La vieille femme retrouva aussi de vifs élans de sensibilité à la vue de
cette Louise, jadis si vive et si riche de jeunesse, de passion et de
santé, maintenant si pâle, si frêle et si triste. Elle s'exprima avec
une ardeur d'affection qui fut en elle comme le dernier éclair de cette
tendresse ineffable dont le ciel a doué la femme dans son rôle de mère.
Elle demanda pardon de son oubli avec une chaleur qui arracha des sanglots
de reconnaissance à ses deux petites-filles; puis elle pressa Valentin
dans ses bras étiques, s'extasia sur sa beauté, sur sa grâce, sur sa
ressemblance avec Valentine. Cette ressemblance, ils la tenaient du
comte Raimbault, le dernier fils de la marquise; elle retrouvait en eux
encore les traits de son époux. Comment les liens sacrés de la famille
pourraient-ils être effacés et méconnus sur la terre? Quoi de plus
puissant sur le coeur humain qu'un type de beauté recueilli comme un
héritage par plusieurs générations d'enfants aimés! Quel lien d'affection
que celui qui résume le souvenir et l'espérance! Quel empire que celui
d'un être dont le regard fait revivre tout un passé d'amour et de regrets,
toute une vie que l'on croyait éteinte et dont on retrouve les émotions
palpitantes dans un sourire d'enfant!
Mais bientôt cette émotion sembla s'éteindre chez la marquise, soit
qu'elle eût hâté l'épuisement de ses facultés, soit que la légèreté
naturelle à son caractère eût besoin de reprendre son cours. Elle fit
asseoir Louise sur son lit, Valentine dans le fond de l'alcôve, et
Valentin à son chevet. Elle leur parla avec esprit et gaieté, surtout avec
autant d'aisance que si elle les eût quittés de la veille; elle interrogea
beaucoup Valentin sur ses études, sur ses goûts, sur ses rêves d'avenir.
En vain ses filles lui représentèrent qu'elle se fatiguait par
cette longue causerie; peu à peu elles s'aperçurent que ses idées
s'obscurcissaient; sa mémoire baissa: l'étonnante présence d'esprit
qu'elle avait recouvrée fit place à des souvenirs vagues et flottants, à
des perceptions confuses; ses joues brillantes de fièvre passèrent à des
tons violets, sa parole s'embarrassa. Le médecin, que l'on fit rentrer,
lui administra un calmant. Il n'en était plus besoin; on la vit
s'affaisser et s'éteindre rapidement.
Puis tout à coup, se relevant sur son oreiller, elle appela encore
Valentine, et fit signe aux autres personnes de se retirer au fond de
l'appartement.
--Voici une idée qui me revient, lui dit-elle à voix basse. Je savais bien
que j'oubliais quelque chose, et je ne voulais pas mourir sans te l'avoir
dit. Je savais bien des secrets que je faisais semblant d'ignorer. Il y en
a un que tu ne m'as pas confié, Valentine; mais je l'ai deviné depuis
longtemps: tu es amoureuse, mon enfant.
Valentine frémit de tout son corps; dominée par l'exaltation que tous ces
événements accumulés en si peu de jours devaient avoir produite sur son
cerveau, elle crut qu'une voix d'en haut lui parlait par la bouche de son
aïeule mourante.
--Oui, c'est vrai, répondit-elle en penchant son visage brûlant sur les
mains glacées de la marquise; je suis bien coupable; ne me maudissez pas,
dites-moi une parole qui me ranime et qui me sauve.
--Ah! ma petite! dit la marquise en essayant de sourire, ce n'est pas
facile de sauver une jeune tête comme toi des passions! Bah! à ma dernière
heure je puis bien être sincère. Pourquoi ferais-je de l'hypocrisie avec
vous autres? En pourrai-je faire dans un instant devant Dieu? Non, va. Il
n'est pas possible de se préserver de ce mal tant qu'on est jeune. Aime
donc, ma fille; il n'y a que cela de bon dans la vie. Mais reçois le
dernier conseil de ta grand'mère et ne l'oublie pas: Ne prends jamais un
amant qui ne soit pas de ton rang.
Ici la marquise cessa de pouvoir parler.
Quelques gouttes de la potion lui rendirent encore quelques minutes de
vie. Elle adressa un sourire morbide à ceux qui l'environnaient et murmura
des lèvres quelques prières. Puis, se tournant vers Valentine:
--Tu diras à ta mère que je la remercie de ses bons procédés, et que je
lui pardonne les mauvais. Pour une femme sans naissance, après tout, elle
s'est conduite assez bien envers moi. Je n'attendais pas tant, je l'avoue,
de la part de mademoiselle Chignon.
Elle prononça ce mot avec une affectation de mépris. Ce fut le dernier
qu'elle fit entendre; et, selon elle, la plus grande vengeance qu'elle pût
tirer des tourments imposés à sa vieillesse, fut de dénoncer la roture de
madame de Raimbault comme son plus grand vice.
La perte de sa grand'mère, quoique sensible au coeur de Valentine, ne
pouvait pas être pour elle un malheur bien réel. Néanmoins, dans la
disposition d'esprit où elle était, elle la regarda comme un nouveau coup
de sa fatale destinée, et se plut à redire, dans l'amertume de ses pensées,
que tous ses appuis naturels lui étaient successivement enlevés, et,
comme à dessein, dans le temps où ils lui étaient le plus nécessaires.
De plus en plus découragée de sa situation, Valentine résolut d'écrire à
sa mère pour la supplier de venir à son secours, et de ne point revoir
Bénédict jusqu'à ce qu'elle eût consommé ce sacrifice. En conséquence,
après avoir rendu les derniers devoirs à la marquise, elle se retira chez
elle, s'y enferma, et, déclarant qu'elle était malade et ne voulait voir
personne, elle écrivit à la comtesse de Raimbault.
Alors, quoique la dureté de M. de Lansac eût bien dû la dégoûter de
verser sa douleur dans un coeur insensible, elle se confessa humblement
devant cette femme orgueilleuse qui l'avait fait trembler toute sa vie.
Maintenant, Valentine, exaspérée par la souffrance, avait le courage du
désespoir pour tout entreprendre. Elle ne raisonnait plus rien; une
crainte majeure dominait toute autre crainte. Pour échapper à son amour,
elle aurait marché sur la mer. D'ailleurs, au moment où tout lui manquait
à la fois, une douleur de plus devenait moins effrayante que dans un temps
ordinaire. Elle se sentait une énergie féroce envers elle-même, pourvu
qu'elle n'eût pas à combattre Bénédict; les malédictions du monde entier
l'épouvantaient moins que l'idée d'affronter la douleur de son amant.
Elle avoua donc à sa mère qu'elle aimait _un autre homme que son mari_. Ce
furent là tous les renseignements qu'elle donna sur Bénédict; mais elle
peignit avec chaleur l'état de son âme et le besoin qu'elle avait d'un
appui. Elle la supplia de la rappeler auprès d'elle; car telle était la
soumission absolue qu'exigeait la comtesse, que Valentine n'eût pas osé la
rejoindre sans son aveu.
À défaut de tendresse, madame de Raimbault eût peut-être accueilli avec
vanité la confidence de sa fille; elle eût peut-être fait droit à sa
demande, si le même courrier ne lui eût apporté une lettre datée du
château de Raimbault, qu'elle lut la première: c'était une dénonciation en
règle de mademoiselle Beaujon.
Cette fille, suffoquée de jalousie en voyant la marquise entourée d'une
nouvelle famille à ses derniers moments, avait été furieuse surtout du don
de quelques bijoux antiques offerts à Louise par sa grand'mère, comme gage
de souvenir. Elle se regarda comme frustrée par ce legs, et, n'ayant aucun
droit pour s'en plaindre, elle résolut au moins de s'en venger; elle
écrivit donc sur-le-champ à la comtesse, sous prétexte de l'informer de
la mort de sa belle-mère, et elle profita de l'occasion pour révéler
l'intimité de Louise et de Valentine. l'installation scandaleuse de
Valentin dans le voisinage, son éducation faite à demi par madame de
Lansac, et tout ce qu'il lui plut d'appeler les _mystères du pavillon_;
car elle ne s'en tint pas à dévoiler l'amitié des deux soeurs, elle noircit
les relations qu'elles avaient avec le neveu du fermier, le _paysan
Benoît Lhéry_; elle présenta Louise comme une intrigante qui favorisait
odieusement l'union coupable de ce rustre avec sa soeur; elle ajouta qu'il
était bien tard sans doute pour remédier à tout cela, car le commerce
durait depuis quinze grands mois. Elle finit en déclarant que M. de Lansac
avait sans doute fait à cet égard de fâcheuses découvertes, car il était
parti au bout de trois jours sans avoir aucune relation avec sa femme.
Après avoir donné ce soulagement à sa haine, la Beaujon quitta Raimbault,
riche des libéralités de la famille, et vengée des bontés que Valentine
avait eues pour elle.
Ces deux lettres mirent la comtesse dans une fureur épouvantable; elle eût
ajouté moins de foi aux aveux de la duègne, si les aveux de sa fille,
arrivés en même temps, ne lui en eussent semblé la confirmation. Alors
tout le mérite de cette confession naïve fut perdu pour Valentine. Madame
de Raimbault ne vit plus en elle qu'une malheureuse dont l'honneur était
entaché sans retour, et qui, menacée de la vengeance de son mari, venait
implorer l'appui nécessaire de sa mère. Cette opinion ne fut que trop
confirmée par les bruits de la province qui arrivaient chaque jour à ses
oreilles. Le bonheur pur de deux amants n'a jamais pu s'abriter dans la
paix obscure des champs sans exciter la jalousie et la haine de tout ce
qui végète sottement au sein des petites villes. Le bonheur d'autrui est
un spectacle qui dessèche et dévore le provincial; la seule chose qui lui
fait supporter sa vie étroite et misérable, c'est le plaisir d'arracher
tout amour et toute poésie de la vie de son voisin.
Et puis madame de Raimbault, qui avait été déjà frappée du retour subit de
M. de Lansac à Paris, le vit, l'interrogea, ne put obtenir aucune réponse,
mais put fort bien comprendre, à l'habileté de son silence et à la dignité
de sa contenance évasive, que tout lien d'affection et de confiance était
rompu entre sa femme et lui.
Alors elle fit à Valentine une réponse foudroyante, lui conseilla de
chercher désormais son refuge dans la protection de cette soeur tarée comme
elle, lui déclara qu'elle l'abandonnait à l'opprobre de son sort, et finit
en lui donnant presque sa malédiction.
Il est vrai de dire que madame de Raimbault fut navrée de voir la vie de
sa fille gâtée à tout jamais; mais il entra encore plus d'orgueil blessé
que de tendresse maternelle dans sa douleur. Ce qui le prouve, c'est que
le courroux l'emporta sur la pitié, et qu'elle partit pour l'Angleterre,
afin, prétendit-elle, de s'étourdir sur ses chagrins, mais, en effet,
pour se livrer à la dissipation sans être exposée à rencontrer des gens
informés de ses malheurs domestiques, et disposés à critiquer sa conduite
en cette occasion.
Tel fut le résultat de la dernière tentative de l'infortunée Valentine.
La réponse de sa mère jeta une telle douleur dans son âme qu'elle absorba
toutes ses autres pensées. Elle se mit à genoux dans son oratoire, et
répandit son affliction en longs sanglots. Puis, au milieu de cette
amertume affreuse, elle sentit ce besoin de confiance et d'espoir qui
soutient les âmes religieuses; elle sentit surtout ce besoin d'affection
qui dévore la jeunesse. Haïe, méconnue, repoussée de partout, il lui
restait encore un asile: c'était le coeur de Bénédict. Était-il donc
si coupable, cet amour tant calomnié? Dans quel crime l'avait-il donc
entraînée?
«Mon Dieu! s'écria-t-elle avec ardeur, toi qui seul vois la pureté de
mes désirs, toi qui seul connais l'innocence de ma conduite, ne me
protégeras-tu pas? te retireras-tu aussi de moi? La justice que les hommes
me refusent, n'est-ce pas en toi que je la trouverai? Cet amour est-il
donc si coupable?»
Comme elle se penchait sur son prie-Dieu, elle aperçut un objet qu'elle y
avait déposé comme l'_ex-voto_ d'une superstition amoureuse; c'était ce
mouchoir teint de sang que Catherine avait rapporté de la maison du ravin
le jour du suicide de Bénédict, et que Valentine lui avait réclamé ensuite
en apprenant cette circonstance. En ce moment, la vue du sang répandu pour
elle fut comme une victorieuse protestation d'amour et de dévouement, en
réponse aux affronts qu'elle recevait de toutes parts. Elle saisit le
mouchoir, le pressa contre ses lèvres, et, plongée dans une mer de
tourments et de délices, elle resta longtemps immobile et recueillie,
ouvrant son coeur à la confiance, et sentant revenir cette vie ardente qui
dévorait son être quelques jours auparavant.
XXXVI.
Bénédict était bien malheureux depuis huit jours. Cette feinte maladie,
dont Louise ne savait lui donner aucun détail, le jetait dans de vives
inquiétudes. Tel est l'égoïsme de l'amour, qu'il aimait encore mieux
croire au mal de Valentine que de la soupçonner de vouloir le fuir. Ce
soir-là, poussé par un vague espoir, il rôda longtemps autour du parc;
enfin, maître d'une clef particulière que l'on confiait d'ordinaire à
Valentin, il se décida à pénétrer jusqu'au pavillon. Tout était silencieux
et désert dans ce lieu naguère si plein de joie, de confiance et
d'affection. Son coeur se serra; il en sortit, et se hasarda à entrer dans
le jardin du château. Depuis la mort de la vieille marquise, Valentine
avait supprimé plusieurs domestiques. Le château était donc peu habité.
Bénédict en approcha sans rencontrer personne.
L'oratoire de Valentine était situé dans une tourelle vers la partie la
plus solitaire du bâtiment. Un petit escalier en vis, reste des anciennes
constructions sur lesquelles le nouveau manoir avait été bâti, descendait
de sa chambre à l'oratoire, et de l'oratoire au jardin. La fenêtre,
cintrée et surmontée d'ornements dans le goût italien de la renaissance,
s'élevait au-dessus d'un massif d'arbres dont la cime s'empourprait alors
des reflets du couchant. La chaleur du jour avait été extrême; des éclairs
silencieux glissaient faiblement sur l'horizon violet, l'air était rare et
comme chargé d'électricité; c'était un de ces soirs d'été où l'on respire
avec peine, où l'on sent en soi une excitation nerveuse extraordinaire, où
l'on souffre d'un mal sans nom qu'on voudrait pouvoir soulager par des
larmes.
Parvenu au pied du massif en face de la tour, Bénédict jeta un regard
inquiet sur la fenêtre de l'oratoire. Le soleil embrasait ses vitraux
coloriés. Bénédict chercha longtemps à saisir quelque chose derrière ce
miroir ardent, lorsqu'une main de femme l'ouvrit tout à coup, et une forme
fugitive se montra et disparut.
Bénédict monta sur un vieux if, et, caché par ses rameaux noirs et
pendants, il s'éleva assez pour que sa vue pût plonger dans l'intérieur.
Alors il vit distinctement Valentine à genoux, avec ses cheveux blonds à
demi détachés, qui tombaient négligemment sur son épaule, et que le soleil
dorait de ses derniers feux. Ses joues étaient animées, son attitude avait
un abandon plein de grâce et de candeur. Elle pressait sur sa poitrine et
baisait avec amour ce mouchoir sanglant que Bénédict avait cherché avec
tant d'anxiété après son suicide, et qu'il reconnut aussitôt entre ses
mains.
Alors Bénédict, promenant ses regards craintifs sur le jardin désert, et
n'ayant qu'un mouvement à faire pour atteindre à cette fenêtre, ne put
résister à la tentation. Il s'attacha à la balustrade sculptée, et,
abandonnant la dernière branche qui le soutenait encore, il s'élança au
péril de sa vie.
En voyant une ombre se dessiner dans l'air éblouissant de la croisée,
Valentine jeta un cri; mais, en le reconnaissant, sa terreur changea de
nature.
--Ô ciel! lui dit-elle, oserez-vous donc me poursuivre jusqu'ici?
--Me chassez-vous? répondit Bénédict. Voyez! vingt pieds seulement me
séparent du sol; ordonnez-moi de lâcher cette balustrade, et j'obéis.
--Grand Dieu! s'écria Valentine épouvantée de la situation où elle le
voyait, entrez, entrez! Vous me faites mourir de frayeur.
Il s'élança dans l'oratoire, et Valentine, qui s'était attachée à son
vêtement dans la crainte de le voir tomber, le pressa dans ses bras par un
mouvement de joie involontaire en le voyant sauvé.
En cet instant tout fut oublié, et les résistances que Valentine avait
tant méditées, et les reproches que Bénédict s'était promis de lui faire.
Ces huit jours de séparation, dans de si tristes circonstances, avaient
été pour eux comme un siècle. Le jeune homme s'abandonnait à une joie
folle en pressant contre son coeur Valentine, qu'il avait craint de trouver
mourante, et qu'il voyait plus belle et plus aimante que jamais.
Enfin, la mémoire de ce qu'il avait souffert loin d'elle lui revint; il
l'accusa d'avoir été menteuse et cruelle.
--Écoutez, lui dit Valentine avec feu en le conduisant devant sa madone,
j'avais fait serment de ne jamais vous revoir, parce que je m'étais
imaginé que je ne pourrais le faire sans crime. Maintenant jurez-moi que
vous m'aiderez à respecter mes devoirs; jurez-le devant Dieu, devant cette
image, emblème de pureté; rassurez-moi, rendez-moi la confiance que j'ai
perdue. Bénédict, votre âme est sincère, vous ne voudriez pas commettre un
sacrilège dans votre coeur; dites! vous sentez-vous plus fort que je ne le
suis?
Bénédict pâlit et recula avec épouvante. Il avait dans l'esprit une
droiture vraiment chevaleresque, et préférait le malheur de perdre
Valentine au crime de la tromper.
--Mais c'est un voeu que vous me demandez, Valentine! s'écria-t-il.
Pensez-vous que j'aie l'héroïsme de le prononcer et de le tenir sans y
être préparé?
--Eh quoi! ne l'êtes-vous pas depuis quinze mois? lui dit-elle. Ces
promesses solennelles que vous me fîtes un soir en face de ma soeur, et
que jusqu'ici vous aviez si loyalement observées...
--Oui, Valentine, j'ai eu cette force, et j'aurai peut-être celle de
renouveler mon voeu. Mais ne me demandez rien aujourd'hui, je suis trop
agité; mes serments n'auraient nulle valeur. Tout ce qui s'est passé a
chassé le calme que vous aviez fait rentrer dans mon sein. Et puis,
Valentine! femme imprudente! vous me dites que vous tremblez! Pourquoi me
dites-vous cela? Je n'aurais pas eu l'audace de le penser. Vous étiez
forte quand je vous croyais forte; pourquoi me demander, à moi, l'énergie
que vous n'avez pas? Où la trouverai-je maintenant? Adieu, je vais me
préparer à vous obéir. Mais jurez-moi que vous ne me fuirez plus; car vous
voyez l'effet de cette conduite sur moi: elle me tue, elle détruit tout
l'effet de ma vertu passée.
--Eh bien! Bénédict, je vous le jure; car il m'est impossible de ne pas me
fier à vous quand je vous vois et quand je vous entends. Adieu; demain
nous nous reverrons tous au pavillon.
Elle lui tendit la main; Bénédict hésita à la toucher. Un tremblement
convulsif l'agitait. À peine l'eut-il effleurée, qu'une sorte de rage
s'empara de lui. Il étreignit Valentine dans ses bras, puis il voulut la
repousser. Alors l'effroyable violence qu'il imposait à sa nature ardente
depuis si longtemps ayant épuisé toutes ses forces, il se tordit les mains
avec fureur et tomba presque mourant sur les marches du prie-Dieu.
--Prends pitié de moi, dit-il avec angoisse, toi qui as créé Valentine;
rappelle mon âme à toi, éteins ce souffle dévorant qui ronge ma poitrine
et torture ma vie; fais-moi la grâce de mourir.
Il était si pâle, tant de souffrance se peignait dans ses yeux éteints,
que Valentine le crut réellement sur le point de succomber. Elle se jeta
à genoux près de lui, le pressa sur son coeur avec délire, le couvrit de
caresses et de pleurs, et tomba épuisée elle-même dans ses bras avec des
cris étouffés, en le voyant défaillir et rejeter en arrière sa tête froide
et mourante.
Enfin elle le rappela à lui-même; mais il était si faible, si accablé,
qu'elle ne voulut point le renvoyer ainsi. Retrouvant toute son énergie
avec la nécessité de le secourir, elle le soutint et le traîna jusqu'à sa
chambre, où elle lui prépara du thé.
En ce moment, la bonne et douce Valentine redevint l'officieuse et active
ménagère dont la vie était toute consacrée à être utile aux autres.
Ses terreurs de femme et d'amante se calmèrent pour faire place aux
sollicitudes de l'amitié. Elle oublia en quel lieu elle amenait Bénédict
et ce qui devait se passer dans son âme, pour ne songer qu'à secourir ses
sens. L'imprudente ne fit point attention aux regards sombres et farouches
qu'il jetait sur cette chambre où il n'était entré qu'une fois, sur ce
lit où il l'avait vue dormir toute une nuit, sur tous ces meubles qui lui
rappelaient la plus orageuse crise et la plus solennelle émotion de sa
vie. Assis sur un fauteuil, les sourcils froncés, les bras pendants, il
la regardait machinalement errer autour de lui, sans imaginer à quoi elle
s'occupait.
Quand elle lui apporta le breuvage calmant qu'elle venait de lui préparer,
il se leva brusquement et la regarda d'un air si étrange et si égaré
qu'elle laissa échapper la tasse et recula avec effroi.
Bénédict jeta ses bras autour d'elle et l'empêcha de fuir.
--Laissez-moi, s'écria-t-elle, le thé m'a horriblement brûlée.
En effet, elle s'éloigna en boitant. Il se jeta à genoux et baisa son
petit pied légèrement rougi au travers de son bas transparent, et puis il
faillit mourir encore; et Valentine, vaincue par la pitié, par l'amour,
par la peur surtout, ne s'arracha plus de ses bras quand il revint à la
vie...
C'était un moment fatal qui devait arriver tôt ou tard. Il y a bien de la
témérité à espérer vaincre une passion, quand on se voit tous les jours et
qu'on a vingt ans.
Durant les premiers jours, Valentine, emportée au delà de toutes ses
impressions habituelles, ne songea point au repentir; mais ce moment vint
et il fut terrible.
Alors Bénédict regretta amèrement un bonheur qu'il fallait payer si cher.
Sa faute reçut le plus rude châtiment qui pût lui être infligé: il vit
Valentine pleurer et dépérir de chagrin.
Trop vertueux l'un et l'autre pour s'endormir dans des joies qu'ils
avaient réprouvées et repoussées si longtemps, leur existence devint
cruelle. Valentine n'était point capable de transiger avec sa conscience.
Bénédict aimait trop passionnément pour sentir un bonheur que ne
partageait plus Valentine. Tous deux étaient trop faibles, trop livrés à
eux-mêmes, trop dominés par les impétueuses sensations de la jeunesse,
pour s'arracher à ces joies pleines de remords. Ils se quittaient avec
désespoir; ils se retrouvaient avec enthousiasme. Leur vie était un combat
perpétuel, un orage toujours renaissant, une volupté sans bornes et un
enfer sans issue.
Bénédict accusait Valentine de l'aimer peu, de ne pas savoir le préférer à
son honneur, à l'estime d'elle-même, de n'être capable d'aucun sacrifice
complet; et quand ces reproches avaient amené une nouvelle faiblesse de
Valentine, quand il la voyait pleurer avec désespoir et succomber sous de
pâles terreurs, il haïssait le bonheur qu'il venait de goûter; il eût
voulu au prix de son sang en laver le souvenir. Il lui offrait alors de la
fuir, il lui jurait de supporter la vie et l'exil; mais elle n'avait plus
la force de l'éloigner.
--Ainsi je resterais seule et abandonnée à ma douleur! lui disait-elle;
non, ne me laissez pas ainsi, j'en mourrais; je ne puis plus vivre qu'en
m'étourdissant. Dès que je rentre en moi-même, je sens que je suis perdue;
ma raison s'égare, et je serais capable de couronner mes crimes par le
suicide. Votre présence du moins me donne la force de vivre dans l'oubli
de mes devoirs. Attendons encore, espérons, prions Dieu; seule, je ne puis
plus prier; mais près de vous l'espoir me revient. Je me flatte de trouver
un jour assez de vertu en moi pour vous aimer sans crime. Peut-être m'en
donnerez-vous le premier, car enfin vous êtes plus fort que moi; c'est moi
qui vous repousse et qui vous rappelle toujours.
Et puis venaient ces moments de passion impétueuse où l'enfer avec ses
terreurs faisait sourire Valentine. Elle n'était pas incrédule alors, elle
était fanatique d'impiété.
--Eh bien, disait-elle, bravons tout; qu'importe que je perde mon âme?
Soyons heureux sur la terre; le bonheur d'être à toi sera-t-il trop payé
par une éternité de tourments? Je voudrais avoir quelque chose de plus à
te sacrifier; dis, ne sais-tu pas un prix qui puisse m'acquitter envers
toi?
--Oh! si tu étais toujours ainsi! s'écriait Bénédict.
Ainsi Valentine, de calme et réservée qu'elle était naturellement, était
devenue passionnée jusqu'au délire par suite d'un impitoyable concours
de malheurs et de séductions qui avaient développé en elle de nouvelles
facultés pour combattre et pour aimer. Plus sa résistance avait été longue
et raisonnée, plus sa chute était violente. Plus elle avait amassé de
forces pour repousser la passion, plus la passion trouvait en elle les
aliments de sa force et de sa durée.
Un événement que Valentine avait pour ainsi dire oublié de prévoir, vint
faire diversion à ces orages. Un matin, M. Grapp se présenta muni de
pièces en vertu desquelles le château et la terre de Raimbault lui
appartenaient, sauf une valeur de vingt mille francs environ, qui
constituait à l'avenir toute la fortune de madame de Lansac. Les terres
furent immédiatement mises en vente, au plus offrant, et Valentine fut
sommée de sortir, sous vingt-quatre heures, des propriétés de M. Grapp.
Ce fut un coup de foudre pour ceux qui l'aimaient; jamais fléau céleste ne
causa dans le pays une semblable consternation. Mais Valentine ressentit
moins son malheur qu'elle ne l'eût fait dans une autre situation; elle
pensa, dans le secret de son coeur, que M. de Lansac étant assez vil pour
se faire payer son déshonneur au poids de l'or, elle était pour ainsi dire
quitte envers lui. Elle ne regretta que le pavillon, asile d'un bonheur
pour jamais évanoui, et, après en avoir retiré le peu de meubles qu'il lui
fut permis d'emporter, elle accepta provisoirement un refuge à la ferme de
Grangeneuve, que les Lhéry, en vertu d'un arrangement avec Grapp, étaient
eux-mêmes sur le point de quitter.
XXXVII.
Au milieu de l'agitation que lui causa ce bouleversement de sa destinée,
elle passa quelques jours sans voir Bénédict. Le courage avec lequel elle
supporta l'épreuve de sa ruine raffermit un peu son âme, et elle trouva en
elle assez de calme pour tenter d'autres efforts.
Elle écrivit à Bénédict:
«Je vous supplie de ne point chercher à me voir durant cette quinzaine,
que je vais passer dans la famille Lhéry. Comme vous n'êtes point entré
à la ferme depuis le mariage d'Athénaïs, vous n'y sauriez reparaître
maintenant sans afficher nos relations. Quelque invité que vous puissiez
l'être par madame Lhéry, qui regrette toujours votre désunion apparente,
refusez, si vous ne voulez m'affliger beaucoup. Adieu; je ne sais point
ce que je deviendrai, j'ai quinze jours pour m'en occuper. Quand j'aurai
décidé de mon avenir, je vous le ferai savoir, et vous m'aiderez à le
supporter, quel qu'il soit. V.»
Ce billet jeta une profonde terreur dans l'esprit de Bénédict; il crut y
voir cette décision tant redoutée qu'il avait fait révoquer si souvent à
Valentine, mais qui, à la suite de tant de chagrins, devenait peut-être
inévitable. Abattu, brisé sous le poids d'une vie si orageuse et d'un
avenir si sombre, il se laissa aller au découragement. Il n'avait même
plus l'espoir du suicide pour le soutenir. Sa conscience avait contracté
des engagements envers le fils de Louise; et puis, d'ailleurs, Valentine
était trop malheureuse pour qu'il voulût ajouter ce coup terrible à
tous ceux dont le sort l'avait frappée. Désormais qu'elle était ruinée,
abandonnée, navrée de chagrins et de remords, son devoir, à lui, était de
vivre pour s'efforcer de lui être utile et de veiller sur elle en dépit
d'elle-même.
Louise avait enfin vaincu cette folle passion qui l'avait si longtemps
torturée. La nature de ses liens avec Bénédict, consolidée et purifiée
par la présence de son fils, était devenue calme et sainte. Son caractère
violent s'était adouci à la suite de cette grande victoire intérieure. Il
est vrai qu'elle ignorait complètement le malheur qu'avait eu Bénédict
d'être trop heureux avec Valentine; elle s'efforçait de consoler celle-ci
de ses pertes, sans savoir qu'elle en avait fait une irréparable, celle de
sa propre estime. Elle passait donc tous ses instants auprès d'elle, et ne
comprenait pas quelles nouvelles anxiétés pesaient sur Bénédict.
La jeune et vive Athénaïs avait personnellement souffert de ces derniers
événements, d'abord parce qu'elle aimait sincèrement Valentine, et puis
parce que le pavillon fermé, les douces réunions du soir interrompues,
le petit parc abandonné pour jamais, gonflaient son coeur d'une amertume
indéfinissable. Elle s'étonnait elle-même de n'y pouvoir songer sans
soupirer; elle s'effrayait de la longueur de ses jours et de l'ennui de
ses soirées.
Évidemment il manquait à sa vie quelque chose d'important, et Athénaïs,
qui touchait à peine à sa dix-huitième année, s'interrogeait naïvement à
cet égard sans oser se répondre. Mais, dans tous ses rêves, la blonde et
noble tête du jeune Valentin se montrait parmi des buissons chargés de
fleurs. Sur l'herbe des prairies, elle croyait courir poursuivie par lui;
elle le voyait grand, élancé, souple comme un chamois, franchir les haies
pour l'atteindre; elle folâtrait avec lui, elle partageait ses rires si
francs et si jeunes; puis elle rougissait elle-même en voyant la rougeur
monter sur ce front candide, en sentant cette main frêle et blanche brûler
en touchant la sienne, en surprenant un soupir et un regard mélancolique
à cet enfant, dont elle ne voulait pas se méfier. Toutes les agitations
timides d'un amour naissant, elle les ressentait à son insu. Et quand elle
s'éveillait, quand elle trouvait à son côté ce Pierre Blutty, ce paysan
si rude, si brutal en amour, si dépourvu d'élégance et de charme, elle
sentait son coeur se serrer et des larmes venir au bord de ses paupières.
Athénaïs avait toujours aimé l'aristocratie; un langage élevé, lors même
qu'il était au-dessus de sa portée et de son intelligence, lui semblait
la plus puissante des séductions. Lorsque Bénédict parlait d'arts ou de
sciences, elle l'écoutait avec admiration, parce qu'elle ne le comprenait
pas. C'était par sa supériorité en ce genre qu'il l'avait longtemps
dominée. Depuis qu'elle avait pris son parti de renoncer à lui, le jeune
Valentin, avec sa douceur, sa retenue, la majesté féodale de son beau
profil, son aptitude aux connaissances abstraites, était devenu pour elle
un type de grâce et de perfection. Elle avait longtemps exprimé tout
haut sa prédilection pour lui; mais elle commençait à ne plus oser, car
Valentin grandissait d'une façon effrayante, son regard devenait pénétrant
comme le feu, et la jeune fermière sentait le sang lui monter au visage
chaque fois qu'elle prononçait son nom.
Le pavillon abandonné était donc un sujet involontaire d'aspirations et de
regrets. Valentin venait bien quelquefois embrasser sa mère et sa tante;
mais la maison du ravin était assez éloignée de la ferme pour qu'il ne pût
faire souvent cette course sans se déranger beaucoup de ses études, et la
première semaine parut mortellement longue à madame Blutty.
L'avenir devenait incertain. Louise parlait de retourner à Paris avec
son fils et Valentine. D'autres fois, les deux soeurs faisaient le projet
d'acheter une petite maison de paysan et d'y vivre solitaires. Blutty,
qui était toujours jaloux de Bénédict, quoi qu'il n'en eût guère sujet,
parlait d'emmener sa femme en Marche, où il avait des propriétés. De
toutes les manières, il faudrait s'éloigner de Valentin; Athénaïs ne
pouvait plus y penser sans des regrets qui portaient une vive lumière dans
les secrets de son coeur.
Un jour, elle se laissa entraîner par le plaisir de la promenade jusqu'à
un pré fort éloigné, qu'en bonne fermière elle voulait parcourir. Ce pré
touchait au bois de Vavray, et le ravin n'était pas loin sur la lisière du
bois. Or, il arriva que Bénédict et Valentin se promenaient par là; que le
jeune homme aperçut, sur le vert foncé de la prairie, la taille alerte et
bien prise de madame Blutty, et qu'il franchît la haie sans consulter
son mentor pour aller la rejoindre. Bénédict se rapprocha d'eux, et ils
causèrent quelque temps ensemble.
Alors Athénaïs, qui avait pour son cousin un reste de ce vif intérêt qui
rend l'amitié d'une femme pour un homme si complaisante et si douce,
s'aperçut des ravages que depuis quelques jours surtout, le chagrin avait
faits en lui. L'altération de ses traits l'effraya, et, passant son bras
sous le sien, elle le pria avec instance de lui dire franchement la cause
de sa tristesse et l'état de sa santé. Comme elle s'en doutait un peu,
elle eut la délicatesse de renvoyer Valentin à quelque distance, en le
chargeant de lui rapporter son ombrelle oubliée sous un arbre.
Il y avait si longtemps que Bénédict se contraignait pour cacher sa
souffrance à tous les yeux, que l'affection de sa cousine lui fut douce.
Il ne put résister au besoin de s'épancher, lui parla de son attachement
pour Valentine, de l'inquiétude où il vivait séparé d'elle, et finit par
lui avouer qu'il était réduit au désespoir par la crainte de la perdre à
jamais.
Athénaïs, dans sa candeur, ne voulut pas voir dans cette passion, qu'elle
connaissait depuis longtemps, le côté délicat, qui eût fait reculer une
personne plus prudente. Dans la sincérité de son âme, elle ne croyait pas
Valentine capable d'oublier ses principes, et jugeait cet amour aussi pur
que celui qu'elle éprouvait pour Valentin. Elle s'abandonna donc à l'élan
de la sympathie, et promit qu'elle solliciterait de Valentine une décision
moins rigide que celle qu'elle méditait...
--Je ne sais si je réussirai, lui dit-elle avec cette franchise expansive
qui la rendait aimable en dépit de ses travers; mais je vous jure que je
travaillerai à votre bonheur comme au mien propre. Puissé-je vous prouver
que je n'ai jamais cessé d'être votre amie!
Bénédict, touché de cet élan d'amitié généreuse, lui baisa la main avec
reconnaissance. Valentin, qui revenait en ce moment avec l'ombrelle, vit
ce mouvement, et devint tour à tour si rouge et si pâle qu'Athénaïs s'en
aperçut et perdit elle-même contenance; mais, tâchant de se donner un air
solennel et important:
--Il faudra nous revoir, dit-elle à Bénédict, pour nous entendre sur cette
grande affaire. Comme je suis étourdie et maladroite, j'aurai besoin de
votre direction. Je viendrai donc demain me promener par ici, et vous
dire ce que j'aurai obtenu. Nous aviserons au moyen d'obtenir davantage.
À demain!
Et elle s'éloigna légèrement avec un signe de tête amical à son cousin;
mais ce n'est pas lui qu'elle regarda en prononçant son dernier mot.
Le lendemain, en effet, ils eurent une nouvelle conférence. Tandis que
Valentin errait en avant sur le sentier du bois, Athénaïs raconta à son
cousin le peu de succès de ses tentatives. Elle avait trouvé Valentine
impénétrable. Cependant elle ne se décourageait pas, et durant toute une
semaine elle travailla de tout son pouvoir à rapprocher les deux amants.
La négociation ne marcha pas très-vite. Peut-être la jeune
plénipotentiaire n'était-elle pas fâchée de multiplier les conférences
dans la prairie. Dans les intervalles de ces causeries avec Bénédict,
Valentin se rapprochait, et se consolait d'être exclu du secret en
obtenant un sourire et un regard qui valaient plus que mille paroles. Et
puis, quand les deux cousins s'étaient tout dit, Valentin courait après
les papillons avec Athénaïs, et, tout en folâtrant, il réussissait à
toucher sa main, à effleurer ses cheveux, à lui ravir quelque ruban ou
quelque fleur. À dix-sept ans, on en est encore à la poésie de Dorat.
Bénédict, lors même que sa cousine ne lui apportait aucune bonne nouvelle,
était heureux d'entendre parler de Valentine. Il l'interrogeait sur les
moindres actes de sa vie, il se faisait redire mot pour mot ses entretiens
avec Athénaïs. Enfin, il s'abandonnait à la douceur d'être encouragé et
consolé, sans se douter des funestes conséquences que devaient avoir ses
relations si pures avec sa cousine.
Pendant ce temps, Pierre Blutty était allé en Marche pour donner un coup
d'oeil à ses affaires particulières. À la fin de la semaine, il revint par
un village où se tenait une foire, et où il s'arrêta pour vingt-quatre
heures. Il y rencontra son ami Simonneau.
Un malheureux hasard avait voulu que Simonneau se fût énamouré depuis peu
d'une grosse gardeuse d'oies, dont la chaumière était située dans un
chemin creux à trois pas de la prairie. Il s'y rendait chaque jour, et
de la lucarne d'un grenier à foin qui servait de temple à ses amours
rustiques, il voyait passer et repasser dans le sentier Athénaïs, appuyée
sur le bras de Bénédict. Il ne manqua pas d'incriminer ces rendez-vous.
Il se rappelait l'ancien amour de mademoiselle Lhéry pour son cousin; il
savait la jalousie de Pierre Blutty, et il n'imaginait pas qu'une femme
pût venir trouver un homme, causer confidentiellement avec lui, sans y
porter des sentiments et des intentions contraires à la fidélité
conjugale.
Dans son gros bon sens, il se promit d'avertir Pierre Blutty, et il n'y
manqua pas. Le fermier entra dans une fureur épouvantable, et voulut
partir sur-le-champ pour assommer son rival et sa femme. Simonneau le
calma un peu en lui faisant observer que le mal n'était peut-être pas
aussi grand qu'il pouvait le devenir.
--Foi de Simonneau, lui dit-il, j'ai presque toujours vu _le garçon à
mademoiselle Louise_ avec eux, mais à environ trente pas; il pouvait les
voir, aussi je pense bien qu'ils ne pouvaient pas faire grand mal; mais
ils pouvaient en dire; car, lorsqu'il s'approchait d'eux, ils avaient soin
de le renvoyer. Ta femme lui tapait doucement sur la joue, et le faisait
courir bien loin, afin de causer à son aise apparemment.
--Voyez-vous, l'effrontée! disait Pierre Blutty en se mordant les poings.
Ah! je devais bien m'en douter que cela finirait ainsi. Ce freluquet-là!
il en conte à toutes les femmes. Il a fait la cour à mademoiselle Louise
en même temps qu'à ma femme avant son mariage. Depuis, il est au _su_ de
tout le monde qu'il a osé courtiser madame de Lansac. Mais celle-là est
une femme honnête et respectable, qui a refusé de le voir, et qui a
déclaré qu'il ne mettrait jamais les pieds à la ferme tant qu'elle y
serait. Je le sais bien, peut-être! j'ai entendu qu'elle le disait à sa
soeur, le jour où elle est venue loger chez nous. Maintenant, faute de
mieux, ce monsieur veut bien revenir à ma femme! Qu'est-ce qui me répondra
d'ailleurs qu'ils ne s'entendent pas depuis longtemps? Pourquoi était-elle
si entichée, ces derniers mois, d'aller au château tous les soirs, contre
mon gré? C'est qu'elle le voyait là. Et il y a un diable de parc où ils se
promenaient tous deux tant qu'ils voulaient. Vingt mille tonnerres! je
m'en vengerai! À présent qu'on a fermé le parc, ils se donnent rendez-vous
dans le bois, c'est tout clair! Sais-je ce qui se passe la nuit? Mais,
triple diable! me voici; nous verrons si cette fois Satan défendra sa
peau. Je leur ferai voir qu'on n'insulte pas impunément Pierre Blutty.
--S'il te faut un camarade, tu sais que je suis là, répondit Simonneau.
Les deux amis se pressèrent la main et prirent ensemble le chemin de la
ferme.
Cependant Athénaïs avait si bien plaidé pour Bénédict, elle avait avec
tant de candeur et de zèle défendu la cause de l'amour; elle avait surtout
si bien peint sa tristesse, l'altération de sa santé, sa pâleur, ses
anxiétés; elle l'avait montré si soumis, si timide, que la faible
Valentine s'était laissé fléchir. En secret même, elle avait été bien aise
de voir solliciter son rappel; car à elle aussi les journées semblaient
bien longues et sa résolution bien cruelle.
Bientôt il n'avait plus été question que de la difficulté de se voir.
--Je suis forcée, avait dit Valentine, de me cacher de cet amour comme
d'un crime. Un ennemi que j'ignore, et qui sans doute me surveille de bien
près, a réussi à me brouiller avec ma mère. Maintenant je sollicite mon
pardon; car quel autre appui me reste? Mais si je me compromets par
quelque nouvelle imprudence, elle le saura, et il ne faudra plus espérer
la fléchir. Je ne puis donc pas aller avec toi à la prairie.
--Non, sans doute, dit Athénaïs, mais il peut venir ici.
--Y songes-tu? reprit Valentine. Outre que ton mari s'est prononcé souvent
à cet égard d'une manière hostile, et que la présence de Bénédict à la
ferme pourrait faire naître des querelles dans ta famille et dans ton
ménage, rien ne serait plus manifeste pour me compromettre que cette
démarche, après deux ans écoulés sans reparaître ici. Son retour serait
remarqué et commenté comme un événement, et nul ne pourrait douter que
j'en fusse la cause.
--Tout cela est fort bien, dit Athénaïs; mais qui l'empêche de venir ici à
la brune, sans être observé? Nous voici en automne, les jours sont courts;
à huit heures il fait nuit noire; à neuf heures tout le monde est couché;
mon mari, qui est un peu moins dormeur que les autres, est absent. Quand
Bénédict serait, je suppose, à la porte du verger sur les neuf heures et
demie, quand j'irais le lui ouvrir, quand vous causeriez dans la salle
basse une heure ou deux, quand il retournerait chez lui vers onze heures,
avant le lever de la lune, eh bien! qu'y aurait-il de si difficile et de
si dangereux?
Valentine fit bien des objections. Athénaïs insista, supplia, pleura
même, déclara que ce refus causerait la mort de Bénédict. Elle finit par
l'emporter. Le lendemain elle courut triomphante à la prairie, et y porta
cette bonne nouvelle.
Le soir même, Bénédict, muni des instructions de sa protectrice, et
connaissant parfaitement les lieux, fut introduit auprès de Valentine,
et passa deux heures avec elle; il réussit, dans cette entrevue, à
reconquérir tout son empire. Il la rassura sur l'avenir, lui jura de
renoncer à tout bonheur qui lui coûterait un regret, pleura d'amour et de
joie à ses pieds, et la quitta, heureux de la voir plus calme et plus
confiante, après avoir obtenu un second rendez-vous pour le lendemain.
Mais le lendemain Pierre Blutty et Georges Simonneau arrivèrent à
la ferme. Blutty dissimula assez bien sa fureur et observa sa femme
attentivement. Elle n'alla point A la prairie, il n'en était plus besoin;
et d'ailleurs elle craignait d'être suivie.
Blutty prit des renseignements autour de lui avec autant d'adresse qu'il
en fut capable, et il est vrai de dire que les paysans n'en manquent point
lorsqu'une des cordes épaisses de leur sensibilité est enfin mise en jeu.
Tout en affectant un air d'indifférence assez bien joué, il eut tout le
jour l'oeil et l'oreille au guet. D'abord il entendit un garçon de charrue
dire à son compagnon que Charmette, la grande chienne fauve de la ferme,
n'avait pas cessé d'aboyer depuis neuf heures et demie jusqu'à minuit.
Ensuite il se promena dans le verger, et vit le sommet d'un mur en pierres
sèches qui l'entourait un peu dérangé. Mais un indice plus certain, ce fut
un talon de botte marqué en plusieurs endroits sur la glaise du fossé. Or,
personne à la ferme ne faisait usage de bottes; on n'y connaissait que les
sabots ou les souliers ferrés à triple rang de clous.
Alors Blutty n'eut plus de doutes. Pour s'emparer à coup sûr de son ennemi,
il sut renfermer sa colère et sa douleur, et vers le soir il embrassa
assez cordialement sa femme, en disant qu'il allait passer la nuit à une
métairie que possédait Simonneau, à une demi-lieue de là. On venait de
finir les vendanges; Simonneau, qui avait fait sa récolte un des derniers,
avait besoin d'aide pour surveiller et contenir pendant cette nuit la
fermentation de ses cuves. Cette fable n'inspira de doute à personne;
Athénaïs se sentait trop innocente pour s'effrayer des projets de son
mari.
Il se retira donc chez son compagnon, et brandissant avec fureur une de
ces lourdes fourches en fer dont on se sert dans le pays pour _afféter_ le
foin sur les charrettes en temps de récolte, il attendit la nuit avec une
cuisante impatience. Pour lui donner du coeur et du sang-froid, Simonneau
le fit boire.
XXXVIII
Sept heures sonnèrent. La soirée était froide et triste. Le vent mugissait
sur le chaume de la maisonnette, et le ruisseau, gonflé par les pluies
des jours précédents, remplissait le ravin de son murmure plaintif et
monotone. Bénédict se préparait à quitter son jeune ami, et il commençait,
comme la veille, à lui bâtir une fable sur la nécessité de sortir à une
pareille heure, lorsque Valentin l'interrompit.
--Pourquoi me tromper? lui dit-il tout à coup en jetant sur la table d'un
air résolu le livre qu'il tenait. Vous allez à la ferme.
Immobile de surprise, Bénédict ne trouva point de réponse.
--Eh bien, mon ami, dit le jeune homme avec une amertume concentrée, allez
donc, et soyez heureux, vous le méritez mieux que moi; et si quelque chose
peut adoucir ce que je souffre, c'est de vous avoir pour rival.
Bénédict tombait des nues; les hommes ont peu de perspicacité pour ces
sortes de découvertes, et d'ailleurs ses propres chagrins l'avaient trop
absorbé depuis longtemps pour qu'il pût s'être aperçu que l'amour avait
fait irruption aussi chez cet enfant dont il avait la tutelle. Étourdi de
ce qu'il entendait, il s'imagina que Valentin était amoureux de sa tante,
et son sang se glaça de surprise et de chagrin.
--Mon ami, dit Valentin en se jetant sur une chaise d'un air accablé,
je vous offense, je vous irrite, je vous afflige peut-être! Vous que
j'aime tant! me voilà forcé de lutter contre la haine que vous m'inspirez
quelquefois! Tenez, Bénédict, prenez garde à moi, il y a des jours où je
suis tenté de vous assassiner.
--Malheureux enfant! s'écria Bénédict en lui saisissant fortement le bras;
vous osez nourrir un pareil sentiment pour celle que vous devriez
respecter comme votre mère!
--Comme ma mère, reprit-il avec un sourire triste; elle serait bien jeune,
ma mère!
--Grand Dieu! dit Bénédict consterné, que dira Valentine?
--Valentine! Et que lui importe? D'ailleurs, pourquoi n'a-t-elle pas prévu
ce qui arriverait? Pourquoi a-t-elle permis que chaque soir nous réunît
sous ses yeux? Et vous-même pourquoi m'avez-vous pris pour le confident
et le témoin de vos amours? Car vous l'aimez, maintenant je ne puis m'y
tromper. Hier, je vous ai suivi, vous alliez à la ferme, et je ne suppose
point que vous y alliez si secrètement pour voir ma mère ou ma tante.
Pourquoi vous en cacheriez-vous?
--Ah ça, que voulez-vous donc dire? s'écria Bénédict dégagé d'un poids
énorme; vous me croyez amoureux de ma cousine?
--Qui ne le serait? répondit le jeune homme avec un naïf enthousiasme.
--Viens, mon enfant, dit Bénédict en le pressant contre sa poitrine.
Crois-tu à la parole d'un ami? Eh bien! je te jure sur l'honneur que je
n'eus jamais d'amour pour Athénaïs, et que je n'en aurai jamais. Es-tu
content maintenant?
--Serait-il vrai? s'écria Valentin en l'embrassant avec transport; mais,
en ce cas, que vas-tu donc faire à la ferme?
--M'occuper, répondit Bénédict embarrassé, d'une affaire importante pour
l'existence de madame de Lansac. Forcé de me cacher pour ne pas rencontrer
Blutty, avec lequel je suis brouillé, et qui pourrait à juste titre
s'offenser de ma présence chez lui, je prends quelques précautions pour
parvenir auprès de ma tante. Ses intérêts exigent tous mes soins... C'est
une affaire d'argent que tu comprendrais peu... Que t'importe, d'ailleurs?
Je te l'expliquerai plus tard, il faut que je parte.
--Il suffit, dit Valentin; je n'ai pas d'explication à vous demander. Vos
motifs ne peuvent être que nobles et généreux. Mais permets-moi de
t'accompagner, Bénédict.
--Je le veux bien, pendant une partie du chemin, répondit-il.
Ils sortirent ensemble.
--Pourquoi ce fusil? dit Bénédict en voyant Valentin passer à ses côtés
l'arme sur l'épaule.
--Je ne sais. Je veux aller avec toi jusqu'à la ferme. Ce Pierre Blutty te
hait, je le sais. S'il te rencontrait, il te ferait un mauvais parti. Il
est lâche et brutal; laisse-moi t'escorter. Tiens, hier soir je n'ai pu
dormir tant que tu n'as pas été rentré. Je faisais des rêves affreux; et à
présent que j'ai le coeur déchargé d'une horrible jalousie, à présent que
je devrais être heureux, je me sens dans l'humeur la plus noire que j'aie
eue de ma vie.
--Je t'ai dit souvent, Valentin, que tu as les nerfs d'une femme. Pauvre
enfant! Ton amitié m'est douce pourtant. Je crois qu'elle réussirait à me
faire supporter la vie quand tout le reste me manquerait.
Ils marchèrent quelque temps en silence, puis ils reprirent une
conversation interrompue et brisée à chaque instant. Bénédict sentait
son coeur se gonfler de joie à l'approche du moment qui devait le réunir
à Valentine. Son jeune compagnon, d'une nature plus frêle et plus
impressionnable, se débattait sous le poids de je ne sais quel
pressentiment. Bénédict voulut lui montrer la folie de son amour pour
Athénaïs, et l'engager à lutter contre ce penchant dangereux. Il lui fit
des maux de la passion une peinture sinistre, et pourtant d'ardentes
palpitations de joie démentaient intérieurement ses paroles.
--Tu as raison peut-être! lui dit Valentin. Je crois que je suis destiné à
être malheureux. Du moins je le crois ce soir, tant je me sens oppressé et
abattu. Reviens de bonne heure, entends-tu? ou laisse-moi t'accompagner
jusqu'au verger.