qui l'on montre un jouet pour le distraire et
le détourner de sa fantaisie. Chacun fit son commentaire sur le fameux
comte de Saint-Germain; chacun raconta son anecdote. Poelnitz prétendit
l'avoir vu en France, il y avait vingt ans. Et je l'ai revu ce matin,
ajouta-t-il, aussi peu vieilli que si je l'avais quitté d'hier. Je me
souviens qu'un soir, en France, entendant parler de la passion de
Notre-Seigneur Jésus-Christ, il s'écria, de la façon la plus plaisante et
avec un sérieux incroyable: «Je lui avais bien dit qu'il finirait par se
faire un mauvais parti chez ces méchants Juifs. Je lui ai même prédit à
peu près tout ce qui lui est arrivé; mais il ne m'écoutait pas: son zèle
lui faisait mépriser tous les dangers. Aussi sa fin tragique m'a fait une
peine dont je ne me consolerai jamais, et je n'y puis songer sans répandre
des larmes.» En disant cela, ce diable de comte pleurait tout de bon; et
peu s'en fallait qu'il ne nous fit pleurer aussi.

«Vous êtes un si bon chrétien, dit le roi, que cela ne m'étonne point de
vous.»

Poelnitz avait changé trois ou quatre fois de religion, du matin au soir,
pour postuler des bénéfices et des places dont le roi l'avait leurré par
forme de plaisanterie.

«Votre anecdote traîne partout, dit d'Argens au baron, et ce n'est qu'une
facétie. J'en ai entendu de meilleures; et ce qui rend, à mes yeux, ce
comte de Saint-Germain un personnage intéressant et remarquable, c'est la
quantité d'appréciations tout à fait neuves et ingénieuses au moyen
desquelles il explique des événements restés à l'état de problèmes fort
obscurs dans l'histoire. Sur quelque sujet et sur quelque époque qu'on
l'interroge, on est surpris, dit-on, de le voir connaître ou de lui
entendre inventer une foule de choses vraisemblables, intéressantes, et
propres à jeter un nouveau jour sur les faits les plus mystérieux.

--S'il dit des choses vraisemblables, observa Algarotti, il faut que ce
soit un homme prodigieusement érudit et doué d'une mémoire extraordinaire.

--Mieux que cela! dit le roi. L'érudition ne suffit pas pour expliquer
l'histoire. Il faut que cet homme ait une puissante intelligence et une
profonde connaissance du coeur humain. Reste à savoir si cette belle
organisation a été faussée par le travers de vouloir jouer un rôle bizarre,
en s'attribuant une existence éternelle et la mémoire des événements
antérieures à sa vie humaine; ou si, à la suite de longues études et de
profondes méditations, le cerveau s'est dérangé, et s'est laissé frapper
de monomanie.

--Je puis au moins, dit Poelnitz, garantir à Votre Majesté la bonne foi et
la modestie de notre homme. On ne le fait pas parler aisément des choses
merveilleuses dont il croit avoir été témoin. Il sait qu'on l'a traité de
rêveur et de charlatan, et il en paraît fort affecté; car maintenant il
refuse de s'expliquer sur sa puissance surnaturelle.

--Eh bien, Sire, est-ce que vous ne mourez pas d'envie de le voir et de
l'entendre? dit La Mettrie. Moi j'en grille.

--Comment pouvez-vous être curieux de cela? reprit le roi. Le spectacle de
la folie n'est rien moins que gai.

--Si c'est de la folie, d'accord; mais si ce n'en est pas?

--Entendez-vous, Messieurs, reprit Frédéric; voici l'incrédule, l'athée
par excellence, qui se prend au merveilleux, et qui croit déjà à
l'existence éternelle de M. de Saint-Germain! Au reste, cela ne doit pas
étonner, quand on sait que La Mettrie a peur de la mort, du tonnerre et
des revenants.

--Des revenants, je confesse que c'est une faiblesse, dit La Mettrie; mais
du tonnerre et de tout ce qui peut donner la mort, je soutiens que c'est
raison et sagesse. De quoi diable aura-t-on peur, je vous le demande, si
ce n'est de ce qui porte atteinte à la sécurité de l'existence?

--Vive Panurge, dit Voltaire.

--J'en reviens à mon Saint-Germain, reprit La Mettrie; messire Pantagruel
devrait l'inviter à souper demain avec nous.

--Je m'en garderai bien, dit le roi; vous êtes assez fou comme cela, mon
pauvre ami, et il suffirait qu'il eût mis le pied dans ma maison pour que
les imaginations superstitieuses, qui abondent autour de nous, rêvassent à
l'instant cent contes ridicules qui auraient bientôt fait le tour de
l'Europe. Oh! la raison, mon cher Voltaire, que son règne nous arrive!
voilà la prière qu'il faut faire chaque soir et chaque matin.

--La raison, la raison! dit La Mettrie, je la trouve séante et bénévole
quand elle me sert à excuser et à légitimer mes passions, mes vices... ou
mes appétits... donnez-leur le nom que vous voudrez! mais quand elle
m'ennuie, je demande à être libre de la mettre à la porte. Que diable! je
ne veux pas d'une raison qui me force à faire le brave quand j'ai peur, le
stoïque quand je souffre, le résigné quand je suis en colère... Foin d'une
pareille raison! ce n'est pas la mienne, c'est un monstre, une chimère de
l'invention de ces vieux radoteurs de l'antiquité que vous admirez tous,
je ne sais pas pourquoi. Que son règne n'arrive pas! je n'aime pas les
pouvoirs absolus d'aucun genre, et si l'on voulait me forcer à ne pas
croire en Dieu, ce que je fais de bonne grâce et de tout mon coeur, je
crois que, par esprit de contradiction, j'irais tout de suite à confesse.

--Oh! vous êtes capable de tout, on le sait bien, dit d'Argens, même de
croire à la pierre philosophale du comte de Saint-Germain.

--Et pourquoi non? ce serait si agréable et j'en aurais tant besoin!

--Ah! pour celle-là, s'écria Poelnitz en secouant ses poches vides et
muettes, et en regardant le roi d'un air expressif, que son règne arrive
au plus tôt! c'est la prière que tous les matins et tous les soirs...

--Oui da! interrompit Frédéric, qui faisait toujours la sourde oreille à
cette sorte d'insinuation; ce monsieur Saint-Germain donne aussi dans le
secret de faire de l'or? Vous ne me disiez pas cela!

--Or donc, permettez-moi de l'inviter à souper demain de votre part, dit
La Mettrie; car m'est d'avis qu'un peu de son secret ne vous ferait pas de
peine non plus, sire Gargantua! Vous avez de grands besoins et un estomac
gigantesque, comme roi et comme réformateur.

--Tais-toi, Panurge, répondit Frédéric. Ton Saint-Germain est jugé
maintenant. C'est un imposteur et un impudent que je vais faire surveiller
d'importance, car nous savons qu'avec ce beau secret-là on emporte plus
d'argent d'un pays qu'on n'y en laisse. Eh! Messieurs, ne vous souvient-il
déjà plus du grand nécromant Cagliostro, que j'ai fait chasser de Berlin,
à bon escient, il n'y a pas plus de six mois?

--Et qui m'a emporté cent écus, dit La Mettrie; que le diable les lui
reprenne!

--Et qui les aurait emportés à Poelnitz, s'il les avait eus, dit d'Argens.

--Vous l'avez fait chasser, dit La Mettrie à Frédéric, et il vous a joué
un bon tour, pas moins!

--Lequel?

--Ah! vous ne le savez pas! Eh bien, je vais vous régaler d'une histoire.

--Le premier mérite d'une histoire est d'être courte, observa le roi.

--La mienne n'a que deux mots. Le jour où Votre Majesté pantagruélique
ordonna au Sublime Cagliostro de remballer ses alambics, ses spectres et
ses démons, il est de notoriété publique qu'il sortit en personne dans sa
voiture, à midi sonnant, par toutes les portes de Berlin à la fois. Oh!
cela est attesté par plus de vingt mille personnes. Les gardiens de toutes
les portes l'ont vu, avec le même chapeau, la même perruque, la même
voiture, le même bagage, le même attelage; et jamais vous ne leur ôterez
de l'esprit qu'il y a eu, ce jour-là, cinq ou six Cagliostro sur pied.»

Tout le monde trouva l'histoire plaisante. Frédéric seul n'en rit pas.
Il prenait au sérieux les progrès de sa chère raison, et la superstition,
qui donnait tant d'esprit et de gaîté à Voltaire, ne lui causait
qu'indignation et dépit.

«Voilà le peuple, s'écria-t-il en haussant les épaules; ah! Voltaire,
voilà le peuple! et cela dans le temps que vous vivez, et que vous secouez
sur le monde la vive lumière de votre flambeau! On vous a banni, persécuté,
combattu de toutes manières, et Cagliostro n'a qu'à se montrer pour
fasciner des populations! Peu s'en faut qu'on ne le porte en triomphe!

--Savez-vous bien, dit La Mettrie que vos plus grandes dames croient à
Cagliostro tout autant que les bonnes femmes des carrefours? apprenez que
c'est d'une des plus belles de votre cour que je tiens cette aventure.

--Je parie que c'est de madame de Kleist! dit le roi.

--_C'est toi qui l'as nommée!_ répondit La Mettrie en déclamant.

--Le voilà qui tutoie le roi, à présent! grommela Quintus Icilius, qui
était rentré depuis quelques instants.

--Cette bonne de Kleist est folle, reprit Frédéric; c'est la plus
intrépide visionnaire, la plus engouée d'horoscopes et de sortilèges...
Elle a besoin d'une leçon, qu'elle prenne garde à elle! Elle renverse la
cervelle de toutes nos dames, et on dit même qu'elle a rendu fou monsieur
son mari, qui sacrifiait des boucs noirs à Satan pour découvrir les
trésors enfouis dans nos sables du Brandebourg.

--Mais tout cela est du meilleur ton chez vous, père Pantagruel, dit La
Mettrie. Je ne sais pas pourquoi vous voulez que les femmes se soumettent
à votre rechigneuse déesse Raison. Les femmes sont au monde pour s'amuser
et pour nous amuser. Pardieu! le jour où elles ne seront plus folles, nous
serons bien sots! Madame de Kleist est charmante avec toutes ses histoires
de sorciers; elle en régale _Soror Amalia_...

--Que veut-il dire avec sa _soror Amalia?_ dit le roi étonné.

--Eh! votre noble et charmante soeur, l'abbesse de Quedlimburg, qui donne
dans la magie de tout son coeur, comme chacun sait...

--Tais-toi, Panurge! répéta le roi d'une voix de tonnerre, et en frappant
de sa tabatière sur la table.»




III.


Il y eut un moment de silence pendant lequel minuit sonna lentement[2].
Ordinairement Voltaire avait l'art de renouer la conversation quand un
nuage passait sur le front de son cher Trajan, et d'effacer la mauvaise
impression qui rejaillissait sur les autres convives. Mais ce soir là,
Voltaire, triste et souffrant, ressentait les sourdes atteintes de ce
spleen prussien, qui s'emparait bien vite de tous les heureux mortels
appelés à contempler Frédéric dans sa gloire. C'était précisément le matin
que La Mettrie lui avait répété ce fatal mot de Frédéric, qui fit succéder
à une feinte amitié une aversion très-réelle entre ces deux grands
hommes[3]. Tant il y a qu'il ne dit mot. «Ma foi, pensait-il, qu'il jette
l'écorce de La Mettrie quand bon lui semblera; qu'il ait de l'humeur;
qu'il souffre, et que le souper finisse. J'ai la colique, et tous ces
compliments ne m'empêcheront pas de le sentir.»

[Note 2: L'Opéra commençait et finissait plus tôt que de nos jours.
Frédéric commençait à souper à dix heures.]

[Note 3: Je le garde encore parce que j'ai besoin de lui. Dans un an je
n'en aurai plus que faire, et je m'en débarrasserai. _Je presse l'orange,
et après je jetterai l'écorce_.» On sait que ce mot fut une plaie vive
pour l'orgueil de Voltaire.]

Frédéric fut donc forcé de s'exécuter et de reprendre tout seul sa
philosophique sérénité.

«Puisque nous sommes sur le chapitre de Cagliostro, dit-il, et que l'heure
des histoires de revenants vient de sonner, je vais vous raconter la
mienne, et vous jugerez ce qu'il faut croire de la science des sorciers.
Mon histoire est très-véritable, et je la tiens de la personne même à qui
elle est arrivée l'été dernier. C'est l'incident survenu ce soir au
théâtre qui me la remet en mémoire, et peut-être cet incident est-il lié à
ce que vous allez entendre.

--L'histoire sera-t-elle un peu effrayante? demanda La Mettrie.

--Peut-être! répondit le roi.

--En ce cas, reprit-il, je vais fermer la porte qui est derrière moi. Je
ne peux pas souffrir une porte ouverte quand on parle de revenants et de
prodiges.»

La Mettrie ferma la porte, et le roi parla ainsi:

«Cagliostro, vous le savez, avait l'art de montrer aux gens crédules des
tableaux, ou plutôt des miroirs magiques, sur lesquels il faisait
apparaître des personnes absentes. Il prétendait les surprendre dans le
moment même, et révéler ainsi les occupations et les actions les plus
secrètes de leur vie. Les femmes jalouses allaient apprendre chez lui les
infidélités de leurs maris ou de leurs amants; il y a même des amants et
des maris qui ont eu chez lui d'étranges révélations sur la conduite de
certaines dames, et le miroir magique a trahi, dit-on, des mystères
d'iniquité. Quoi qu'il en soit, les chanteurs italiens de l'Opéra se
réunirent un soir et lui offrirent un joli souper accompagné de bonne
musique, à condition qu'il leur ferait quelques tours de son métier.
Il accepta l'échange et donna jour à Porporino, à Conciolini, à
mesdemoiselles Astrua et Porporina, pour leur montrer chez lui l'enfer ou
le paradis à volonté. La famille Barberini fut même de la partie.
Mademoiselle Jeanne Barberini demanda à voir le feu doge de Venise; et
comme M. Cagliostro ressuscite très-proprement les morts, elle le vit,
elle en eut grand'peur, et sortit toute bouleversée du cabinet noir où le
sorcier l'avait mise en tête-à-tête avec le revenant. Je soupçonne fort
la Barberini, qui est un peu gausseuse, comme dit Voltaire, d'avoir joué
l'épouvante pour se moquer de nos histrions italiens qui, par état, ne
sont pas braves, et qui refusèrent net de se soumettre à la même épreuve.
Mademoiselle Porporina, avec cet air tranquille que vous lui connaissez,
dit à M. Cagliostro qu'elle croirait à sa science s'il lui montrait une
personne à laquelle elle pensait dans ce moment-là, et qu'elle n'avait pas
besoin de lui nommer, puisqu'il était sorcier et devait lire dans son âme
comme dans un livre. «Ce que vous me demandez est grave, répondit
Cagliostro, et pourtant je crois pouvoir vous satisfaire, si vous me jurez,
sur tout ce qu'il y a de plus solennel et de plus terrible, de ne pas
adresser la parole à la personne que je vous montrerai, et de ne pas faire
le moindre mouvement, le moindre geste, le moindre bruit pendant
l'apparition.» La Porporina s'y engagea par serment, et entra dans le
cabinet noir avec beaucoup de résolution. Il n'est pas inutile de vous
rappeler, messieurs, que cette jeune personne est un des esprits les plus
fermes et les plus droits qui se puissent rencontrer; elle est instruite,
raisonne bien sur toutes choses, et j'ai des motifs de croire qu'elle
n'est accessible à aucune idée fausse ou étroite. Elle resta donc dans la
chambre aux apparitions pendant assez longtemps pour étonner et inquiéter
ses camarades. Tout se passa pourtant dans le plus grand silence.
Lorsqu'elle en sortit, elle était fort pâle, et des larmes coulaient,
dit-on, de ses yeux. Mais elle dit aussitôt à ses camarades: «Mes amis, si
M. Cagliostro est sorcier, c'est un sorcier menteur, ne croyez rien de ce
qu'il vous montrera.» Elle ne voulut pas s'expliquer davantage. Mais
Conciolini m'ayant raconté, quelques jours après, à un de mes concerts,
cette merveilleuse soirée, je me promis d'interroger la Porporina, ce que
je ne manquai pas de faire la première fois qu'elle vint chanter à
Sans-Souci. J'eus quelque peine à la faire parler. Voici enfin ce qu'elle
me raconta:

«Sans aucun doute, M. Cagliostro possède des moyens extraordinaires pour
produire des apparitions tellement semblables à la réalité, qu'il est
impossible aux esprits les plus calmes de n'en être pas ému. Pourtant il
n'est pas sorcier, et sa prétention de lire dans ma pensée n'était
fondée que sur la connaissance qu'il avait, à coup sûr, de quelques
particularités de ma vie; mais c'est une connaissance incomplète, et je ne
vous conseillerais pas, Sire (c'est toujours la Porporina qui parle,
observa le roi), de le prendre pour votre ministre de la police, car il
ferait de graves bévues. Ainsi, lorsque je lui demandai de me montrer la
personne absente que je désirais voir, je pensais à maître Porpora, mon
maître de musique, qui est maintenant à Vienne; et, au lieu de lui, je vis
apparaître dans la chambre magique un ami bien cher que j'ai perdu cette
année.

--Peste! dit d'Argens, cela est beaucoup plus sorcier que d'en faire voir
un vivant!

--Attendez, messieurs. Cagliostro, mal informé, ne se doutait pas que la
personne qu'il montrait fût morte; car, lorsque le fantôme eut disparu, il
demanda à mademoiselle Porporina si elle était satisfaite de ce qu'elle
venait d'apprendre. «D'abord, monsieur, répondit-elle, je désirerais le
comprendre. Veuillez me l'expliquer.--Cela dépasse mon pouvoir,
répondit-il; qu'il vous suffise de savoir que votre ami est tranquille et
qu'il s'occupe utilement.» Sur quoi la signora reprit: «Hélas! monsieur,
vous m'avez fait bien du mal sans le savoir: vous m'avez montré une
personne que je ne songeais point à revoir jamais, et vous me la donnez
maintenant pour vivante, tandis que je lui ai fermé les yeux il y a six
mois.» Voilà, messieurs, continua Frédéric, comment ces sorciers se
trompent en voulant tromper les autres, et comment leurs trames sont
déjouées par un ressort qui manque à leur police secrète. Ils pénètrent
jusqu'à un certain point les mystères des familles et celui des affections
intimes. Comme toutes les histoires de ce monde se ressemblent plus ou
moins, et qu'en général les gens enclins au merveilleux n'y regardent pas
de si près, ils tombent juste vingt fois sur trente; mais dix fois sur
trente ils donnent à côté, et on n'y fait pas attention, tandis qu'on fait
grand bruit des épreuves qui ont réussi. C'est absolument comme dans les
horoscopes, où l'on vous prédit une série banale d'événements qui doivent
nécessairement arriver à tout le monde, tels que voyages, maladies, perte
d'un ami ou d'un parent, héritage, rencontre, lettre intéressante, et
autres lieux communs de la vie humaine. Voyez un peu cependant à quelles
catastrophes et à quels chagrins domestiques les fausses révélations d'un
Cagliostro exposent des esprits faibles et passionnés! Qu'un mari se fie à
cela et tue sa femme innocente; qu'une mère devienne folle de douleur en
croyant voir expirer son fils absent, et mille autres désastres qu'a
occasionnés la prétendue science divinatoire des magiciens! Tout cela est
infâme, et convenez que j'ai eu raison d'éloigner de mes États ce
Cagliostro qui devine si juste, et qui donne de si bonnes nouvelles des
gens morts et enterrés.

--Tout cela est bel et bon, dit La Mettrie, mais ne m'explique pas comment
_la Porporina de votre Majesté_ a vu debout cet homme mort. Car enfin, si
elle est douée de fermeté et de raison, comme _Votre Majesté_ l'affirme,
cela prouve contre l'argument de _Votre Majesté_. Le sorcier s'est trompé,
il est vrai, en tirant de son magasin un mort pour un vivant qu'on lui
demandait; mais il n'en est que plus certain qu'il dispose de la mort et
de la vie; et, en cela, il en sait plus long que _Votre Majesté_, laquelle,
n'en _déplaise à Votre Majesté_, a fait tuer beaucoup d'hommes à la
guerre, et n'en a jamais pu ressusciter un seul.

--Ainsi nous croirons au diable, mon cher _sujet_, dit le roi, riant des
regards comiques que lançait La Mettrie à Quintus Icilius, chaque fois
qu'il prononçait avec emphase le titre de Majesté.

--Pourquoi ne croirions-nous pas à ce pauvre compère Satan, qui est si
calomnié et qui a tant d'esprit? repartit La Mettrie.

--Au feu le manichéen! dit Voltaire en approchant une bougie de la
perruque du jeune médecin.

--Enfin, sublime Fritz, reprit celui-ci, je vous ai posé un argument
embarrassant: ou la charmante Porporina est folle et crédule, et elle a vu
son mort; ou elle est philosophe, et n'a rien vu du tout. Cependant elle a
eu peur, elle en convient?

--Elle n'a pas eu peur, dit le roi, elle a eu du chagrin, comme on en
éprouverait à la vue d'un portrait qui vous rappellerait exactement une
personne aimée qu'on sait trop que l'on ne reverra plus. Mais s'il faut
que je vous dise tout, je pense un peu qu'elle a eu peur après coup, et
que sa force morale n'est pas sortie de cette épreuve aussi saine
qu'elle y est entrée. Depuis ce temps, elle a été sujette à des accès de
mélancolie noire, qui sont toujours une preuve de faiblesse ou de désordre
dans nos facultés. Je suis sûr qu'elle a l'esprit frappé, bien qu'elle le
nie. On ne joue pas impunément avec le mensonge. L'espèce d'attaque
qu'elle a eue ce soir est, selon moi, une conséquence de tout cela; et je
parierais qu'il y a dans sa cervelle troublée quelque frayeur de la
puissance magique attribuée à M. de Saint-Germain. On m'a dit que depuis
qu'elle est rentrée chez elle, elle n'a fait que pleurer.

--Ah! cela, vous me permettrez de n'en rien croire, chère Majesté, dit La
Mettrie. Vous avez été la voir, donc elle ne pleure plus.

--Vous êtes bien curieux, Panurge, de savoir le but de ma visite? Et vous
aussi, d'Argens, qui ne dites rien, et qui avez l'air de n'en pas penser
davantage? Et vous aussi, peut-être, cher Voltaire, qui ne dites mot non
plus, et qui n'en pensez pas moins, certainement?

--Comment ne serait-on pas curieux de tout ce que Frédéric le Grand juge à
propos de faire? répondit Voltaire, qui fit un effort de complaisance en
voyant le roi en train de parler; peut-être que certains hommes n'ont le
droit de rien cacher, lorsque la moindre de leurs paroles est un précepte,
et la moindre de leurs actions un exemple.

--Mon cher ami, vous voulez me donner de l'orgueil. Qui n'en aurait d'être
loué par Voltaire? Cela n'empêche pas que vous ne vous soyez pas moqué de
moi pendant un quart d'heure que j'ai été absent, Eh bien! pendant ce
quart d'heure, pourtant, vous ne pouvez supposer que j'aie eu le temps
d'aller jusqu'auprès de l'Opéra, où demeure la Porporina, de lui réciter
un long madrigal, et d'en revenir à pied, car j'étais à pied.

--Bah! sire, l'Opéra est bien près d'ici, dit Voltaire, et il ne vous faut
pas plus de temps que cela pour gagner une bataille.

--Vous vous trompez, il faut beaucoup plus de temps, répliqua le roi assez
froidement; demandez à Quintus Icilius. Quant au marquis, qui connaît si
bien la vertu des femmes de théâtre, il vous dira qu'il faut plus d'un
quart d'heure pour les conquérir.

--Eh! eh! sire, cela dépend.

--Oui, cela dépend: mais j'espère pour vous que mademoiselle Cochois vous
a donné plus de peine. Tant il y a, messieurs, que je n'ai pas vu
mademoiselle Porporina cette nuit et que j'ai été seulement parler à sa
servante, et m'informer de ses nouvelles.

--Vous, sire? s'écria La Mettrie.

--J'ai voulu lui porter moi-même un flacon dont je me suis souvenu tout à
coup d'avoir éprouvé de très bons effets, quand j'étais sujet à des
spasmes d'estomac qui me faisaient quelquefois perdre connaissance. Eh
bien, vous ne dites mot? Vous voilà tous ébahis? Vous avez envie de donner
des louanges à ma bonté paternelle et royale, et vous n'osez pas, parce
qu'au fond du coeur, vous me trouvez parfaitement ridicule.
                
 
 
Хостинг от uCoz