George Sand

Valentine
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De ce moment, Valentine oublia et M. de Lansac, et la correspondance, et
ses doutes, et ses remords; elle ne sentit plus que ce bonheur impérieux
qui étouffe tout autre sentiment en présence de l'être que l'on aime. Elle
et Bénédict le savourèrent avec égoïsme en présence de cette triste Louise,
dont la situation fausse était si pénible entre eux deux.

L'absence de la comtesse de Raimbault s'étant prolongée de plusieurs jours
au delà du terme qu'elle avait prévu, Valentine revint plusieurs fois à la
ferme. Madame Lhéry et sa fille étaient toujours absentes, et Bénédict,
couché dans le sentier par où devait arriver Valentine, y passait des
heures de délices à l'attendre dans le feuillage de la haie. Il la voyait
souvent passer sans oser se montrer, de peur de se trahir par trop
d'empressement; mais dès qu'elle était entrée à la ferme, il s'élançait
sur ses traces, et, au grand déplaisir de Louise, il il ne les quittait
plus de la journée. Louise ne pouvait s'en plaindre; car Bénédict avait
la délicatesse de comprendre le besoin qu'elles pouvaient avoir de
s'entretenir ensemble, et, tout en feignant de battre les buissons avec
son fusil, il les suivait à une distance respectueuse; mais il ne les
perdait jamais de vue. Regarder Valentine, s'enivrer du charme indicible
répandu autour d'elle, cueillir avec amour les fleurs que sa robe venait
d'effleurer, suivre dévotement la trace d'herbe couchée qu'elle laissait
derrière elle, puis remarquer avec joie qu'elle tournait souvent la tête
pour voir s'il était là; saisir, deviner parfois son regard à travers
les détours d'un sentier; se sentir appelé par une attraction magique
lorsqu'elle l'appelait effectivement dans son coeur; obéir à toutes ces
impressions subtiles, mystérieuses, invincibles, qui composent l'amour,
c'était là pour Bénédict autant de joies pures et fraîches que vous ne
trouverez point trop puériles si vous vous souvenez d'avoir eu vingt ans.

Louise ne pouvait lui adresser de reproches; car il lui avait juré de
ne jamais chercher à voir Valentine seule un instant, et il tenait
religieusement sa parole. Il n'y avait donc à cette vie aucun danger
apparent; mais chaque jour le trait s'enfonçait plus avant dans ces âmes
sans expérience, chaque jour endormait la prévoyance de l'avenir. Ces
rapides instants, jetés comme un rêve dans leur existence, composaient
déjà pour eux toute une vie qui leur semblait devoir durer toujours.
Valentine avait pris le parti de ne plus penser du tout à M. de Lansac,
et Bénédict se disait qu'un tel bonheur ne pouvait pas être balayé par
un souffle.

Louise était bien malheureuse. En voyant de quel amour Bénédict était
capable, elle apprenait à connaître ce jeune homme qu'elle avait cru
jusque-là plus ardent que sensible. Cette puissance d'aimer, qu'elle
découvrait en lui, le lui rendait plus cher; elle mesurait l'étendue d'un
sacrifice qu'elle n'avait pas compris en l'accomplissant, et pleurait en
secret la perte d'un bonheur qu'elle eût pu goûter plus innocemment que
Valentine. Cette pauvre Louise, dont l'âme était passionnée, mais qui
avait appris à se vaincre en subissant les funestes conséquences de la
passion, luttait maintenant contre des sentiments âpres et douloureux.
Malgré elle, une dévorante jalousie lui rendait insupportable le bonheur
pur de Valentine. Elle ne pouvait se défendre de déplorer le jour où elle
l'avait retrouvée, et déjà cette amitié romanesque et sublime avait perdu
tout son charme; elle était déjà, comme la plupart des sentiments humains,
dépouillée d'héroïsme et de poésie. Louise se surprenait parfois à
regretter le temps où elle n'avait aucun espoir de retrouver sa soeur.
Et puis elle avait horreur d'elle-même, et priait Dieu de la soustraire à
ces ignobles sentiments. Elle se représentait la douceur, la pureté, la
tendresse de Valentine, et se prosternait devant cette image comme devant
celle d'une sainte qu'elle priait d'opérer sa réconciliation avec le ciel.
Par instants elle formait l'enthousiaste et téméraire projet de l'éclairer
franchement sur le peu de mérite réel de M. de Lansac, de l'exhorter à
rompre ouvertement avec sa mère, à suivre son penchant pour Bénédict, et
à se créer, au sein de l'obscurité, une vie d'amour, de courage et de
liberté. Mais ce dessein, dont le dévouement n'était peut-être pas
au-dessus de ses forces, s'évanouissait bientôt à l'examen de la raison.
Entraîner sa soeur dans l'abîme où elle s'était précipitée, lui ravir la
considération qu'elle-même avait perdue, pour l'attirer dans les mêmes
malheurs, la sacrifier à la contagion de son exemple, c'était de quoi
faire reculer le désintéressement le plus hardi. Alors Louise persistait
dans le plan qui lui avait paru le plus sage: c'était de ne point éclairer
Valentine sur le compte de son fiancé, et de lui cacher soigneusement les
confidences de Bénédict. Mais quoique cette conduite fût la meilleure
possible, à ce qu'elle pensait, elle n'était pas sans remords d'avoir
attiré Valentine dans de semblables dangers, et de n'avoir pas la force
de l'y soustraire tout à coup en quittant le pays.

Mais voilà ce qu'elle ne se sentait pas l'énergie d'accomplir. Bénédict
lui avait fait jurer qu'elle resterait jusqu'à l'époque du mariage de
Valentine. Après cela, Bénédict ne se demandait pas ce qu'il deviendrait;
mais il voulait être heureux jusque-là; il le voulait avec cette force
d'égoïsme que donne un amour sans espérance. Il avait menacé Louise de
faire mille folies si elle le poussait au désespoir, tandis qu'il jurait
de lui être aveuglément soumis si elle lui laissait encore ces deux ou
trois jours de vie. Il l'avait même menacée de sa haine et de sa colère;
ses larmes, ses emportements, son obstination, avaient eu tant d'empire
sur Louise, dont le caractère était d'ailleurs faible et irrésolu, qu'elle
s'était soumise à cette volonté supérieure à la sienne. Peut-être aussi
puisait-elle sa faiblesse dans l'amour qu'elle nourrissait en secret pour
lui; peut-être se flattait-elle de ranimer le sien, à force de dévouement
et de générosité, lorsque le mariage de Valentine aurait ruiné pour lui
toute espérance.

Le retour de madame de Raimbault vint enfin mettre un terme à cette
dangereuse intimité; alors Valentine cessa de venir à la ferme, et
Bénédict tomba du ciel en terre.

Comme il avait vanté à Louise le courage qu'il aurait dans l'occasion, il
supporta d'abord assez bien en apparence cette rude épreuve. Il ne voulait
point avouer combien il s'était abusé lui-même sur l'état de ses forces.
Il se contenta pendant les premiers jours d'errer autour du château sous
différents prétextes, heureux quand il avait aperçu de loin Valentine au
fond de son jardin; puis il pénétra la nuit dans le parc pour voir briller
la lampe qui éclairait son appartement. Une fois, Valentine s'étant
hasardée à aller voir lever le soleil au bout de la prairie, à l'endroit
où elle avait reçu le premier rendez-vous de Louise, elle trouva Bénédict
assis à cette même place où elle s'était assise; mais dès qu'il l'aperçut,
il s'enfuit en feignant de ne pas la voir, car il ne se sentait pas la
force de lui parler sans trahir ses agitations.

Une autre fois, comme elle errait dans le parc à l'entrée de la nuit, elle
entendit à plusieurs reprises le feuillage s'agiter autour d'elle, et
quand elle se fut éloignée du lieu où elle avait éprouvé cette frayeur,
elle vit de loin un homme qui traversait l'allée, et qui avait la taille
et le costume de Bénédict.

Il détermina Louise à demander un nouveau rendez vous à sa soeur. Il
l'accompagna comme la première fois, et se tint à distance pendant
qu'elles causaient ensemble. Quand Louise le rappela, il s'approcha dans
un trouble inexprimable.

--Eh bien! mon cher Bénédict, lui dit Valentine qui avait rassemblé tout
son courage pour cet instant, voici la dernière fois que nous nous verrons
d'ici à longtemps peut-être. Louise vient de m'annoncer son prochain
départ et le vôtre.

--Le mien! dit Bénédict avec amertume. Pourquoi le mien, Louise? Qu'en
savez-vous?

Il sentit tressaillir la main de Valentine, que dans l'obscurité il avait
gardée entre les siennes.

--N'êtes-vous pas décidé, répondit Louise, à ne pas épouser votre cousine,
du moins pour cette année? Et votre intention n'est-elle pas de vous
établir dès lors dans une situation indépendante!

--Mon intention est de ne jamais épouser personne, répondit-il d'un ton
dur et énergique. Mon intention est aussi de ne demeurer à la charge de
personne; mais il n'est pas prouvé que mon intention soit de quitter le
pays.

Louise ne répondit rien et dévora des larmes que l'on ne pouvait voir
couler. Valentine pressa faiblement la main de Bénédict afin de pouvoir
dégager la sienne, et ils se séparèrent plus émus que jamais.

Cependant on faisait au château les apprêts du mariage de Valentine.
Chaque jour apportait de nouveaux présents de la part du fiancé; il devait
arriver lui-même aussitôt que les devoirs de sa charge le permettraient,
et la cérémonie était fixée au surlendemain; car M. de Lansac, le précieux
diplomate, avait bien peu de temps à perdre à l'action futile d'épouser
Valentine.

Un dimanche, Bénédict avait conduit en carriole sa tante et sa cousine à
la messe, au plus gros bourg de la vallée. Athénaïs, jolie et parée, avait
retrouvé tout l'éclat de son teint, toute la vivacité de ses yeux noirs.
Un grand gars de cinq pieds six pouces, que le lecteur a déjà vu sous
le nom de Pierre Blutty, avait accosté les dames de Grangeneuve, et
s'était placé dans le même banc, à côté d'Athénaïs. C'était une évidente
manifestation de ses prétentions auprès de la jeune fermière, et
l'attitude insouciante de Bénédict, appuyé à quelque distance contre
un pilier, fut pour tous les observateurs de la contrée un signe non
équivoque de rupture entre lui et sa cousine. Déjà Moret, Simonneau et
bien d'autres s'étaient mis sur les rangs; mais Pierre Blutty avait été
le mieux accueilli.

Quand le curé monta en chaire pour faire le prône, et que sa voix
cassée et chevrotante rassembla toute sa force pour énoncer les noms de
Louise-Valentine de Raimbault et de Norbert-Évariste de Lansac, dont la
seconde et dernière publication s'affichait ce jour même aux portes de la
mairie, il y eut sensation dans l'auditoire, et Athénaïs échangea avec son
nouvel adorateur un regard de satisfaction et de malice; car l'amour
ridicule de Bénédict pour mademoiselle de Raimbault n'était point un
secret pour Pierre Blutty; Athénaïs, avec sa légèreté accoutumée, s'était
livrée au plaisir d'en médire avec lui, afin peut-être de s'encourager à
la vengeance. Elle se hasarda même à se retourner doucement pour voir
l'effet de cette publication sur son cousin, mais, de rouge et triomphante
qu'elle était, elle devint pâle et repentante quand elle eut envisagé les
traits bouleversés de Bénédict.




XIX.


Louise, en apprenant l'arrivée de M. de Lansac, écrivit une lettre d'adieu
à sa soeur, lui exprima dans les termes les plus vifs sa reconnaissance
pour l'amitié qu'elle lui avait témoignée, et lui dit qu'elle allait
attendre à Paris l'effet des bonnes intentions de M. de Lansac pour leur
rapprochement. Elle la suppliait de ne point brusquer cette demande, et
d'attendre que l'amour de son mari eût consolidé le succès qu'elle devait
en attendre.

Après avoir fait passer cette lettre à Valentine par l'intermédiaire
d'Athénaïs, qui alla en même temps faire part à la jeune comtesse de son
prochain mariage avec Pierre Blutty, Louise fit les apprêts de son voyage.
Effrayée de l'air sombre et de la taciturnité presque brutale de Bénédict,
elle n'osa chercher un dernier entretien avec lui. Mais le matin même de
son départ, il vint la trouver dans sa chambre, et, sans avoir la force de
lui dire une parole, il la pressa contre son coeur en fondant en larmes.
Elle ne chercha point à le consoler, et, comme ils ne pouvaient rien se
dire qui adoucît leur peine mutuelle, ils se contentèrent de pleurer
ensemble en se jurant une éternelle amitié. Ces adieux soulagèrent un peu
le coeur de Louise; mais, en la voyant partir, Bénédict sentit s'évanouir
la dernière espérance qui lui restât d'approcher de Valentine.

Alors il tomba dans le désespoir. De ces trois femmes qui naguère
l'accablaient à l'envi de prévenances et d'affection, il ne lui en restait
pas une; il était seul désormais sur la terre. Ses rêves si riants et si
flatteurs étaient devenus sombres et poignants. Qu'allait-il devenir?

Il ne voulait plus rien devoir à la générosité de ses parents; il sentait
bien qu'après l'affront fait à leur fille il ne devait plus rester à leur
charge. N'ayant pas assez d'argent pour aller habiter Paris, et pas assez
de courage, dans un moment aussi critique, pour s'y créer une existence à
force de travail, il ne lui restait d'autre parti à prendre que d'aller
habiter sa cabane et son champ, en attendant qu'il eût repris la volonté
d'aviser à quelque chose de mieux.

Il fit donc arranger, aussi proprement que le lui permirent ses moyens,
l'intérieur de sa chaumière; ce fut l'affaire de quelques jours. Il loua
une vieille femme pour faire son ménage, et il s'installa chez lui après
avoir pris congé de ses parents avec cordialité. La bonne femme Lhéry
sentit s'évanouir tout le ressentiment qu'elle avait conçu contre lui et
pleura en l'embrassant. Le brave Lhéry se fâcha et voulut de force le
retenir à la ferme; Athénaïs alla s'enfermer dans sa chambre, où la
violence de son émotion lui causa une nouvelle attaque de nerfs. Car
Athénaïs était sensible et impétueuse; elle ne s'était attachée à Blutty
que par dépit et vanité; au fond de son coeur elle chérissait encore
Bénédict, et lui eût accordé son pardon s'il eût fait un pas vers elle.

Bénédict ne put s'arracher de la ferme qu'en donnant sa parole d'y revenir
après le mariage d'Athénaïs. Quand il se trouva, le soir, seul dans sa
maisonnette silencieuse, ayant pour tout compagnon Perdreau assoupi entre
ses jambes, pour toute harmonie le bruit de la bouilloire qui contenait
son souper, et qui grinçait sur un ton aigre et plaintif devant les fagots
de l'âtre, un sentiment de tristesse et de découragement s'empara de lui.
À vingt-deux ans, après avoir connu les arts, les sciences, l'espérance et
l'amour, c'est une triste fin que l'isolement et la pauvreté!

Ce n'est pas que Bénédict fût très-sensible aux avantages de la richesse,
il était dans l'âge où l'on s'en passe le mieux; mais on ne saurait nier
que l'aspect des objets extérieurs n'ait une influence immédiate sur nos
pensées, et ne détermine le plus souvent la teinte de notre humeur. Or, la
ferme avec son désordre et ses contrastes était un lieu de délices, en
comparaison de l'ermitage de Bénédict. Les murs bruts, le lit de serge
en forme de corbillard, quelques vases de cuisine en cuivre et en terre,
disposés sur des rayons, le pavé en dalles calcaires inégales et ébréchées
de tous côtés, les meubles grossiers, le jour rare et gris qui venait de
quatre carreaux irisés par le soleil et la pluie, ce n'était pas là de
quoi faire éclore des rêves brillants. Bénédict tomba dans une triste
méditation. Le paysage qu'il découvrait par sa porte entr'ouverte, quoique
pittoresque et vigoureusement dessiné, n'était pas non plus de nature à
donner une physionomie très riante à ses idées. Une ravine sombre et semée
de genêts épineux le séparait du chemin raide et tortueux qui se déroulait
comme un serpent sur la colline opposée, et, s'enfonçant dans les houx et
les buis au feuillage noirâtre, semblait, par sa pente rapide, tomber
brusquement des nues.

Cependant, les souvenirs de Bénédict venant à se reporter sur ses jeunes
années qui s'étaient écoulées en ce lieu, il trouva insensiblement un
charme mélancolique à sa retraite. C'était sous ce toit obscur et décrépit
qu'il avait vu le jour; auprès de ce foyer, sa mère l'avait bercé d'un
chant rustique ou du bruit monotone de son rouet. Le soir, sur ce sentier
escarpé, il avait vu descendre son père, paysan grave et robuste, avec sa
cognée sur l'épaule et son fils aîné derrière lui. Bénédict avait aussi
de vagues souvenirs d'une soeur plus jeune que lui dont il avait agité le
berceau, de quelques vieux parents, d'anciens serviteurs. Mais tout
cela avait pour jamais passé le seuil. Tout était mort, et Bénédict se
rappelait à peine les noms qui avaient été jadis familiers à son oreille.

«Ô mon père! ô ma mère! disait-il aux ombres qu'il voyait passer dans
ses rêves, voilà bien la maison que vous avez bâtie, le lit où vous avez
reposé, le champ que vos mains ont cultivé. Mais votre plus précieux
héritage, vous ne me l'avez pas transmis. Où sont ici pour moi la
simplicité du coeur, le calme de l'esprit, les véritables fruits du
travail? Si vous errez dans cette demeure pour y retrouver les objets qui
vous furent chers, vous allez passer auprès de moi sans me reconnaître;
car je ne suis plus cet être heureux et pur qui sortit de vos mains, et
qui devait profiter de vos labeurs. Hélas! l'éducation a corrompu mon
esprit; les vains désirs, les rêves gigantesques ont faussé ma nature et
détruit mon avenir. La résignation et la patience, ces deux vertus du
pauvre, je les ai perdues; aujourd'hui je reviens en proscrit habiter
cette chaumière dont vous étiez innocemment vains. C'est pour moi la terre
d'exil que cette terre fécondée par vos sueurs; ce qui fit votre richesse
est aujourd'hui mon pis-aller.»

Puis, en pensant à Valentine, Bénédict se demandait avec douleur ce qu'il
eût pu faire pour cette fille élevée dans le luxe, ce qu'elle fût devenue
si elle eût consenti à venir se perdre avec lui dans cette existence rude
et chétive; et il s'applaudissait de n'avoir pas même essayé de la
détourner de ses devoirs.

Et pourtant il se disait aussi qu'avec l'espoir d'une femme comme
Valentine il aurait eu des talents, de l'ambition et une carrière.
Elle eût réveillé en lui ce principe d'énergie qui, ne pouvant servir à
personne, s'était engourdi et paralysé dans son sein. Elle eût embelli la
misère, ou plutôt elle l'aurait chassée; car, pour Valentine, Bénédict ne
voyait rien qui fût au-dessus de ses forces.

Et elle lui échappait pour jamais; Bénédict retombait dans le désespoir.

Quand il apprit que M. de Lansac était arrivé au château, que dans trois
jours Valentine serait mariée, il entra dans un accès de rage si atroce
qu'un instant il se crut né pour les plus grands crimes. Jamais il ne
s'était arrêté sur cette pensée que Valentine pouvait appartenir à un
autre homme que lui. Il s'était bien résigné à ne la posséder jamais; mais
voir ce bonheur passer aux bras d'un autre, c'est ce qu'il ne croyait pas
encore. La circonstance la plus évidente, la plus inévitable, la plus
prochaine de son malheur, il s'était obstiné à croire qu'elle n'arriverait
point, que M. de Lansac mourrait, que Valentine mourrait plutôt elle-même
au moment de contracter ces liens odieux. Bénédict ne s'en était pas
vanté, dans la crainte de passer pour un fou; mais il avait réellement
compté sur quelque miracle, et, ne le voyant point s'accomplir, il
maudissait Dieu qui lui en avait suggéré l'espérance et qui l'abandonnait.
Car l'homme rapporte tout à Dieu dans les grandes crises de sa vie; il a
toujours besoin d'y croire, soit pour le bénir de ses joies, soit pour
l'accuser de ses fautes.

Mais sa fureur augmenta encore quand il eut aperçu, un jour qu'il rôdait
autour du parc, Valentine, qui se promenait seule avec M. de Lansac.
Le secrétaire d'ambassade était empressé, gracieux, presque triomphant.
La pauvre Valentine était pâle, abattue; mais elle avait l'air doux et
résigné; elle s'efforçait de sourire aux mielleuses paroles de son fiancé.

Cela était donc bien sûr, cet homme était là! il allait épouser Valentine!
Bénédict cacha sa tête dans ses deux mains, et passa douze heures dans un
fossé, absorbé par un désespoir stupide.

Pour elle, la pauvre jeune fille, elle subissait son sort avec une
soumission passive et silencieuse. Son amour pour Bénédict avait fait des
progrès si rapides qu'il avait bien fallu s'avouer le mal à elle-même;
mais entre la conscience de sa faute et la volonté de s'y abandonner, il y
avait encore bien du chemin à faire, surtout Bénédict n'étant plus là pour
détruire d'un regard tout l'effet d'une journée de résolutions. Valentine
était pieuse; elle se confia à Dieu, et attendit M. de Lansac avec
l'espoir de revenir à ce qu'elle croyait avoir éprouvé pour lui.

Mais dès qu'il parut elle sentit combien cette bienveillance aveugle
et indulgente qu'elle lui avait accordée était loin de constituer une
affection véritable; il lui sembla dépouillé de tout le charme que son
imagination lui avait prêté un instant. Elle se sentit froide et ennuyée
auprès de lui. Elle ne l'écoutait plus qu'avec distraction, et ne lui
répondait que par complaisance. Il en ressentit une vive inquiétude; mais
quand il vit que le mariage n'en marchait pas moins, et que Valentine
ne semblait pas disposée à faire la moindre opposition, il se consola
facilement d'un caprice qu'il ne voulut pas pénétrer et qu'il feignit de
ne pas voir.

La répugnance de Valentine augmentait pourtant d'heure en heure; elle
était pieuse et même dévote par éducation et par conviction. Elle
s'enfermait des heures entières pour prier, espérant toujours trouver,
dans le recueillement et la ferveur, la force qui lui manquait pour
revenir au sentiment de son devoir. Mais ces méditations ascétiques
fatiguaient de plus en plus son cerveau, et donnaient plus d'intensité à
la puissance que Bénédict exerçait sur son âme. Elle sortait de là plus
épuisée, plus tourmentée que jamais. Sa mère s'étonnait de sa tristesse,
s'en offensait sérieusement, et l'accusait de vouloir jeter de la
contrariété sur ce moment si doux, disait-elle, au coeur d'une mère. Il est
certain que tous ces embarras ennuyaient mortellement madame de Raimbault.
Elle avait voulu, pour les diminuer, que la noce se fît sans éclat et sans
luxe à la campagne. Tels qu'ils étaient, il lui tardait beaucoup d'en être
dégagée, et de se trouver libre de rentrer dans le monde, où la présence
de Valentine l'avait toujours extraordinairement gênée.

Bénédict roulait dans sa tête mille absurdes projets. Le dernier auquel il
s'arrêta, et qui mit un peu de calme dans ses idées, fut de voir Valentine
une fois avant d'en finir pour jamais avec elle; car il se flattait
presque de ne l'aimer plus quand elle aurait subi les embrassements de
M. de Lansac. Il espéra que Valentine le calmerait par des paroles de
consolation et de bonté, ou qu'elle le guérirait par la pruderie d'un
refus.

Il lui écrivit:

«MADEMOISELLE,

Je suis votre ami à la vie et à la mort, vous le savez; vous m'avez appelé
votre frère, vous avez imprimé sur mon front un témoignage sacré de votre
estime et de votre confiance. Vous m'avez fait espérer, dès cet instant,
que je trouverais en vous un conseil et un appui dans les circonstances
difficiles de ma vie. Je suis horriblement malheureux; j'ai besoin de vous
voir un instant, de vous demander du courage, à vous si forte et si
supérieure. Il est impossible que vous me refusiez cette faveur. Je
connais votre générosité, votre mépris des sottes convenances et des
dangers quand il s'agit de faire du bien. Je vous ai vue auprès de Louise;
je sais ce que vous pouvez. C'est au nom d'une amitié aussi sainte, aussi
pure que la sienne, que je vous prie à genoux d'aller vous promener ce
soir au bout de la prairie.

«BÉNÉDICT.»




XX.


Valentine aimait Bénédict, elle ne pouvait pas résister à sa demande. Il y
a tant d'innocence et de pureté dans le premier amour de la vie, qu'il se
méfie peu des dangers qui sont en lui. Valentine se refusait à pressentir
la cause des chagrins de Bénédict; elle le voyait malheureux, et elle
eût admis les plus invraisemblables infortunes plutôt que de s'avouer
celle qui l'accablait. Il y a des routes si trompeuses et des replis si
multipliés dans la plus pure conscience! Comment la femme jetée, avec
une âme impressionnable, dans la carrière ardue et rigide des devoirs
impossibles, pourrait-elle résister à la nécessité de transiger à chaque
instant avec eux? Valentine trouva aisément des motifs pour croire
Bénédict atteint d'un malheur étranger à elle. Souvent Louise lui avait
dit, dans les derniers temps, que ce jeune homme l'affligeait par sa
tristesse et par son incurie de l'avenir; elle avait aussi parlé de la
nécessité où il serait bientôt de quitter la famille Lhéry, et Valentine
se persuadait que, jeté sans fortune et sans appui dans le monde, il
pouvait avoir besoin de sa protection et de ses conseils.

Il était assez difficile de s'échapper la veille même de son mariage,
obsédée comme elle l'était des attentions et des petits soins de M. de
Lansac. Elle y réussit cependant en priant sa nourrice de dire qu'elle
était couchée si on la demandait, et pour ne pas perdre de temps, pour ne
pas revenir sur une résolution qui commençait à l'effrayer, elle traversa
rapidement la prairie. La lune était alors dans son plein; on voyait aussi
nettement les objets que dans le jour.

Elle trouva Bénédict debout, les bras croisés sur sa poitrine, dans une
immobilité qui lui fit peur. Comme il ne faisait pas un mouvement pour
venir à sa rencontre, elle crut un instant que ce n'était pas lui et fut
sur le point de fuir. Alors il vint à elle. Sa figure était si altérée, sa
voix si éteinte, que Valentine, accablée par ses propres chagrins et par
ceux dont elle voyait la trace chez lui, ne put retenir ses larmes, et fut
forcée de s'asseoir.

Ce fut fait des résolutions de Bénédict. Il était venu en ce lieu,
déterminé à suivre religieusement la marche qu'il s'était tracée dans son
billet, il voulait entretenir Valentine de sa séparation d'avec les Lhéry,
de ses incertitudes pour le choix d'un état, de son isolement, de tous
les prétextes étrangers à son vrai but. Ce but était de voir Valentine,
d'entendre le son de sa voix, de trouver dans ses dispositions envers
lui le courage de vivre ou de mourir. Il s'attendait à la trouver grave,
réservée, à la voir armée de tout le sentiment de ses devoirs. Il y a
plus, il s'attendait presque à ne pas la voir du tout.

Quand il l'aperçut au fond de la prairie, accourant vers lui de toute sa
vitesse; quand elle se laissa tomber haletante et accablée sur le gazon;
quand sa douleur s'exprima en dépit d'elle-même par des larmes, Bénédict
crut rêver. Oh! ce n'était pas là de la compassion seulement, c'était de
l'amour! Un sentiment de joie délirante s'empara de lui! il oublia encore
une fois et son malheur et celui de Valentine, et la veille et le
lendemain, pour ne voir que Valentine qui était là, seule avec lui,
Valentine qui l'aimait et qui ne le lui cachait plus.

Il se jeta à genoux devant elle; il baisa ses pieds avec ardeur. C'était
une trop rude épreuve pour Valentine: elle sentit tout son sang se figer
dans ses veines, sa vue se troubla; la fatigue de sa course rendant plus
pénible encore la lutte qu'elle s'imposait pour cacher ses pleurs, elle
tomba pâle et presque morte dans les bras de Bénédict.

Leur entrevue fut longue, orageuse. Ils n'essayèrent pas de se tromper sur
la nature du sentiment qu'ils éprouvaient; ils ne cherchèrent point à
se soustraire au danger des plus ardentes émotions. Bénédict couvrit de
pleurs et de baisers les vêtements et les mains de Valentine. Valentine
cacha son front brûlant sur l'épaule de Bénédict; mais ils avaient vingt
ans, ils aimaient pour la première fois, et l'honneur de Valentine était
en sûreté auprès du sein de Bénédict. Il n'osa seulement pas prononcer
ce mot d'amour qui effarouche l'amour même. Ses lèvres osèrent à peine
effleurer les beaux cheveux de sa maîtresse. Le premier amour sait à peine
s'il existe une volupté plus grande que celle de se savoir aimé. Bénédict
fut le plus timide des amants et le plus heureux des hommes.

Ils se séparèrent sans avoir rien projeté, rien résolu. À peine, dans ces
deux heures de transport et d'oubli, avaient-ils échangé quelques paroles
sur leur situation, lorsque le timbre clair de l'horloge du château vint
faiblement vibrer dans le silence de la prairie. Valentine compta dix
coups presque insaisissables, et se rappela sa mère, son fiancé, le
lendemain... Mais comment quitter Bénédict? que lui dire pour le consoler?
où trouver la force de l'abandonner dans un tel moment? L'apparition d'une
femme à quelque distance lui arracha une exclamation de terreur. Bénédict
se tapit précipitamment dans le buisson; mais, à la vive clarté de la
lune, Valentine reconnut presque aussitôt sa nourrice Catherine qui la
cherchait avec anxiété. Il lui eût été facile de se cacher aussi à ses
regards; mais elle sentit qu'elle ne devait pas le faire, et marchant
droit à elle:

--Qu'y a-t-il? lui demanda-t-elle en se penchant toute tremblante à son
bras.

--Pour l'amour de Dieu, rentrez, Mademoiselle, dit la bonne femme; madame
vous a déjà demandée deux fois, et, comme j'ai répondu que vous vous étiez
jetée sur votre lit, elle m'a ordonné de l'avertir aussitôt que vous
seriez éveillée; alors l'inquiétude m'a prise, et comme je vous avais vue
sortir par la petite porte, comme je sais que vous venez quelquefois
le soir vous promener par ici, je me suis mise à vous chercher. Oh!
Mademoiselle, aller toute seule vous promener si loin! Vous avez tort;
vous devriez au moins me dire d'aller avec vous.

Valentine embrassa sa nourrice, jeta un coup d'oeil triste et inquiet sur
le buisson, et laissa volontairement à la place qu'elle quittait son
foulard, celui qu'elle avait une fois prêté à Bénédict dans la promenade
autour de la ferme. Lorsqu'elle fut rentrée, sa nourrice le chercha
partout, et remarqua qu'elle l'avait perdu dans cette promenade.

Valentine trouva sa mère qui l'attendait dans sa chambre depuis quelques
instants. Elle manifesta un peu de surprise de la voir si complètement
habillée après avoir passé deux heures sur son lit. Valentine répondit
que, se sentant oppressée, elle avait voulu prendre l'air, et que sa
nourrice lui avait donné le bras pour faire un tour de promenade dans le
parc.

Alors madame de Raimbault entama une grave dissertation d'affaires avec sa
fille; elle lui fit remarquer qu'elle lui laissait le château et la terre
de Raimbault, dont le nom seul constituait presque tout l'héritage de son
père, et dont la valeur réelle, détachée de sa propre fortune, constituait
une assez belle dot. Elle la pria de lui rendre justice en reconnaissant
le bon ordre qu'elle avait mis dans sa fortune, et de témoigner à tout le
monde, dans le cours de sa vie, l'excellente conduite de sa mère envers
elle. Elle entra dans des détails d'argent qui firent de cette exhortation
maternelle une véritable consultation notariée, et termina sa harangue
en lui disant qu'elle espérait, au moment où la loi allait les rendre
_étrangères_ l'une à l'autre, trouver Valentine disposée à lui accorder
des _égards_ et des soins.

Valentine n'avait pas entendu la moitié de ce long discours. Elle était
pâle, des teintes violettes cernaient ses yeux abattus, et de temps
en temps un brusque frisson parcourait tous ses membres. Elle baisa
tristement les mains de sa mère, et s'apprêtait à se mettre au lit quand
la demoiselle de compagnie de sa grand'mère vint, d'un air solennel,
l'avertir que la marquise l'attendait dans son appartement.

Valentine se traîna encore à cette cérémonie; elle trouva la chambre à
coucher de la vieille dame accoutrée d'une sorte de décoration religieuse.
On avait formé un autel avec une table et des linges brodés. Des fleurs
disposées en bouquets d'église entouraient un crucifix d'or guilloché.
Un missel de velours écarlate était ouvert sacramentellement sur l'autel.
Un coussin attendait les genoux de Valentine, et la marquise, posée
théâtralement dans son grand fauteuil, s'apprêtait avec une puérile
satisfaction à jouer sa petite comédie d'étiquette.

Valentine s'approcha en silence, et, parce qu'elle était pieuse de
coeur, elle regarda sans émotion ces ridicules apprêts. La demoiselle de
compagnie ouvrit une porte opposée par laquelle entrèrent, d'un air à la
fois humble et curieux, toutes les servantes de la maison. La marquise
leur ordonna de se mettre à genoux et de prier pour le bonheur de leur
jeune maîtresse; puis, ayant fait agenouiller aussi Valentine, elle se
leva, ouvrit le missel, mit ses lunettes, récita quelques versets de
psaumes, chevrota un cantique avec sa demoiselle de compagnie, et finit
en imposant les mains et en donnant sa bénédiction à Valentine. Jamais
cérémonie sainte et patriarcale ne fut plus misérablement travestie par
une vieille espiègle du temps de la Dubarry.

En embrassant sa petite-fille, elle prit (précisément sur l'autel) un
écrin contenant une assez jolie parure en camées dont elle lui faisait
présent, et, mêlant la dévotion à la frivolité, elle lui dit presque en
même temps:

--Dieu vous donne, ma fille, les vertus d'une bonne mère de famille!
--Tiens, ma petite, voici le petit cadeau de ta grand'mère; ce sera pour
les demi-toilettes.

Valentine eut la fièvre toute la nuit, et ne dormit que vers le matin;
mais elle fut bientôt éveillée par le son des cloches qui appelaient tous
les environs à la chapelle du château. Catherine entra dans sa chambre
avec un billet qu'une vieille femme des environs lui avait remis pour
mademoiselle de Raimbault. Il ne contenait que ce peu de mots tracés
péniblement:

«Valentine, il serait encore temps de dire non.»

Valentine frémit et brûla le billet. Elle essaya de se lever; mais
plusieurs fois la force lui manqua. Elle était assise, à demi vêtue, sur
une chaise, quand sa mère entra, lui reprocha d'être si fort en retard,
refusa de croire son indisposition sérieuse, et l'avertit que plusieurs
personnes l'attendaient déjà au salon. Elle l'aida elle-même à faire sa
toilette; et quand elle la vit belle, parée, mais aussi pâle que son
voile, elle voulut lui mettre du rouge. Valentine pensa que Bénédict la
regarderait peut-être passer; elle aima mieux qu'il vit sa pâleur, et elle
résista, pour la première fois de sa vie, à une volonté de sa mère.

Elle trouva au salon quelques voisins d'un rang secondaire; car madame de
Raimbault, ne voulant point d'apparat à cette noce, n'avait invité que des
gens _sans conséquence_. On devait déjeuner dans le jardin, et les paysans
danseraient au bout du parc au pied de la colline. M. de Lansac parut
bientôt, noir des pieds à la tête, et la boutonnière chargée d'ordres
étrangers. Trois voitures transportèrent toute la noce à la mairie, qui
était au village voisin. Le mariage ecclésiastique fut célébré au château.

Valentine, en s'agenouillant devant l'autel, sortit un instant de l'espèce
de torpeur où elle était tombée; elle se dit qu'il n'était plus temps de
reculer, que les hommes venaient de la forcer à s'engager avec Dieu, et
qu'il n'y avait plus de choix possible entre le malheur et le sacrilège.
Elle pria avec ferveur, demanda au ciel la force de tenir des serments
qu'elle voulait prononcer dans la sincérité de son âme, et, à la fin de la
cérémonie, l'effort surhumain qu'elle s'était imposé pour être calme et
recueillie l'ayant épuisée, elle se retira dans sa chambre pour y prendre
quelque repos. Par un secret instinct de pudeur et d'attachement,
Catherine s'assit au pied de son lit et ne la quitta point.

Le même jour, à deux lieues de là, se célébrait, dans un petit hameau de
la vallée, le mariage d'Athénaïs Lhéry avec Pierre Blutty. Là aussi la
jeune épousée était pâle et triste, moins cependant que Valentine, mais
assez pour tourmenter sa mère, qui était beaucoup plus tendre que madame
de Raimbault, et pour donner quelque humeur à son époux, qui était
beaucoup plus franc et moins poli que M. de Lansac. Athénaïs avait
peut-être un peu trop présumé des forces de son dépit en se déterminant
aussi vite à épouser un homme qu'elle n'aimait guère. Par suite peut-être
de l'esprit de contradiction qu'on reproche aux femmes, son affection pour
Bénédict se réveilla précisément au moment où il n'était plus temps de se
raviser, et, au retour de l'église, elle _régala_ son mari d'une scène de
pleurs fort _ennuyante_. C'est ainsi que s'exprimait Pierre Blutty en se
plaignant de cette contrariété à son ami Georges Simonneau.

Néanmoins la noce fut autrement nombreuse, joyeuse et bruyante à la
ferme qu'au château. Les Lhéry avaient au moins soixante cousins et
arrière-cousins; les Blutty n'étaient pas moins riches en parenté, et
la grange ne fut pas assez grande pour contenir les convives.

Dans l'après-midi, lorsque la moitié dansante de la noce eut suffisamment
fêté les veaux gras et les pâtés de gibier de la ferme, on laissa
l'arène gastronomique aux vieillards, et l'on se rassembla sur la pelouse
pour commencer le bal; mais la chaleur était extrême: il y avait peu
d'ombrage en cet endroit, et autour de la ferme il n'y avait pas de place
très-commode pour danser. Quelqu'un insinua qu'il y avait auprès du
château une immense salle de verdure fort bien nivelée, où cinq cents
personnes dansaient en cet instant. Le campagnard aime la foule tout comme
le dandy; pour s'amuser beaucoup, il lui faut beaucoup de monde, des pieds
qui écrasent ses pieds, des coudes qui le coudoient, des poumons qui
absorbent l'air qu'il respire; dans tous les pays du monde, dans tous les
rangs de la société, c'est là le plaisir.

Madame Lhéry accueillit cette idée avec empressement; elle avait mis assez
d'argent à la toilette de sa fille pour désirer qu'on la vît en regard de
celle de mademoiselle de Raimbault, et qu'on parlât dans tout le pays
de sa magnificence. Elle s'était scrupuleusement informée du choix des
parures de Valentine. Pour une fête aussi champêtre, on n'avait destiné
à celle-ci que des ornements simples et de bon goût; madame Lhéry avait
écrasé sa fille de dentelles et de pierreries, et, jalouse de la produire
dans tout son éclat, elle proposa d'aller se réunir à la noce du château,
où elle avait été priée, elle et tous les siens. Athénaïs résista bien un
peu; elle craignait de rencontrer autour de Valentine cette pâle et sombre
figure de Bénédict qui lui avait fait tant de mal, le dimanche précédent,
à l'église. Mais l'obstination de sa mère, le désir de son mari, qui
n'était pas non plus exempt de vanité, peut-être aussi un peu de cette
même vanité pour son propre compte, la déterminèrent. On attela les
carrioles, chaque cavalier prit en croupe sa cousine, sa soeur ou sa
fiancée. Athénaïs vit en soupirant s'installer, les rênes en main, dans la
patache, son nouvel époux, à cette place que Bénédict avait si longtemps
occupée et qu'il n'occuperait plus.




TROISIÈME PARTIE.




XXI.


La danse était fort animée au parc de Raimbault. Les paysans, pour
lesquels on avait dressé des ramées, chantaient, buvaient, et proclamaient
le nouveau couple le plus beau, le plus heureux et le plus honorable de la
contrée. La comtesse, qui n'était rien moins que populaire, avait ordonné
cette fête avec beaucoup de prodigalité, afin de se débarrasser en un jour
de tous les trais d'amabilité qu'une autre eût faits dans le cours de sa
vie. Elle avait un profond mépris pour la canaille, et prétendait que,
pourvu qu'on la fît boire et manger, on pouvait ensuite lui marcher sur le
ventre sans qu'elle se révoltât. Et ce qu'il y a de plus triste en ceci,
c'est que madame de Raimbault n'avait pas tout à fait tort.

La marquise de Raimbault était charmée de cette occasion de renouveler sa
popularité. Elle n'était pas fort sensible aux misères du pauvre, mais à
cet égard on ne la trouvait pas plus insouciante qu'au malheur de ses
amis; et, grâce à son penchant pour le commérage et la familiarité,
on lui avait accordé cette réputation de bonté que le pauvre donne si
gratuitement, hélas! à ceux qui, ne lui faisant pas de bien, ne lui font
du moins pas de mal. En voyant passer alternativement ces deux femmes, les
esprits forts du village se disaient tout bas sous la ramée:

«Celle-ci nous méprise, mais elle nous régale; celle-là ne nous régale
pas, mais elle nous parle.»

Et ils étaient contents de toutes deux. La seule qui fût aimée réellement,
c'était Valentine, parce qu'elle ne se contentait pas d'être amicale et de
leur sourire, d'être libérale et de les secourir, elle était sensible à
leurs maux, à leurs joies; ils sentaient qu'il n'y avait dans sa bonté
aucun motif d'intérêt personnel, aucun calcul politique; ils l'avaient
vue pleurer sur leurs malheurs; ils avaient trouvé dans son coeur des
sympathies vraies. Ils la chérissaient plus qu'il n'est donné aux hommes
grossiers de chérir les êtres qui leur sont supérieurs. Beaucoup d'entre
eux savaient fort bien l'histoire de ses relations à la ferme avec sa
soeur; mais ils respectaient son secret si religieusement qu'à peine
osaient-ils prononcer tout bas entre eux le nom de Louise.

Valentine passa autour de leurs tables et s'efforça de sourire à leurs
voeux; mais la gaieté s'évanouit après qu'elle eut passé, car on avait
remarqué son air d'abattement et de maladie; il y eut même des regards de
malveillance pour M. de Lansac.

Athénaïs et sa noce tombèrent au milieu de cette fête, et les idées
changèrent de cours. La recherche de sa parure et la bonne mine de
son mari attirèrent tous les yeux. La danse qui languissait se ranima;
Valentine, après avoir embrassé sa jeune amie, se retira de nouveau avec
sa nourrice. Madame de Raimbault, que tout ceci ennuyait beaucoup, alla
se reposer; M. de Lansac, qui, même le jour de ses noces, avait toujours
d'importantes lettres à écrire, alla faire son courrier. La noce Lhéry
resta maîtresse du terrain, et les gens qui étaient venus pour voir danser
Valentine restèrent pour voir danser Athénaïs.

La nuit approchait. Athénaïs, fatiguée de la danse, s'était assise pour
prendre des rafraîchissements. À la même table, le chevalier de Trigaud,
son majordome Joseph, Simonneau, Moret, et plusieurs autres qui avaient
fait danser la mariée, étaient réunis autour d'elle et l'accablaient
de leurs prévenances. Athénaïs avait semblé si belle à la danse, sa
parure brillante et folle lui allait si bien, elle avait recueilli tant
d'éloges, son mari lui-même la regardait d'un oeil noir si amoureux,
qu'elle commençait à s'égayer et à se réconcilier avec la journée de ses
noces. Le chevalier de Trigaud, raisonnablement gris, lui débitait des
galanteries en style de Dorat, qui la faisaient à la fois rire et rougir.
Peu à peu le groupe qui l'environnait, animé par quelques bouteilles d'un
léger vin blanc du pays, par la danse, par les beaux yeux de la mariée,
par l'occasion et l'usage, se mit à débiter ces propos graveleux qui
commencent par être énigmatiques et qui finissent par devenir grossiers.
C'est la coutume chez les pauvres, et même chez les riches de mauvais ton.

Athénaïs, qui se sentait jolie, qui se voyait admirée et qui ne comprenait
rien à tout le reste, sinon qu'on enviait et qu'on félicitait son mari,
s'efforçait de maintenir sur ses lèvres le sourire qui l'embellissait, et
commençait même à répondre avec une assez friponne timidité aux brûlantes
oeillades de Pierre Blutty, lorsqu'une personne silencieuse vint s'asseoir
à la place vide qui était à sa gauche. Athénaïs, émue malgré elle par
l'imperceptible frôlement de son habit, se retourna, étouffa un cri
d'effroi et devint pâle: c'était Bénédict.

C'était Bénédict, plus pâle qu'elle encore, mais grave, froid et ironique.
Toute la journée il avait couru les bois comme un forcené; le soir,
désespéré de se calmer à force de fatigue, il avait résolu de voir la noce
de Valentine, d'écouter les gravelures des paysans, d'entendre signaler
le départ des époux pour la chambre nuptiale, et de se guérir à force de
colère, de pitié et de dégoût.

«Si mon amour survit à tout cela, s'était-il dit, c'est qu'il n'y a pas de
remède.»

Et, à tout hasard il avait chargé des pistolets de poche qu'il avait mis
sur lui.

Il ne s'était pas attendu à trouver là cette autre noce et cette autre
mariée. Depuis quelques instants il observait Athénaïs; sa gaieté
soulevait en lui un profond dédain, et il voulut se mettre au centre
des dégoûts qu'il venait braver en s'asseyant auprès d'elle.

Bénédict, qui avait un caractère âpre et sceptique, un de ces esprits
mécontents et frondeurs si incommodes aux ridicules et aux travers de la
société, prétendait (c'était sans doute un de ses paradoxes) qu'il n'est
point d'inconvenance plus monstrueuse, d'usage plus scandaleux que la
publicité qu'on donne au mariage. Il n'avait jamais vu, sans la plaindre,
passer au milieu de la cohue d'une noce cette pauvre jeune fille qui a
presque toujours quelque amour timide dans le coeur, et qui traverse
l'insolente attention, les impertinents regards, pour arriver dans les
bras de son mari, déflorée déjà par l'audacieuse imagination de tous les
hommes. Il plaignait aussi ce pauvre jeune homme dont on affichait l'amour
aux portes de la mairie, au banc de l'église, et que l'on forçait de
livrer à toutes les impuretés de la ville et de la campagne la blanche
robe de sa fiancée. Il trouvait qu'en lui ôtant le voile du mystère, on
profanait l'amour. Il eût voulu entourer la femme de tant de respects
qu'on n'eût jamais connu officiellement l'objet de son choix, et qu'on eût
craint de l'offenser en le lui nommant.

«Comment, disait-il, voulez-vous avoir des femmes aux moeurs pures, lorsque
vous faites publiquement violence à leur pudeur? quand vous les amenez
vierges en présence de la foule assemblée, et que vous leur dites, en
prenant cette foule à témoin, «Vous appartenez à l'homme que voici, vous
n'êtes plus vierge.» Et la foule bat des mains, rit, triomphe, raille la
rougeur des époux, et, jusque dans le secret de leur lit nuptial, les
poursuit de ses cris et de ses chants obscènes! les peuples barbares du
Nouveau-Monde avaient de plus pieux hyménées. Aux fêtes du Soleil on
amenait dans le temple un homme vierge et une femme vierge. La foule
prosternée, grave et recueillie, bénissait le dieu qui créa l'amour, et,
dans toute la solennité de l'amour physique et de l'amour divin, le
mystère de la génération s'accomplissait sur l'autel. Cette naïveté qui
vous révolte était plus chaste que vos mariages. Vous avez tant souillé la
pudeur, tant oublié l'amour, tant avili la femme, que vous êtes réduits à
insulter la femme, la pudeur et l'amour.»

En voyant Bénédict s'asseoir auprès de sa femme, Pierre Blutty, qui
n'ignorait point l'inclination d'Athénaïs pour son cousin, jeta sur eux
un regard de travers. Ses amis échangèrent avec lui le même regard de
mécontentement. Tous haïssaient Bénédict pour sa supériorité dont ils
le croyaient vain. Les joyeux propos s'arrêtèrent un instant; mais le
chevalier de Trigaud, qui avait pour lui une grande estime, lui fit bon
accueil, et lui tendit la bouteille d'une main mal assurée. Bénédict avait
un ton calme et dégagé qui fit croire à Athénaïs que son parti était pris;
elle lui fit timidement quelques prévenances auxquelles il répondit
respectueusement et sans humeur.

Peu à peu les paroles libres et grivoises reprirent leur cours, mais avec
l'intention évidente, de la part de Blutty et de ses amis, de leur donner
une tournure insultante pour Bénédict. Celui-ci s'en aperçut aussitôt, et
s'arma de cette tranquillité dédaigneuse dont l'expression semblait être
naturelle à sa physionomie.

Jusqu'à son arrivée, le nom de Valentine n'avait pas été prononcé; ce fut
l'arme dont Blutty se servit pour le blesser. Il donna le signal à ses
compagnons, et on commença à mots couverts, un parallèle entre le bonheur
de Pierre Blutty et celui de M. de Lansac, qui fit passer comme du feu
dans les veines glacées de Bénédict. Mais il était venu là pour entendre
ce qu'il entendait. Il fit bonne contenance, espérant que cette rage
intérieure qui le dévorait allait faire place au dégoût. D'ailleurs, se
fût-il livré à sa colère, il n'avait aucun droit de défendre le nom de
Valentine de ces souillures.

Mais Pierre Blutty ne s'en tint pas là. Il était résolu à l'insulter
grièvement, et même à lui faire une scène, afin de l'expulser à jamais de
la ferme. Il hasarda quelques mots qui donnèrent à entendre combien le
bonheur de M. de Lansac était amer au coeur d'un des convives. Tous les
regards l'interrogèrent avec surprise, et virent les siens désigner
Bénédict. Alors les Moret et les Simonneau, ramassant la balle, fondirent,
avec plus de rudesse que de force réelle, sur leur adversaire. Celui-ci
demeura longtemps impassible; il se contenta de jeter un coup d'oeil de
reproche à la pauvre Athénaïs, qui seule avait pu trahir un pareil secret.
La jeune femme, au désespoir, essaya de changer la conversation; mais ce
fut impossible, et elle resta plus morte que vive, espérant au moins que
sa présence contiendrait son mari jusqu'à un certain point.
                
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