Le lendemain, M. de Lansac et M. Grapp se promenèrent seuls dès le matin.
--Eh bien! dit le petit homme ignoble au noble comte, avez-vous parlé à
votre _épouse_?
--Comme vous y allez, mon cher? Eh! donnez-moi le temps de respirer.
--Je ne l'ai pas, moi, Monsieur. Il faut terminer cette affaire avant huit
jours; vous savez que je ne puis différer davantage.
--Eh! patience! dit le comte avec humeur.
--Patience? reprit le créancier d'une voix sombre; il y a dix ans,
Monsieur, que je prends patience; et je vous déclare que ma patience est à
bout. Vous deviez vous acquitter en vous mariant, et voici déjà deux ans
que vous...
--Mais que diable craignez-vous? Cette terre vaut cinq cent mille francs,
et n'est grevée d'aucune autre hypothèque.
--Je ne dis pas que j'aie rien à risquer, répondit l'intraitable créancier;
mais je dis que je veux rentrer dans mes fonds, réunir mes capitaux, et
sans tarder. Cela est convenu, Monsieur, et j'espère que vous ne ferez pas
encore cette fois comme les autres.
--Dieu m'en préserve! j'ai fait cet horrible voyage exprès pour me
débarrasser à tout jamais de vous... de votre créance, je veux dire, et
il me tarde de me voir enfin libre de soucis. Avant huit jours vous serez
satisfait.
--Je ne suis pas aussi tranquille que vous, reprit l'autre du même ton
rude et persévérant; votre femme... c'est-à-dire votre _épouse_, peut
faire avorter tous vos projets; elle peut refuser de signer...
--Elle ne refusera pas...
--Hein! vous direz peut-être que je vais trop loin; mais moi, après tout,
j'ai le droit de voir clair dans les affaires de famille. Il m'a semblé
que vous n'étiez pas aussi enchantés de vous revoir que vous me l'aviez
fait entendre.
--Comment! dit le comte pâlissant de colère à l'insolence de cet homme.
--Non, non! reprit tranquillement l'usurier. Madame la comtesse a eu l'air
médiocrement flattée. Je m'y connais, moi...
--Monsieur! dit le comte d'un ton menaçant.
--Monsieur! dit l'usurier d'un ton plus haut encore et fixant sur son
débiteur ses petits yeux de sanglier; écoutez, il faut de la franchise en
affaires, et vous n'en avez point mis dans celle-ci... Écoutez, écoutez!
Il ne s'agit pas de s'emporter. Je n'ignore pas que d'un mot madame de
Lansac peut prolonger indéfiniment ma créance; et qu'est-ce que je tirerai
de vous après? Quand je vous ferais coffrer à Sainte-Pélagie, il faudrait
vous y nourrir; et il n'est pas sûr qu'au train dont va l'affection de
votre femme, elle voulût vous en tirer de si tôt...
--Mais enfin, Monsieur, s'écria le comte outré, que voulez-vous dire? sur
quoi fondez-vous...
--Je veux dire que j'ai aussi, moi, une femme jeune et jolie. Avec de
l'argent, qu'est-ce qu'on n'a pas? Eh bien, quand j'ai fait une absence de
quinze jours seulement, quoique ma maison soit aussi grande que la vôtre,
ma femme, je veux dire mon épouse, n'occupe pas le premier étage tandis
que j'occupe le rez-de-chaussée. Au lieu qu'ici, Monsieur... Je sais bien
que les ci-devant nobles ont conservé leurs anciens usages, qu'ils vivent
à part de leurs femmes; mais mordieu! Monsieur, il y a deux ans que vous
êtes séparé de la vôtre...
Le comte froissait avec fureur une branche qu'il avait ramassée pour se
donner une contenance.
--Monsieur, brisons là! dit-il étouffant de colère. Vous n'avez pas le
droit de vous immiscer dans mes affaires à ce point; demain vous aurez la
garantie que vous exigez, et je vous ferai comprendre alors que vous avez
été trop loin.
Le ton dont il prononça ces paroles effraya fort peu M. Grapp; il était
endurci aux menaces, et il y avait une chose dont il avait bien plus peur
que des coups de canne: c'était la banqueroute de ses débiteurs.
La journée fut employée à visiter la propriété. M. Grapp avait fait venir
dans la matinée un employé au cadastre. Il parcourut les bois, les champs,
les prairies, estimant tout, chicanant pour un sillon, pour un arbre
abattu; dépréciant tout, prenant des notes, et faisant le tourment et le
désespoir du comte, qui fut vingt fois tenté de le jeter dans la rivière.
Les habitants de Grangeneuve furent très-surpris de voir arriver ce noble
comte en personne, escorté de son acolyte qui examinait tout, et dressait
presque déjà l'inventaire du bétail et du mobilier aratoire. M. et madame
Lhéry crurent voir dans cette démarche de leur nouveau propriétaire
un témoignage de méfiance et l'intention de résilier le bail. Ils ne
demandaient pas mieux désormais. Un riche maître de forges, parent et ami
de la maison, venait de mourir sans enfants, et de laisser par testament
deux cent mille francs à _sa chère et digne filleule Athénaïs Lhéry, femme
Blutty_. Le père Lhéry proposa donc à M. de Lansac la résiliation du bail,
et M. Grapp se chargea de répondre que dans trois jours les parties
s'entendraient à cet égard.
Valentine avait cherché vainement une occasion d'entretenir son mari et
de lui parler de Louise. Après le dîner, M. de Lansac proposa à Grapp
d'examiner le parc. Ils sortirent ensemble, et Valentine les suivit,
craignant, avec quelque raison, les recherches du côté du parc réservé.
M. de Lansac lui offrit son bras, et affecta de s'entretenir avec elle sur
un ton d'amitié et d'aisance parfaite.
Elle commençait à reprendre courage, et se serait hasardée à lui adresser
quelques questions, lorsque la clôture particulière dont elle avait
entouré sa _réserve_ vint frapper l'attention de M. de Lansac.
--Puis-je vous demander, ma chère, ce que signifie cette division? lui
dit-il d'un ton très-naturel. On dirait d'une remise pour le gibier. Vous
livrez-vous donc au royal plaisir de la chasse?
Valentine expliqua, en s'efforçant de prendre un ton dégagé, qu'elle avait
établi sa retraite particulière en ce lieu, et qu'elle y venait jouir
d'une plus libre solitude pour travailler.
--Eh! mon Dieu, dit M. de Lansac, quel travail profond et consciencieux
exige donc de semblables précautions? Eh quoi! des palissades, des grilles,
des massifs impénétrables! mais vous avez fait du pavillon un palais de
fées, j'imagine! Moi qui croyais déjà la solitude du château si austère!
Vous la dédaignez, vous! C'est le secret du cloître; c'est le mystère
qu'il faut à vos sombres élucubrations. Mais, dites-moi, cherchez-vous la
pierre philosophale, ou la meilleure forme de gouvernement? Je vois bien
que nous avons tort là-bas de nous creuser l'esprit sur la destinée des
empires; tout cela se pèse, se prépare et se dénoue au pavillon de votre
parc.
Valentine, accablée et effrayée de ces plaisanteries, où il lui semblait
voir percer moins de gaieté que de malice, eût voulu pour beaucoup
détourner M. de Lansac de ce sujet; mais il insista pour qu'elle leur fît
les honneurs de sa retraite, et il fallut s'y résigner. Elle avait espéré
le prévenir de ses réunions de chaque jour avec sa soeur et son fils avant
qu'il entreprît cette promenade. En conséquence, elle n'avait pas donné à
Catherine l'ordre de faire disparaître les traces que ses amis pouvaient
y avoir laissées de leur présence quotidienne: M. de Lansac les saisit du
premier coup d'oeil. Des vers écrits au crayon sur le mur par Bénédict, et
qui célébraient les douceurs de l'amitié et le repos des champs; le nom de
Valentin, qui, par une habitude d'écolier, était tracé de tous côtés; des
cahiers de musique appartenant à Bénédict, et portant son chiffre; un joli
fusil de chasse avec lequel Valentin poursuivait quelquefois les lapins
dans le parc, tout fut exploré minutieusement par M. de Lansac, et lui
fournit le sujet de quelque remarque moitié aigre, moitié plaisante. Enfin
il ramassa sur un fauteuil une élégante toque de velours qui appartenait à
Valentin, et la montrant à Valentine:
--Est-ce là, lui dit-il en affectant de rire, la toque de l'invisible
alchimiste que vous évoquez en ce lieu?
Il l'essaya, s'assura qu'elle était trop petite pour un homme, et la
replaça froidement sur le piano; puis se retournant vers Grapp, comme si
un mouvement de colère et de vengeance contre sa femme l'eût emporté sur
les ménagements qu'il devait à sa position:
--Combien évaluez-vous ce pavillon? lui dit-il d'un ton brusque et sec.
--Presque rien, répondit l'autre. Ces objets de luxe et de fantaisie sont
des _non-valeurs_ dans une propriété. La bande noire ne vous en donnerait
pas cinq cents francs. Dans l'intérieur d'une ville, c'est différent.
Mais quand il y aura, autour de cette construction, un champ d'orge ou
une prairie artificielle, je suppose, à quoi sera-t-elle bonne? à jeter
par terre, pour le moellon et la charpente.
Le ton grave dont Grapp prononça cette réponse fit passer un frisson
involontaire dans le sang de Valentine. Quel était donc cet homme à figure
immonde, dont le regard sombre semblait dresser l'inventaire de sa
maison, dont la voix appelait la ruine sur le toit de ses pères, dont
l'imagination promenait la charrue sur ces jardins, asile mystérieux d'un
bonheur pur et modeste?
Elle regarda en tremblant M. de Lansac, dont l'air insouciant et calme
était impénétrable.
Vers dix heures du soir, Grapp, se préparant à se retirer dans sa chambre,
attira M. de Lansac sur le perron.
--Ah çà, lui dit-il avec humeur, voici tout un jour de perdu; tâchez que
cette nuit amène un résultat pour mes affaires, sinon je m'en explique dès
demain avec madame de Lansac. Si elle refuse de faire honneur à vos dettes,
je saurai du moins à quoi m'en tenir. Je vois bien que ma figure ne lui
plait guère; je ne veux pas l'ennuyer, mais je ne veux pas qu'on se joue
de moi. D'ailleurs je n'ai pas le temps de m'amuser à la vie de château.
Parlez, Monsieur; aurez-vous un entretien ce soir avec votre épouse?
--Morbleu! Monsieur, s'écria Lansac impatienté en frappant sur la grille
dorée du perron, vous êtes un bourreau!
--C'est possible, répondit Grapp, jaloux de se venger par l'insulte de la
haine et du mépris qu'il inspirait. Mais, croyez-moi, transportez votre
oreiller à un autre étage.
Il s'éloigna en grommelant je ne sais quelles sales réflexions. Le comte,
qui n'était pas fort délicat dans le coeur, l'était pourtant assez dans la
forme; il ne put s'empêcher de penser en cet instant que cette chaste et
sainte institution du mariage s'était horriblement souillée en traversant
les siècles cupides de notre civilisation.
Mais d'autres pensées, qui avaient un rapport plus intéressant avec sa
situation, occupèrent bientôt son esprit pénétrant et froid.
XXXII.
M. de Lansac se trouvait dans une des plus diplomatiques situations qui
puissent se présenter dans la vie d'un homme du monde. Il y a plusieurs
sortes d'honneur en France: l'honneur d'un paysan n'est pas l'honneur d'un
gentilhomme, celui d'un gentilhomme n'est pas celui d'un bourgeois. Il
y en a pour tous les rangs et peut-être aussi pour tous les individus.
Ce qu'il y a de certain, c'est que M. de Lansac en avait à sa manière.
Philosophe sous certains rapports, il avait encore des préjugés sous bien
d'autres. Dans ces temps de lumières, de perceptions hardies et de
rénovation générale, les vieilles notions du bien et du mal doivent
nécessairement s'altérer un peu, et l'opinion flotter incertaine sur
d'innombrables contestations de limites.
M. de Lansac consentait bien à être trahi, mais non pas trompé. À cet
égard, il avait fort raison; avec les doutes que certaines découvertes
élevaient en lui relativement à la fidélité de sa femme, on conçoit qu'il
n'était pas disposé à effectuer un rapprochement plus intime et à couvrir
de sa responsabilité les suites d'une erreur présumée. Ce qu'il y avait
de laid dans sa situation, c'est que de viles considérations d'argent
entravaient l'exercice de sa dignité, et le forçaient à marcher de biais
vers son but.
Il était livré à ces réflexions, lorsque, vers minuit, il lui sembla
entendre un léger bruit dans la maison, silencieuse et calme depuis plus
d'une heure.
Une porte vitrée donnait du salon sur le jardin à l'autre extrémité du
bâtiment, mais sur la même façade que l'appartement du comte; il s'imagina
entendre ouvrir cette porte avec précaution. Aussitôt le souvenir de ce
qu'il avait vu la nuit précédente, joint au désir ardent d'obtenir des
preuves qui lui donneraient un empire sans bornes sur sa femme, vint le
frapper; il passa à la hâte une robe de chambre, mit des pantoufles, et,
marchant dans l'obscurité avec toute la précaution d'un homme habitué
à la prudence, il sortit par la porte encore entr'ouverte du salon, et
s'enfonça dans le parc sur les traces de Valentine.
Bien qu'elle eût refermé sur elle la grille de l'enclos, il lui fut facile
d'y pénétrer, en escaladant la clôture, quelques minutes après elle. Guidé
par l'instinct et par de faibles bruits, il arriva au pavillon; et, se
cachant parmi les hauts dahlias qui croissaient devant la principale
fenêtre, il put entendre tout ce qui s'y passait.
Valentine, oppressée par l'émotion que lui causait une telle démarche,
s'était laissé tomber en silence sur le sofa du salon. Bénédict, debout
auprès d'elle, et non moins troublé, resta muet aussi pendant quelques
instants; enfin il fit un effort pour sortir de cette pénible situation.
--J'étais fort inquiet, lui dit-il; je craignais que vous n'eussiez pas
reçu mon billet.
--Ah! Bénédict, répondit tristement Valentine, ce billet est d'un fou, et
il faut que je sois folle moi-même pour me soumettre à cette audacieuse et
coupable sommation. Oh! j'ai failli ne pas venir, mais je n'ai pas eu la
force de résister; que Dieu me le pardonne!
--Sur mon âme, Madame! dit Bénédict avec un emportement dont il n'était
pas maître, vous avez fort bien fait de ne l'avoir pas eue; car, au risque
de votre vie et de la mienne, j'aurais été vous chercher, fût-ce...
--N'achevez pas, malheureux! Maintenant vous êtes rassuré, dites-moi!
Vous m'avez vue, vous êtes bien sûr que je suis libre; laissez-moi vous
quitter...
--Croyez-vous donc être en danger ici, et croyez-vous n'y être pas au
château?
--Tout ceci est bien coupable et bien ridicule, Bénédict. Heureusement
Dieu semble inspirer à M. de Lansac la pensée de ne pas m'exposer à une
criminelle révolte...
--Madame, je ne crains pas votre faiblesse, je crains vos principes.
--Oseriez-vous les combattre maintenant!
--Maintenant, Madame, je ne sais pas ce que je n'oserais pas. Ménagez-moi,
je n'ai pas ma tête, vous le voyez bien.
--Oh! mon Dieu! dit Valentine avec amertume, que s'est-il donc passé en
vous depuis si peu de temps? Est-ce ainsi que je devais vous retrouver,
vous si calme et si fort il y a vingt-quatre heures?
--Depuis vingt-quatre heures, répondit-il, j'ai vécu toute une vie de
tortures, j'ai combattu avec toutes les furies de l'enfer! Non, non, en
vérité, je ne suis plus ce que j'étais il y a vingt-quatre heures, une
jalousie diabolique, une haine inextinguible, se sont réveillées. Ah!
Valentine, je pouvais bien être vertueux il y a vingt-quatre heures; mais
à présent tout est changé.
--Mon ami, dit Valentine effrayée, vous n'êtes pas bien; séparons-nous,
cet entretien ne sert qu'à irriter vos souffrances. Songez d'ailleurs...
Mon Dieu! n'ai-je pas vu comme une ombre passer devant la fenêtre?
--Qu'importe? dit Bénédict en s'approchant tranquillement de la fenêtre;
ne vaut-il pas mieux cent fois vous voir tuer dans mes bras que de vous
savoir vivante aux bras d'un autre? Mais rassurez-vous; tout est calme,
ce jardin est désert.
--Écoutez, Valentine, dit-il d'un ton calme mais abattu, je suis bien
malheureux. Vous avez voulu que je vécusse; vous m'avez condamné à porter
un lourd fardeau!
--Hélas! dit-elle, des reproches! Depuis quinze mois ne sommes-nous pas
heureux, ingrat?
--Oui, Madame, nous étions heureux, mais nous ne le serons plus!
--Pourquoi ces noirs présages? Quelle calamité pourrait nous menacer?
--Votre mari peut vous emmener, il peut nous séparer à jamais, et il est
impossible qu'il ne le veuille pas.
--Mais jusqu'ici, au contraire, ses intentions paraissent très-pacifiques.
S'il voulait m'attacher à sa fortune, ne l'eût-il pas fait plus tôt?
Je soupçonne précisément qu'il lui tarde d'être débarrassé de je ne sais
quelles affaires...
--Ces affaires, j'en devine la nature. Permettez-moi de vous le dire,
Madame, puisque l'occasion s'en présente: ne dédaignez pas le conseil d'un
ami dévoué, qui s'occupe fort peu des intérêts et des spéculations de ce
monde, mais qui sort de son indifférence lorsqu'il s'agit de vous. M. de
Lansac a des dettes, vous ne l'ignorez pas.
--Je ne l'ignore pas, Bénédict, mais je trouve fort peu convenable
d'examiner sa conduite avec vous et en ce lieu...
--Rien n'est moins _convenable_ que la passion que j'ai pour vous,
Valentine; mais si vous l'avez tolérée jusqu'ici, par compassion pour moi,
vous devez tolérer de même un avis que je vous donne par intérêt pour
vous. Ce que je dois conclure de la conduite de votre mari à votre égard,
c'est que cet homme est peu empressé, et par conséquent peu digne de vous
posséder. Vous seconderiez peut-être ses intentions secrètes en vous
créant sur-le-champ une existence à part de la sienne...
--Je vous comprends, Bénédict: vous me proposez une séparation, une sorte
de divorce; vous me conseillez un crime...
--Eh! non, Madame; dans les idées de soumission conjugale que vous
nourrissez si religieusement, si M. de Lansac lui-même le désire, rien de
plus moral qu'une division sans éclat et sans scandale. À votre place je
la solliciterais, et n'en voudrais pour garantie que l'honneur des deux
personnes intéressées. Mais, par cette sorte de contrat fait entre vous
avec bienveillance et loyauté, vous assureriez au moins votre existence
à venir contre les envahissements de ses créanciers; au lieu que je
crains...
--J'aime à vous entendre parler ainsi, Bénédict, répondit-elle; ces
conseils me prouvent votre candeur; mais j'ai tant entendu parler
d'affaires à ma mère, que j'en ai un peu plus que vous la connaissance.
Je sais que nulle promesse n'engage un homme sans honneur à respecter les
biens de sa femme, et si j'avais le malheur d'être mariée à une pareil
homme, je n'aurais d'autre ressource que ma fermeté, d'autre guide que ma
conscience. Mais, rassurez-vous, Bénédict, M. de Lansac est un coeur probe
et généreux. Je ne redoute rien de semblable de sa part, et d'ailleurs, je
sais qu'il ne peut aliéner aucune de mes propriétés sans me consulter...
--Et moi, je sais que vous ne lui refuseriez aucune signature; car je
connais votre facile caractère, votre mépris pour les richesses...
--Vous vous trompez, Bénédict; j'aurais du courage, s'il le fallait. Il
est vrai que pour moi je me contenterais de ce pavillon et de quelques
arpents de terre; réduite à douze cents francs de rente je me trouverais
encore riche. Mais ces biens dont on a frustré ma soeur, je veux au moins
les transmettre à son fils après ma mort: Valentin sera mon héritier. Je
veux qu'il soit un jour comte de Raimbault. C'est là le but de ma vie.
Pourquoi avez-vous frémi ainsi, Bénédict?
--Vous me demandez pourquoi? s'écria Bénédict sortant du calme où la
tournure de cet entretien l'avait amené. Hélas! que vous connaissez peu la
vie! que vous êtes tranquille et imprévoyante! Vous parlez de mourir sans
postérité, comme si... Juste ciel! tout mon sang se soulève à cette pensée;
mais, sur mon âme, si vous ne dites pas vrai, Madame...
Il se leva et marcha dans la chambre avec agitation; de temps en temps il
cachait sa tête dans ses mains, et sa forte respiration trahissait les
tourments de son âme.
--Mon ami, lui dit Valentine avec douceur, vous êtes aujourd'hui sans
force et sans raison. Le sujet de notre entretien est d'une nature trop
délicate; croyez-moi, brisons là; car je suis bien assez coupable d'être
venue ici à une pareille heure sur la sommation d'un enfant sans prudence.
Ces pensées orageuses qui vous torturent, je ne puis les calmer par mon
silence, et vous devriez savoir l'interpréter sans exiger de moi des
promesses coupables... Pourtant, ajouta-t-elle d'une voix tremblante en
voyant l'agitation de Bénédict augmenter à mesure qu'elle parlait, s'il
faut absolument pour vous rassurer et pour vous contenir, que je manque à
tous mes devoirs et à tous mes scrupules, eh bien! soyez content: je vous
jure sur votre affection et sur la mienne (je n'oserais jurer par le ciel!)
que je mourrai plutôt que d'appartenir à aucun homme.
--Enfin!... dit Bénédict d'une voix brève et en s'approchant d'elle,
vous daignez me jeter une parole d'encouragement! J'ai cru que vous me
laisseriez partir dévoré d'inquiétude et de jalousie; j'ai cru que vous ne
me feriez jamais le sacrifice d'une seule de vos étroites idées. Vraiment!
vous avez promis cela? Mais, Madame, cela est héroïque!
--Vous êtes amer, Bénédict. Il y avait bien longtemps que je ne vous avais
vu ainsi. Il faut donc que tous les chagrins m'arrivent à la fois!
--Ah! c'est que, moi, je vous aime avec fureur, dit Bénédict en lui
prenant le bras avec un transport farouche; c'est que je donnerais mon âme
pour sauver vos jours; c'est que je vendrais ma part du ciel pour épargner
à votre coeur le moindre des tourments que le mien dévore; c'est que je
commettrais tous les crimes pour vous amuser, et que vous ne feriez pas la
plus légère faute pour me rendre heureux.
--Ah! ne parlez pas ainsi, répondit-elle avec abattement. Depuis si
longtemps je m'étais habituée à me fier à vous; il faudra donc encore
craindre et lutter! il faudra vous fuir peut-être...
--Ne jouons pas sur les mots! s'écria Bénédict avec fureur et rejetant
violemment son bras qu'il tenait encore. Vous parlez de me fuir!
Condamnez-moi à mort, ce sera plus tôt fait. Je ne pensais pas, Madame,
que vous reviendriez sur ces menaces; vous espérez donc que ces quinze
mois m'ont changé? Eh bien, vous avez raison; ils m'ont rendu plus
amoureux de vous que je ne l'avais jamais été; ils m'ont donné l'énergie
de vivre, au lieu que mon ancien amour ne m'avait donné que celle de
mourir. À présent, Valentine, il n'est plus temps de s'en départir; je
vous aime exclusivement; je n'ai que vous sur la terre; je n'aime Louise
et son fils que pour vous. Vous êtes mon avenir, mon but, ma seule passion,
ma seule pensée; que voulez-vous que je devienne si vous me repoussez? Je
n'ai point d'ambition, point d'amis, point d'état; je n'aurai jamais rien
de tout ce qui compose la vie des autres. Vous m'avez dit souvent que dans
un âge plus avancé je serais avide des mêmes intérêts que le reste des
hommes; je ne sais si vous aurez jamais raison avec moi sur ce point; mais
ce qu'il y a de certain, c'est que je suis encore loin de l'âge où les
nobles passions s'éteignent, et que je ne puis pas avoir la volonté de
l'atteindre si vous m'abandonnez. Non, Valentine, vous ne me chasserez pas,
cela est impossible; ayez pitié de moi, je manque de courage!
Bénédict fondit en pleurs. Il faut de telles commotions morales pour
amener aux larmes et à la faiblesse de l'enfant l'homme irrité et
passionné, que la femme la moins impressionnable résiste rarement à ces
rapides élans d'une sensibilité impérieuse. Valentine se jeta en pleurant
dans le sein de celui qu'elle aimait, et l'ardeur dévorante du baiser qui
unit leurs lèvres lui fit connaître enfin combien l'exaltation de la vertu
est près de l'égarement. Mais ils eurent peu de temps pour s'en convaincre;
car à peine avaient-ils échangé cette brûlante effusion de leurs âmes,
qu'une petite toux sèche et un air d'opéra fredonné sous la fenêtre avec
le plus grand calme frappèrent Valentine de terreur. Elle s'arracha des
bras de Bénédict, et, saisissant son bras d'une main froide et contractée,
elle lui couvrit la bouche de son autre main.
--Nous sommes perdus, lui dit-elle à voix basse, c'est lui!
--Valentine! n'êtes-vous pas ici, ma chère? dit M. de Lansac en
s'approchant du perron avec beaucoup d'aisance.
--Cachez-vous! dit Valentine en poussant Bénédict derrière une grande
glace portative qui occupait un angle de l'appartement; et elle s'élança
au-devant de M. de Lansac avec cette force de dissimulation que la
nécessité révèle miraculeusement aux femmes les plus novices.
--J'étais bien sûr de vous avoir vu prendre le chemin du pavillon il y a
un quart d'heure, dit Lansac en entrant, et, ne voulant pas troubler votre
promenade solitaire, j'avais dirigé la mienne d'un autre côté; mais
l'instinct du coeur ou la force magique de votre présence me ramène malgré
moi au lieu où vous êtes. Ne suis-je pas indiscret de venir interrompre
ainsi vos rêveries, et daignerez-vous m'admettre dans le sanctuaire?
--J'étais venue ici pour prendre un livre que je veux achever cette nuit,
dit Valentine d'une voix forte et brève, toute différente de sa voix
ordinaire.
--Permettez-moi de vous dire, ma chère Valentine, que vous menez un genre
de vie tout à fait singulier et qui m'alarme pour votre santé. Vous passez
les nuits à vous promener et à lire; cela n'est ni raisonnable ni prudent.
--Mais je vous assure que vous vous trompez, dit Valentine en essayant de
l'emmener vers le perron. C'est par hasard que, ne pouvant dormir cette
nuit, j'ai voulu respirer l'air frais du parc. Je me sens tout à fait
calmée, je vais rentrer.
--Mais ce livre que vous vouliez emporter, vous ne l'avez pas?
--Ah! c'est vrai, dit Valentine troublée.
Et elle feignit de chercher un livre sur le piano. Par un malheureux
hasard, il ne s'en trouvait pas un seul dans l'appartement.
--Comment espérez-vous le trouver dans cette obscurité? dit M. de Lansac.
Laissez-moi allumer une bougie.
--Oh! ce serait impossible! dit Valentine épouvantée. Non, non, n'allumez
pas, je n'ai pas besoin de ce livre, je n'ai plus envie de lire.
--Mais pourquoi y renoncer, quand il est si facile de se procurer de la
lumière? J'ai remarqué hier sur cette cheminée un flacon phosphorique
très-élégant. Je gagerais mettre la main dessus.
En même temps il prit le flacon, y plaça une allumette qui pétilla en
jetant une vive lumière dans l'appartement, puis, passant à un ton bleu et
faible, sembla mourir en s'enflammant; ce rapide éclair avait suffi à M.
de Lansac pour saisir le regard d'épouvante que sa femme avait jeté sur la
glace. Quand la bougie fut allumée, il affecta plus de calme et de
simplicité encore: il savait où était Bénédict.
--Puisque nous voici ensemble, ma chère, dit-il en s'asseyant sur le sofa,
au mortel déplaisir de Valentine, je suis résolu de vous entretenir d'une
affaire assez importante dont je suis tourmenté. Ici nous sommes bien sûrs
de n'être ni écoutés ni interrompus: voulez-vous avoir la bonté de
m'accorder quelques minutes d'attention?
Valentine, plus pâle qu'un spectre, se laissa tomber sur une chaise.
--Daignez vous approcher, ma chère, dit M. de Lansac en tirant à lui une
petite table sur laquelle il plaça la bougie.
Il appuya son menton sur sa main, et entama la conversation avec l'aplomb
d'un homme habitué à proposer aux souverains la paix ou la guerre sur le
même ton.
XXXIII.
--Je présume, ma chère amie, que vous désirez savoir quelque chose de mes
projets, afin d'y conformer les vôtres, dit-il en attachant sur elle des
yeux fixes et perçants qui la tinrent comme fascinée à sa place. Sachez
donc que je ne puis quitter mon poste, ainsi que je l'espérais, avant un
certain nombre d'années. Ma fortune a reçu un échec considérable qu'il
m'importe de réparer par mes travaux. Vous emmènerai-je ou ne vous
emmènerai-je pas? _That is the question_, comme dit Hamlet. Désirez-vous
me suivre, désirez-vous rester? Autant qu'il dépendra de moi, je me
conformerai à vos intentions; mais prononcez-vous, car sur ce point toutes
vos lettres ont été d'une retenue par trop chaste. Je suis votre mari
enfin, j'ai quelque droit à votre confiance.
Valentine remua les lèvres, mais sans pouvoir articuler une parole.
Placée entre son maître railleur et son amant jaloux, elle était dans une
horrible situation.
Elle essaya de lever les yeux sur M. de Lansac; son regard de faucon était
toujours attaché sur elle. Elle perdit tout à fait contenance, balbutia et
ne répondit rien.
--Puisque vous êtes si timide, reprit-il en élevant un peu la voix, j'en
augure bien pour votre soumission, et il est temps que je vous parle des
devoirs que nous avons contractés l'un envers l'autre. Jadis, nous étions
amis, Valentine, et ce sujet d'entretien ne vous effarouchait pas;
aujourd'hui vous êtes devenue avec moi d'une réserve que je ne sais
comment expliquer. Je crains que des gens peu disposés en ma faveur ne
vous aient beaucoup trop entourée en mon absence; je crains... vous
dirai-je tout? que des intimités trop vives n'aient un peu affaibli la
confiance que vous aviez en moi.
Valentine rougit et pâlit; puis elle eut le courage de regarder son mari
en face pour s'emparer de sa pensée. Elle crut alors saisir une expression
de malice haineuse sous cet air calme et bienveillant, et se tint sur ses
gardes.
--Continuez, Monsieur, lui dit-elle avec plus de hardiesse qu'elle ne
s'attendait elle-même à en montrer; j'attends que vous vous expliquiez
tout à fait pour vous répondre.
--Entre gens de bonne compagnie, répondit Lansac, on doit s'entendre avant
même de se parler; mais puisque vous le voulez, Valentine, je parlerai.
Je souhaite, ajouta-t-il avec une affectation effrayante, que mes paroles
ne soient pas perdues. Je vous parlais tout à l'heure de nos devoirs
respectifs; les miens sont de vous assister et de vous protéger...
--Oui, Monsieur, de me protéger! répéta Valentine avec consternation, et
cependant avec quelque amertume.
--J'entends fort bien, reprit-il; vous trouvez que ma protection a un peu
trop ressemblé jusqu'ici à celle de Dieu. J'avoue qu'elle a été un peu
lointaine, un peu discrète; mais si vous le désirez, dit-il d'un ton
ironique, elle se fera sentir davantage.
Un brusque mouvement derrière la glace rendit Valentine aussi froide
qu'une statue de marbre. Elle regarda son mari d'un air effaré; mais il
ne parut pas s'être aperçu de ce qui causait sa frayeur, et il continua:
--Nous en reparlerons, ma belle; je suis trop homme du monde pour
importuner des témoignages de mon affection une personne qui la
repousserait. Ma tâche d'amitié et de protection envers vous sera donc
remplie selon vos désirs et jamais au delà; car, dans le temps où nous
vivons, les maris sont particulièrement insupportables pour être trop
fidèles à leurs devoirs. Que vous en semble?
--Je n'ai point assez d'expérience pour vous répondre.
--Fort bien répondu. Maintenant, ma chère belle, je vais vous parler de
vos devoirs envers moi. Ce ne sera pas galant; aussi, comme j'ai horreur
de tout ce qui ressemble au pédagogisme, ce sera la seule et dernière fois
de ma vie. Je suis convaincu que le sens de mes préceptes ne sortira
jamais de votre mémoire. Mais comme vous tremblez! quel enfantillage! Me
prenez-vous pour un de ces rustres antédiluviens qui n'ont rien de plus
agréable à mettre sous les yeux de leurs femmes que le joug de la fidélité
conjugale? Croyez-vous que je vais vous prêcher comme un vieux moine, et
enfoncer dans votre coeur les stylets de l'inquisition pour vous demander
l'aveu de vos secrètes pensées?--Non, Valentine, non, reprit-il après une
pause pendant laquelle il la contempla froidement; je sais mieux ce qu'il
faut vous dire pour ne pas vous troubler. Je ne réclamerai de vous que ce
que je pourrai obtenir sans contrarier vos inclinations et sans faire
saigner votre coeur. Ne vous évanouissez pas, je vous en prie, j'aurai
bientôt tout dit. Je ne m'oppose nullement à ce que vous viviez intimement
avec une famille de votre choix qui se rassemble souvent ici, et dont les
traces peuvent attester la présence récente...
Il prit sur la table un album de dessins sur lequel était
gravé le nom de Bénédict, et le feuilleta d'un air d'indifférence.
--Mais, ajouta-t-il en repoussant l'album d'un air ferme et impérieux,
j'attends de votre bon sens que nul conseil étranger n'intervienne dans
nos affaires privées, et ne tente de mettre obstacle à la gestion de nos
propriétés communes. J'attends cela de votre conscience, et je le réclame
au nom des droits que votre position me donne sur vous. Eh bien! ne me
répondrez-vous pas? Que regardez-vous dans cette glace?
--Monsieur, répondit Valentine frappée de terreur, je n'y regardais pas.
--Je croyais, au contraire, qu'elle vous occupait beaucoup. Allons,
Valentine, répondez-moi, ou, si vous avez encore des distractions, je vais
transporter cette glace dans un autre coin de l'appartement, où elle
n'attirera plus vos yeux.
--N'en faites rien, Monsieur! s'écria Valentine éperdue. Que voulez-vous
que je vous réponde? qu'exigez-vous de moi? que m'ordonnez-vous?
--Je n'ordonne rien, répondit-il en reprenant sa manière accoutumée et son
air nonchalant; j'implore votre obligeance pour demain. Il sera question
d'une longue et ennuyeuse affaire; il faudra que vous consentiez à
quelques arrangements nécessaires, et j'espère qu'aucune influence
étrangère ne saurait vous décider à me désobliger, pas même les conseils
de votre miroir, ce donneur d'avis que les femmes consultent à propos de
tout.
--Monsieur, dit Valentine d'un ton suppliant, je souscris d'avance à tout
ce qu'il vous plaira d'imposer; mais retirons-nous, je vous prie, je suis
très-fatiguée.
--Je m'en aperçois, reprit M. de Lansac.
Et pourtant il resta encore quelques instants assis avec indolence,
regardant Valentine qui, debout, le flambeau à la main, attendait avec une
mortelle anxiété la fin de cette scène.
Il eut l'idée d'une vengeance plus amère que celle qu'il venait d'exercer;
mais se rappelant la profession de foi que Bénédict avait faite quelques
instants auparavant, il jugea fort prudemment ce jeune exalté capable
de l'assassiner; il prit donc le parti de se lever et de sortir avec
Valentine. Celle-ci, par une dissimulation bien inutile, affecta de fermer
soigneusement la porte du pavillon.
--C'est une précaution fort sage, lui dit M. de Lansac d'un ton caustique,
d'autant plus que les fenêtres sont disposées de manière à laisser entrer
et sortir facilement ceux qui trouveraient la porte fermée.
Cette dernière remarque convainquit enfin Valentine de sa véritable
situation à l'égard de son mari.
XXXIV.
Le lendemain, à peine était-elle levée que le comte et M. Grapp
demandèrent à être admis dans son appartement. Ils apportaient différents
papiers.
--Lisez-les, Madame, dit M. de Lansac en voyant qu'elle prenait
machinalement la plume pour les signer.
Elle leva en pâlissant les yeux sur lui; son regard était si absolu, son
sourire si dédaigneux, qu'elle se hâta de signer d'une main tremblante, et
les lui rendant:
--Monsieur, lui dit-elle, vous voyez que j'ai confiance en vous, sans
examiner si les apparences vous accusent.
--J'entends, Madame, répondit Lansac en remettant les papiers à M. Grapp.
En ce moment il se sentit si heureux et si léger d'être débarrassé
de cette créance qui lui avait suscité dix ans de tourments et de
persécutions, qu'il eut pour sa femme quelque chose qui ressemblait à de
la reconnaissance, et lui baisa la main en lui disant d'un air presque
franc:
--Un service en vaut un autre, Madame.
Le soir même, il lui annonça qu'il était forcé de repartir le lendemain
avec M. Grapp pour Paris, mais qu'il ne rejoindrait point l'ambassade
sans lui avoir fait ses adieux et sans la consulter sur ses projets
particuliers, auxquels, disait-il, il ne mettrait jamais d'opposition.
Il alla se coucher, heureux d'être débarrassé de sa dette et de sa femme.
Valentine, en se retrouvant seule le soir, réfléchit enfin avec calme aux
événements de ces trois jours. Jusque-là, l'épouvante l'avait rendue
incapable de raisonner sa position; maintenant que tout s'était arrangé à
l'amiable, elle pouvait y reporter un regard lucide. Mais ce ne fut pas
la démarche irréparable qu'elle avait faite en donnant sa signature
qui l'occupa un seul instant; elle ne put trouver dans son âme que le
sentiment d'une consternation profonde, en songeant qu'elle était perdue
sans retour dans l'opinion de son mari. Cette humiliation lui était si
douloureuse qu'elle absorbait tout autre sentiment.
Espérant trouver un peu de calme dans la prière, elle s'enferma dans son
oratoire; mais alors, habituée qu'elle était à mêler le souvenir de
Bénédict à toutes ses aspirations vers le ciel, elle fut effrayée de ne
plus trouver cette image aussi pure au fond de ses pensées. Le souvenir de
la nuit précédente, de cet entretien orageux dont chaque parole, entendue
sans doute par M. de Lansac, faisait monter la rougeur au front de
Valentine, la sensation de ce baiser, qui était restée cuisante sur ses
lèvres, ses terreurs, ses remords, ses agitations, en se retraçant les
moindres détails de cette scène, tout l'avertissait qu'il était temps de
retourner en arrière, si elle ne voulait tomber dans un abîme. Jusque-là
le sentiment audacieux de sa force l'avait soutenue, mais un instant avait
suffi pour lui montrer combien la volonté humaine est fragile. Quinze mois
d'abandon et de confiance n'avaient pas rendu Bénédict tellement stoïque
qu'un instant n'eût détruit le fruit de ces vertus péniblement acquises,
lentement amassées, témérairement vantées. Valentine ne pouvait pas se le
dissimuler, l'amour qu'elle inspirait n'était pas celui des anges pour le
Seigneur; c'était un amour terrestre, passionné, impétueux, un orage prêt
à tout renverser.
Elle ne fut pas plus tôt descendue ainsi dans les replis de sa conscience,
que son ancienne piété, rigide, positive et terrible, vint la tourmenter
de repentirs et de frayeurs. Toute la nuit se passa dans ces angoisses,
elle essaya vainement de dormir. Enfin, vers le jour, exaltée par ses
souffrances, elle s'abandonna à un projet romanesque et sublime, qui a
tenté plus d'une jeune femme au moment de commettre sa première faute:
elle résolut de voir son mari et d'implorer son appui.
Effrayée de ce qu'elle allait faire, à peine fut-elle habillée et prête à
sortir de sa chambre qu'elle y renonça; puis elle y revint, recula encore,
et après un quart d'heure d'hésitations et de tourments, elle se détermina
à descendre au salon et à faire demander M. de Lansac.
Il était à peine cinq heures du matin; le comte avait espéré quitter le
château avant que sa femme fût éveillée. Il se flattait d'échapper ainsi
à l'ennui de nouveaux adieux et de nouvelles dissimulations. L'idée de
cette entrevue le contraria donc vivement, mais il n'était aucun moyen
convenable de s'y soustraire. Il s'y rendit, un peu tourmenté de n'en
pouvoir deviner l'objet.
L'attention avec laquelle Valentine ferma les portes, afin de n'être
entendue de personne, et l'altération de ses traits et de sa voix,
achevèrent d'impatienter M. de Lansac, qui ne se sentait pas le temps
d'essuyer une scène de sensibilité. Malgré lui, ses mobiles sourcils se
contractèrent, et quand Valentine essaya de prendre la parole, elle trouva
dans sa physionomie quelque chose de si glacial et de si repoussant
qu'elle resta devant lui muette et anéantie.
Quelques mots polis de son mari lui firent sentir qu'il s'ennuyait
d'attendre; alors elle fit un effort violent pour parler, mais elle ne
trouva que des sanglots pour exprimer sa douleur et sa honte.
--Allons, ma chère Valentine, dit-il enfin en s'efforçant de prendre un
air ouvert et caressant, trêve de puérilités! Voyons, que pouvez-vous
avoir à me dire? Il me semblait que nous étions parfaitement d'accord sur
tous les points. De grâce, ne perdons pas de temps; Grapp m'attend, Grapp
est impitoyable.
--Eh bien, Monsieur, dit Valentine en rassemblant son courage, je vous
dirai en deux mots que j'ai à implorer de votre pitié: emmenez-moi.
En parlant ainsi, elle courba presque le genou devant le comte, qui recula
de trois pas.
--Vous emmener! vous! y pensez-vous. Madame?
--Je sais que vous me méprisez, s'écria Valentine avec la résolution du
désespoir; mais je sais que vous n'en avez pas le droit. Je jure, Monsieur,
que je suis encore digne d'être la compagne d'un honnête homme.
--Voudriez-vous me faire le plaisir de m'apprendre, dit le comte d'un ton
lent et accentué par l'ironie, combien de promenades nocturnes vous avez
faites seule (comme hier soir, par exemple) au pavillon du parc depuis
environ deux ans que nous sommes séparés?
Valentine, qui se sentait innocente, sentit en même temps son courage
augmenter.
--Je vous jure sur Dieu et l'honneur, dit-elle, que ce fut hier la
première fois.
--Dieu est bénévole, et l'honneur des femmes est fragile. Tachez de jurer
par quelque autre chose.
--Mais, Monsieur, s'écria Valentine en saisissant le bras de son mari d'un
ton d'autorité, vous avez entendu notre entretien cette nuit; je le sais,
j'en suis sûre. Eh bien, j'en appelle à votre conscience, ne vous a-t-il
pas prouvé que mon égarement fut toujours involontaire? N'avez-vous pas
compris que si j'étais coupable et odieuse à mes propres yeux, du moins
ma conduite n'était pas souillée de cette tache qu'un homme ne saurait
pardonner? Oh! vous le savez bien! vous savez bien que s'il en était
autrement, je n'aurais pas l'effronterie de venir réclamer votre
protection. Oh! Évariste, ne me la refusez pas! Il est temps encore de
me sauver; ne me laissez pas succomber à ma destinée; arrachez-moi à la
séduction qui m'environne et qui me presse. Voyez! je la fuis, je la hais,
je veux la repousser! Mais je suis une pauvre femme, isolée, abandonnée de
toutes parts; aidez-moi. Il est temps encore, vous dis-je, je puis vous
regarder en face. Tenez! ai-je rougi? ma figure ment-elle? Vous êtes
pénétrant, vous, on ne vous tromperait pas si grossièrement. Est-ce que
je l'oserais? Grand Dieu, vous ne me croyez pas! Oh! c'est une horrible
punition que ce doute!
En parlant ainsi, la malheureuse Valentine, désespérant de vaincre la
froideur insultante de cette âme de marbre, tomba sur ses genoux et
joignit les mains en les élevant vers le ciel, comme pour le prendre à
témoin.
--Vraiment, dit M. de Lansac après un silence féroce, vous êtes très-belle
et très-dramatique! Il faut être cruel pour vous refuser ce que vous
demandez si bien; mais comment voulez-vous que je vous expose à un
nouveau parjure? N'avez-vous pas juré à votre amant cette nuit que vous
n'appartiendriez jamais à aucun homme?
À cette réponse foudroyante, Valentine se releva indignée, et regardant
son mari de toute la hauteur de sa fierté de femme outragée:
--Que croyez-vous donc que je sois venue réclamer ici? lui dit-elle. Vous
affectez une étrange erreur, Monsieur; mais vous ne pensez pas que je me
sois mise à genoux pour solliciter une place dans votre lit?
M. de Lansac, mortellement blessé de l'aversion hautaine de cette femme
tout à l'heure si humble, mordit sa lèvre pâle et fit quelques pas pour se
retirer. Valentine s'attacha à lui.
--Ainsi vous me repoussez! lui dit-elle, vous me refusez un asile dans
votre maison et la sauvegarde de votre présence autour de moi! Si vous
pouviez m'ôter votre nom, vous le feriez sans doute! Oh! cela est inique,
Monsieur. Vous me parliez hier de nos devoirs respectifs; comment
remplissez-vous les vôtres? Vous me voyez près de rouler dans un précipice
dont j'ai horreur, et quand je vous supplie de me tendre la main, vous m'y
poussez du pied. Eh bien! que mes fautes retombent sur vous!...
--Oui, vous dites vrai, Valentine, répondit-il d'un ton goguenard en lui
tournant le dos, vos fautes retomberont sur ma tête.
Il sortait, charmé de ce trait d'esprit; elle le retint encore, et tout
ce qu'une femme au désespoir peut inventer d'humble, de touchant et de
pathétique, elle sut le trouver en cet instant de crise. Elle fut si
éloquente et si vraie que M. de Lansac, surpris de son esprit, la regarda
quelques instants d'un air qui lui fit espérer de l'avoir attendri. Mais
il se dégagea doucement en lui disant:
--Tout ceci est parfait, ma chère, mais c'est souverainement ridicule.
Vous êtes fort jeune, profitez d'un conseil d'ami: c'est qu'une femme
ne doit jamais prendre son mari pour son confesseur; c'est lui demander
plus de vertu que sa profession n'en comporte. Pour moi, je vous trouve
charmante; mais ma vie est trop occupée pour que je puisse entreprendre de
vous guérir d'une grande passion. Je n'aurais d'ailleurs jamais la fatuité
d'espérer ce succès. J'ai assez fait pour vous, ce me semble, en fermant
les yeux; vous me les ouvrez de force: alors il faut que je fuie, car ma
contenance vis-à-vis de vous n'est pas supportable, et nous ne pourrions
nous regarder l'un l'autre sans rire.
--Rire! Monsieur, rire! s'écria-t-elle avec une juste colère.
--Adieu, Valentine! reprit-il; j'ai trop d'expérience, je vous l'avoue,
pour me brûler la cervelle pour une infidélité; mais j'ai trop de bon sens
pour vouloir servir de chaperon à une jeune tête aussi exaltée que la
vôtre. C'est pour cela aussi que je ne désire pas trop vous voir rompre
cette liaison qui a pour vous encore toute la beauté romanesque d'un
premier amour. Le second serait plus rapide, le troisième...
--Vous m'insultez, dit Valentine d'un air morne, mais Dieu me protégera.
Adieu, Monsieur; je vous remercie de cette dure leçon; je tâcherai d'en
profiter.
Ils se saluèrent, et, un quart d'heure après, Bénédict et Valentin, en se
promenant sur le bord la grand'route, virent passer la chaise de poste qui
emportait le noble comte et l'usurier vers Paris.
XXXV.
Valentine, épouvantée en même temps qu'offensée mortellement des
injurieuses prédictions de son mari, alla dans sa chambre dévorer ses
larmes et sa honte. Plus que jamais effrayée des conséquences d'un
égarement que le monde punissait d'un tel mépris, Valentine, accoutumée
à respecter religieusement l'opinion, prit horreur de ses fautes et de
ses imprudences. Elle roula mille fois dans son esprit le projet de se
soustraire aux dangers de sa situation; elle chercha au dehors tous ses
moyens de résistance, car elle n'en trouvait plus en elle-même, et la peur
de succomber achevait d'énerver ses forces; elle reprochait amèrement à sa
destinée de lui avoir ôté tout secours, toute protection.
--Hélas! disait-elle, mon mari me repousse, ma mère ne saurait me
comprendre, ma soeur n'ose rien; qui m'arrêtera sur ce versant dont la
rapidité m'emporte?
Élevée pour le monde et selon ses principes, Valentine ne trouvait nulle
part en lui l'appui qu'elle avait droit d'en attendre en retour de ses
sacrifices. Si elle n'eût possédé l'inestimable trésor de la foi, sans
doute elle eût foulé aux pieds, dans son désespoir, tous les préceptes de
sa jeunesse. Mais sa croyance religieuse soutenait et ralliait toutes ses
croyances.
Elle ne se sentit pas la force, ce soir-là, de voir Bénédict; elle
ne le fit donc pas avertir du départ de son mari, et se flatta qu'il
l'ignorerait. Elle écrivit un mot à Louise pour la prier de venir au
pavillon à l'heure accoutumée.
Mais à peine étaient-ils ensemble que mademoiselle Beaujon dépêcha
Catherine au petit parc pour avertir Valentine que sa grand'mère,
sérieusement incommodée, demandait à la voir.
La vieille marquise avait pris dans la matinée une tasse de chocolat dont
la digestion, trop pénible pour ses organes débilités, lui occasionnait
une oppression et une fièvre violentes. Le vieux médecin, M. Faure, trouva
sa situation fort dangereuse.
Valentine s'empressait à lui prodiguer ses soins, lorsque la marquise, se
redressant tout à coup sur son chevet avec une netteté de prononciation et
de regard qu'on n'avait pas remarquée en elle depuis longtemps, demanda
à être seule avec sa petite-fille. Les personnes présentes se retirèrent
aussitôt, excepté la Beaujon, qui ne pouvait supposer que cette mesure
s'étendît jusqu'à elle. Mais la vieille marquise, rendue tout à coup, par
une révolution miraculeuse de la fièvre, à toute la clarté de son jugement
et à toute l'indépendance de sa volonté, lui ordonna impérieusement de
sortir.
--Valentine, lui dit-elle quand elles furent seules, j'ai à te demander
une grâce; il y a bien longtemps que je l'implore de la Beaujon, mais elle
me trouble l'esprit par ses réponses; toi, tu me l'accorderas, je parie.
--Ô ma bonne maman! s'écria Valentine en se mettant à genoux devant son
lit, parlez, ordonnez.
--Eh bien, mon enfant, dit la marquise en se penchant vers elle et en
baissant la voix, je ne voudrais pas mourir sans voir ta soeur.
Valentine se leva avec vivacité et courut à une sonnette.
--Oh! ce sera bientôt fait, lui dit-elle joyeusement, elle n'est pas loin
d'ici; qu'elle sera heureuse, chère grand'mère! Ses caresses vous rendront
la vie et la santé!
Catherine fut chargée par Valentine d'aller chercher Louise, qui était
restée au pavillon.
--Ce n'est pas tout, dit la marquise, je voudrais aussi voir son fils.
Précisément, Valentin, envoyé par Bénédict, qui était inquiet de Valentine
et n'osait se présenter devant elle sans son ordre, venait d'arriver au
petit parc lorsque Catherine s'y rendit. Au bout de quelques minutes,
Louise et son fils furent introduits dans la chambre de leur aïeule.
Louise, abandonnée avec un cruel égoïsme par cette femme, avait réussi
à l'oublier, mais quand elle la retrouva sur son lit de mort, hâve et
décrépite; quand elle revit les traits de celle dont la tendresse
indulgente avait veillé bien ou mal sur ses premières années d'innocence
et de bonheur, elle sentit se réveiller cet inextinguible sentiment de
respect et d'amour qui s'attache aux premières affections de la vie. Elle
s'élança dans les bras de sa grand'mère, et ses larmes, dont elle croyait
la source tarie pour elle, coulèrent avec effusion sur le sein qui l'avait
bercée.