Bénédict sourit et regarda Valentine.
--En effet, dit celle-ci avec un trouble mortel, n'est-elle pas digne de
votre affection? n'est-elle pas la femme que vous devez épouser?
Un éclair passa sur le large front de Bénédict. Il laissa tomber la main
de Louise, et gardant un instant encore celle de Valentine qu'il pressa
insensiblement:
--Jamais! s'écria-t-il en levant les yeux au ciel, comme pour y
enregistrer son serment en présence de ces deux témoins.
Puis son regard sembla dire à Louise:--Jamais cet amour n'entrera dans
un coeur où vous avez régné. À Valentine:--Jamais; car vous y régnerez
éternellement.
Et il se mit à courir après Athénaïs, laissant les deux soeurs confondues
de surprise.
Il faut l'avouer, ce mot _jamais_ fit une telle impression sur Valentine
qu'il lui sembla qu'elle allait tomber. Jamais joie aussi égoïste, aussi
cruelle, n'envahit de force le sanctuaire d'une âme généreuse.
Elle resta un instant sans pouvoir se remettre; puis, s'appuyant sur le
bras de sa soeur, sans songer, l'ingénue, que le tremblement de son corps
était facile à apercevoir:
--Qu'est-ce donc que cela veut dire? lui demanda-t-elle.
Mais Louise était si absorbée elle-même dans ses pensées qu'elle se fit
répéter deux fois cette question sans l'entendre. Enfin elle répondit
qu'elle n'y comprenait rien.
Bénédict atteignit sa cousine en trois sauts, et passant un bras autour de
sa taille:
--Vous êtes fâchée? lui dit-il.
--Non, répondit la jeune fille d'un ton qui exprimait qu'elle l'était
beaucoup.
--Vous êtes une enfant, lui dit Bénédict; vous doutez toujours de mon
amitié.
--Votre amitié? dit Athénaïs avec dépit; je ne vous la demande pas.
--Ah! vous la repoussez donc? Alors...
Bénédict s'éloigna de quelques pas. Athénaïs se laissa tomber, pâle et ne
respirant plus, sur un vieux saule au bord du chemin.
Aussitôt Bénédict se rapprocha; il ne l'aimait pas assez pour vouloir
entrer en discussion avec elle; il valait mieux profiter de son émotion
que de perdre le temps à se justifier.
--Voyons, ma cousine, lui dit-il d'un ton sévère qui dominait entièrement
la pauvre Athénaïs, voulez-vous cesser de me bouder?
--Est-ce donc moi qui boude? répondit-elle en fondant en larmes.
Bénédict se pencha vers elle, et déposa un baiser sur un cou frais et
blanc que n'avait point rougi le hâle des champs. La jeune fermière frémit
de plaisir et se jeta dans les bras de son cousin. Bénédict éprouva un
cruel malaise. Athénaïs était, à coup sûr, une fort belle personne; de
plus, elle l'aimait, et, se croyant destinée à lui, elle le lui montrait
ingénument. Il était bien difficile à Bénédict de se garantir d'un certain
amour-propre et d'une sensation de plaisir toute physique en recevant ses
caresses. Cependant sa conscience lui ordonnait de repousser toute pensée
d'union avec cette jeune personne; car il sentait que son coeur était à
jamais enchaîné ailleurs.
Il se hâta donc de se lever et d'entraîner Athénaïs vers ses deux
compagnes, après l'avoir embrassée. C'est ainsi que se terminaient toutes
leurs querelles. Bénédict, qui ne voulait pas, qui ne pouvait pas dire
sa pensée, évitait toute explication, et, au moyen de quelques marques
d'amitié, réussissait toujours à apaiser la crédule Athénaïs.
En rejoignant Louise et Valentine, la fiancée de Bénédict se jeta au cou
de cette dernière avec effusion. Son coeur facile et bon abjura sincèrement
toute rancune, et Valentine, en lui rendant ses caresses, sentit comme un
remords s'élever en elle.
Néanmoins, la gaieté qui se peignait sur les traits de Bénédict les
entraîna toutes trois. Bientôt elles rentrèrent à la ferme, rieuses et
folâtres. Le dîner n'étant pas prêt, Valentine voulut faire le tour de
la ferme, visiter les bergeries, les vaches, le pigeonnier. Bénédict
s'occupait peu de tout cela, et cependant il aurait su bon gré à sa
fiancée de s'en occuper. Lorsqu'il vit mademoiselle de Raimbault entrer
dans les étables, courir après les jeunes agneaux, les prendre dans ses
bras, caresser toutes les bestioles favorites de madame Lhéry, donner
même à manger, sur sa main blanche, aux grands boeufs de trait qui la
regardaient d'un air hébété, il sourit d'une pensée flatteuse et cruelle
qui lui vint: c'est que Valentine semblait bien mieux faite qu'Athénaïs
pour être sa femme; c'est qu'il y avait eu erreur dans la distribution des
rôles, et que Valentine, bonne et franche fermière, lui aurait fait aimer
la vie domestique.
--Que n'est-elle la fille de madame Lhéry! se dit-il; je n'aurais jamais
eu l'ambition d'apprendre, et même encore aujourd'hui je renoncerais à la
vaine rêverie de jouer un rôle dans le monde. Je me ferais paysan avec
joie; j'aurais une existence utile, positive; avec Valentine, au fond de
cette belle vallée, je serais poëte et laboureur: poëte pour l'admirer,
laboureur pour la servir. Ah! que j'oublierais facilement la foule qui
bourdonne au sein des villes!
Il se livrait à ces pensées en suivant Valentine au travers des granges
dont elle se plaisait à respirer l'odeur saine et champêtre. Tout d'un
coup elle lui dit en se retournant vers lui:
--Je crois vraiment que j'étais née pour être fermière! Oh! que j'aurais
aimé cette vie simple et ces calmes occupations de tous les jours!
J'aurais fait tout moi-même comme madame Lhéry; j'aurais élevé les plus
beaux troupeaux du pays; j'aurais eu de belles poules huppées et des
chèvres que j'aurais menées brouter dans les buissons. Si vous saviez
combien de fois dans les salons, au milieu des fêtes, ennuyée du bruit de
cette foule, je me suis prise à rêver que j'étais une gardeuse de moutons,
assise au coin d'un pré! mais l'orchestre m'appelait dans la cohue, mais
mon rêve était l'histoire du pot au lait!
Appuyé contre un râtelier, Bénédict l'écoutait avec attendrissement; car
elle venait de répondre tout haut, par une liaison d'idées sympathiques,
aux voeux qu'il avait formés tout bas.
Ils étaient seuls. Bénédict voulut se hasarder à poursuivre ce rêve.
--Mais s'il vous avait fallu épouser un paysan? lui dit-il.
--Au temps où nous vivons, répondit-elle, il n'y a plus de paysans. Ne
recevons-nous pas la même éducation dans presque toutes les classes?
Athénaïs n'a-t-elle pas plus de talents que moi? Un homme comme vous
n'est-il pas très-supérieur par ses connaissances à une femme comme moi?
--N'avez-vous pas les préjugés de la naissance? reprit Bénédict.
--Mais je me suppose fermière; je n'aurais pas pu les avoir.
--Ce n'est pas une raison; Athénaïs est née fermière, et elle est bien
fâchée de n'être pas née comtesse.
--Oh! qu'à sa place je m'en réjouirais, au contraire! dit-elle avec
vivacité.
Et elle resta pensive, appuyée sur la crèche, vis-à-vis de Bénédict, les
yeux fixés à terre, et ne songeant pas qu'elle venait de lui dire des
choses qu'il aurait payées de son sang.
Bénédict s'enivra longtemps des images folles et flatteuses que cet
entretien venait d'éveiller. Sa raison s'endormit dans ce doux silence, et
toutes les idées riantes et trompeuses prirent la volée. Il se vit maître,
époux et fermier dans la Vallée-Noire. Il vit dans Valentine sa compagne,
sa ménagère, sa plus belle propriété. Il rêva tout éveillé, et deux ou
trois fois il s'abusa au point d'être près de l'aller presser dans ses
bras. Quand le bruit des voix l'avertit de l'approche de Louise et
d'Athénaïs, il s'enfuit par un côté opposé, et courut se cacher dans un
coin obscur de la grange, derrière les meules de blé. Là il pleura comme
un enfant, comme une femme, comme il ne se souvenait pas d'avoir pleuré;
il pleura ce rêve qui venait de l'enlever un instant au monde existant, et
qui lui avait donné plus de joie en quelques minutes d'illusion qu'il n'en
avait goûté dans toute une vie de réalité. Quand il eut essuyé ses larmes,
quand il revit Valentine, toujours sereine et douce, interrogeant son
visage avec une muette sollicitude, il fut heureux encore: il se dit qu'il
y avait plus de bonheur et de gloire à être aimé en dépit des hommes et de
la destinée qu'à obtenir sans peine et sans péril une affection légitime.
Il se plongea jusqu'au cou dans cette mer trompeuse de souhaits et de
chimères; il retomba dans son rêve. À table, il se plaça auprès de
Valentine; il s'imagina qu'elle était la maîtresse chez lui. Comme elle
aimait volontiers à se charger de tout l'embarras du service, elle
découpait, faisait les portions et se plaisait à être utile à tous.
Bénédict la regardait d'un air stupide de joie; il lui tendait son
assiette, ne lui adressait plus une seule de ces politesses d'usage qui
rapellent à chaque instant les conventions et les distances, et, quand il
voulait qu'elle lui servît de quelque mets, il lui disait en tendant son
assiette:
--À moi, madame la fermière!
Quoiqu'on bût le vin du cru à la ferme, M. Lhéry avait en réserve pour les
grandes occasions, d'excellent champagne; mais personne n'y fit honneur.
L'ivresse morale était assez forte. Ces êtres jeunes et sains n'avaient
pas besoin d'exciter leurs nerfs et de fouetter leur sang. Après le dîner
ils jouèrent à se cacher et à se poursuivre dans les prés. M. et Mme Lhéry
eux-mêmes, libres enfin des soins de la journée, se mirent de la partie.
On y admit encore une jolie servante de ferme et les enfants du métayer.
Bientôt la prairie ne retentit plus que de rires et de cris joyeux. Ce fut
le dernier coup pour la raison de Bénédict. Poursuivre Valentine, ralentir
sa course pour la laisser fuir devant lui et la forcer de s'égarer dans
les buissons, puis fondre sur elle à l'improviste, s'amuser de ses cris,
de ses ruses, la joindre enfin et n'oser la toucher, mais voir son sein
agité, ses joues vermeilles et ses yeux humides, c'en était trop pour un
seul jour.
Athénaïs, remarquant en elle-même ces fréquentes absences de Bénédict et
de Valentine, et voulant faire courir après elle, proposa de bander les
yeux au poursuivant. Elle serra malicieusement le mouchoir à Bénédict,
s'imaginant qu'il ne pourrait plus choisir sa proie; mais Bénédict s'en
souciait bien! L'instinct de l'amour, ce charme puissant et magique qui
fait reconnaître à l'amant l'air où sa maîtresse a passé, le guidait aussi
bien que ses yeux; il atteignait toujours Valentine, et, plus heureux qu'à
l'autre jeu, il pouvait la saisir dans ses bras, et, feignant de ne pas la
reconnaître, l'y garder longtemps. Ces jeux-là sont la plus dangereuse
chose du monde.
Enfin la nuit vint, Valentine parla de se retirer; Bénédict était auprès
d'elle, et ne sut pas dissimuler son chagrin.
--Déjà! s'écria-t-il d'une grosse et rude manière qui porta jusqu'au fond
du coeur de Valentine la conviction de la vérité.
--Déjà! en effet, répondit-elle; cette journée m'a semblé bien courte.
Et elle embrassa sa soeur; mais n'avait-elle songé qu'à Louise en le
disant?
On apprêta la carriole, Bénédict se promettait encore quelques instants de
bonheur; mais l'arrangement des places trompa son attente. Louise se mit
tout au fond pour n'être pas aperçue aux environs du château. Sa soeur se
mit auprès d'elle. Athénaïs s'assit sur la banquette de devant, auprès
de son cousin; il en eut tant d'humeur qu'il ne lui adressa pas un mot
pendant toute la route.
À l'entrée du parc, Valentine le pria d'arrêter à cause de Louise qui
craignait toujours d'être vue malgré l'obscurité. Bénédict sauta à terre
et l'aida à descendre. Tout était sombre et silencieux autour de cette
riche demeure, que Bénédict eût voulu voir s'engloutir. Valentine embrassa
sa soeur et Athénaïs, tendit la main à Bénédict, qui, cette fois, osa la
baiser, et s'enfuit dans le parc. À travers la grille, Bénédict vit
pendant quelques instants flotter sa robe blanche qui s'éloignait parmi
les arbres; il aurait oublié toute la terre, si Athénaïs, l'appelant du
fond de de la carriole, ne lui eût dit avec aigreur:
--Eh bien! allez-vous nous laisser coucher ici?
XV.
Personne ne dormit à la ferme dans la nuit qui suivit cette journée.
Athénaïs se trouva mal en rentrant; sa mère en conçut une vive inquiétude,
et ne consentit à se coucher que pressée par les instances de Louise.
Celle-ci s'engagea à passer la nuit dans la chambre de sa jeune compagne,
et Bénédict se retira dans la sienne, où partagé entre la joie et le
remords, il ne put goûter un instant de repos.
Après la fatigue d'une attaque de nerfs, Athénaïs s'endormit profondément;
mais bientôt les chagrins qui l'avaient torturée durant le jour se
présentèrent dans les images de son sommeil, et elle se mit à pleurer
amèrement. Louise, qui s'était assoupie sur une chaise, s'éveilla en
sursaut en l'entendant sangloter; et se penchant vers elle, lui demanda
avec affection la cause de ses larmes. N'en obtenant pas de réponse, elle
s'aperçut qu'elle dormait et se hâta de l'arracher à cet état pénible.
Louise était la plus compatissante personne du monde; elle avait tant
souffert pour son compte, qu'elle sympathisait avec toutes les peines
d'autrui. Elle mit en oeuvre tout ce qu'elle possédait de douceur et de
bonté pour consoler la jeune fille; mais celle-ci se jetant à son cou:
--Pourquoi voulez-vous me tromper aussi? s'écria-t-elle; pourquoi
voulez-vous prolonger une erreur qui doit cesser entièrement tôt ou tard?
Mon cousin ne m'aime pas; il ne m'aimera jamais, vous le savez bien!
Allons, convenez qu'il vous l'a dit.
Louise était fort embarrassée de lui répondre. Après le _jamais_ qu'avait
prononcé Bénédict (mot dont elle ne pouvait apprécier la valeur), elle
n'osait pas répondre de l'avenir à sa jeune amie, dans la crainte de lui
apprêter une déception. D'un autre côté, elle aurait voulu trouver un
motif de consolation; car sa douleur l'affligeait sincèrement. Elle
s'attacha donc à lui démontrer que si son cousin n'avait pas d'amour pour
elle, du moins il n'était pas vraisemblable qu'il en eût pour aucune autre
femme, et elle s'efforça de lui faire espérer qu'elle triompherait de sa
froideur; mais Athénaïs n'écouta rien.
--Non, non, ma chère demoiselle, répondit-elle en essuyant tout à coup
ses larmes, il faut que j'en prenne mon parti; j'en mourrai peut-être de
chagrin, mais enfin je ferai mon possible pour en guérir. Il est trop
humiliant de se voir mépriser ainsi! J'ai bien d'autres aspirants! Si
Bénédict croit qu'il était le seul dans le monde à me faire la cour,
il se trompe. J'en connais qui ne me trouveront pas si indigne d'être
recherchée. Il verra! il verra que je m'en vengerai, que je ne serai pas
longtemps au dépourvu, que j'épouserai Georges Simonneau, ou Pierre Blutty,
ou bien encore Blaise Moret! Il est vrai que je ne peux pas les souffrir.
Oh! oui, je sens bien que je haïrai l'homme qui m'épousera à la place de
Bénédict! Mais c'est lui qui l'aura voulu; et, si je suis une mauvaise
femme, il en répondra devant Dieu!
--Tout cela n'arrivera pas, ma chère enfant, reprit Louise; vous ne
trouverez point parmi vos nombreux adorateurs un homme que vous puissiez
comparer à Bénédict pour l'esprit, la délicatesse et les talents, comme,
de son côté, il ne trouvera jamais une femme qui vous surpasse en beauté
et en attachement...
--Oh! pour cela, arrêtez, ma bonne demoiselle Louise, arrêtez; je ne suis
pas aveugle, ni vous non plus. Il est bien facile de voir quand on a des
yeux, et M. Bénédict ne se donne pas beaucoup de peine pour échapper aux
nôtres. Rien n'a été si clair pour moi que sa conduite d'aujourd'hui. Ah!
si ce n'était pas votre soeur, que je la haïrais!
--Haïr Valentine! elle, votre compagne d'enfance, qui vous aime tant, qui
est si loin d'imaginer ce que vous soupçonnez? Valentine, si amicale et si
bienveillante de coeur, mais si fière par modestie! Ah! qu'elle souffrirait,
Athénaïs, si elle pouvait deviner ce qui se passe en vous!
--Ah! vous avez raison! dit la jeune filles en recommençant à pleurer; je
suis bien injuste, bien impertinente de l'accuser d'une chose semblable!
Je sais bien que si elle en avait la pensée, elle frémirait d'indignation.
Eh bien! voilà ce qui me désespère pour Bénédict; voilà ce qui me révolte
contre sa folie: c'est de le voir se rendre malheureux à plaisir.
Qu'espère-t-il donc? quel égarement d'esprit le pousse à sa perte?
Pourquoi faut-il qu'il s'éprenne de la femme qui ne pourra jamais être
rien pour lui, tandis que sous sa main il y en a une qui lui apporterait
jeunesse, amour, fortune? Ô Bénédict! Bénédict! quel homme êtes-vous donc?
Et moi, quelle femme suis-je aussi, puisque je ne peux pas me faire aimer!
Vous m'avez toutes trompée; vous m'avez dit que j'étais jolie, que j'avais
des talents, que j'étais aimable et faite pour plaire. Vous m'avez trompée;
vous voyez bien que je ne plais pas!
Athénaïs passa ses mains dans ses cheveux noirs comme si elle eût voulu
les arracher; mais son regard tomba sur la toilette de citronnier ouverte
à côté de son lit, et le miroir lui donna un si formel démenti qu'elle se
réconcilia un peu avec elle-même.
--Vous êtes bien enfant! lui dit Louise. Comment pouvez-vous croire que
Bénédict soit déjà épris de ma soeur, qu'il a vue trois fois?
--Que trois fois! Oh! que trois fois!
--Mettons-en quatre ou cinq, qu'importe! Certes, s'il l'aimait ce serait
depuis peu; car, hier encore, il me disait que Valentine était la plus
belle, la plus estimable des femmes...
--Voyez-vous, la plus belle, la plus estimable...
--Attendez donc. Il disait qu'elle était digne des hommages de toute la
terre, et que son mari serait le plus heureux des hommes; et cependant,
ajoutait-il, je crois que je pourrais vivre dix ans auprès d'elle sans en
devenir amoureux, tant sa confiante franchise m'inspire de respect, tant
son front pur et serein répand de calme autour d'elle!
--Il disait cela hier?
--Je vous le jure par l'amitié que j'ai pour vous.
--Eh bien! oui; mais c'était hier! aujourd'hui tout cela est bien changé!
--Croyez-vous donc que Valentine ait perdu le charme qui la rendait si
imposante?
--Peut-être en a-t-elle acquis d'autres; qui sait? l'amour vient si vite!
Moi, il n'y a guère qu'un mois que j'aime mon cousin. Avant je ne l'aimais
pas; je ne l'avais pas vu depuis qu'il était sorti du collège, et dans ce
temps-là j'étais si jeune! Et puis je me souvenais de l'avoir vu si grand,
si gauche, si embarrassé de ses bras trop longs de moitié pour ses
manches! Mais quand je l'ai retrouvé si élégant, si aimable, ayant si
bonne tournure, sachant tant de choses, et puis ayant ce regard un peu
sévère qui lui sied si bien et qui fait que j'ai toujours peur de lui...
oh! de ce moment-là je l'ai aimé, et je l'ai aimé tout d'un coup; du soir
au matin mon coeur a été surpris. Qui empêche que Valentine n'ait pris le
sien de même aujourd'hui? Elle est bien belle Valentine; elle a toujours
l'esprit de dire ce qui est dans les idées de Bénédict. Il semble qu'elle
devine ce qu'il a envie de lui entendre dire, et moi je fais tout le
contraire. Où prend-elle cet esprit-là? Ah! c'est plutôt parce qu'il est
disposé à admirer ce qu'elle dit. Et puis, quand ce ne serait qu'une
fantaisie commencée ce matin, finie ce soir; quand demain il viendrait
encore me tendre la main et me dire: «Faisons la paix;» je vois bien que
je ne l'ai pas fixé, que je ne le fixerai pas. Voyez quelle belle vie
j'aurais, étant sa femme, s'il me fallait toujours pleurer de rage,
toujours sécher de jalousie! Non, non, il vaut mieux se faire une raison
et y renoncer.
--Eh bien! ma chère belle, dit Louise, puisque vous ne pouvez éloigner ce
soupçon de votre esprit, il faut en avoir le coeur net. Demain je parlerai
à Bénédict, je l'interrogerai franchement sur ses intentions, et, quelle
que soit la vérité, vous en serez instruite. Vous sentez-vous ce courage?
--Oui, répondit Athénaïs en l'embrassant; j'aime mieux savoir mon sort que
de vivre dans de pareils tourments.
--Prenez donc sur vous-même, lui dit Louise, d'essayer de vous reposer, et
ne faites rien paraître demain de votre émotion. Puisque vous ne croyez
pas devoir compter sur l'attachement de votre cousin, votre dignité de
femme exige que vous fassiez bonne contenance.
--Oh! vous avez raison, dit la jeune fille en se renfonçant dans son lit.
Je veux agir selon vos conseils. Je me sens déjà plus forte puisque vous
prenez mes intérêts.
En effet, cette résolution ayant ramené un peu de calme dans ses idées,
elle s'endormit bientôt, et Louise, dont le coeur était bien plus
profondément ébranlé, attendit, les yeux ouverts, que les premières lueurs
du matin eussent blanchi l'horizon. Alors elle entendit Bénédict, qui ne
dormait pas non plus, entr'ouvrir doucement la porte de sa chambre et
descendre l'escalier. Elle le suivit sans éveiller personne, et tous deux,
s'étant abordés d'un air plus grave que de coutume, s'enfoncèrent dans une
allée du jardin qui commençait à se remplir de rosée.
XVI.
Louise était assez embarrassée pour aborder une question si délicate,
lorsque Bénédict, prenant le premier la parole, lui dit d'un ton ferme:
--Mon amie, je sais de quoi vous allez me parler. Nos cloisons de bois de
chêne ne sont pas tellement épaisses, la nuit n'est pas tellement bruyante
autour de cette demeure, et mon sommeil n'était pas tellement profond, que
j'aie perdu un seul mot de votre entretien avec ma cousine. La confession
que je me proposais de vous faire serait donc parfaitement inutile à
présent, puisque vous êtes aussi bien informée que moi-même de l'état de
mon coeur.
Louise s'arrêta et le regarda en face pour savoir s'il ne raillait point;
mais l'expression de son visage était si parfaitement calme qu'elle resta
stupéfaite.
--Je sais que vous maniez la plaisanterie avec un admirable sang-froid,
lui répondit-elle; mais je vous supplie de me parler sérieusement. Il ne
s'agit point ici de sentiments dont vous ayez le droit de vous faire un
jeu.
--À Dieu ne plaise! dit Bénédict avec force; il s'agit de l'affection la
plus importante et la plus sacrée de ma vie. Athénaïs vous l'a dit, et
j'en jure sur mon honneur, j'aime Valentine de toutes les puissances de
mon âme.
Louise joignit les mains d'un air atterré, et s'écria en levant les yeux
au ciel:
--Quelle insigne folie!
--Pourquoi? reprit Bénédict en attachant sur elle ce regard fixe qui
renfermait tant d'autorité.
--Pourquoi? répéta Louise; vous me le demandez! Mais, Bénédict, êtes-vous
sous la puissance d'un rêve, ou moi-même ne suis-je pas bien éveillée?
Vous aimez ma soeur, vous me le dites; et qu'espérez-vous donc d'elle,
grand Dieu?
--Ce que j'espère?... le voici, répondit-il: j'espère l'aimer toute ma
vie.
--Et vous pensez peut-être qu'elle vous le permettra?
--Qui sait?... peut-être.
--Mais vous n'ignorez pas qu'elle est riche, qu'elle est d'une haute
naissance...
--Elle est, comme vous, fille du comte de Raimbault, et j'ai bien osé
vous aimer! Est-ce donc parce que je suis le fils du paysan Lhéry que vous
m'avez repoussé?
--Non, certes, répondit Louise, qui devint pâle comme la mort; mais
Valentine n'a pas vingt ans, et en supposant qu'elle n'eût pas les
préjugés de la naissance...
--Elle ne les a pas, interrompit Bénédict.
--Comment le savez-vous?
--Comme vous le savez vous-même. Notre connaissance avec Valentine date de
la même époque, ce me semble.
--Mais oubliez-vous qu'elle dépend d'une mère vaine et inflexible, d'un
monde qui ne l'est pas moins? qu'elle est fiancée à M. de Lansac? qu'elle
ne peut enfin rompre les liens qui l'enchaînent à ses devoirs sans attirer
sur elle les malédictions de sa famille, le mépris de sa caste, et sans
détruire à jamais le repos de toute sa vie?
--Comment ne saurais-je pas tout cela?
--Eh bien! enfin, qu'attendez-vous donc de sa folie ou de la vôtre?
--De la sienne, rien; de la mienne tout...
--Ah! vous croyez vaincre la destinée par la seule force de votre
caractère! Est-ce cela? Je vous ai entendu quelquefois développer cette
utopie; mais soyez sûr, Bénédict, que, fussiez-vous plus qu'un homme, vous
n'y parviendrez pas. Dès cet instant, j'entre en résistance ouverte contre
vous; je renoncerais plutôt à voir ma soeur que de vous fournir l'occasion
et les moyens de compromettre son avenir...
--Oh! quelle chaleur d'opposition! dit Bénédict avec un sourire, dont
l'effet fut atroce pour Louise. Calmez-vous, ma bonne soeur... vous m'avez
permis, vous m'avez presque ordonné de vous donner ce nom alors que nous
ne connaissions pas Valentine. Si vous y eussiez consenti, j'en aurais
réclamé un plus doux. Mon âme inquiète eût été fixée, et Valentine eût pu
passer dans ma vie sans y faire impression; mais vous ne l'avez pas voulu,
vous avez rejeté des voeux qui, maintenant j'y songe de sang-froid, ont dû
vous sembler bien ridicules... Vous m'avez repoussé du pied dans cette mer
d'incertitudes et d'orages; je me prends à suivre une belle étoile qui me
luit; que vous importe?
--Que m'importe? quand il s'agit de ma soeur, de ma soeur dont je suis
presque la mère!...
--Ah! vous êtes une mère bien jeune! dit Bénédict avec un peu d'ironie.
Mais, écoutez, Louise; je serais presque tenté de croire que vous
manifestez toutes ces craintes pour me railler, et dans ce cas vous
devez avouer que, depuis le temps qu'elle dure, j'ai assez bien subi la
plaisanterie.
--Que voulez-vous dire?
--Il est impossible que vous me trouviez dangereux pour votre soeur, quand
vous savez si bien par vous-même combien je le suis peu. Vos terreurs sont
fort singulières, et vous croyez la raison de Valentine bien fragile
apparemment, puisque vous vous effrayez tant des atteintes que j'y peux
porter... Rassurez-vous, bonne Louise; vous m'avez donné, il n'y a pas
longtemps, une leçon dont je vous remercie, et que je saurai mettre à
profit peut-être. Je n'irai plus m'exposer à mettre aux pieds d'une femme
telle que Valentine ou Louise l'hommage d'un coeur comme le mien. Je
n'aurai plus la folie de croire qu'il ne s'agit, pour attendrir une femme,
que de l'aimer avec toute l'ardeur d'un cerveau de vingt ans, que, pour
effacer à ses yeux la distance des rangs et pour faire taire en elle le
cri de la mauvaise honte, il suffise d'être dévoué à elle corps et âme,
sang et honneur. Non, non, tout cela n'est rien aux yeux des femmes; je
suis le fils d'un paysan, je suis horriblement laid, absurde on ne peut
plus; je n'ai pas la prétention d'être aimé. Il n'est qu'une pauvre
bourgeoise frelatée comme Athénaïs qui, faute de mieux jusqu'ici, ait pu
songer à descendre jusqu'à moi.
--Bénédict! s'écria Louise avec chaleur, tout ceci est une cruelle
moquerie, je le vois bien; c'est un sanglant reproche que vous m'adressez.
Oh! vous êtes bien injuste; vous ne voulez pas comprendre ma situation;
vous ne songez pas que si je vous avais écouté, ma conduite envers votre
famille aurait été odieuse; vous ne me tenez pas compte de la vertu qu'il
m'a fallu peut-être pour vous sembler si glaciale. Oh! vous ne voulez rien
comprendre!
La pauvre Louise cacha son visage dans ses mains, effrayée d'en avoir trop
dit. Bénédict étonné la regarda attentivement. Son sein était agité, une
rougeur brûlante se trahissait sur son front malgré ses efforts pour le
cacher. Bénédict comprit qu'il était aimé...
Il s'arrêta irrésolu, tremblant, bouleversé. Il avança une main pour
saisir celle de Louise; il craignit d'être trop ardent, il craignit d'être
trop froid. Louise, Valentine, laquelle des deux aimerait-il?
Quand Louise, effrayée de son silence, releva timidement la tête, Bénédict
n'était plus auprès d'elle.
XVII.
Mais à peine Bénédict fut-il seul que, n'éprouvant plus l'effet de
l'attendrissement, il s'étonna d'en avoir ressenti un si vif, et ne
s'expliqua cette émotion qu'en l'attribuant à un sentiment d'amour-propre
flatté. En effet, Bénédict, ce garçon laid à faire peur, comme disait la
marquise de Raimbault, ce jeune homme enthousiaste pour les autres et
sceptique envers lui-même, se trouvait dans une étrange position. Aimé à
la fois de trois femmes dont la moins belle eût rempli d'orgueil le coeur
de tout autre, il avait bien de la peine à lutter contre les bouffées de
vanité qui s'élevaient en lui. C'était une rude épreuve pour sa raison,
il le sentait bien. Pour y résister il se mit à penser à Valentine, à
celle des trois qui lui inspirait le moins de certitude, et qui devait
nécessairement le désabuser la première. Il ne connaissait l'amour de
celle-là que par ces révélations sympathiques qui trompent rarement les
amants. Mais quand cet amour serait éclos réellement dans le sein de
la jeune comtesse, il devait y être étouffé en naissant, dès qu'il se
trahirait à elle-même. Bénédict se dit tout cela pour triompher du démon
de l'orgueil, et, ce qui peut-être ne fut pas sans mérite à son âge, il en
triompha.
Alors, jetant sur sa situation un regard aussi lucide que possible à un
homme fortement épris, il se dit qu'il fallait arrêter son choix sur l'une
d'elles, et couper court sur-le-champ aux angoisses des deux autres.
Athénaïs fut la première fleur qu'il retrancha de cette belle couronne;
il jugea qu'elle serait bientôt consolée. Les naïves menaces de vengeance
dont il avait été le confident involontaire pendant la nuit précédente lui
firent espérer que Georges Simonneau, Pierre Blutty ou Blaise Moret se
chargerait de dégager sa conscience de tout remords envers elle.
Le plus raisonnable, peut-être le plus généreux choix eût dû tomber sur
Louise. Donner un état et un avenir à cette infortunée que sa famille et
l'opinion avaient si cruellement outragée, réparer envers elle les rudes
châtiments que le passé lui avait infligés, être le protecteur d'une femme
si malheureuse et si intéressante, il y avait dans cette idée quelque
chose de chevaleresque qui avait déjà tenté Bénédict. Peut-être l'amour
qu'il avait cru ressentir pour Louise avait-il pris naissance dans la
portée un peu héroïque de son caractère. Il avait vu là une occasion de
dévouement; sa jeunesse, avide d'une gloire quelconque, appelait l'opinion
en combat singulier, comme faisaient ces preux aventuriers envoyant un
cartel au géant de la contrée, jaloux qu'ils étaient de faire parler d'eux,
ne fût-ce que par une chute glorieuse.
Le refus de Louise, qui d'abord avait rebuté Bénédict, lui apparaissait
maintenant sous son véritable aspect. Ne voulant point accepter de si
grands sacrifices, et craignant de se laisser vaincre en générosité,
Louise avait cherché à lui ôter toute espérance, et peut-être y avait-elle
réussi au delà de son désir. Dans toute vertu il y a un peu d'espoir de
récompense; elle n'eut pas plus tôt repoussé Bénédict qu'elle en souffrit
amèrement. Maintenant Bénédict comprenait que, dans ce refus, il y avait
plus de véritable générosité, plus d'affection délicate et forte qu'il n'y
en avait eu dans sa propre conduite. Louise s'élevait à ses propres yeux
presque au-dessus de l'héroïsme dont il se sentait capable lui-même;
c'était de quoi l'émouvoir profondément et le jeter dans une nouvelle
carrière d'émotions et de désirs.
Si l'amour était un sentiment qui se calcule et se raisonne comme l'amitié
ou la haine, Bénédict eût été se jeter aux pieds de Louise; mais ce qui
fait l'immense supériorité de celui-là sur tous les autres, ce qui prouve
son essence divine, c'est qu'il ne naît point de l'homme même; c'est que
l'homme n'en peut disposer; c'est qu'il ne l'accorde pas plus qu'il ne
l'ôte par un acte de sa volonté; c'est que le coeur humain le reçoit d'en
haut sans doute pour le reporter sur la créature choisie entre toutes
dans les desseins du ciel; et quand une âme énergique l'a reçu, c'est
en vain que toutes les considérations humaines élèveraient la voix pour
le détruire; il subsiste seul et par sa propre puissance. Tous ces
auxiliaires qu'on lui donne, ou plutôt qu'il attire à soi, l'amitié,
la confiance, la sympathie, l'estime même, ne sont que des alliés
subalternes; il les a créés, il les domine, il leur survit.
Bénédict aimait Valentine et non pas Louise. Pourquoi Valentine? Elle lui
ressemblait moins; elle avait moins de ses défauts, moins de ses qualités;
elle devait sans doute le comprendre et l'apprécier moins... c'est
celle-là qu'il devait aimer apparemment. Il se mit à chérir en elle, dès
qu'il la vit, les qualités qu'il n'avait pas en lui-même: il était inquiet,
mécontent, exigeant envers la destinée; Valentine était calme, facile,
heureuse à propos de tout. Eh bien! cela n'était-il pas selon les desseins
de Dieu? La suprême Providence, qui est partout en dépit des hommes,
n'avait-elle pas présidé à ce rapprochement? L'un était nécessaire à
l'autre: Bénédict à Valentine, pour lui faire connaître ces émotions sans
lesquelles la vie est incomplète; Valentine à Bénédict, pour apporter le
repos et la consolation dans une vie orageuse et tourmentée. Mais la
société se trouvait là entre eux, qui rendait ce choix mutuel absurde,
coupable, impie! La Providence a fait l'ordre admirable de la nature, les
hommes l'ont détruit; à qui la faute? Faut-il que, pour respecter la
solidité de nos murs de glace, tout rayon du soleil se retire de nous?
Quand il se rapprocha du banc où il avait laissé Louise, il la trouva pâle,
les mains pendantes, les yeux fixés à terre. Elle tressaillit en écoutant
le frôlement de ses vêtements contre le feuillage; mais quand elle
l'eut regardé, quand elle eut compris qu'il s'était renfermé dans son
inexpugnable impénétrabilité, elle attendit dans une angoisse plus grande
le résultat de ses réflexions.
--Nous ne nous sommes pas compris, ma soeur, lui dit Bénédict en s'asseyant
à son côté. Je vais m'expliquer mieux.
Ce mot de _soeur_ fut un coup mortel pour Louise; elle rassembla ce qu'elle
avait de force pour cacher sa douleur et pour écouter d'un air calme.
--Je suis loin, dit Bénédict, de conserver aucun dépit contre vous; au
contraire, j'admire en vous cette candeur et cette bonté qui ne se sont
point retirées de moi malgré mes folies; je sens que vos refus ont affermi
mon respect et ma tendresse pour vous. Comptez sur moi comme sur le plus
dévoué de vos amis, et laissez-moi vous parler avec toute la confiance
qu'un frère doit à sa soeur. Oui, j'aime Valentine, je l'aime avec passion;
et, comme Athénaïs l'a très-bien remarqué, c'est d'hier seulement que je
connais le sentiment qu'elle m'inspire. Mais je l'aime sans espoir, sans
but, sans dessein aucun. Je sais que Valentine ne renoncera pour moi ni à
sa famille, ni à son prochain mariage, ni même, en supposant qu'elle fût
libre, aux devoirs de convention que les idées de sa classe auraient pu
lui tracer. J'ai mesuré de sang-froid l'impossibilité d'être pour elle
autre chose qu'un ami obscur et soumis, estimé en secret peut-être, mais
jamais redoutable. Dussé-je, moi chétif et imperceptible, inspirer à
Valentine une de ces passions qui rapprochent les rangs et surmontent les
obstacles, je la fuirais plutôt que d'accepter des sacrifices dont je ne
me sens pas digne! Tout cela, Louise, doit vous rassurer un peu sur l'état
de mon cerveau.
--En ce cas, mon ami, dit Louise en tremblant, vous allez travailler à
détruire cet amour qui ferait le tourment de votre vie?
--Non, Louise, non, plutôt mourir, répondit Bénédict avec force. Tout
mon bonheur, tout mon avenir, toute ma vie sont là! Depuis que j'aime
Valentine, je suis un autre homme; je me sens exister. Le voile sombre qui
couvrait ma destinée se déchire de toutes parts; je ne suis plus seul sur
la terre; je ne m'ennuie plus de ma nullité; je me sens grandir d'heure en
heure avec cet amour. Ne voyez-vous pas sur ma figure un calme qui doit la
rendre plus supportable?
--J'y vois une assurance qui m'effraie, répondit Louise. Mon ami, vous
vous perdez vous-même. Ces chimères ruineront votre destinée; vous
dépenserez votre énergie à des rêves inutiles, et quand le temps viendra
d'être un homme, vous verrez avec regret que vous en aurez perdu la force.
--Qu'entendez-vous donc par être un homme, Louise?
--J'entends avoir sa place dans la société sans être à charge aux autres.
--Eh bien! dès demain je puis être un homme, avocat ou portefaix, musicien
ou laboureur; j'ai plus d'une ressource.
--Vous ne pouvez être rien de tout cela, Bénédict; car au bout de huit
jours une profession quelconque, dans l'état d'irritation où vous êtes...
--M'ennuierait, j'en conviens; mais j'aurai toujours la ressource de me
casser la tête si la vie m'ennuie, ou de me faire lazzarone si elle me
plaît beaucoup. Et, tout bien considéré, je crois que je ne suis plus bon
à autre chose. Plus j'ai appris, plus je me suis dégoûté de la vie; je
veux retourner maintenant, autant que possible, à mon état de nature, à
ma grossièreté de paysan, à la simplicité des idées, à la frugalité de la
vie. J'ai, de mon patrimoine, cinq cents livres de rentes en bonnes terres,
avec une maison couverte en chaume; je puis vivre honorablement dans mes
propriétés, seul, libre, heureux, oisif, sans être à charge à personne.
--Parlez-vous sérieusement?
--Pourquoi pas? Dans l'état de la société, le meilleur résultat possible
de l'éducation qu'on nous donne serait de retourner volontairement à
l'état d'abrutissement d'où l'on s'efforce de nous tirer durant vingt ans
de notre vie. Mais, écoutez, Louise, ne faites pas pour moi de ces rêves
chimériques que vous me reprochez. C'est vous qui m'invitez à dépenser mon
énergie en fumée, quand vous me dites de travailler pour être un homme
comme les autres, de consacrer ma jeunesse, mes veilles, mes plus belles
heures de bonheur et de poésie, à gagner de quoi mourir de vieillesse
commodément, les pieds dans de la fourrure et la tête sur un coussin de
duvet. Voilà pourtant le but de tous ceux qu'on appelle de bons sujets
à mon âge, et des hommes positifs à quarante ans. Dieu les bénisse!
Laissez-les aspirer de tous leurs efforts vers ce but sublime: être
électeurs du grand collège, ou conseillers municipaux, ou secrétaires
de préfecture. Qu'ils engraissent des boeufs et maigrissent des chevaux
à courir les foires; qu'ils se fassent valets de cour ou valets de
basse-cour, esclaves d'un ministre ou d'un _lot_ de moutons, préfets à la
livrée d'or ou marchands de porcs à la ceinture doublée de _pistoles_;
et qu'après toute une vie de sueurs, de maquignonnage, de platitude
ou de grossièreté, ils laissent le fruit de tant de peines à une fille
entretenue, intrigante cosmopolite, ou servante joufflue du Berri, par le
moyen de leur testament ou par l'intermédiaire de leurs héritiers pressés
de _jouir de la vie_: voilà la vie positive qui se déroule dans toute sa
splendeur autour de moi! voilà la glorieuse condition d'_homme_ vers
laquelle aspirent tous mes contemporains d'étude. Franchement, Louise,
croyez-vous que j'abandonne là une bien belle et bien glorieuse existence?
--Vous savez vous-même, Bénédict, combien il serait facile de rétorquer
cette hyperbolique satire. Aussi je n'en prendrai pas la peine; je veux
vous demander simplement ce que vous comptez faire de cette ardente
activité qui vous dévore, et si votre conscience ne vous prescrit pas d'en
faire un emploi utile à la société?
--Ma conscience ne me prescrit rien de semblable. La _société_ n'a pas
besoin de ceux qui n'ont pas besoin d'elle. Je conçois la puissance de ce
grand mot chez des peuples nouveaux, sur une terre vierge qu'un petit
nombre d'hommes, rassemblés d'hier, s'efforcent de fertiliser et de faire
servir à leurs besoins; alors, si la colonisation est volontaire, je
méprise celui qui viendra s'engraisser impunément du travail des autres.
Je puis concevoir le civisme chez les nations libres ou vertueuses, s'il
en existe. Mais ici, sur le sol de la France, où, quoi qu'on en dise,
la terre manque de bras, où chaque profession regorge d'aspirants, où
l'espèce humaine, hideusement agglomérée autour des palais, rampe et lèche
la trace des pas du riche, où d'énormes capitaux rassemblés (selon toutes
les lois de la richesse sociale) dans les mains de quelques hommes,
servent d'enjeu à une continuelle loterie entre l'avarice, l'immoralité et
l'ineptie; dans ce pays d'impudeur et de misère, de vice et de désolation;
dans cette civilisation pourrie jusqu'à sa racine, vous voulez que je sois
_citoyen_? que je sacrifie ma volonté, mon inclination, ma fantaisie à ses
besoins pour être sa dupe ou sa victime? pour que le denier que j'aurais
jeté au mendiant aille tomber dans la caisse du millionnaire? Il faudra
que je m'essouffle à faire du bien afin de produire un peu plus de mal,
afin de fournir mon contingent aux administrations qui patentent les
mouchards, les croupiers et les prostituées? Non, sur ma vie! je ne le
ferai pas. Je ne veux rien être dans cette belle France, la plus éclairée
des nations. Je vous l'ai dit, Louise, j'ai cinq cents livres de rente;
tout homme qui a cinq cents livres de rente doit en vivre, et vivre en
paix.
--Eh bien, Bénédict, si vous voulez sacrifier toute noble ambition à ce
besoin de repos qui vient de succéder si vite à votre ardente impatience,
si vous voulez faire abnégation de tous vos talents et de toutes vos
qualités pour vivre obscur et paisible au fond de cette vallée, assurez la
première condition de cette heureuse existence, bannissez de votre esprit
ce ridicule amour...
--Ridicule, avez-vous dit? Non! celui-là ne sera pas ridicule, j'en fais
le serment. Ce sera un secret entre Dieu et moi. Comment donc le ciel, qui
me l'inspira, pourrait-il s'en moquer? Non, ce sera mon bouclier contre la
douleur, ma ressource contre l'ennui. N'est-ce pas lui qui m'a suggéré
depuis hier cette résolution de rester libre et de me faire heureux à peu
de frais? Ô bienfaisante passion, qui dès son irruption se révèle par la
lumière et le calme! Vérité céleste, qui dessille les yeux et désabuse
l'esprit de toutes les choses humaines! Puissance sublime, qui accapare
toutes les facultés et les inonde de jouissances ignorées! Ô Louise!
ne cherchez pas à m'ôter mon amour; vous n'y réussiriez pas, et vous me
deviendriez peut-être moins chère; car, je l'avoue, rien ne saurait lutter
avec avantage contre lui. Laissez-moi adorer Valentine en secret, et
nourrir en moi ces illusions qui m'avaient hier transporté aux cieux. Que
serait la réalité auprès d'elles? Laissez-moi emplir ma vie de cette seule
chimère, laissez-moi vivre au sein de cette vallée enchantée, avec mes
souvenirs et les traces qu'elle y a laissées pour moi, avec ce parfum qui
est resté après elle dans toutes les prairies où elle a posé le pied, avec
ces harmonies que sa voix a éveillées dans toutes les brises, avec ces
paroles si douces et si naïves qui lui sont échappées dans l'innocence de
son coeur et que j'ai interprétées selon ma fantaisie; avec ce baiser pur
et délicieux qu'elle a posé sur mon front le premier jour que je l'ai vue.
Ah! Louise, ce baiser! vous le rappelez-vous? C'est vous qui l'avez voulu.
--Oh! oui, dit Louise en se levant d'un air consterné, c'est moi qui ai
fait tout le mal.
XVIII.
Valentine, en rentrant au château, avait trouvé sur sa cheminée une
lettre de M. de Lansac. Selon l'usage du grand monde, elle était en
correspondance avec lui depuis l'époque de ses fiançailles. Cette
correspondance, qui semble devoir être une occasion de se connaître et de
se lier plus intimement, est presque toujours froide et maniérée. On y
parle d'amour dans le langage des salons; on y montre son esprit, son
style et son écriture, rien de plus.
Valentine écrivait si simplement qu'elle passait aux yeux de M. de Lansac
et de sa famille pour une personne fort médiocre. M. de Lansac s'en
réjouissait assez. À la veille de disposer d'une fortune considérable,
il entrait bien dans ses plans de dominer entièrement sa femme. Aussi,
quoi qu'il ne fût nullement épris d'elle, il s'appliquait à lui écrire
des lettres qui, dans le goût du beau monde, devaient être de petits
chefs-d'oeuvre épistolaires. Il s'imaginait ainsi exprimer l'attachement le
plus vif qui fût jamais entré dans le coeur d'un diplomate, et Valentine
devait nécessairement prendre de son âme et de son esprit une haute idée.
Jusqu'à ce moment, en effet, cette jeune personne, qui ne savait
absolument rien de la vie et des passions, avait conçu pour la sensibilité
de son fiancé une grande admiration, et lorsqu'elle comparait les
expressions de son dévouement à ses propres réponses, elle s'accusait de
rester, par sa froideur, bien au-dessous de lui.
Ce soir-là, fatiguée des joyeuses et vives émotions de sa journée, la vue
de cette suscription, qui d'ordinaire lui était si agréable, éleva en elle
comme un sentiment de tristesse et de remords. Elle hésita quelques
instants à la lire, et, dès les premières lignes, elle tomba dans une si
grande distraction qu'elle la lut des yeux jusqu'à la fin sans en avoir
compris un mot, et sans avoir pensé à autre chose qu'à Louise, à Bénédict,
au bord de l'eau et à l'oseraie de la prairie. Elle se fit un nouveau
reproche de cette préoccupation, et relut courageusement la lettre du
secrétaire d'ambassade. C'était celle qu'il avait faite avec le plus
de soin; malheureusement elle était plus obscure, plus vide et plus
prétentieuse que toutes les autres. Valentine fut, malgré elle, pénétrée
du froid mortel qui avait présidé à cette composition. Elle se consola
de cette impression involontaire en l'attribuant à la fatigue qu'elle
éprouvait. Elle se mit au lit, et, grâce au peu d'habitude qu'elle avait
de prendre tant d'exercice, elle s'endormit profondément; mais elle
s'éveilla le lendemain toute rouge et toute troublée des songes qu'elle
avait faits.
Elle prit sa lettre qu'elle avait laissée sur sa table de nuit, et la
relut encore avec la ferveur que met une dévote à recommencer ses prières
lorsqu'elle croit les avoir mal dites. Mais ce fut en vain; au lieu de
l'admiration qu'elle avait jusque-là éprouvée pour ces lettres, elle n'eut
que de l'étonnement et quelque chose qui ressemblait à de l'ennui; elle se
leva effrayée d'elle-même et toute pâlie de la fatigue d'esprit qu'elle en
ressentait.
Alors, comme en l'absence de sa mère elle faisait absolument tout ce qui
lui plaisait, comme sa grand'mère ne songeait pas même à la questionner
sur sa journée de la veille, elle partit pour la ferme, emportant dans un
petit coffre de bois de cèdre toutes les lettres qu'elle avait reçues de
M. de Lansac depuis un an, et se flattant qu'à la lecture de ces lettres
l'admiration de Louise raviverait la sienne.
Il serait peut-être téméraire d'affirmer que ce fût là l'unique motif de
cette nouvelle visite à la ferme; mais si Valentine en eut un autre, ce
fut certainement à l'insu d'elle-même. Quoi qu'il en soit, elle trouva
Louise toute seule. Sur la demande d'Athénaïs, qui avait voulu s'éloigner
pour quelques jours de son cousin, madame Lhéry était partie avec sa fille
pour aller rendre visite dans les environs à une de ses parentes, Bénédict
était à la chasse, et le père Lhéry aux travaux des champs.
Valentine fut effrayée de l'altération des traits de sa soeur. Celle-ci
donna pour excuse l'indisposition d'Athénaïs, qui l'avait forcée de
veiller. Elle sentit d'ailleurs sa peine s'adoucir aux tendres caresses
de Valentine, et bientôt elles se mirent à causer avec abandon de leurs
projets pour l'avenir. Ceci conduisit Valentine à montrer les lettres de
M. de Lansac.
Louise en parcourut quelques-unes, qu'elle trouva d'un froid mortel et
d'un ridicule achevé. Elle jugea sur-le-champ le coeur de cet homme, et
devina fort bien que ses intentions bienveillantes, relativement à elle,
méritaient une médiocre confiance. La tristesse qui l'accablait redoubla
par cette découverte, et l'avenir de sa soeur lui parut aussi triste que le
sien; mais elle n'osa en rien témoigner à Valentine. La veille, peut-être,
elle se fût senti le courage de l'éclairer; mais, après les aveux de
Bénédict, Louise, qui peut-être soupçonnait Valentine de l'encourager un
peu, n'osa pas l'éloigner d'un mariage qui devait du moins la soustraire
aux dangers de cette situation. Elle ne se prononça pas, et la pria de lui
laisser ces lettres, en promettant de lui en dire son avis après les avoir
toutes lues avec attention.
Elles étaient toutes deux assez attristées de cet entretien; Louise y
avait trouvé de nouveaux sujets de douleur, et Valentine, en apercevant
l'air contraint de sa soeur, n'en avait pas obtenu le résultat qu'elle en
attendait, lorsque Bénédict rentra en fredonnant au loin la cavatine
_Di placer mi balza il cor_. Valentine tressaillit en reconnaissant sa
voix; mais la présence de Louise lui causa un embarras qu'elle ne put
s'expliquer, et ce fut avec d'hypocrites efforts qu'elle attendit d'un air
d'indifférence l'arrivée de Bénédict.
Bénédict entra dans la salle, dont les volets étaient fermés. Le passage
subit du grand soleil à l'obscurité de cette pièce l'empêcha de distinguer
les deux femmes. Il suspendit son fusil à la muraille en chantant toujours,
et Valentine, silencieuse, le coeur ému, le sourire sur les lèvres,
suivait tous ses mouvements, lorsqu'il l'aperçut, au moment où il passait
tout près d'elle, et laissa échapper un cri de surprise et de joie. Ce cri,
parti du plus profond de ses entrailles, exprimait plus de passion et de
transport que toutes les lettres de M. de Lansac étalées sur la table.
L'instinct du coeur ne pouvait guère abuser Valentine à cet égard, et la
pauvre Louise comprit que son rôle était déplorable.