George Sand

Valentine
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Le lendemain, la comtesse partit vers six heures du soir, engageant
Valentine à se mettre au lit, et recommandant à la marquise de veiller à
ce qu'elle prît un bain de pieds bien chaud. Mais la vieille femme, tout
en disant qu'elle avait élevé sept enfants et qu'elle sortait soigner une
migraine, oublia bien vite tout ce qui n'était pas elle. Fidèle à ses
habitudes de mollesse antique, elle se mit au bain à la place de sa
petite-fille, et fit appeler sa demoiselle de compagnie pour lui lire un
roman de Crébillon fils. Valentine s'échappa dès que l'ombre commença à
descendre sur la colline. Elle prit une robe brune afin d'être moins
aperçue dans la campagne assombrie, et, coiffée seulement de ses beaux
cheveux blonds qu'agitaient les tièdes brises du soir, elle franchit la
prairie d'un pied rapide.

Cette prairie avait bien une demi-lieue de long; elle était coupée de
larges ruisseaux auxquels des arbres renversés servaient de ponts. Dans
l'obscurité, Valentine faillit plusieurs fois se laisser tomber. Tantôt
elle accrochait sa robe à d'invisibles épines, tantôt son pied s'enfonçait
dans la vase trompeuse du ruisseau. Sa marche légère éveillait des
milliers de phalènes bourdonnantes; le grillon babillard se taisait à son
approche, et quelquefois une chouette endormie dans le tronc d'un vieux
saule s'en échappait, et la faisait tressaillir en rasant son front de son
aile souple et cotonneuse.

C'était la première fois de sa vie que Valentine se hasardait seule, la
nuit, volontairement, hors du toit paternel. Quoi qu'une grande exaltation
morale lui prêtât des forces, la peur s'empara d'elle parfois, et lui
donnait des ailes pour raser l'herbe et franchir les ruisseaux.

Au lieu indiqué elle trouva sa soeur, qui l'attendait avec impatience.
Après mille tendres caresses, elles s'assirent sur la marge d'un fossé et
se mirent à causer.

--Conte-moi donc ta vie depuis que je t'ai perdue, dit Valentine à Louise.

Louise raconta ses voyages, ses chagrins, son isolement, sa misère. À
peine âgée de seize ans, lorsqu'elle se trouva exilée en Allemagne auprès
d'une vieille parente de sa famille, elle n'avait touché qu'une faible
pension alimentaire qui ne suffisait point à la rendre indépendante.
Tyrannisée par cette duègne, elle s'était enfuie en Italie, où, à force de
travail et d'économie, elle avait réussi à subsister. Enfin, sa majorité
étant arrivée, elle avait joui de son patrimoine, héritage fort modique,
car toute la fortune de cette famille venait de la comtesse; la terre même
de Raimbault, ayant été rachetée par elle, lui appartenait en propre, et
la vieille mère du général ne devait une existence agréable qu'aux _bons
procédés_ de sa belle-fille. C'est pour cette raison qu'elle la ménageait
et avait abandonné entièrement Louise, afin de ne pas tomber dans
l'indigence.

Quelque mince que fût la somme que toucha cette malheureuse fille, elle
fut accueillie comme une richesse, et suffit de reste à des besoins
qu'elle avait su restreindre. Une circonstance, qu'elle n'expliquait pas à
sa soeur, l'ayant engagée à revenir à Paris, elle y était depuis six mois
lorsqu'elle apprit le prochain mariage de Valentine. Dévorée du désir
de revoir sa patrie et sa soeur, elle avait écrit à sa nourrice madame
Lhéry; et celle-ci, bonne et aimante femme, qui n'avait jamais cessé de
correspondre de loin en loin avec elle, se hâta de l'inviter à venir
secrètement passer quelques semaines à la ferme. Louise accepta avec
empressement, dans la crainte que le mariage de Valentine ne mît bientôt
une plus invincible barrière entre elles deux.

--À Dieu ne plaise! répondit Valentine; ce sera au contraire le signal de
notre rapprochement. Mais, dis-moi, Louise, dans tout ce que tu viens de
me raconter, tu as omis une circonstance bien intéressante pour moi... Tu
ne m'as pas dit si...

Et Valentine, embarrassée de prononcer un seul mot qui eût rapport à cette
terrible faute de sa soeur, qu'elle eût voulu effacer au prix de tout son
sang, sentit sa langue se paralyser et son front se couvrir d'une sueur
brûlante.

Louise comprit, et malgré les déchirants remords de sa vie, aucun reproche
n'enfonça dans son coeur une pointe si acérée que cet embarras et ce
silence. Elle laissa tomber sa tête sur ses mains, et, facile à aigrir
après une vie de malheur, elle trouva que Valentine lui faisait plus de
mal à elle seule que tous les autres ensemble. Mais, revenant bientôt à la
raison, elle se dit que Valentine souffrait par excès de délicatesse; elle
comprit qu'il en avait déjà bien coûté à cette jeune fille si pudique pour
appeler une confidence plus intime et pour oser seulement la désirer.

--Eh bien! Valentine, dit-elle en passant un de ses bras au cou de sa
jeune soeur.

Puis Valentine, essuyant ses yeux, réussit par un sublime effort à
dépouiller la rigidité de la jeune vierge pour s'élever au rôle de l'amie
généreuse et forte.

--Dis-moi, s'écria-t-elle; il est dans tout cela un être qui a dû étendre
son influence sacrée sur toute ta vie, un être que je ne connais pas, dont
j'ignore le nom, mais qu'il m'a semblé parfois aimer de toute la force du
sang et de toute la volonté de ma tendresse pour toi...

--Tu veux donc que je t'en parle, ô ma courageuse soeur! J'ai cru que je
n'oserais jamais te rappeler son existence. Eh bien! ta grandeur d'âme
surpasse tout ce que j'en espérais. Mon fils existe, il ne m'a jamais
quittée; c'est moi qui l'ai élevé. Je n'ai point essayé de dissimuler ma
faute en l'éloignant de moi ou en lui refusant mon nom. Partout il m'a
suivie, partout sa présence a révélé mon malheur et mon repentir. Et, le
croiras-tu, Valentine? j'ai fini par mettre ma gloire à me proclamer sa
mère, et dans toutes les âmes justes j'ai trouvé mon absolution en faveur
de mon courage.

--Et quand même je ne serais pas ta soeur et ta fille aussi, répondit
Valentine, je voudrais être au nombre de ces justes. Mais où est-il?

--Mon Valentin est à Paris, dans un collège. C'est pour l'y conduire que
j'ai quitté l'Italie, et c'est pour te voir que je me suis séparée de lui
depuis un mois. Il est beau, mon fils, Valentine; il est aimant; il te
connaît; il désire ardemment embrasser celle dont il porte le nom, et il
te ressemble. Il est blond et calme comme toi; à quatorze ans, il est
presque de ta taille... Dis, voudras-tu, quand tu seras mariée, que je te
le présente?

Valentine répondit par mille caresses.

Deux heures s'étaient écoulées rapidement, non-seulement à se rappeler le
passé, mais encore à faire des projets pour l'avenir. Valentine y portait
toute la confiance de son âge; Louise y croyait moins, mais elle ne le
disait pas. Une ombre noire se dessina tout d'un coup dans l'air bleu
au-dessus du fossé. Valentine tressaillit et laissa échapper un cri
d'effroi. Louise, posant sa main sur la sienne, lui dit:

--Rassure-toi, c'est un ami, c'est Bénédict.

Valentine fut d'abord contrariée de sa présence au rendez-vous.
Il semblait que désormais tous les actes de sa vie amenassent un
rapprochement forcé entre elle et ce jeune homme. Cependant elle fut
forcée de comprendre que son voisinage n'était pas inutile à deux femmes
dans cet endroit écarté, et surtout que son escorte devait agréer à
Louise, qui était à plus d'une lieue de son gîte. Elle ne put pas non
plus s'empêcher de remarquer le sentiment de délicatesse respectueuse qui
l'avait fait s'abstenir de paraître durant leur entretien. Ne fallait-il
pas du dévouement, d'ailleurs, pour monter ainsi la garde pendant deux
heures? Tout bien considéré, il y aurait eu de l'ingratitude à lui faire
un froid accueil. Elle lui expliqua le billet de sa mère, prit tout le
tort sur elle, et le supplia de ne venir au château qu'avec une forte
dose de patience et de philosophie. Bénédict jura en riant que rien ne
l'ébranlerait; et, après l'avoir reconduite avec Louise jusqu'au bout de
la prairie, il reprit avec celle-ci le chemin de la ferme.

Le lendemain il se présenta au château. Par un hasard dont Bénédict ne se
plaignait pas, c'était au tour de madame de Raimbault à avoir la migraine;
mais celle-là n'était pas feinte, elle la força de garder le lit. Les
choses se passèrent donc mieux que Bénédict ne l'avait espéré. Quand il
sut que la comtesse ne se lèverait pas de la journée, il commença par
démonter le piano et enlever toutes les touches; puis il trouva qu'il
fallait remettre des _buffles_ à tous les marteaux; quantité de cordes
rouillées étaient à renouveler; enfin il se créa de l'ouvrage pour tout
un jour; car Valentine était là, lui présentant les ciseaux, l'aidant à
rouler le laiton sur la bobine, lui donnant la note au diapason, et
s'occupant de son piano peut-être plus ce jour-là qu'elle n'avait fait
dans toute sa vie. De son côté, Bénédict était beaucoup moins habile à
cette besogne que Valentine ne l'avait annoncé. Il cassa plus d'une corde
en la montant, il tourna plus d'une cheville pour une autre, et souvent
dérangea l'accord de toute une gamme pour remettre celui d'une note.
Pendant ce temps, la vieille marquise allait, venait, toussait, dormait,
et ne s'occupait d'eux que pour les mettre plus à l'aise encore. Ce fut
une délicieuse journée pour Bénédict. Valentine était si douce, elle avait
une gaieté si naïve, si vraie, une politesse si obligeante, qu'il était
impossible de ne pas respirer à l'aise auprès d'elle. Et puis je ne sais
comment il se fit qu'au bout d'une heure, par un accord tacite, toute
politesse disparut entre eux. Une sorte de camaraderie enfantine et rieuse
s'établit. Ils se raillaient de leurs mutuelles maladresses, leurs mains
se rencontraient sur le clavier, et, la gaieté chassant l'émotion, ils se
querellaient comme de vieux amis. Enfin, vers cinq heures, le piano se
trouvant accordé, Valentine imagina un moyen de retenir Bénédict. Un peu
d'hypocrisie s'improvisa dans ce coeur de jeune fille, et, sachant que sa
mère accordait tout à l'extérieur de la déférence, elle se glissa dans son
alcôve.

--Maman, lui dit-elle, M. Bénédict a passé six heures à mon piano, et il
n'a pas fini; cependant nous allons nous mettre à table: j'ai pensé qu'il
était impossible d'envoyer ce jeune homme à l'office, puisque vous n'y
envoyez jamais son oncle, et que vous lui faites servir du vin sur votre
propre table. Que dois-je faire? Je n'ai pas osé l'inviter à dîner avec
nous sans savoir de vous si cela était convenable.

La même demande, faite en d'autres termes, n'eût obtenu qu'une sèche
désapprobation. Mais la comtesse était toujours plus satisfaite d'obtenir
la soumission à ses principes que l'obéissance passive à ses volontés.
C'est le propre de la vanité de vouloir imposer le respect et l'amour de
sa domination.

--Je trouve la chose assez convenable, répondit-elle. Puis qu'il s'est
rendu à mon billet sans hésiter, et qu'il s'est exécuté de bonne grâce,
il est juste de lui montrer quelque égard. Allez, ma fille, invitez-le
vous-même de ma part.

Valentine, triomphante, retourna au salon, heureuse de pouvoir faire
quelque chose d'agréable au nom de sa mère, et lui laissa tout l'honneur
de cette invitation. Bénédict, surpris, hésita à l'accepter. Valentine
outre-passa un peu les pouvoirs dont elle était investie en insistant.
Comme ils passaient tous trois à table, la marquise dit à l'oreille de
Valentine:

--Est-ce que vraiment ta mère a eu l'idée de cette honnêteté? Cela
m'inquiète pour sa vie. Est-ce qu'elle est sérieusement malade?

Valentine ne se permit pas de sourire à cette âcre plaisanterie. Tour à
tour dépositaire des plaintes et des inimitiés de ces deux femmes, elle
était entre elles comme un rocher battu de deux courants contraires.

Le repas fut court, mais enjoué. On passa ensuite sous la charmille pour
prendre le café. La marquise était toujours d'assez bonne humeur en
sortant de table. De son temps, quelques jeunes femmes, dont on tolérait
la légèreté en faveur de leurs grâces, et peut-être aussi de la diversion
que leurs inconvenances apportaient à l'ennui d'une société oisive et
blasée, se faisaient fanfaronnes de mauvais ton; à certains visages
l'air _mauvais sujet_ allait bien. Madame de Provence était le noyau
d'une coterie féminine qui _sablait fort bien le champagne_. Un siècle
auparavant, _Madame_, belle-soeur de Louis XIV, bonne et grave Allemande
qui n'aimait que les _saucisses à l'ail_ et la _soupe à la bière_,
admirait chez les dames de la cour de France, et surtout chez madame la
duchesse de Berry, la faculté de boire beaucoup sans qu'il y parût, et de
supporter à merveille le vin de Constance et le marasquin de Hongrie.

La marquise était gaie au dessert. Elle racontait avec cette aisance, ce
naturel propre aux gens qui ont vu beaucoup de monde, et qui leur tient
lieu d'esprit. Bénédict l'écouta avec surprise. Elle lui parlait une
langue qu'il croyait étrangère à sa classe et à son sexe. Elle se servait
de mots crus qui ne choquaient pas, tant elle les disait d'un air simple
et sans façon. Elle racontait aussi des histoires avec une merveilleuse
lucidité de mémoire et une admirable présence d'esprit pour en sauver
les situations graveleuses à l'oreille de Valentine. Bénédict levait
quelquefois les yeux sur elle avec effroi, et, à l'air paisible de la
pauvre enfant, il voyait si clairement qu'elle n'avait pas compris qu'il
se demandait s'il avait bien compris lui-même, si son imagination n'avait
pas été au delà du vrai sens. Enfin il était confondu, étourdi de tant
d'usage avec tant de démoralisation, d'un tel mépris des principes joint
à un tel respect des convenances. Le monde que la marquise lui peignait
était devant lui comme un rêve auquel il refusait de croire.

Ils restèrent assez longtemps sous la charmille. Ensuite Bénédict essaya
le piano et chanta. Enfin il se retira assez tard, tout surpris de son
intimité avec Valentine, tout ému sans en savoir la cause, mais emplissant
son cerveau avec délices de l'image de cette belle et bonne fille, qu'il
était impossible de ne pas aimer.




XII.


À quelques jours de là, madame de Raimbault fut engagée par le préfet à
une brillante réunion qui se préparait au chef-lieu du département.
C'était à l'occasion du passage de madame la duchesse de Berry qui s'en
allait ou qui revenait d'un de ses joyeux voyages; femme étourdie et
gracieuse, qui avait réussi à se faire aimer malgré l'inclémence des temps,
et qui longtemps se fit pardonner ses prodigalités par un sourire.

Madame de Raimbault devait être du petit nombre des dames choisies qui
seraient présentées à la princesse, et qui prendraient place à sa table
privilégiée. Il était donc, selon elle, impossible qu'elle se dispensât de
ce petit voyage, et pour rien au monde elle n'eût voulu en être dispensée.

Fille d'un riche marchand, mademoiselle Chignon avait aspiré aux grandeurs
dès son enfance; elle s'était indignée de voir sa beauté, ses grâces de
reine, son esprit d'intrigue et d'ambition _s'étioler_ dans l'atmosphère
bourgeoise d'un gros capitaliste. Mariée au général comte de Raimbault,
elle avait volé avec transport dans le tourbillon des grandeurs de
l'Empire; elle était justement la femme qui devait y briller. Vaine,
bornée, ignorante, mais sachant ramper devant la royauté, belle de cette
beauté imposante et froide pour laquelle semblait avoir été choisi le
costume du temps, prompte à s'instruire de l'étiquette, habile à s'y
conformer, amoureuse de parures, de luxe, de pompes et de cérémonies,
jamais elle n'avait pu concevoir les charmes de la vie intérieure; jamais
son coeur vide et altier n'avait goûté les douceurs de la famille. Louise
avait déjà dix ans, elle était même très-développée pour son âge, lorsque
madame de Raimbault devint sa belle-mère, et comprit avec effroi qu'avant
cinq ans la fille de son mari serait pour elle une rivale. Elle la relégua
donc avec sa grand'mère au château de Raimbault, et se promit de ne jamais
la présenter dans le monde. Chaque fois qu'en la revoyant elle s'aperçut
des progrès de sa beauté, sa froideur pour cette enfant se changea en
aversion. Enfin, dès qu'elle put reprocher à cette malheureuse une faute
que l'abandon où elle l'avait laissée rendait excusable peut-être, elle se
livra à une haine implacable, et la chassa ignominieusement de chez elle.
Quelques personnes dans le monde assuraient savoir la cause plus positive
de cette inimitié. M. de Neuville, l'homme qui avait séduit Louise, et qui
fut tué en duel par le père de cette infortunée, avait été en même temps,
dit-on, l'amant de la comtesse et celui de sa belle-fille.

Avec l'Empire s'était évanouie toute la brillante existence de madame de
Raimbault; honneurs, fêtes, plaisirs, flatteries, représentation, tout
avait disparu comme un songe, et elle s'éveilla un matin, oubliée et
délaissée dans la France légitimiste. Plusieurs furent plus habiles, et,
n'ayant pas perdu de temps pour saluer la nouvelle puissance, remontèrent
au faîte des grandeurs; mais la comtesse, qui n'avait jamais eu de
présence d'esprit et chez qui les premières impressions étaient violentes,
perdit absolument la tête. Elle laissa voir à celles qui avaient été ses
compagnes et ses amies toute l'amertume de ses regrets, tout son mépris
pour les _têtes poudrées_, toute son irrévérence pour la dévotion
réédifiée. Ses amies accueillirent ces blasphèmes par des cris d'horreur;
elles lui tournèrent le dos comme à une hérétique, et répandirent leur
indignation dans les cabinets de toilette, dans les appartements secrets
de la famille royale, où elles étaient admises et où leurs voix
disposaient des places et des fortunes.

Dans le système des compensations de la couronne, la comtesse de Raimbault
fut oubliée; il n'y eut pas pour elle la plus petite charge de _dame
d'atours_. Forcée de renoncer à l'état de domesticité si cher aux
courtisans, elle se retira dans ses terres, et se fit _franchement
bonapartiste_. Le faubourg Saint-Germain, qu'elle avait vu jusqu'alors,
rompit avec elle comme _mal pensante_. Les égaux, les _parvenus_ lui
restèrent, et elle les accepta faute de mieux; mais elle les avait si fort
méprisés dans sa prospérité, qu'elle ne trouva autour d'elle aucune
affection solide pour la consoler de ses pertes.

À trente-cinq ans il lui avait fallu ouvrir les yeux sur le néant des
choses humaines, et c'était un peu tard pour cette femme qui avait perdu
sa jeunesse, sans la sentir passer, dans l'enivrement des joies puériles.
Force lui fut de vieillir tout d'un coup. L'expérience ne l'ayant pas
détachée de ses illusions une par une, comme cela arrive dans le cours des
générations ordinaires, elle ne connut du déclin de l'âge que les regrets
et la mauvaise humeur.

Depuis ce temps, sa vie fut un continuel supplice; tout lui devint sujet
d'envie et d'irritation. En vain son ironie la vengeait des ridicules de
la Restauration; en vain elle trouvait dans sa mémoire mille brillants
souvenirs du passé pour faire la critique, par opposition, de ces
semblants de royauté nouvelle; l'ennui rongeait cette femme dont la vie
avait été une fête perpétuelle, et qui maintenant se voyait forcée de
végéter à l'ombre de la vie privée.

Les soins domestiques, qui lui avaient toujours été étrangers, lui
devinrent odieux; sa fille, qu'elle connaissait à peine, versa peu de
consolations sur ses blessures. Il fallait former cette enfant pour
l'avenir, et madame de Raimbault ne pouvait vivre que dans le passé. Le
monde de Paris, qui tout d'un coup changea si étrangement de moeurs et de
manières, parlait une langue nouvelle qu'elle ne comprenait plus; ses
plaisirs l'ennuyaient ou la révoltaient; la solitude l'écrasait de fièvre
et d'épouvante. Elle languissait malade de colère et de douleur sur son
ottomane, autour de laquelle ne venait plus ramper une cour en sous-ordre,
miniature de la grande cour du souverain. Ses compagnons de disgrâce
venaient chez elle pour gémir sur leurs propres chagrins et pour insulter
aux siens en les niant. Chacun voulait avoir accaparé à lui seul toute la
disgrâce des temps et l'ingratitude de la France. C'était un monde de
victimes et d'outragés qui se dévoraient entre eux.

Ces égoïstes récriminations augmentaient l'aigreur fébrile de madame de
Raimbault.

Si de plus heureux venaient lui tendre encore une main amie, et lui dire
que les faveurs de Louis XVIII n'avaient point effacé en eux les souvenirs
de la cour de Napoléon, elle se vengeait de leur prospérité en les
accablant de reproches, en les accusant de trahison envers le grand homme,
elle qui n'avait pas pu le trahir de la même manière! Enfin, pour comble
de douleur et de consternation, à force de se voir passer au jour devant
ses glaces vides et immobiles, à force de se regarder sans parure, sans
rouge et sans diamants, boudeuse et flétrie, la comtesse de Raimbault
s'aperçut que sa jeunesse et sa beauté avaient fini avec l'Empire.

Maintenant elle avait cinquante ans, et quoique cette beauté passée ne fût
plus écrite sur son front qu'en signes hiéroglyphiques, la vanité, qui
ne meurt point au coeur de certaines femmes, lui créait de plus vives
souffrances qu'en aucun temps de sa vie. Sa fille, qu'elle aimait de cet
instinct que la nécessité imprime aux plus perverses natures, était pour
elle un continuel sujet de retour vers le passé et de haine vers le
temps présent. Elle ne la produisait dans le monde qu'avec une mortelle
répugnance, et si, en la voyant admirée, son premier mouvement était une
pensée d'orgueil maternel, le second était une pensée de désespoir. «Son
existence de femme commence, se disait-elle, c'en est fait de la mienne!»
Aussi, lorsqu'elle pouvait se montrer sans Valentine, elle se sentait
moins malheureuse. Il n'y avait plus autour d'elle de ces regards
maladroitement complimenteurs qui lui disaient: «C'est ainsi que vous
fûtes jadis; et vous aussi, je vous ai vue belle.»

Elle ne raisonnait pas sa coquetterie au point d'enfermer sa fille
lorsqu'elle allait dans le monde; mais, pour peu que celle-ci témoignât
son humeur sédentaire, la comtesse, sans peut-être s'en rendre bien compte,
 admettait son refus, partait plus légère, et respirait plus à l'aise dans
l'atmosphère agitée des salons.

Garrottée à ce monde oublieux et sans pitié qui n'avait plus pour elle
que des déceptions et des déboires, elle se laissait traîner encore comme
un cadavre à son char. Où vivre? comment tuer le temps, et arriver à
la fin de ces jours qui la vieillissaient et qu'elle regrettait dès
qu'ils étaient passés? Aux esclaves de la mode, quand toute jouissance
d'amour-propre est enlevée, quand tout intérêt de passion est ravi, il
reste pour plaisir le mouvement, la clarté des lustres, le bourdonnement
de la foule. Après tous les rêves de l'amour ou de l'ambition subsiste
encore le besoin de bruire, de remuer, de veiller, de dire: «J'y étais
hier, j'y serai demain.» C'est un triste spectacle que celui de ces femmes
flétries qui cachent leurs rides sous des fleurs et couronnent leurs
fronts hâves de diamants et de plumes. Chez elles tout est faux: la taille,
le teint, les cheveux, le sourire; tout est triste: la parure, le fard,
la gaieté. Spectres échappés aux saturnales d'une autre époque, elles
viennent s'asseoir aux banquets d'aujourd'hui comme pour donner à la
jeunesse une triste leçon de philosophie, comme pour lui dire: «C'est
ainsi que vous passerez». Elles semblent se cramponner à la vie qui les
abandonne, et repoussent les outrages de la décrépitude en l'étalant nue
aux outrages des regards. Femmes dignes de pitié, presque toutes sans
famille ou sans coeur, qu'on voit dans toutes les fêtes s'enivrer de fumée,
de souvenirs et de bruit!

La comtesse, malgré l'ennui qu'elle y trouvait, n'avait pu se détacher de
cette vie creuse et éventée. Tout en disant qu'elle y avait renoncé pour
jamais, elle ne manquait pas une occasion de s'y replonger. Lorsqu'elle
fut invitée à cette réunion de province que devait présider la princesse,
elle ne se sentit pas d'aise; mais elle cacha sa joie sous un air de
condescendance dédaigneuse. Elle se flatta même en secret de rentrer en
faveur, si elle pouvait fixer l'attention de la duchesse, et lui faire
voir combien elle était supérieure, pour le ton et l'usage, à tout ce qui
l'entourait. D'ailleurs, sa fille allait épouser M. de Lansac, un des
favoris de la cause légitime. Il était bien temps de faire un pas vers
cette aristocratie de nom qui allait relustrer son aristocratie d'argent.
Madame de Raimbault ne haïssait la noblesse que depuis que la noblesse
l'avait repoussée. Peut-être le moment était-il venu de voir toutes ces
vanités s'humaniser pour elle à un signe de _Madame_.

Elle exhuma donc du fond de sa garde-robe ses plus riches parures, tout
en réfléchissant à celles dont elle couvrirait Valentine pour l'empêcher
d'avoir l'air aussi grande et aussi formée qu'elle l'était réellement.
Mais, au milieu de cet examen, il arriva que Valentine, désirant mettre à
profit cette semaine de liberté, devint plus ingénieuse et plus pénétrante
qu'elle ne l'avait encore été. Elle commença à deviner que sa mère élevait
ces graves questions de toilette et créait ces insolubles difficultés
pour l'engager à rester au château. Quelques mots piquants de la vieille
marquise, sur l'embarras d'avoir une fille de dix-neuf ans à produire,
achevèrent d'éclairer Valentine. Elle s'empressa de faire le procès aux
modes, aux fêtes, aux déplacements et aux préfets. Sa mère, étonnée,
abonda dans son sens, et lui proposa de renoncer à ce voyage comme elle y
renonçait elle-même. L'affaire fut bientôt jugée; mais une heure après,
comme Valentine serrait ses cartons et arrêtait ses préparatifs, madame de
Raimbault recommença les siens en disant qu'elle avait réfléchi, qu'il
serait inconvenant et dangereux peut-être de ne pas aller faire sa cour à
la princesse; qu'elle se sacrifiait à cette démarche toute politique, mais
qu'elle dispensait Valentine de la corvée.

Valentine, qui depuis huit jours était devenue singulièrement rusée,
renferma sa joie.

Le lendemain, dès que les roues qui emportaient la calèche de la comtesse
eurent rayé le sable de l'avenue, Valentine courut demander à sa
grand'mère la permission d'aller passer la journée à la ferme avec
Athénaïs.

Elle se prétendit invitée par sa jeune compagne à manger un gâteau sur
l'herbe. À peine eut-elle parlé de gâteau qu'elle frémit, car la vieille
marquise fut aussitôt tentée d'être de la partie; mais l'éloignement et la
chaleur l'y firent renoncer.

Valentine monta à cheval, mit pied à terre à quelque distance de la
ferme, renvoya son domestique et sa monture, et prit sa volée, comme une
tourterelle, le long des buissons fleuris qui conduisaient à Grangeneuve.




XIII.


Elle avait trouvé moyen, la veille, de faire avertir Louise de sa visite;
aussi toute la ferme était en joie et en ordre pour la recevoir. Athénaïs
avait mis des fleurs nouvelles dans des vases de verre bleu. Bénédict
avait taillé les arbres du jardin, ratissé les allées, réparé les bancs.
Madame Lhéry avait confectionné elle-même la plus belle galette qui se
fût vue de mémoire de ménagère. M. Lhéry avait fait sa barbe et tiré le
meilleur de son vin. Ce furent des cris de joie et de surprise quand
Valentine entra toute seule et sans bruit dans la salle. Elle embrassa
comme une folle la mère Lhéry, qui lui faisait de grandes révérences; elle
serra la main de Bénédict avec vivacité; elle folâtra comme un enfant avec
Athénaïs; elle se pendit au cou de sa soeur. Jamais Valentine ne s'était
sentie si heureuse; loin des regards de sa mère, loin de la roideur
glaciale qui pesait sur tous ses pas, il lui semblait respirer un air plus
libre, et, pour la première fois depuis qu'elle était née, vivre de toute
sa vie. Valentine était une bonne et douce nature; le ciel s'était trompé
en envoyant cette âme simple et sans ambition habiter les palais et
respirer l'atmosphère des cours. Nulle n'était moins faite pour la vie
d'apparat, pour les triomphes de la vanité. Ses plaisirs étaient, au
contraire, tout modestes, tout intérieurs; et plus on lui faisait un
crime de s'y livrer, plus elle aspirait à cette simple existence qui lui
semblait être la terre promise. Si elle désirait se marier, c'était afin
d'avoir un ménage, des enfants, une vie retirée. Son coeur avait besoin
d'affections immédiates, peu nombreuses, peu variées. À nulle femme la
vertu ne semblait devoir être plus facile.

Mais le luxe qui l'environnait, qui prévenait ses moindres besoins, qui
devinait jusqu'à ses fantaisies, lui interdisait les petits soins du
ménage. Avec vingt laquais autour d'elle, c'eût été un ridicule et presque
une apparence de parcimonie que de se livrer à l'activité de la vie
domestique. À peine lui laissait-on le soin de sa volière, et l'on eût pu
facilement préjuger du caractère de Valentine en voyant avec quel amour
elle s'occupait minutieusement de ces petites créatures.

Lorsqu'elle se vit à la ferme, entourée de poules, de chiens de chasse, de
chevreaux; lorsqu'elle vit Louise filant au rouet, madame Lhéry faisant
la cuisine, Bénédict raccommodant des filets, il lui sembla être là dans
la sphère pour laquelle elle était créée. Elle voulut aussi avoir son
occupation, et, à la grande surprise d'Athénaïs, au lieu d'ouvrir le piano
ou de lui demander une bande de sa broderie, elle se mit à tricoter un
bas gris qu'elle trouva sur une chaise. Athénaïs s'étonna beaucoup de sa
dextérité, et lui demanda si elle savait pour qui elle travaillait avec
tant d'ardeur.

--Pour qui? dit Valentine. Moi, je n'en sais rien; c'est pour quelqu'un de
vous toujours; pour toi, peut-être?

--Pour moi ces bas gris! dit Athénaïs avec dédain.

--Est-ce pour toi, ma bonne soeur? demanda Valentine à Louise.

--Cet ouvrage, dit Louise, j'y travaille quelquefois; mais c'est maman
Lhéry qui l'a commencé. Pour qui? je n'en sais rien non plus.

--Et si c'était pour Bénédict? dit Athénaïs en regardant Valentine avec
malice.

Bénédict leva la tête et suspendit son travail pour examiner ces deux
femmes en silence.

Valentine avait un peu rougi; mais se remettant aussitôt:

--Eh bien! si c'est pour Bénédict, répondit-elle, c'est bon; j'y
travaillerai de bon coeur.

Elle leva les yeux en riant vers sa jeune compagne. Athénaïs était pourpre
de dépit. Je ne sais quel sentiment d'ironie et de méfiance venait
d'entrer dans son coeur.

--Ah! ah! dit avec une franchise étourdie la bonne Valentine, cela semble
ne pas te faire trop de plaisir. Au fait, j'ai tort, Athénaïs; je vais là
sur tes brisées, j'usurpe des droits qui t'appartiennent. Allons, allons,
prends vite cet ouvrage, et pardonne-moi d'avoir mis la main au trousseau.

--Mademoiselle Valentine, dit Bénédict poussé par un sentiment cruel pour
sa cousine, si vous ne regrettez pas de travailler pour le plus humble de
vos vassaux, continuez, je vous en prie. Les jolis doigts de ma cousine
n'ont jamais touché de fil aussi rude et d'aiguilles aussi lourdes.

Une larme roula dans les cils noirs d'Athénaïs. Louise lança un regard
de reproche à Bénédict. Valentine, étonnée, les regarda tous trois
alternativement, cherchant à comprendre ce mystère.

Ce qui avait fait le plus de mal à la jeune fermière dans les paroles de
son cousin, ce n'était pas tant le reproche de frivolité (elle y était
habituée) que le ton de soumission et de familiarité en même temps envers
Valentine. Elle savait bien, en gros, l'histoire de leur connaissance, et
jusque-là elle n'avait point songé à s'en alarmer. Mais elle ignorait
quel rapide progrès avait fait entre eux une intimité qui ne se serait
jamais formée dans des circonstances ordinaires. Elle s'émerveillait
douloureusement d'entendre Bénédict, naturellement si rebelle, si
hostile aux prétentions de la noblesse, s'intituler l'humble vassal de
mademoiselle de Raimbault. Quelle révolution s'était donc opérée dans ses
idées? Quelle puissance Valentine exerçait-elle déjà sur lui?

Louise, voyant la tristesse sur tous les visages, proposa une partie de
pèche sur le bord de l'Indre, en attendant le dîner. Valentine, qui se
sentait instinctivement coupable envers Athénaïs, passa amicalement son
bras sous le sien, et se mit à courir avec elle à travers la prairie.
Affectueuse et franche comme elle était, elle réussit bientôt à dissiper
le nuage qui s'était élevé dans l'âme de la jeune fille. Bénédict, chargé
de son filet et couvert de sa blouse, les suivit avec Louise, et bientôt
tous les quatre arrivèrent sur les rives bordées de lotos et de saponaires.

Bénédict jeta l'épervier. Il était adroit et robuste. Dans les exercices
du corps on trouvait en lui la force, la hardiesse et la grâce rustique du
paysan. C'étaient des qualités qu'Athénaïs n'appréciait pas, communes à
tous ceux qui l'entouraient; mais Valentine s'en étonnait comme de choses
surnaturelles, et elle en faisait volontiers à ce jeune homme un point de
supériorité sur les hommes qu'elle connaissait. Elle s'effrayait de le
voir se hasarder sur des saules vermoulus qui se penchaient sur l'eau et
craquaient sous le pied; et lorsqu'elle le voyait échapper, par un bond
nerveux, à une chute certaine, atteindre avec adresse et sang-froid à
de petites places unies que l'herbe et les joncs semblaient devoir lui
cacher, elle sentait son coeur battre d'une émotion indéfinissable, comme
il arrive chaque fois que nous voyons accomplir bravement une oeuvre
périlleuse ou savante.

Après avoir pris quelques truites, Louise et Valentine s'élançant avec
enfantillage sur l'épervier tout ruisselant, et s'emparant du butin avec
des cris de joie, tandis qu'Athénaïs, craignant de salir ses doigts, ou
gardant rancune à son cousin, se cachait boudeuse à l'ombre des aunes,
Bénédict, accablé de chaleur, s'assit sur un frêne équarri grossièrement
et jeté d'un bord à l'autre en guise de pont. Éparses sur la fraîche
pelouse de la rive, les trois femmes s'occupaient diversement. Athénaïs
cueillait des fleurs, Louise jetait mélancoliquement des feuilles dans le
courant, et Valentine, moins habituée à l'air, au soleil et à la marche,
sommeillait à demi, cachée, à ce qu'elle croyait, par les hautes tiges de
la prêle de rivière. Ses yeux, qui errèrent longtemps sur les brillantes
gerçures de l'eau et sur un rayon de soleil qui se glissait parmi les
branches, vinrent par hasard se reposer sur Bénédict, qu'elle découvrait
en entier à dix pas devant elle, assis les jambes pendantes sur le pont
élastique.

Bénédict n'était pas absolument dépourvu de beauté. Son teint était d'une
pâleur bilieuse; ses yeux longs n'avaient pas de couleur; mais son front
était vaste et d'une extrême pureté. Par un prestige attaché peut-être
aux hommes doués de quelque puissance morale, les regards s'habituaient
peu à peu aux défauts de sa figure pour n'en plus voir que les
beautés; car certaines laideurs sont dans ce cas, et celle de Bénédict
particulièrement. Son teint blême et uni avait une apparence de calme
qui inspirait comme un respect d'instinct pour cette âme dont aucune
altération extérieure ne trahissait les mouvements. Ces yeux, où la
prunelle pâle nageait dans un émail blanc et vitreux, avaient une
expression vague et mystérieuse qui devait piquer la curiosité de tout
observateur. Mais ils auraient désespéré toute la science de Lavater; ils
semblaient lire profondément dans ceux d'autrui, et leur immobilité était
métallique quand ils avaient à se méfier d'un examen indiscret. Une femme
n'en pouvait soutenir l'éclat quand elle était belle; un ennemi n'y
pouvait surprendre le secret d'aucune faiblesse. C'était un homme qu'on
pouvait toujours regarder sans le trouver au-dessous de lui-même, un
visage qui pouvait s'abandonner à la distraction, sans enlaidir comme la
plupart des autres, une physionomie qui attirait comme l'aimant. Aucune
femme ne le voyait avec indifférence, et si la bouche le dénigrait parfois,
l'imagination n'en perdait pas aisément l'empreinte; personne ne le
rencontrait pour la première fois sans le suivre des yeux aussi longtemps
que possible; aucun artiste ne pouvait le voir sans en admirer la
singularité et sans désirer la reproduire.

Lorsque Valentine le regarda, il était plongé dans une de ces rêveries
profondes qui semblaient lui être familières. La teinte du feuillage qui
l'abritait envoyait à son large front un reflet verdâtre; et ses yeux
fixés sur l'eau semblaient ne saisir aucun objet. Le fait est qu'ils
saisissaient parfaitement l'image de Valentine réfléchie dans l'onde
immobile. Il se plaisait à cette contemplation dont l'objet s'évanouissait
chaque fois qu'une brise légère ridait la surface du miroir; puis l'image
gracieuse se reformait peu à peu, flottait d'abord incertaine et vague,
et se fixait enfin belle et limpide sur la masse cristalline. Bénédict
ne pensait pas; il contemplait, il était heureux, et c'est dans ces
moments-là qu'il était beau.

Valentine avait toujours entendu dire que Bénédict était laid. Dans les
idées de la province, où, suivant la spirituelle définition de M. de
Stendhal, un _bel homme_ est toujours gros et rouge, Bénédict était le
plus disgracié des jeunes gens. Valentine n'avait jamais regardé Bénédict
avec attention; elle avait conservé le souvenir de l'impression qu'elle
avait reçue en le voyant pour la première fois; cette impression n'était
pas favorable. Depuis quelques instants seulement elle commençait à lui
trouver un charme inexprimable. Plongée elle-même dans une rêverie où
nulle réflexion précise ne trouvait place, elle se laissait aller à cette
dangereuse curiosité qui analyse et qui compare. Elle trouvait une immense
différence entre Bénédict et M. de Lansac. Elle ne se demandait pas à
l'avantage duquel était cette différence; seulement elle la constatait.
Comme M. de Lansac était beau et qu'il était son fiancé, elle ne
s'inquiétait pas du résultat de cette contemplation imprudente; elle ne
pensait pas qu'il pouvait en sortir vaincu.

Et c'est pourtant ce qui arriva; Bénédict, pâle, fatigué, pensif, les
cheveux en désordre; Bénédict, vêtu d'habits grossiers et couvert de vase,
le cou nu et hâlé; Bénédict, assis négligemment au milieu de cette belle
verdure, au-dessus de ces belles eaux; Bénédict, qui regardait Valentine à
l'insu de Valentine, et qui souriait de bonheur et d'admiration; Bénédict
alors était un homme; un homme des champs et de la nature, un homme dont
la mâle poitrine pouvait palpiter d'un amour violent, un homme s'oubliant
lui-même dans la contemplation de ce que Dieu a créé de plus beau. Je ne
sais quelles émanations magnétiques nageaient dans l'air embrasé autour de
lui; je ne sais quelles émotions mystérieuses, indéfinies, involontaires,
firent tout d'un coup battre le coeur ignorant et pur de la jeune comtesse.

M. de Lansac était un dandy régulièrement beau, parfaitement spirituel,
parlant au mieux, riant à propos, ne faisant jamais rien hors de place;
son visage ne faisait jamais un pli, pas plus que sa cravate; sa toilette,
on le voyait dans les plus petits détails, était pour lui une affaire
aussi importante, un devoir aussi sacré que les plus hautes délibérations
de la diplomatie. Jamais il n'avait rien admiré, ou du moins il n'admirait
plus rien désormais; car il avait vu les plus grands potentats de l'Europe,
il avait contemplé froidement les plus hautes têtes de la société;
il avait plané dans la région culminante du monde, il avait discuté
l'existence des nations entre le dessert et le café. Valentine l'avait
toujours vu dans le monde, en tenue, sur ses gardes, exhalant des parfums
et ne perdant pas une ligne de sa taille. En lui, elle n'avait jamais
aperçu l'homme; le matin, le soir, M. de Lansac était toujours le même. Il
se levait secrétaire d'ambassade, il se couchait secrétaire d'ambassade;
il ne rêvait jamais; il ne s'oubliait jamais devant personne jusqu'à
commettre l'inconvenance de méditer; il était impénétrable comme Bénédict,
mais avec cette différence qu'il n'avait rien à cacher, qu'il ne possédait
pas une volonté individuelle, et que son cerveau ne renfermait que les
niaiseries solennelles de la diplomatie. Enfin M. de Lansac, homme sans
passion généreuse, sans jeunesse morale, déjà usé et flétri au dedans par
le commerce du monde, incapable d'apprécier Valentine, la louant sans
cesse et ne l'admirant jamais, n'avait, dans aucun moment, excité en
elle un de ces mouvements rapides, irrésistibles, qui transforment, qui
éclairent, qui entraînent avec impétuosité vers une existence nouvelle.

Imprudente Valentine! Elle savait si peu ce que c'est que l'amour,
qu'elle croyait aimer son fiancé; non pas, il est vrai, avec passion,
mais de toute sa puissance d'aimer.

Parce que cet homme ne lui inspirait rien, elle croyait son coeur incapable
d'éprouver davantage; elle ressentait déjà l'amour à l'ombre de ces
arbres. Dans cet air chaud et vif son sang commençait à s'éveiller;
plusieurs fois, en regardant Bénédict, elle sentit comme une ardeur
étrange monter de son coeur à son front, et l'ignorante fille ne comprit
point ce qui l'agitait ainsi. Elle ne s'en effraya pas: elle était fiancée
à M. de Lansac, Bénédict était fiancé à sa cousine. C'étaient là de belles
raisons; mais Valentine, habituée à regarder ses devoirs comme faciles à
remplir, ne croyait pas qu'un sentiment mortel à ces devoirs pût naître en
elle.




XIV.


Bénédict regardait d'abord l'image de Valentine avec calme; peu à peu une
sensation pénible, plus prompte et plus vive que celle qu'elle éprouvait
elle-même, le força de changer de place et d'essayer de s'en distraire. Il
reprit ses filets et les jeta de nouveau, mais il ne put rien prendre; il
était distrait. Ses yeux ne pouvaient pas se détacher de ceux de Valentine;
soit qu'il se penchât sur l'escarpement de la rivière, soit qu'il se
hasardât sur les pierres tremblantes ou sur les grès polis et glissants,
il surprenait toujours le regard de Valentine qui l'épiait, qui le couvait
pour ainsi dire avec sollicitude. Valentine ne savait pas dissimuler, elle
ne croyait pas en cette circonstance avoir le moindre motif pour le faire;
Bénédict palpitait fortement sous ce regard si naïf et si affectueux.
Il était fier pour la première fois de sa force et de son courage. Il
traversa une écluse que le courant franchissait avec furie, en trois sauts
il fut à l'autre bord. Il se retourna; Valentine était pâle: Bénédict se
gonfla d'orgueil.

Et puis, comme elles revenaient à la ferme par un long détour à travers
les prés, et marchaient toutes trois devant lui, il réfléchit un peu. Il
se dit que de toutes les folies qu'il pût faire, la plus misérable, la
plus fatale au repos de sa vie, serait d'aimer mademoiselle de Raimbault.
Mais l'aimait-il donc?

--Non! se dit Bénédict en haussant les épaules, je ne suis pas si fou;
cela n'est pas. Je l'aime aujourd'hui, comme je l'aimais hier, d'une
affection toute fraternelle, toute paisible...

Il ferma les yeux sur tout le reste, et, rappelé par un regard de
Valentine, il doubla le pas et se rapprocha d'elle, résolu de savourer le
charme qu'elle savait répandre autour d'elle, et qui _ne pouvait pas_ être
dangereux.

La chaleur était si forte que ces trois femmes délicates furent forcées
de s'asseoir en chemin. Elles se mirent au frais dans un enfoncement qui
avait été un bras de la rivière, et qui, desséché depuis peu, nourrissait
une superbe végétation d'osiers et de fleurs sauvages. Bénédict, écrasé
sous le poids de son filet garni de plomb, se jeta par terre à quelques
pas d'elles. Mais au bout de cinq minutes toutes trois étaient autour de
lui, car toutes trois l'aimaient: Louise avec une ardente reconnaissance à
cause de Valentine, Valentine (au moins elle le croyait) à cause de Louise,
et Athénaïs à cause d'elle-même.

Mais elles ne furent pas plus tôt installées auprès de lui, alléguant
qu'il y avait là plus d'ombrage, que Bénédict se traîna plus près de
Valentine, sous prétexte que le soleil gagnait de l'autre côté. Il avait
mis le poisson dans son mouchoir, et s'essuyait le front avec sa cravate.

--Cela doit être agréable, lui dit Valentine en le raillant, une cravate
de taffetas! J'aimerais autant une poignée de ces feuilles de houx.

--Si vous étiez une personne humaine, vous auriez pitié de moi au lieu de
me critiquer, répondit Bénédict.

--Voulez-vous mon fichu? dit Valentine; je n'ai que cela à vous offrir.

Bénédict tendit la main sans répondre. Valentine détacha le foulard
qu'elle avait autour du cou.

--Tenez, voici mon mouchoir, dit Athénaïs vivement, en jetant à Bénédict
un petit carré de batiste brodé et garni de dentelle.

--Votre mouchoir n'est bon à rien, répondit Bénédict en s'emparant de
celui de Valentine avant qu'elle eût songé à le lui retirer.

Il ne daigna même pas ramasser celui de sa cousine, qui tomba sur l'herbe
à côté de lui. Athénaïs, blessée au coeur, s'éloigna et reprit en boudant
le chemin de la ferme. Louise, qui comprenait son chagrin, courut après
elle pour la consoler, pour lui démontrer combien cette jalousie était
une ridicule pensée; et, pendant ce temps, Bénédict et Valentine, qui ne
s'apercevaient de rien, restèrent seuls dans la ravine, à deux pas l'un
de l'autre, Valentine assise et feignant de jouer avec des pâquerettes,
Bénédict couché, pressant ce mouchoir brûlant sur son front, sur son cou,
sur sa poitrine, et regardant Valentine, d'un regard dont elle sentait le
feu sans oser le voir.

Elle resta ainsi sous le charme de ce fluide électrique qui à son âge et à
celui de Bénédict, avec des coeurs si neufs, des imaginations si timides et
des sens dont rien n'a émoussé l'ardeur, a tant de puissance et de magie!
Ils ne se dirent rien, ils n'osèrent échanger ni un sourire ni un mot.
Valentine resta fascinée à sa place, Bénédict s'oublia dans la sensation
d'un bonheur impétueux, et, lorsque la voix de Louise les rappela, ils
quittèrent à regret ce lieu où l'amour venait de parler secrètement, mais
énergiquement, au coeur de l'un et de l'autre,

Louise revint vers eux.

--Athénaïs est fâchée, leur dit-elle. Bénédict, vous la traitez mal; vous
n'êtes pas généreux. Valentine, dites-le-lui, ma chérie. Engagez-le à
mieux reconnaître l'affection de sa cousine.

Une sensation de froid gagna le coeur de Valentine. Elle ne comprit rien au
sentiment de douleur inouïe qui s'empara d'elle à cette pensée. Cependant
elle maîtrisa vite ce mouvement, et regardant Bénédict avec surprise:

--Vous avez donc affligé Athénaïs? lui dit-elle dans la sincérité de son
âme; je ne m'en suis pas aperçue. Que lui avez-vous donc dit?

--Eh! rien, dit Bénédict en haussant les épaules; elle est folle!

--Non! elle n'est pas folle, dit Louise avec sévérité, c'est vous qui êtes
dur et injuste. Bénédict, mon ami, ne troublez pas ce jour, si doux pour
moi, par une faute nouvelle. Le chagrin de notre jeune amie détruit mon
bonheur et celui de Valentine.

--C'est vrai, dit Valentine en passant son bras sous celui de Bénédict à
l'exemple de Louise, qui l'entraînait de l'autre côté. Allons rejoindre
cette pauvre enfant, et, si vous avez eu en effet des torts envers elle,
réparez-les, afin que nous soyons toutes heureuses aujourd'hui.

Bénédict tressaillit brusquement dès qu'il sentit le bras de Valentine se
glisser sous le sien. Il le pressa insensiblement contre sa poitrine, et
finit par l'y tenir si bien qu'elle n'eût pas pu le retirer sans avoir
l'air de s'apercevoir de son émotion. Il valait mieux feindre d'être
insensible à ces pulsations violentes qui soulevaient le sein du jeune
homme. D'ailleurs, Louise les entraînait vers Athénaïs, qui se faisait une
malice de doubler le pas pour se faire suivre. Qu'elle se doutait peu, la
pauvre fille, de la situation de son fiancé! Palpitant, ivre de joie entre
ces deux soeurs, l'une qu'il avait aimée, l'autre qu'il allait aimer;
Louise qui la veille lui faisait éprouver encore quelques réminiscences
d'un amour à peine guéri, Valentine qui commençait à l'enivrer de toutes
les ardeurs d'une passion nouvelle; Bénédict ne savait pas trop encore
vers qui allait son coeur, et s'imaginait par instants que c'était vers
toutes les deux, tant on est riche d'amour à vingt ans! Et toutes deux
l'entraînaient pour qu'il mît aux pieds d'une autre ce pur hommage que
chacune d'elles peut-être regrettait de ne pouvoir accepter. Pauvres
femmes! pauvre société où le coeur n'a de véritables jouissances que dans
l'oubli de tout devoir et de toute raison!

Au détour d'un chemin Bénédict s'arrêta tout à coup, et, pressant leurs
mains dans chacune des siennes, il les regarda alternativement, Louise
d'abord avec une amitié tendre, Valentine ensuite avec moins d'assurance
et plus de vivacité.

--Vous voulez donc, leur dit-il, que j'aille apaiser les caprices de cette
petite fille? Eh bien! pour vous faire plaisir j'irai; mais vous m'en
saurez gré, j'espère!

--Comment faut-il que nous vous poussions à une chose que votre conscience
devrait vous dicter? lui dit Louise.
                
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