--Ma soeur! répondit une voix inconnue et douce comme celle des anges que
nous entendons chanter dans nos songes.
Louise, en se redressant sur son chevet, perdit le mouchoir de soie qui
retenait ses longs cheveux bruns. Dans ce désordre, pâle, effrayée,
éclairée par un rayon de la lune qui perçait furtivement entre les
fentes du rideau, elle se pencha vers la voix qui l'appelait. Deux bras
l'enlacent; une bouche fraîche et jeune couvre ses joues de saintes
caresses; Louise, interdite, se sent inondée de larmes et de baisers;
Valentine, près de défaillir, se laisse tomber, épuisée d'émotion, sur le
lit de sa soeur. Quand Louise comprit que ce n'était plus un rêve, que
Valentine était dans ses bras, qu'elle y était venue, que son coeur était
rempli de tendresse et de joie comme le sien, elle ne put exprimer ce
qu'elle sentait que par des étreintes et des sanglots. Enfin, quand elles
purent se parler:
--C'est donc toi? s'écria Louise, toi que j'ai si longtemps rêvée?
--C'est donc vous? s'écria Valentine, vous qui m'aimez encore!
--Pourquoi ce _vous_? dit Louise; ne sommes-nous pas soeurs?
--Oh! c'est que vous êtes ma mère aussi! répondit Valentine. Allez, je
n'ai rien oublié! Vous êtes encore présente à ma mémoire comme si c'était
hier; je vous aurais reconnue entre mille. Oh! oui, c'est vous, c'est
bien vous! Voilà vos grands cheveux bruns dont je crois voir encore les
bandeaux sur votre front; voilà vos petites mains blanches et menues,
voilà votre teint pâle. C'est ainsi que je vous rêvais.
--Oh! Valentine! ma Valentine! écarte donc ce rideau, que je te voie
aussi. Ils m'avaient bien dit que tu étais belle! mais tu l'es cent fois
plus qu'ils n'ont pu l'exprimer. Tu es toujours blonde, toujours blanche;
voilà tes yeux bleus si doux, ton sourire si caressant! C'est moi qui t'ai
élevée, Valentine, tu t'en souviens! C'est moi qui préservais ton teint du
hâle et des gerçures; c'est moi qui prenais soin de tes cheveux et qui les
roulais chaque jour en spirales dorées; c'est à moi que tu dois d'être
restée si belle, Valentine; car ta mère ne s'occupait guère de toi; moi
seule je veillais sur tous tes instants...
--Oh! je le sais, je le sais! Je me rappelle encore les chansons avec
lesquelles vous m'endormiez; je me souviens qu'à mon réveil je trouvais
toujours votre visage penché vers le mien. Oh! comme je vous ai pleurée,
Louise! Comme j'ai été longtemps sans savoir me passer de vous! Comme je
repoussais les soins des autres femmes! Ma mère ne m'a jamais pardonné
l'espèce de haine que je lui témoignais alors, parce que ma nourrice
m'avait dit: «Ta pauvre soeur s'en va, c'est ta mère qui la chasse.»
Oh! Louise! Louise! vous m'êtes enfin rendue!
--Et nous ne nous séparerons plus, n'est-ce pas? s'écria Louise; nous
trouverons le moyen de nous voir souvent, de nous écrire. Tu ne te
laisseras pas effrayer par les menaces; nous ne redeviendrons jamais
étrangères l'une à l'autre?
--Est-ce que nous l'avons jamais été! répondit-elle; est-ce que cela est
au pouvoir de quelqu'un! Tu me connais bien mal, Louise, si tu crois
que l'on pourra te bannir de mon coeur quand on ne l'a pas pu même dès
les jours de ma faible enfance. Mais, sois tranquille, nos maux sont
finis. Dans un mois je serai mariée; j'épouse un homme doux, sensible,
raisonnable, à qui j'ai parlé de toi souvent, qui approuve ma tendresse,
et qui me permettra de vivre auprès de toi. Alors, Louise, tu n'auras plus
de chagrin, n'est-ce pas? tu oublieras tes malheurs en les répandant dans
mon sein. Tu élèveras mes enfants si j'ai le bonheur d'être mère; nous
croirons revivre en eux... Je sécherai toutes tes larmes, je consacrerai
ma vie à réparer toutes les souffrances de la tienne.
--Sublime enfant, coeur d'ange! dit Louise en pleurant de joie; ce jour les
efface toutes. Va, je ne me plaindrai pas du sort qui m'a donné un tel
instant de joie ineffable! N'as-tu pas adouci déjà pour moi les années
d'exil? Tiens, vois! dit-elle en prenant sous son chevet un petit paquet
soigneusement enveloppé d'un carré de velours, reconnais-tu ces quatre
lettres? C'est toi qui me les as écrites à diverses époques de notre
séparation. J'étais en Italie quand j'ai reçu celle-ci; tu n'avais pas dix
ans.
--Oh! je m'en souviens bien! dit Valentine; j'ai les vôtres aussi. Je les
ai tant relues, tant baignées de mes larmes! Celle-là, tenez, je vous l'ai
écrite du couvent. Comme j'ai tremblé, comme j'ai tressailli de peur et de
joie, quand une femme que je ne connaissais pas me remit la vôtre au
parloir! Elle me la glissa avec un signe d'intelligence, en me donnant des
friandises qu'elle feignait d'apporter de la part de ma grand'mère. Et
quand, deux ans après, étant aux environs de Paris, j'aperçus contre la
grille du jardin, une femme qui avait l'air de demander l'aumône, quoique
je ne l'eusse vue qu'une seule fois, qu'un seul instant, je la reconnus
tout de suite. Je lui dis: «Vous avez une lettre pour moi?--Oui, me
dit-elle, et je viendrai chercher la réponse demain.» Alors je courus
m'enfermer dans ma chambre; mais on m'appela, on me surveilla tout le
reste de la journée. Le soir, ma gouvernante resta auprès de mon lit à
travailler jusqu'à près de minuit. Il fallut que je feignisse de dormir
tout ce temps; et quand elle me laissa pour passer dans sa chambre, elle
emporta la lumière. Avec combien de peine et de précautions je parvins à
me procurer une allumette, un flambeau, et tout ce qu'il fallait pour
écrire, sans faire de bruit, sans éveiller ma surveillante! J'y réussis
cependant; mais je laissai tomber quelques gouttes d'encre sur mon drap,
et le lendemain je fus questionnée, menacée, grondée! Avec quelle
impudence je sus mentir! comme je subis de bon coeur la pénitence qui me
fût infligée! La vieille femme revint et demanda à me vendre un petit
chevreau. Je lui remis la lettre, et j'élevai la chèvre. Quoi qu'elle ne
vînt pas directement de vous, je l'aimais à cause de vous. Ô Louise!
je vous dois peut-être de n'avoir pas un mauvais coeur; on a tâché de
dessécher le mien de bonne heure; on a tout fait pour éteindre le germe de
ma sensibilité; mais votre image chérie, vos tendres caresses, votre bonté
pour moi, avaient laissé dans ma mémoire des traces ineffaçables. Vos
lettres vinrent réveiller en moi le sentiment de reconnaissance que vous y
aviez laissé; ces quatre lettres marquèrent quatre époques bien senties
dans ma vie; chacune d'elles m'inspira plus fortement la volonté d'être
bonne, la haine de l'intolérance, le mépris des préjugés, et j'ose dire
que chacune d'elles marqua un progrès dans mon existence morale. Louise,
ma soeur, c'est vous qui réellement m'avez élevée jusqu'à ce jour.
--Tu es un ange de candeur et de vertu, s'écria Louise; c'est moi qui
devrais être à tes genoux...
--Eh! vite, cria la voix de Bénédict au bas de l'escalier! séparez-vous!
Mademoiselle de Raimbault, M. de Lansac vous cherche.
VIII.
Valentine s'élança hors de la chambre. L'arrivée de M. de Lansac était
pour elle un incident agréable; elle voulait lui faire prendre part à son
bonheur; mais, à son grand déplaisir, Bénédict lui apprit qu'il l'avait
dérouté en lui répondant qu'il n'avait pas entendu parler de mademoiselle
de Raimbault depuis la fête. Bénédict s'excusa en disant qu'il ne savait
pas quelles étaient les dispositions de M. de Lansac à l'égard de Louise.
Mais au fond du coeur il avait éprouvé je ne sais quelle joie maligne à
envoyer ce pauvre fiancé courir les champs au milieu de la nuit, tandis
que lui, Bénédict, tenait la fiancée sous sa garde.
--Ce mensonge est peut-être maladroit, lui dit-il; mais je l'ai fait
dans de bonnes intentions, et il n'est plus temps de le rétracter.
Permettez-moi, Mademoiselle, de vous engager à retourner au château tout
de suite; je vous accompagnerai jusqu'à la porte du parc, et vous direz
qu'après vous avoir égaré le hasard vous a fait retrouver votre chemin
toute seule.
--Sans doute, répondit Valentine troublée: c'est ce qu'il y a de moins
inconvenant à faire, après avoir trompé et renvoyé M. de Lansac. Mais si
nous le rencontrons?
--Je dirai, reprit vivement Bénédict, que, prenant part à sa peine, je
suis monté à cheval pour l'aider à vous retrouver, et que la fortune m'a
mieux servi que lui.
Valentine était bien un peu tourmentée de toutes les conséquences de
cette aventure; mais, après tout, il n'était guère en son pouvoir de s'en
occuper. Louise avait jeté une pelisse sur ses épaules, et elle était
descendue avec elle dans la salle. Là, saisissant le flambeau que Bénédict
avait à la main, elle l'approcha du visage de sa soeur pour la bien voir,
et l'ayant contemplée avec ravissement:
--Mon Dieu! s'écria-t-elle avec enthousiasme en s'adressant à Bénédict,
voyez donc comme est belle, ma Valentine!
Valentine rougit, et Bénédict plus qu'elle encore. Louise était trop
livrée à sa joie pour deviner leur embarras. Elle la couvrit de caresses;
et quand Bénédict voulut l'arracher de ses bras, elle accabla ce dernier
de reproches. Mais, passant subitement à un sentiment plus juste, elle se
jeta avec effusion au cou de son jeune ami, en lui disant que tout son
sang ne paierait pas le bonheur qu'il venait de lui donner.
--Pour votre récompense, ajouta-t-elle, je vais la prier de faire comme
moi; veux-tu, Valentine, donner aussi un baiser de soeur à ce pauvre
Bénédict, qui, se trouvant seul avec toi, s'est souvenu de Louise?
--Mais, dit Valentine en rougissant, ce sera donc pour la seconde fois
aujourd'hui?
--Et pour la dernière de ma vie, dit Bénédict en ployant un genou devant
la jeune comtesse. Que celui-ci efface toute la souffrance que j'ai
partagée en obtenant le premier malgré vous.
La belle Valentine reprit sa sérénité; mais, avec une noble pudeur sur le
front, elle leva les yeux au ciel.
--Dieu m'est témoin, dit-elle, que du fond de mon âme je vous donne cette
marque de la plus pure estime; et, se penchant vers le jeune homme, elle
déposa légèrement sur son front un baiser qu'il n'osa pas même lui rendre
sur la main. Il se releva pénétré d'un indicible sentiment de respect et
d'orgueil. Il n'avait pas connu de recueillement si suave, d'émotion si
douce, depuis le jour où, jeune villageois crédule et pieux, il avait
fait sa première communion, dans un beau jour de printemps, au parfum de
l'encens et des fleurs effeuillées.
Ils retournèrent par le chemin d'où ils étaient venus, et cette fois
Bénédict se sentit entièrement calme auprès de Valentine. Ce baiser avait
formé entre eux un lien sacré de fraternité. Ils s'établirent dans une
confiance réciproque, et, lorsqu'ils se quittèrent à l'entrée du parc,
Bénédict promit d'aller bientôt porter à Raimbault des nouvelles de
Louise.
--J'ose à peine vous en prier, répondit Valentine, et pourtant je le
désire bien vivement. Mais ma mère est si sévère dans ses préjugés!
--Je saurai braver toutes les humiliations pour vous servir, répondit
Bénédict, et je me flatte de savoir m'exposer sans compromettre personne.
Il la salua profondément et disparut.
Valentine rentra par l'allée la plus sombre du parc; mais elle aperçut
bientôt à travers le feuillage, sous ces longues galeries de verdure, la
lueur et le mouvement des flambeaux. Elle trouva toute la maison en émoi,
et sa mère, qui pressait les mains du cocher, brutalisait le valet de
chambre, se faisait humble avec les uns, se laissait aller à la fureur
avec les autres, pleurait comme une mère, puis commandait en reine, et,
pour la première fois de sa vie peut-être, semblait par intervalles
appeler la pitié d'autrui à son secours. Mais dès qu'elle reconnut le pas
du cheval qui lui ramenait Valentine, au lieu de se livrer à la joie, elle
céda à sa colère longtemps comprimée par l'inquiétude. Sa fille ne trouva
dans ses yeux que le ressentiment d'avoir souffert.
--D'où venez-vous? lui cria-t-elle d'une voix forte, en la tirant de sa
selle avec une violence qui faillit la faire tomber. Vous jouez-vous de
mes tourments? Pensez-vous que le moment soit bien choisi pour rêver à la
lune et vous oublier dans les chemins? À l'heure qu'il est, et lorsque,
pour me prêter à vos caprices, je suis brisée de fatigue, croyez-vous
qu'il soit convenable de vous faire attendre? Est-ce ainsi que vous
respectez votre mère, si vous ne la chérissez pas?
Elle la conduisit ainsi jusqu'au salon en l'accablant des reproches les
plus aigres et des accusations les plus dures. Valentine bégaya quelques
mots pour sa défense, et fut dispensée de la présence d'esprit qu'elle
aurait été forcée d'apporter à des explications qu'heureusement on ne lui
demanda pas. Elle trouva au salon sa grand'mère, qui prenait du thé, et
qui, lui tendant les bras, s'écria:
--Ah! te voilà, ma petite! Mais sais-tu que tu as donné bien de
l'inquiétude à ta mère? Pour moi, je savais bien qu'il ne pouvait t'être
rien arrivé de fâcheux dans ce pays-ci, où tout le monde révère le nom que
tu portes. Allons, embrasse-moi, et que tout soit oublié. Puisque te voilà
retrouvée, je vais manger de meilleur appétit. Cette course en calèche m'a
donné une faim d'enfer.
En parlant ainsi, la vieille marquise, qui avait encore de fort bonnes
dents, mordit dans un _tost_ à l'anglaise que sa demoiselle de compagnie
lui préparait. Le soin minutieux qu'elle y apportait prouvait l'importance
que sa maîtresse attachait à l'assaisonnement de ce mets. Quant à la
comtesse, chez qui l'orgueil et la violence étaient au moins les vices
d'une âme impressionnable, cédant à la force de ses sensations, elle se
laissa tomber à demi évanouie sur un fauteuil.
Valentine se jeta à ses genoux, aida à la délacer, couvrit ses mains de
larmes et de baisers, et regretta sincèrement le bonheur qu'elle avait
goûté en voyant combien il avait fait souffrir sa mère. La marquise quitta
son souper, dissimulant mal la contrariété qu'elle éprouvait, et vint,
alerte et vive qu'elle était, tourner autour de sa belle-fille en assurant
que ce ne serait rien.
Lorsque la comtesse ouvrit les yeux, elle repoussa rudement Valentine,
lui dit qu'elle avait trop à se plaindre d'elle pour agréer ses soins;
et comme la pauvre enfant exprimait sa douleur et demandait son pardon à
mains jointes, il lui fut impérieusement ordonné d'aller se coucher sans
avoir obtenu le baiser maternel.
La marquise, qui se piquait d'être l'ange consolateur de la famille,
s'appuya sur le bras de sa petite-fille pour remonter à sa chambre, et
lui dit en la quittant, après l'avoir embrassée au front:
--Allons, ma chère petite, console-toi. Ta mère a un peu d'humeur ce soir,
mais ce n'est rien. Ne va pas t'amuser à prendre du chagrin; tu serais
couperosée demain, et cela ne ferait pas les affaires de notre bon Lansac.
Valentine s'efforça de sourire, et quand elle se trouva seule, elle se
jeta sur son lit, accablée de chagrin, de bonheur, de lassitude, de
crainte, d'espoir, de mille sentiments divers qui se pressaient dans son
coeur.
Au bout d'une heure, elle entendit retentir dans le corridor le bruit
des bottes éperonnées de M. de Lansac. La marquise, qui ne se couchait
jamais avant minuit, l'appela dans sa chambre entr'ouverte, et Valentine,
entendant leurs voix mêlées, alla sur-le-champ les rejoindre.
--Ah! dit la marquise avec cette joie maligne de la vieillesse qui ne
respecte aucune des délicatesses de la pudeur parce qu'elle n'en a plus le
sentiment, j'étais bien sûre que la friponne, au lieu de dormir, attendait
le retour de son fiancé, le coeur agité, l'oreille au guet! Allons, allons,
mes enfants, je crois qu'il est temps de vous marier.
Rien n'allait si mal que cette idée à l'attachement calme et digne que
Valentine éprouvait pour M. de Lansac. Elle rougit de mécontentement; mais
la physionomie respectueuse et douce de son fiancé la rassura.
--Je n'ai pas pu dormir en effet, lui dit-elle, avant de vous avoir
demandé pardon de toute l'inquiétude que je vous ai causée.
--On aime, des personnes qui nous sont chères, répondit M. de Lansac avec
une grâce parfaite, jusqu'aux tourments qu'elles nous causent.
Valentine se retira confuse et agitée. Elle sentit qu'elle avait de grands
torts involontaires envers M. de Lansac, et sa conscience s'impatientait
d'avoir encore quelques heures à attendre pour lui en faire l'aveu. Si elle
avait eu moins de délicatesse et plus de connaissance du monde, elle se
fût bien gardée de faire cette confession.
M. de Lansac avait, dans l'aventure de la soirée, joué le rôle le plus
déplaisant, et, quelle que fût la candeur de Valentine, il eût peut-être
semblé difficile à cet homme du monde de pardonner bien sincèrement à
sa fiancée l'espèce de pacte fait avec un autre pour le tromper. Mais
Valentine rougissait de rester complice d'un mensonge envers celui qui
allait être son époux.
Le lendemain, dès le matin, elle courut le rejoindre au salon.
--Évariste, lui dit-elle en allant droit au but, j'ai sur le coeur un
secret qui me pèse; il faut que je vous le dise. Si je suis coupable, vous
me blâmerez, mais au moins vous ne me reprocherez pas d'avoir manqué de
loyauté.
--Eh! mon Dieu! ma chère Valentine, vous me faites frémir! Où voulez-vous
arriver avec ce préambule solennel? Songez dans quelle position nous nous
trouvons!... Non, non, je ne veux rien entendre. C'est aujourd'hui que je
vous quitte pour aller à mon poste attendre tristement la fin de l'éternel
mois qui s'oppose à mon bonheur, et je ne veux pas attrister ce jour déjà
si triste par une confidence qui semble vous être pénible. Quoi que vous
ayez à me dire, quoi que vous ayez fait de _criminel_, je vous absous.
Allez, Valentine, votre âme est trop belle, votre vie est trop pure pour
que j'aie l'insolence de vouloir vous confesser.
--Cette confidence ne vous attristera pas, répondit Valentine en
retrouvant toute sa confiance dans la raison de M. de Lansac. Au contraire,
lorsque même vous m'accuseriez d'avoir agi avec précipitation, vous vous
réjouiriez encore avec moi, j'en suis sûre, d'un événement qui me comble
de joie. J'ai retrouvé ma soeur...
--Taisez-vous, dit vivement M. de Lansac en affectant une terreur comique.
Ne prononcez pas ce nom ici! Votre mère a des doutes qui déjà la mettent
au désespoir. Que serait-ce, grand Dieu! si elle savait où vous en êtes?
Croyez-moi, ma chère Valentine, gardez ce secret bien avant dans votre
coeur, et n'en parlez pas même à moi. Vous m'ôteriez par là tous les moyens
de conviction que mon air d'innocence doit me donner auprès de votre mère.
Et puis, ajouta-t-il en souriant d'un air qui ôtait à ses paroles toute
la rigidité de leur sens, je ne suis pas encore assez votre maître,
c'est-à-dire votre protecteur, pour me croire bien fondé à autoriser un
acte de rébellion ouverte contre la volonté maternelle. Attendez un mois.
Cela vous semblera bien moins long qu'à moi.
Valentine, qui tenait à dégager sa conscience de la circonstance la plus
délicate de son secret, voulut en vain insister. M. de Lansac ne voulut
rien entendre, et finit par lui persuader qu'elle ne devait rien lui dire.
Le fait est que M. de Lansac était bien né, qu'il occupait de belles
fonctions diplomatiques, qu'il était plein d'esprit, de séduction et de
ruse; mais qu'il avait des dettes à payer, et que pour rien au monde il
n'eût voulu perdre la main et la fortune de mademoiselle de Raimbault.
Dans la crainte continuelle de s'aliéner la mère ou la fille, il
transigeait secrètement avec l'une et avec l'autre, il flattait leurs
sentiments, leurs opinions, et, peu intéressé dans l'affaire de Louise,
il était décidé à n'y intervenir que lorsqu'il deviendrait maître de la
terminer à son gré.
Valentine prit sa prudence pour une autorisation tacite, et, se rassurant
de ce côté, elle dirigea toutes ses pensées vers l'orage qui allait
éclater du côté de sa mère.
La veille au soir, le laquais adroit et bas qui avait déjà insinué
quelques soupçons sur l'apparition de Louise dans le pays était entré chez
la comtesse, sous le prétexte d'apporter une limonade, et il avait eu avec
elle l'entretien suivant.
IX.
--Madame m'avait ordonné hier de m'informer de la personne...
--Il suffit. Ne la nommez jamais devant moi. L'avez-vous fait?
--Oui, Madame, et je crois être sur la voie.
--Parlez donc.
--Je n'oserais pas affirmer à madame que la chose soit aussi certaine
que je le désirerais. Mais voici ce que je sais: il y a à la ferme de
Grangeneuve, depuis à peu près trois semaines, une femme qui passe pour la
nièce du père Lhéry, et qui m'a bien l'air d'être celle que nous cherchons.
--L'avez-vous vue?
--Non, Madame. D'ailleurs je ne connais pas la personne... et personne ici
n'est plus avancé que moi.
--Mais que disent les paysans?
--Les uns disent que c'est bien la parente des Lhéry; à preuve, disent-ils,
qu'elle n'est pas vêtue comme une demoiselle, et puis, parce qu'elle
occupe chez eux une chambre de laboureur. Ils pensent que si c'était
mademoiselle... on lui aurait fait une autre réception à la ferme. Les
Lhéry lui étaient tout dévoués, comme madame sait.
--Sans doute. La mère Lhéry a été sa nourrice dans un temps où elle
était fort heureuse de trouver ce moyen d'existence. Mais que disent les
autres?... Comment se fait-il que pas un ici ne puisse affirmer si cette
personne est ou n'est pas celle que tout le monde a vue autrefois?
--D'abord peu de gens l'ont vue à Grangeneuve, qui est un endroit fort
isolé. Elle n'en sort presque pas, et, lorsqu'elle sort, elle est toujours
enveloppée d'une mante, parce que, dit-on, elle est malade. Ceux qui l'ont
rencontrée l'ont à peine aperçue, et disent qu'il leur est impossible de
savoir si la personne fraîche et replète qu'ils ont vue, il y a quinze ans,
est la personne maigre et pâle qu'ils voient maintenant. C'est une chose
embarrassante à éclaircir, et qui demande beaucoup d'adresse et de
persévérance.
--Joseph! je vous donne cent francs si vous voulez vous en charger.
--Il suffit d'un ordre de madame, répondit le valet d'un air hypocrite.
Mais si je n'en viens pas à bout aussi vite que madame le désire, elle
voudra bien se rappeler que les paysans d'ici sont rusés, méfiants; qu'ils
ont un fort mauvais esprit, aucun attachement pour leurs anciens devoirs,
et qu'ils ne seraient pas fâchés de montrer une opposition quelconque à la
volonté de madame...
--Je sais qu'ils ne m'aiment pas, et je m'en félicite. La haine de ces
gens-là m'honore au lieu de m'inquiéter. Mais le maire de la commune
n'a-t-il point fait amener cette étrangère pour la questionner?
--Madame sait que le maire est un Lhéry, un cousin de son fermier; dans
cette famille-là, ils sont unis comme les doigts de la main, et ils
s'entendent comme larrons en foire...
Joseph sourit de complaisance en se trouvant tant de causticité dans le
discours. La comtesse ne daigna pas partager son sentiment; mais elle
reprit:
--Oh! c'est un grand désagrément que ces fonctions de maire soient
remplies par des paysans, à qui elles donnent une certaine autorité sur
nous!
--Il faudra, pensa-t-elle, que je m'occupe de faire destituer celui-là, et
que mon gendre prenne l'ennui de le remplacer. Il fera faire la besogne
par les adjoints.
Puis, revenant tout à coup au sujet de l'entretien par un de ces aperçus
clairs et prompts que donne la haine:
--Il y a un moyen, dit-elle: c'est d'envoyer Catherine à la ferme, et de
la faire parler.
--La nourrice de mademoiselle!... Oh! c'est une femme plus rusée que
madame ne pense. Peut-être sait-elle déjà fort bien ce qui en est.
--Enfin, il faut trouver un moyen, dit la comtesse avec humeur.
--Si madame me permet d'agir...
--Eh! certainement!
--En ce cas, j'espère être instruit demain de ce qui intéresse madame.
Le lendemain, vers six heures du matin, au moment où l'Angélus sonnait au
fond de la vallée et où le soleil enluminait tous les toits d'alentour,
Joseph se dirigea vers la partie du pays la plus déserte, et en même
temps la mieux cultivée; c'était sur les terres de Raimbault, terres
considérables et fertiles, jadis vendues comme biens nationaux, rachetées
sous l'empire par la dot de mademoiselle Chignon, fille d'un riche
manufacturier, que le général comte de Raimbault avait épousée en secondes
noces. L'empereur aimait à unir les anciens noms aux nouvelles fortunes:
ce mariage s'était conclu sous son influence suprême; et la nouvelle
comtesse avait bientôt dépassé dans son coeur tout l'orgueil de la vieille
noblesse qu'elle haïssait, et dont cependant elle avait voulu à tout prix
obtenir les honneurs et les titres.
Joseph avait sans doute tissé une fable bien savante pour se présenter à
la ferme sans effaroucher personne. Il avait dans son sac bien des tours
de Scapin pour abuser de la simplicité des habitants; mais, par malheur,
la première personne qu'il rencontra à cent pas de la ferme fut Bénédict,
homme bien plus fin, bien plus méfiant que lui. Le jeune homme se souvint
aussitôt de l'avoir vu quelque temps auparavant à une autre fête de
village, où, quoi qu'il portât fort bien son habit noir, bien qu'il
affectât des manières de supériorité sur les fermiers qui prenaient de la
bière avec lui, il avait été persiflé et humilié comme un vrai laquais
qu'il était. Aussitôt Bénédict comprit qu'il fallait écarter de la ferme
ce témoin dangereux, et, s'emparant de lui avec force politesses ironiques,
il le força d'aller visiter avec lui une vigne située à quelque distance.
Il affecta de le croire, sur sa parole, homme de confiance et régisseur du
château, et feignit une grande disposition au bavardage. Joseph abusa bien
vite de l'occasion, et, au bout de dix minutes, ses intentions et ses
projets devinrent clairs comme le jour pour Bénédict. Alors celui-ci se
tint sur ses gardes, et le désabusa de ses doutes relativement à Louise
avec un air de candeur dont Joseph fut parfaitement dupe. Cependant
Bénédict comprit que ce n'était pas assez, qu'il fallait se débarrasser
entièrement des intentions malfaisantes de ce mouchard, et il retrouva
tout à coup dans sa mémoire un moyen de le dominer.
--Parbleu, monsieur Joseph! lui dit-il, je suis fort aise de vous avoir
rencontré. J'avais précisément à vous communiquer une affaire intéressante
pour vous.
Joseph ouvrit deux larges oreilles, de ces oreilles de laquais, profondes,
mobiles, habiles à saisir, vigilantes à conserver; de ces oreilles où rien
ne se perd, où tout se retrouve.
--M. le chevalier de Trigaud, continua Bénédict, ce gentilhomme campagnard
qui demeure à trois lieues d'ici, et qui fait un si énorme massacre de
lièvres et de perdrix qu'on n'en trouve plus là où il a passé, me disait
avant-hier (nous venions précisément de tuer dans les buissons une
vingtaine de cailles vertes; car le bon chevalier est braconnier comme un
garde-chasse), il disait donc avant hier qu'il serait bien aise d'avoir un
homme intelligent comme vous à son service...
--M. le chevalier de Trigaud a dit cela? repartit l'auditeur ému.
--Sans doute, reprit Bénédict. C'est un homme riche, libéral, insouciant,
ne se mêlant de rien, n'aimant que la chasse et la table, sévère à ses
chiens, doux à ses serviteurs, ennemi des embarras domestiques, volé
depuis qu'il est au monde, volable s'il en fut. Une personne qui aurait,
comme vous, reçu une certaine instruction, qui tiendrait ses comptes, qui
réformerait les abus de sa maison, et qui ne le contrarierait pas au
sortir de table, pourrait à jeun obtenir tout de son humeur facile, régner
en prince chez lui, et gagner quatre fois autant que chez madame la
comtesse de Raimbault. Or, tous ces avantages sont à votre disposition,
monsieur Joseph, si vous voulez, de ce pas, aller vous présenter au
chevalier.
--J'y vais au plus vite! s'écria Joseph, qui connaissait fort bien la
place et qui la savait bonne.
--Un instant! dit Bénédict. Il faudra vous rappeler que, grâce à mon goût
pour la chasse et à la morale bien connue de ma famille, ce bon chevalier
nous témoigne à tous une amitié vraiment extraordinaire, et que quiconque
aurait le malheur de me déplaire ou de rendre un mauvais office à
quelqu'un des miens ne _pourrirait_ pas sur le seuil de sa maison.
Le ton dont ces paroles furent prononcées les rendit très-intelligibles
pour Joseph. Il rentra au château, rassura complètement la comtesse, eut
l'adresse de se faire donner les cent francs de gratification pour son
zèle et ses peines, et sauva Valentine de l'interrogatoire terrible que sa
mère lui réservait. Huit jours après il entra au service du chevalier de
Trigaud, qu'il ne vola pas (il avait trop d'esprit et son maître était
trop bête pour qu'il s'en donnât la peine), mais qu'il pilla comme un pays
conquis.
Dans son désir de ne pas manquer une si excellente aubaine, il avait
poussé l'adresse et le dévouement aux intentions de Bénédict jusqu'à
donner de faux renseignements à la comtesse sur la résidence de Louise. En
trois jours il lui avait improvisé un voyage et un départ dont madame de
Raimbault avait été la dupe. Il avait réussi encore à ne pas perdre sa
confiance en quittant son service. Il s'était fait octroyer de bon gré la
permission de changer de maître, et madame de Raimbault ne pensa bientôt
plus à lui ni à ses révélations antérieures. La marquise, qui aimait
Louise plus peut-être qu'elle n'avait aimé personne, questionna Valentine.
Mais celle-ci connaissait trop le caractère faible et la légèreté de sa
grand'mère pour confier à son impuissante affection un secret de si haute
importance. M. de Lansac était parti, les trois femmes étaient fixées à
Raimbault, où le mariage devait se conclure dans un mois. Louise, qui ne
se fiait peut-être pas autant que Valentine aux bonnes intentions de M. de
Lansac, résolut de mettre à profit ce temps, où elle était à peu près
libre, pour la voir souvent; et trois jours après la Journée du 1er mai,
Bénédict, chargé d'une lettre, se présenta au château.
Hautain et fier, il n'avait jamais voulu s'y présenter pour traiter
d'aucune affaire au nom de son oncle; mais pour Louise, pour Valentine,
pour ces deux femmes qu'il ne savait comment qualifier dans son affection,
il se faisait une sorte de gloire d'aller affronter les regards dédaigneux
de la comtesse et les affabilités insolentes de la marquise. Il profita
d'un jour chaud qui devait confiner Valentine chez elle, et, s'étant muni
d'une carnassière bien remplie de gibier, ayant pris pour vêtement une
blouse, un chapeau de paille et des guêtres, il partit ainsi équipé en
chasseur villageois, certain que ce costume choquerait moins les yeux de
la comtesse que ne le ferait un extérieur plus soigné.
Valentine écrivait dans sa chambre. Je ne sais quelle attente vague
faisait trembler sa main; tout en traçant des lignes destinées à sa soeur,
il lui semblait que le messager qui devait s'en charger n'était pas loin.
Le moindre bruit dans la campagne, le trot d'un cheval, la voix d'un chien
la faisait tressaillir; elle se levait et courait à la fenêtre; appelant
dans son coeur Louise et Bénédict; car Bénédict, ce n'était pour elle, du
moins elle le croyait ainsi, qu'une partie de sa soeur détachée vers elle.
Comme elle commençait à se lasser de cette émotion involontaire et
cherchait à en distraire sa pensée, cette voix si belle et si pure, cette
voix de Bénédict, qu'elle avait entendue la nuit sur les bords de l'Indre,
vint de nouveau charmer son oreille. La plume tomba de ses doigts; elle
écouta, ravie, ce chant naïf et simple qui avait tant d'empire sur ses
nerfs. La voix de Bénédict partait d'un sentier qui tournait en dehors du
parc sur une colline assez rapide. Le chanteur, se trouvant élevé
au-dessus des jardins, pouvait faire entendre distinctement ces vers de sa
chanson villageoise, qui renfermaient peut-être un avertissement pour
Valentine:
Bergère Solange, écoutez.
L'alouette aux champs vous appelle.
Valentine était assez romanesque; elle ne pensait pas l'être parce que son
coeur vierge n'avait pas encore conçu l'amour. Mais lorsqu'elle croyait
pouvoir s'abandonner sans réserve à un sentiment pur et honnête, sa jeune
tête ne se défendait point d'aimer tout ce qui ressemblait à une aventure.
Élevée sous des regards si rigides, dans une atmosphère d'usages si froids
et si guindés, elle avait si peu joui de la fraîcheur et de la poésie de
son âge!
Collée au store de sa fenêtre, elle vit bientôt Bénédict descendre le
sentier. Bénédict n'était pas beau; mais sa taille était remarquablement
élégante. Son costume rustique, qu'il portait un peu théâtralement, sa
marche légère et assurée sur le bord du ravin, son grand chien blanc
tacheté qui bondissait devant lui, et surtout son chant, assez flatteur
et assez puissant pour suppléer chez lui à la beauté du visage, toute
cette apparition dans une scène champêtre qui, par les soins de l'art,
spoliateur de la nature, ressemblait assez à un décor d'opéra, c'était de
quoi émouvoir un jeune cerveau, et donner je ne sais quel accessoire de
coquetterie au prix de la missive.
Valentine fut bien tentée de s'enfoncer dans le parc, d'aller ouvrir une
petite porte qui donnait sur le sentier, de tendre une main avide vers la
lettre qu'elle croyait déjà voir dans celle de Bénédict. Tout cela était
assez imprudent. Une pensée plus louable que celle du danger la retint: ce
fut la crainte de désobéir deux fois en allant au-devant d'une aventure
qu'elle ne pouvait pas repousser.
Elle résolut donc d'attendre un nouvel avertissement pour descendre, et
bientôt une grande rumeur de chiens animés les uns contre les autres fit
glapir tous les échos du préau. C'était Bénédict qui avait mis le sien aux
prises avec ceux de la maison, afin d'annoncer son arrivée de la manière
la plus bruyante possible.
Valentine descendit aussitôt; son instinct lui fit deviner que Bénédict se
présenterait de préférence à la marquise, comme étant la plus abordable.
Elle rejoignit donc sa grand'mère, qui avait coutume de faire la sieste
sur le canapé du salon, et, après l'avoir doucement éveillée, elle prit un
prétexte pour s'asseoir à ses côtés.
Au bout de quelques minutes, un domestique vint annoncer que le neveu de
M. Lhéry demandait à présenter son respect et son gibier à la
marquise.
--Je me passerais bien de son respect, répondit la vieille folle, mais que
son gibier soit le bienvenu. Faites entrer.
DEUXIÈME PARTIE.
X.
En voyant paraître ce jeune homme dont elle se savait complice et qu'elle
allait encourager, sous les yeux de sa grand'mère, à lui remettre un
secret message, Valentine eut un remords. Elle sentit qu'elle rougissait,
et le pourpre de ses joues alla se refléter sur celles de Bénédict.
--Ah! c'est toi, mon garçon! dit la marquise qui étalait sur le sofa sa
jambe courte et replète avec des grâces du temps de Louis XV. Sois le
bienvenu. Comment va-t-on à la ferme? Et cette bonne mère Lhéry? et cette
jolie petite cousine? et tout le monde?
Puis, sans se soucier de la réponse, elle enfonça la main dans la
carnassière que Bénédict détachait de son épaule.
--Ah! vraiment, c'est fort beau, ce gibier-là! Est-ce toi qui l'as tué? On
dit que tu laisses un peu braconner le Trigaud sur nos terres? Mais voilà
de quoi te faire absoudre...
--Ceci, dit Bénédict en tirant de son sein une petite mésange vivante, je
l'ai prise au filet par hasard. Comme elle est d'une espèce rare, j'ai
pensé que mademoiselle, qui s'occupe d'histoire naturelle, la joindrait à
sa collection.
Et, tout en remettant le petit oiseau à Valentine, il affecta d'avoir
beaucoup de peine à le glisser dans ses doigts sans le laisser échapper.
Il profita de ce moment pour lui remettre la lettre. Valentine s'approcha
d'une fenêtre, comme pour examiner l'oiseau de près, et cacha le papier
dans sa poche.
--Mais tu dois avoir bien chaud, mon cher? dit la marquise. Va donc te
désaltérer à l'office.
Valentine vit le sourire de dédain qui effleurait les lèvres de Bénédict.
--Monsieur aimerait peut-être mieux, dit-elle vivement, prendre un verre
d'eau de grenades?
Et elle souleva la carafe qui était sur un guéridon derrière sa grand'mère,
pour en verser elle-même à son hôte. Bénédict la remercia d'un regard,
et, passant derrière le dossier du sofa, il accepta, heureux de toucher
le verre de cristal que la blanche main de Valentine lui offrit.
La marquise eut une petite quinte de toux pendant laquelle il dit vivement
à Valentine:
--Que faudra-t-il répondre de votre part à la demande contenue dans cette
lettre?
--Quoi que ce soit, _oui_, répondit Valentine, effrayée de tant d'audace.
Bénédict promenait un regard grave sur ce salon élégant et spacieux, sur
ces glaces limpides, sur ces parquets luisants, sur mille recherches de
luxe dont l'usage même était ignoré encore à la ferme. Ce n'était pas la
première fois qu'il pénétrait dans la demeure du riche, et son coeur était
loin de se prendre d'envie pour tous ces hochets de la fortune, comme eût
fait celui d'Athénaïs. Mais il ne pouvait s'empêcher de faire une remarque
qui n'avait pas encore pénétré chez lui si avant; c'est que la société
avait mis entre lui et mademoiselle de Raimbault des obstacles immenses.
«Heureusement, se disait-il, je puis braver le danger de la voir sans en
souffrir. Jamais je ne serai amoureux d'elle.»
--Eh, bien! ma fille, veux-tu te mettre au piano, et continuer cette
romance que tu m'avais commencée tout à l'heure?
C'était un ingénieux mensonge de la vieille marquise pour faire entendre à
Bénédict qu'il était temps de se retirer _à l'office_.
--Bonne maman, répondit Valentine, vous savez que je ne chante guère; mais
vous qui aimez la bonne musique, si vous voulez vous donner un très-grand
plaisir, priez monsieur de chanter.
--En vérité? dit la marquise. Mais comment sais-tu cela, ma fille?
--C'est Athénaïs qui me l'a dit, répondit Valentine en baissant les yeux.
--Eh bien! s'il en est ainsi, mon garçon, fais-moi ce plaisir-là, dit la
marquise. Régale-moi d'un petit air villageois; cela me reposera du
Rossini, auquel je n'entends rien.
--Je vous accompagnerai si vous voulez, dit Valentine au jeune homme avec
timidité.
Bénédict était bien un peu troublé de l'idée que sa voix allait peut-être
appeler au salon la fière comtesse. Mais il était plus touché encore des
efforts de Valentine pour le retenir et le faire asseoir; car la marquise,
malgré toute sa popularité, n'avait pu se décider à offrir un siège au
neveu de son fermier.
Le piano fut ouvert. Valentine s'y plaça après avoir tiré un pliant auprès
du sien. Bénédict, pour lui prouver qu'il ne s'apercevait pas de l'affront
qu'il avait reçu, préféra chanter debout.
Dès les premières notes, Valentine rougit et pâlit, des larmes vinrent au
bord de sa paupière; peu à peu elle se calma, ses doigts suivirent le
chant, et son oreille le recueillit avec intérêt.
La marquise écouta d'abord avec plaisir. Puis, comme elle avait sans cesse
l'esprit oisif et ne pouvait rester en place, elle sortit, rentra, et
ressortit encore.
--Cet air, dit Valentine dans un instant où elle fut seule avec Bénédict,
est celui que ma soeur me chantait de prédilection lorsque j'étais enfant,
et que je la faisais asseoir sur le haut de la colline pour l'entendre
répéter à l'écho. Je ne l'ai jamais oublié, et tout à l'heure j'ai failli
pleurer quand vous l'avez commencé.
--Je l'ai chanté à dessein, répondit Bénédict; c'était vous parler au nom
de Louise...
La comtesse entra comme ce nom expirait sur les lèvres de Bénédict. À la
vue de sa fille assise auprès d'un homme en tête-à-tête, elle attacha sur
ce groupe des yeux clairs, fixes, stupéfaits. D'abord, elle ne reconnut
pas Bénédict, qu'elle avait à peine regardé à la fête, et sa surprise la
pétrifia sur place. Puis, quand elle se rappela l'impudent vassal qui
avait osé porter ses lèvres sur les joues de sa fille, elle fit un pas
en avant, pâle et tremblante, essayant de parler et retenue par une
strangulation subite. Heureusement un incident ridicule préserva Bénédict
de l'explosion. Le beau lévrier gris de la comtesse s'était approché avec
insolence du chien de chasse de Bénédict, qui, tout poudreux, tout
haletant, s'était couché sans façon sous le piano. Perdreau, patiente et
raisonnable bête, se laissa flairer des pieds à la tête, et se contenta
de répondre aux avanies de son hôte en lui montrant silencieusement une
longue rangée de dents blanches. Mais quand le lévrier, hautain et
discourtois, voulut passer aux injures, Perdreau, qui n'avait jamais
souffert un affront et qui venait de faire tête à trois dogues quelques
instants auparavant, se dressa sur ses pattes, et, d'un coup de boutoir,
roula son frêle adversaire sur le parquet. Celui-ci vint, en jetant des
cris aigus, se réfugier aux pieds de sa maîtresse. Ce fut une occasion
pour Bénédict, qui vit la comtesse éperdue, de s'élancer hors de
l'appartement en feignant d'entraîner et de châtier Perdreau, qu'au fond
du coeur il remerciait sincèrement de son inconvenance.
Comme il sortait escorté des glapissements du lévrier, des sourds
grognements de son propre chien et des exclamations douloureuses de la
comtesse, il rencontra la marquise, qui, étonnée de ce vacarme, lui
demanda ce que cela signifiait.
--Mon chien a étranglé celui de madame, répondit-il d'un air piteux en
s'enfuyant.
Il retourna à la ferme, emportant un grand fonds d'ironie et de haine
contre la noblesse, et riant du bout des lèvres de son aventure. Cependant
il eut pitié de lui-même en se rappelant quels affronts bien plus grands
il avait prévus, et de quel sang-froid moqueur il s'était vanté en
quittant Louise quelques heures auparavant. Peu à peu tout le ridicule de
cette scène lui parut retomber sur la comtesse, et il arriva à la ferme en
veine de gaieté. Son récit fit rire Athénaïs jusqu'aux larmes. Louise
pleura en apprenant comment Valentine avait accueilli son message et
reconnu la chanson que Bénédict lui avait chantée. Mais Bénédict ne se
vanta pas de sa visite au château devant le père Lhéry. Celui-ci n'était
pas homme à s'amuser d'une plaisanterie qui pouvait lui faire perdre mille
écus de profits _par chacun an_.
--Qu'est-ce donc que tout cela signifie? répéta la marquise en entrant
dans le salon.
--C'est vous, Madame, qui me l'expliquerez, j'espère, répondit la
comtesse. N'étiez-vous pas ici quand cet homme est entré?
--Quel _homme_? demanda la marquise.
--M. Bénédict, répondit Valentine toute confuse et cherchant à prendre de
l'aplomb. Maman, il vous apportait du gibier; ma bonne maman l'a prié de
chanter, et je l'accompagnais...
--C'est pour vous qu'il chantait, Madame? dit la comtesse à sa belle-mère.
Mais vous l'écoutiez de bien loin, ce me semble.
--D'abord, répondit la vieille, ce n'est pas moi qui l'en ai prié, c'est
Valentine.
--Cela est fort étrange, dit la comtesse en attachant des yeux perçants
sur sa fille.
--Maman, dit Valentine en rougissant, je vais vous expliquer cela. Mon
piano est horriblement faux, vous le savez; nous n'avons pas de facteur
dans les environs; ce _jeune homme_ est musicien; en outre, il accorde
très bien les instruments... Je savais cela par Athénaïs, qui a un piano
chez elle, et qui a souvent recours à l'adresse de son cousin...
--Athénaïs a un piano! ce jeune homme est musicien! Quelle étrange
histoire me faites-vous là?
--Rien n'est plus vrai, Madame, dit la marquise. Vous ne voulez jamais
comprendre qu'à présent tout le monde en France reçoit de l'éducation!
Ces gens-là sont riches; ils ont fait donner des talents à leurs enfants.
C'est fort bien fait; c'est la mode: il n'y a rien à dire. Ce garçon
chante très-bien, ma foi! Je l'écoutais du vestibule avec beaucoup de
plaisir. Eh bien! qu'y a-t-il? Croyez-vous que Valentine fût en danger
auprès de lui quand moi j'étais à deux pas?
--Oh! Madame, dit la comtesse, vous avez une manière d'interpréter mes
idées!...
--Mais c'est que vous en avez de si bizarres! Vous voilà tout effarouchée
parce que vous avez trouvé votre fille au piano avec un homme! Est-ce
qu'on fait du mal quand on est occupé à chanter? Vous me faites un crime
de les avoir laissés seuls un instant, comme si... Eh! mon Dieu! vous ne
l'avez donc pas regardé, ce garçon? Il est laid à faire peur!
--Madame, répondit la comtesse avec le sentiment d'un profond mépris, il
est tout simple que vous vous traduisiez ainsi mon mécontentement. Comme
il nous est impossible de nous entendre sur de certaines choses, c'est à
ma fille que je m'adresse. Valentine, je n'ai pas besoin de vous dire que
je n'ai point les idées grossières qu'on me prête. Je vous connais assez,
ma fille, pour savoir qu'un homme de cette sorte n'est pas un _homme_ pour
vous, et qu'il n'est pas en son pouvoir de vous compromettre. Mais je hais
l'inconvenance, et je trouve que vous la bravez beaucoup trop légèrement.
Songez que rien n'est pire dans le monde que les situations ridicules.
Vous avez trop de bienveillance dans le caractère; trop de laisser-aller
avec les inférieurs. Rappelez-vous qu'ils ne vous en sauront aucun gré,
qu'ils en abuseront toujours, et que les mieux traités seront les plus
ingrats. Croyez-en l'expérience de votre mère et observez-vous davantage.
Déjà plusieurs fois j'ai eu l'occasion de vous faire ce reproche: vous
manquez de dignité. Vous en sentirez les inconvénients. Ces _gens-là_ ne
comprennent pas jusqu'où il leur est permis d'aller et le point fixe
où ils doivent s'arrêter. Cette petite Athénaïs est avec vous d'une
familiarité révoltante. Je le tolère, parce qu'après tout c'est une femme.
Mais je ne serais pas très-flattée que son fiancé vînt, dans un endroit
public, vous aborder d'un petit air dégagé. C'est un jeune homme fort mal
élevé, comme ils le sont tous dans cette classe-là, manquant de tact
absolument... M. de Lansac, qui fait quelquefois un peu trop le libéral,
a beaucoup trop auguré de lui en lui parlant l'autre jour comme à un
homme d'esprit... Un autre se fût retiré de la danse; lui, vous a
très-cavalièrement embrassée, ma fille... Je ne vous en fais pas un
reproche, ajouta la comtesse en voyant que Valentine rougissait à perdre
contenance; je sais que vous avez assez souffert de cette impertinence,
et, si je vous la rappelle, c'est pour vous montrer combien il faut tenir
à distance les gens _de peu_.
Pendant ce discours, la marquise, assise dans un coin, haussait les
épaules. Valentine, écrasée sous le poids de la logique de sa mère,
répondit en balbutiant:
--Maman, c'est seulement à cause du piano que je pensais... Je ne pensais
pas aux inconvénients...
--En s'y prenant bien, reprit la comtesse désarmée par sa soumission, il
peut n'y en avoir aucun à le faire venir. Le lui avez-vous proposé?
--J'allais le faire lorsque...
--En ce cas il faut le faire rentrer...
La comtesse sonna et demanda Bénédict; mais on lui dit qu'il était déjà
loin sur la colline.
--Tant pis, dit-elle quand le domestique fut sorti; il ne faut pour rien
au monde qu'il croie avoir été admis ici pour sa belle voix. Je tiens à
ce qu'il revienne en subalterne, et je me charge de le recevoir sur ce
pied-là. Donnez-moi cette écritoire. Je vais lui expliquer ce qu'on attend
de lui.
--Mettez-y de la politesse au moins, dit la marquise à qui la peur tenait
lieu de raison.
--Je sais les usages, Madame, répondit la comtesse.
Elle traça quelques mots à la hâte, et les remettant à Valentine:
--Lisez, dit-elle, et faites porter à la ferme.
Valentine jeta les yeux sur le billet. Le voici:
«Monsieur Bénédict, voulez-vous accorder le piano de ma fille?
vous me ferez plaisir.
J'ai l'honneur de vous saluer.
F. Comtesse DE RAIMBAULT.»
Valentine prit dans sa main le pain à cacheter, et feignit de le placer
sous le feuillet; mais elle sortit en gardant la lettre ouverte.
Allait-elle donc envoyer cette insolente signification? était-ce ainsi
qu'il fallait payer Bénédict de son dévouement? Fallait-il traiter en
laquais l'homme qu'elle n'avait pas craint de marquer au front d'un baiser
fraternel? Le coeur l'emporta sur la prudence; elle tira un crayon de sa
poche, et, entre les doubles portes de l'antichambre déserte, elle traça
ces mots au bas du billet de sa mère:
«Oh! pardon! pardon, Monsieur! Je vous expliquerai cette invitation.
Venez; ne refusez pas de venir. Au nom de Louise, pardon!»
Elle cacheta le billet et le remit à un domestique.
XI.
Elle ne put ouvrir la lettre de Louise que le soir. C'était une longue
paraphrase du peu de mots qu'elles avaient pu échanger à leur gré dans
l'entrevue de la ferme. Cette lettre toute palpitante de joie et d'espoir
était l'expression d'une véritable amitié de femme romanesque, expansive,
soeur de l'amour, amitié pleine d'adorables puérilités et de platoniques
ardeurs.
Elle terminait par ces mots:
«Le hasard m'a fait découvrir que ta mère allait demain rendre une visite
dans le voisinage. Elle n'ira que vers la nuit à cause de la chaleur.
Tâche de te dispenser de l'accompagner, et, dès que la nuit sera sombre,
viens me trouver au bout de la grande prairie, à l'endroit du petit bois
de Vavray. La lune ne se lève qu'à minuit, et cet endroit est toujours
désert.»