George Sand

Valentine
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--Non, mon enfant, non, dit Bénédict en s'arrêtant sous un vieux saule qui
formait l'angle du chemin. Rentre; je serai bientôt près de toi, et je
reprendrai ma mercuriale. Eh bien! qu'as-tu?

--Tu devrais prendre mon fusil.

--Quelle folie!

--Tiens, écoute! dit Valentin.

Un cri rauque et funèbre partit au-dessus de leurs têtes.

--C'est un engoulevent, répondit Bénédict. Il est caché dans le tronc
pourri de cet arbre. Veux-tu l'abattre? Je vais le faire partir.

Il donna un coup de pied contre l'arbre. L'oiseau partit d'un vol oblique
et silencieux. Valentin l'ajusta, mais il faisait trop sombre pour qu'il
pût l'atteindre. L'engoulevent s'éloigna en répétant son cri sinistre.

--Oiseau de malheur! dit le jeune homme, je t'ai manqué! n'est-ce pas
celui-là que les paysans appellent _l'oiseau de la mort_?

--Oui, dit Bénédict avec indifférence; ils prétendent qu'il chante sur la
tête d'un homme une heure avant sa fin. Gare à nous! nous étions sous cet
arbre quand il a chanté.

Valentin haussa les épaules, comme s'il eût été honteux de ses puérilités.
Cependant il pressa la main de son ami avec plus de vivacité que de
coutume.

--Reviens bientôt, lui dit-il.

Et ils se séparèrent.

Bénédict entra sans bruit et trouva Valentine à la porte de la maison.

--J'ai de grandes nouvelles à vous apprendre, lui dit-elle; mais ne
restons pas dans cette salle, la première personne venue pourrait nous y
surprendre. Athénaïs me cède sa chambre pour une heure. Suivez-moi.

Depuis le mariage de la jeune fermière, on avait arrangé et décoré, pour
les nouveaux époux, une assez jolie chambre au rez-de-chaussée. Athénaïs
l'avait offerte à son amie, et avait été attendre la fin de sa conférence
dans la chambre que celle-ci occupait à l'étage supérieur.

Valentine y conduisit Bénédict.

Pierre Blutty et Georges Simonneau quittèrent, à peu près à la même heure,
la métairie où ils avaient passé l'après-dîné. Tous deux suivaient en
silence un chemin creux sur le bord de l'Indre.

--Sacrebleu! Pierre, tu n'es pas un homme, dit Georges en s'arrêtant. On
dirait que tu vas faire un crime. Tu ne dis rien, tu as été pâle et défait
comme un linceul tout le jour, à peine si tu marches droit. Comment! c'est
pour une femme que tu te laisses ainsi démoraliser?

--Ce n'est plus tant l'amour que j'ai pour la femme, répondit Pierre d'une
voix creuse et en s'arrêtant, que la haine que j'ai pour l'homme. Celle-là
me fige le sang autour du coeur; et quand tu dis que je vais faire un
crime, je crois que tu ne te trompes pas.

--Ah ça, plaisantes-tu? dit Georges en s'arrêtant à son tour. Je me suis
associé avec toi pour donner une _roulée_.

--Une _roulée_ jusqu'à ce que mort s'ensuive, reprit l'autre d'un ton
grave. Il y a assez longtemps que sa figure me fait souffrir. Il faut que
l'un de nous deux cède la place à l'autre cette nuit.

--Diable! c'est plus sérieux que je ne pensais. Qu'est-ce donc que tu
tiens là en guise de bâton? Il fait si noir! Est-ce que tu t'es obstiné à
emporter cette diable de fourche?

--Peut-être!

--Mais, dis donc, n'allons pas nous jeter dans une affaire qui nous
mènerait aux assises, da! Cela ne m'amuserait pas, moi qui ai femme et
enfants!

--Si tu as peur, ne viens pas!

--J'irai, mais pour t'empêcher de faire un mauvais coup.

Ils se remirent en marche.

--Écoutez, dit Valentine en tirant de son sein une lettre cachetée de
noir; je suis bouleversée, et ce que je sens en moi me fait horreur de
moi-même. Lisez; mais si votre coeur est aussi coupable que le mien,
taisez-vous, car j'ai peur que la terre ne s'ouvre pour nous engloutir.

Bénédict, effrayé, ouvrit la lettre; elle était de Franck, le valet de
chambre de M. de Lansac. M. de Lansac venait d'être tué en duel.

Le sentiment d'une joie cruelle et violente envahit toutes les facultés de
Bénédict. Il se mit à marcher avec agitation dans la chambre pour dérober
à Valentine une émotion qu'elle condamnait, mais dont elle-même ne pouvait
se défendre. Ses efforts furent vains. Il s'élança vers elle, et, tombant
à ses pieds, il la pressa contre sa poitrine dans un transport d'ivresse
sauvage.

--À quoi bon feindre un recueillement hypocrite? s'écria-t-il. Est-ce toi,
est-ce Dieu que je pourrais tromper? N'est-ce pas Dieu qui règle nos
destinées? N'est-ce pas lui qui te délivre de la chaîne honteuse de
ce mariage? N'est-ce pas lui qui purge la terre de cet homme faux et
stupide?...

--Taisez-vous! dit Valentine en lui mettant ses mains sur la bouche.
Voulez-vous donc attirer sur nous la vengeance du ciel? N'avons-nous pas
assez offensé la vie de cet homme? faut-il l'insulter jusqu'après sa mort!
Oh! taisez-vous, cela est un sacrilège. Dieu n'a peut-être permis cet
événement que pour nous punir et nous rendre plus misérables encore.

--Craintive et folle Valentine! que peut-il donc nous arriver maintenant?
N'es-tu pas libre? L'avenir n'est-il pas à nous? Eh bien! n'insultons pas
les morts, j'y consens. Bénissons, au contraire, la mémoire de cet homme
qui s'est chargé d'aplanir entre nous les distances de rang et de fortune.
Béni soit-il pour t'avoir faite pauvre et délaissée comme te voilà! car
sans lui je n'aurais pu prétendre à toi. Ta richesse, ta considération,
eussent été des obstacles que ma fierté n'eût pas voulu franchir...
À présent tu m'appartiens, tu ne peux pas, tu ne dois pas m'échapper,
Valentine; je suis ton époux, j'ai des droits sur toi. Ta conscience,
ta religion, t'ordonnent de me prendre pour appui et pour vengeur. Oh!
maintenant, qu'on vienne t'insulter dans mes bras, si on l'ose! Moi, je
comprendrai mes devoirs; moi, je saurai la valeur du dépôt qui m'est
confié; moi, je ne te quitterai pas; je veillerai sur toi avec amour! Que
nous serons heureux! Vois donc comme Dieu est bon! comme, après les rudes
épreuves, il nous envoie les biens dont nous étions avides! Te souviens-tu
qu'un jour tu regrettais ici de n'être pas fermière, de ne pouvoir
te soustraire à l'esclavage d'une vie opulente pour vivre en simple
villageoise sous un toit de chaume? Eh bien, voilà ton voeu exaucé. Tu
seras suzeraine dans la chamière du ravin; tu courras parmi les taillis
avec ta chèvre blanche. Tu cultiveras tes fleurs toi-même, tu dormiras
sans crainte et sans souci sur le sein d'un paysan. Chère Valentine, que
tu seras belle sous le chapeau de paille des faneuses! Que tu seras adorée
et obéie dans ta nouvelle demeure! Tu n'auras qu'un serviteur et qu'un
esclave, ce sera moi; mais j'aurai plus de zèle à moi seul que toute
une livrée. Tous les ouvrages pénibles me concerneront; toi, tu n'auras
d'autre soin que d'embellir ma vie et de dormir parmi les fleurs à mon
côté.

Et d'ailleurs nous serons riches. J'ai doublé déjà la valeur de mes terres;
j'ai mille francs de rente! et toi, quand tu auras vendu ce qui te reste,
tu en auras à peu près autant. Nous arrondirons notre propriété. Oh! ce
sera une terre magnifique! Nous aurons ta bonne Catherine pour factotum.
Nous aurons une vache et son veau, que sais-je?... Allons, réjouis-toi
donc, fais donc des projets avec moi!...

--Hélas! je suis accablée de tristesse, dit Valentine, et je n'ai pas la
force de repousser vos rêves. Ah! parle-moi parle-moi encore de ce bonheur;
 dis-moi qu'il ne peut nous fuir: je voudrais y croire.

--Et pourquoi donc t'y refuser?

--Je ne sais, dit-elle en mettant sa main sur sa poitrine, je sens là un
poids qui m'étouffe. Le remords! Oh! oui, c est le remords! je n'ai pas
mérité d'être heureuse, moi, je ne dois pas l'être. J'ai été coupable;
j'ai trahi mes serments; j'ai oublié Dieu; Dieu me doit des châtiments, et
non des récompenses.

--Chasse ces noires idées. Pauvre Valentine! te laisseras-tu donc ainsi
ronger et flétrir par le chagrin? En quoi donc as-tu été si criminelle?
N'as-tu pas résisté assez longtemps? N'est-ce pas moi qui suis le
coupable? N'as-tu pas expié ta faute par ta douleur?

--Oh! oui, mes larmes auraient dû m'en laver! Mais, hélas! chaque jour
m'enfonçait plus avant dans l'abîme; et qui sait si je n'y aurais pas
croupi toute ma vie? Quel mérite aurai-je à présent? Comment réparerai-je
le passé? Toi-même, pourras-tu m'aimer toujours? Auras-tu confiance en
celle qui a trahi ses premiers serments?

--Mais, Valentine, pense donc à tout ce qui devrait te servir d'excuse.
Songe donc à ta position malheureuse et fausse. Rappelle-toi ce mari qui
t'a poussée à ta perte avec préméditation, à cette mère qui a refusé de
t'ouvrir ses bras dans le danger, à cette vieille femme qui n'a trouvé
rien de mieux à te dire à son lit de mort que ces religieuses paroles:
_Ma fille, prends un amant de ton rang_.

--Ah! il est vrai, dit Valentine faisant un amer retour sur le passé, ils
traitaient tous la vertu avec une incroyable légèreté. Moi seule, qu'ils
accusaient, je concevais la grandeur de mes devoirs, et je voulais faire
du mariage une obligation réciproque et sacrée. Mais ils riaient de ma
simplicité; l'un me parlait d'argent, l'autre de dignité, un troisième de
convenances. L'ambition ou le plaisir, c'était là toute la morale de leurs
actions, tout le sens de leurs préceptes; ils m'invitaient à faillir et
m'exhortaient à savoir seulement professer les dehors de la vertu. Si, au
lieu d'être le fils d'un paysan, tu eusses été duc et pair, mon pauvre
Bénédict, ils m'auraient portée en triomphe!

--Sois-en sûre, et ne prends donc plus les menaces de leur sottise et leur
méchanceté pour les reproches de ta conscience.

Lorsque onze heures sonnèrent au _coucou_ de la ferme, Bénédict s'apprêta
à quitter Valentine. Il avait réussi à la calmer, à l'enivrer d'espoir, à
la faire sourire; mais au moment où il la pressa contre son coeur pour lui
dire adieu, elle fut saisie d'une étrange terreur.

--Et si j'allais te perdre! lui dit-elle en pâlissant. Nous avons prévu
tout, hormis cela! Avant que tout ce bonheur se réalise, tu peux mourir,
Bénédict!

--Mourir! lui dit-il en la couvrant de baisers, est-ce qu'on meurt quand
on s'aime ainsi?

Elle lui ouvrit doucement la porte du verger, et l'embrassa encore sur le
seuil.

--Te souviens-tu, lui dit-il tout bas, que tu m'as donné ici ton premier
baiser sur le front?...

--À demain! lui répondit-elle.

Elle avait à peine regagné sa chambre qu'un cri profond et terrible
retentit dans le verger; ce fut le seul bruit; mais il fut horrible, et
toute la maison l'entendit.

En approchant de la ferme, Pierre Blutty avait vu de la lumière dans la
chambre de sa femme, qu'il ne savait pas être occupée par Valentine. Il
avait vu passer distinctement deux ombres sur le rideau, celle d'un homme
et celle d'une femme; plus de doutes pour lui. En vain Simonneau avait
voulu le calmer; désespérant d'y parvenir et craignant d'être inculpé dans
une affaire criminelle, il avait pris le parti de s'éloigner. Blutty avait
vu la porte s'entr'ouvrir, un rayon de lumière qui s'en échappait lui
avait fait reconnaître Bénédict; une femme venait derrière lui, il ne put
voir son visage parce que Bénédict le lui cacha en l'embrassant; mais ce
ne pouvait être qu'Athénaïs. Le malheureux jaloux dressa alors sa fourche
de fer au moment où Bénédict, voulant franchir la clôture du verger, monta
sur le mur en pierres sèches à l'endroit qui portait encore les traces de
son passage de la veille; il s'élança pour sauter et se jeta sur l'arme
aiguë; les deux pointes s'enfoncèrent bien avant dans sa poitrine, et il
tomba baigné dans son sang.

À cette même place, deux ans auparavant, il avait soutenu Valentine dans
ses bras la première fois qu'elle était venue furtivement à la ferme pour
voir sa soeur.

Une rumeur affreuse s'éleva dans la maison à la vue de ce crime; Blutty
s'enfuit et s'alla remettre à la discrétion du procureur du roi. Il lui
raconta franchement l'affaire: l'homme était son rival, il avait été
assassiné dans le jardin du meurtrier; celui-ci pouvait se défendre en
assurant qu'il l'avait pris pour un voleur. Aux yeux de la loi il devait
être acquitté; aux yeux du magistrat auquel il confiait avec franchise la
passion qui l'avait fait agir et le remords qui le déchirait, il trouva
grâce. Il fût résulté des débats un horrible scandale pour la famille
Lhéry, la plus nombreuse et la plus estimée du département. Il n'y eut
point de poursuites contre Pierre Blutty.

On apporta le cadavre dans la salle.

Valentine recueillit encore un sourire, une parole d'amour et un regard
vers le ciel. Il mourut sur son sein.

Alors elle fut entraînée dans sa chambre par Lhéry, tandis que madame
Lhéry emmenait de son côté Athénaïs évanouie.

Louise, pâle, froide, et conservant toute sa raison, toutes ses facultés
pour souffrir, resta seule auprès du cadavre.

Au bout d'une heure Lhéry vint la rejoindre.

--Votre soeur est bien mal, lui dit le vieillard consterné. Vous devriez
aller la secourir. Je remplirai, moi, le triste devoir de rester ici.

Louise ne répondit rien, et entra dans la chambre de Valentine.

Lhéry l'avait déposée sur son lit. Elle avait la face verdâtre, ses yeux
rouges et ardents ne versaient pas de larmes. Ses mains étaient raidies.
autour de son cou; une sorte de râle convulsif s'exhalait de sa poitrine.

Louise, pâle aussi, mais calme en apparence, prit un flambeau et se pencha
vers sa soeur.

Quand ces deux femmes se regardèrent, il y eut entre elles comme un
magnétisme horrible. Le visage de Louise exprimait un mépris féroce, une
haine glaciale; celui de Valentine, contracté par la terreur, cherchait
vainement à fuir ce terrible examen, cette vengeresse apparition.

--Ainsi, dit Louise en passant sa main furieuse dans les cheveux épars de
Valentine, comme si elle eût voulu les arracher, c'est vous qui l'avez tué!

--Oui, c'est moi! moi! moi! bégaya Valentine hébétée.

--Cela devait arriver, dit Louise. Il l'a voulu; il s'est attaché à votre
destinée, et vous l'ayez perdu! Eh bien! achevez votre tâche, prenez aussi
ma vie; car ma vie, c'était la sienne, et moi je ne lui survivrai pas!
Savez-vous quel double coup vous avez frappé? Non, vous ne vous flattiez
pas d'avoir fait tant de mal! Eh bien! triomphez! Vous m'avez supplantée,
vous m'avez rongé le coeur tous les jours de votre vie, et vous venez d'y
enfoncer le couteau. C'est bien! Valentine, vous avez complété l'oeuvre de
votre race. Il était écrit que de votre famille sortiraient pour moi tous
les maux. Vous avez été la fille de votre mère, la fille de votre père,
qui savait, lui aussi, faire si bien couler le sang! C'est vous qui m'avez
attirée dans ces lieux, que je ne devais jamais revoir, vous qui, comme un
basilic, m'y avez fascinée et attachée afin d'y dévorer mes entrailles à
votre aise. Ah! vous ne savez pas comme vous m'avez fait souffrir! Le
succès a dû passer votre attente. Vous ne savez pas comme je l'aimais, cet
homme qui est mort! mais vous lui aviez jeté un charme, et il ne voyait
plus clair autour de lui. Oh! je l'aurais rendu heureux, moi! Je ne
l'aurais pas torturé comme vous avez fait! Je lui aurais sacrifié une
vaine gloire et d'orgueilleux principes. Je n'aurais pas fait de sa vie
un supplice de tous les jours. Sa jeunesse, si belle et si suave, ne se
serait pas flétrie sous mes caresses égoïstes! Je ne l'aurais pas condamné
à dépérir rongé de chagrins et de privations. Ensuite je ne l'aurais
pas attiré dans un piège pour le livrer à un assassin. Non! il serait
aujourd'hui plein d'avenir et de vie, s'il eût voulu m'aimer! Soyez
maudite, vous qui l'en avez empêché!

En proférant ces imprécations, la malheureuse Louise s'affaiblit, et finit
par tomber mourante aux pieds de sa soeur.

Quand elle revint à la vie, elle ne se souvint plus de ce qu'elle avait
dit. Elle soigna Valentine avec amour; elle l'accabla de caresses et
de larmes. Mais elle ne put effacer l'affreuse impression que cette
confession involontaire lui avait faite. Dans ses accès de fièvre,
Valentine se jetait dans ses bras en lui demandant pardon avec toutes les
terreurs de la démence.

Elle mourut huit jours après. La religion versa quelque baume sur ses
derniers instants, et la tendresse de Louise adoucit ce rude passage de la
terre au ciel.

Louise avait tant souffert, que ses facultés, rompues au joug de la
douleur, trempées au feu des passions dévorantes, avaient acquis une force
surnaturelle. Elle résista à ce coup affreux, et vécut pour son fils.

Pierre Blutty ne put jamais se consoler de sa méprise. Malgré la rudesse
de son organisation, le remords et le chagrin le rongeaient secrètement.
Il devint sombre, hargneux, irritable. Tout ce qui ressemblait à un
reproche l'exaspérait, parce que le reproche s'élevait encore plus haut
en lui-même. Il eut peu de relations avec sa famille durant l'année qui
suivit son crime. Athénaïs faisait de vains efforts pour dissimuler
l'effroi et l'éloignement qu'il lui inspirait. Madame Lhéry se cachait
pour ne pas le voir, et Louise quittait la ferme les jours où il devait y
venir. Il chercha dans le vin une consolation à ses ennuis, et parvint à
s'étourdir en s'enivrant tous les jours. Un soir il s'alla jeter dans la
rivière, que la clarté blanche de la lune lui fit prendre pour un chemin
sablé. Les paysans remarquèrent, comme une juste punition du ciel, que sa
mort arriva, jour pour jour, heure pour heure, un an après celle de
Bénédict.

Plusieurs années après, on vit bien du changement dans le pays. Athénaïs,
héritière de deux cent mille francs légués par son parrain le maître de
forges, acheta le château de Raimbault et les terres qui l'environnaient.
M. Lhéry, poussé par sa femme à cet acte de vanité, vendit ses propriétés,
ou plutôt les troqua (les malins du pays disent avec perte) contre les
autres terres de Raimbault. Les bons fermiers s'installèrent donc dans
l'opulente demeure de leurs anciens seigneurs, et la jeune veuve put
satisfaire enfin ces goûts de luxe qu'on lui avait inspirés dès l'enfance.




XXXIX.


Louise, qui avait été achever à Paris l'éducation de son fils, fut invitée
alors à venir se fixer auprès de ses fidèles amis. Valentin venait d'être
reçu médecin. On l'engageait à se fixer dans le pays, où M. Faure, devenu
trop vieux pour exercer, lui léguait avec empressement sa clientèle.

Louise et son fils revinrent donc, et trouvèrent chez cette honnête
famille l'accueil le plus sincère et le plus tendre. Ce fut une triste
consolation pour eux que d'habiter le pavillon. Pendant cette longue
absence, le jeune Valentin était devenu un homme; sa beauté, son
instruction, sa modestie, ses nobles qualités, lui gagnaient l'estime
et l'affection des plus récalcitrants sur l'article de la naissance.
Cependant il portait bien légitimement le nom de Raimbault. Madame Lhéry
ne l'oubliait pas, et disait tout bas à son mari que c'était peu d'être
propriétaire si l'on n'était seigneur; ce qui signifiait, en d'autres
termes, qu'il ne manquait plus à leur fille que le nom de leurs anciens
maîtres. M. Lhéry trouvait le jeune médecin bien jeune.

--Eh! disait la mère Lhéry, notre Athénaïs l'est bien aussi. Est-ce que
nous ne sommes pas de _la même âge_, toi et moi? Est-ce que nous en avons
été moins heureux pour ça?

Le père Lhéry était plus positif que sa femme; il disait que _l'argent
attire l'argent_; que sa fille était un assez beau parti pour prétendre
non-seulement à un noble, mais encore à un riche propriétaire. Il fallut
céder, car l'ancienne inclination de madame Blutty se réveilla avec une
intensité nouvelle en retrouvant son _jeune écolier_ si grand et si
perfectionné. Louise hésita; Valentin, partagé entre son amour et sa
fierté, se laissa pourtant convaincre par les brûlants regards de la belle
veuve. Athénaïs devint sa femme.

Elle ne put pas résister à la démangeaison de se faire annoncer dans
les salons aristocratiques des environs sous le titre de comtesse de
Raimbault. Les voisins en firent des gorges chaudes, les uns par mépris,
les autres par envie. La vraie comtesse de Raimbault intenta à la nouvelle
un procès pour ce fait; mais elle mourut, et personne ne songea plus à
réclamer. Athénaïs était bonne, elle fut heureuse; son mari, doué de
l'excellent caractère et de la haute raison de Valentine, l'a facilement
dominée et corrigée doucement de beaucoup de ses travers. Ceux qui lui
restent la rendent piquante et la font aimer comme le feraient des
qualités, tant elle les reconnaît avec franchise.

La famille Lhéry est raillée dans le pays pour ses vanités et ses
ridicules; cependant nul pauvre n'est rebuté à la porte du château, nul
voisin n'y réclame vainement un service; on en rit par jalousie plutôt que
par pitié. Si quelque ancien compagnon du vieux Lhéry lui adresse parfois
une lourde épigramme sur son changement de fortune, Lhéry s'en console
en voyant que la moindre avance de sa part est reçue avec orgueil et
reconnaissance.

Louise se repose auprès de sa nouvelle famille de la triste carrière
qu'elle a fournie. L'âge des passions a fui derrière elle; une teinte de
mélancolie religieuse s'est répandue sur ses pensées de chaque jour. Sa
plus grande joie est d'élever sa petite-fille blonde et blanche, qui
perpétue le nom bien-aimé de Valentine, et qui rappelle à sa très-jeune
grand'mère les premières années de cette soeur chérie. En passant devant
le cimetière du village, le voyageur a vu souvent le bel enfant jouer aux
pieds de Louise, et cueillir des primevères qui croissent sur la double
tombe de Valentine et de Bénédict.

FIN DE VALENTINE.

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