--Il y en a d'aucuns, disait Georges en affectant de parler plus
rustiquement que de coutume, afin de contraster avec la manière de
Bénédict, qui veulent lever le pied plus haut que la jambe et qui se
cassent le nez par terre. Ça rappelle l'histoire de Jean Lory, qui
n'aimait ni les brunes ni les blondes, et qui a fini, comme chacun sait,
par être bien heureux d'épouser une rousse.
Toute la conversation fut sur ce ton et fort peu spirituelle, comme on
voit. Blutty reprenant son ami Georges:
--Ce n'est pas comme ça, lui dit-il; voilà l'histoire de Jean Lory. Il
disait qu'il ne pouvait aimer que les blondes; mais ni les brunes ni les
blondes ne voulaient de lui: si bien que la rousse fut forcée d'en avoir
pitié.
--Oh! dit un autre, c'est que les femmes ont des yeux.
--En revanche, reprit un troisième, il y a des hommes qui ne voient pas
plus loin que leur nez.
--_Manes habunt_, dit le chevalier de Trigaud, qui, ne comprenant rien à
la conversation, voulut au moins y faire briller son savoir.
Et il continua sa citation en écorchant impitoyablement le latin.
--Ah! monsieur le chevalier, vous parlez à des sourds, dit le père Lhéry;
nous ne savons pas le grec.
--M. Benoît qui n'a appris que ça, dit Blutty, pourrait nous le traduire.
--Cela signifie, répondit Bénédict d'un air calme, qu'il y a des hommes
semblables à des brutes, qui ont des yeux pour ne pas voir et des oreilles
pour ne pas entendre. Cela se rapporte fort bien, comme vous voyez, à ce
que vous disiez tout à l'heure.
--Oh! pour les oreilles, pardieu! dit un gros petit cousin du marié qui
n'avait pas encore parlé, nous n'en avons rien dit, et pour cause; on sait
les égards qu'on se doit entre amis.
--Et puis, dit Blutty, il n'y a de pires sourds, comme dit le proverbe,
que ceux qui ne veulent pas entendre.
--Il n'y a de pire sourd, interrompit Bénédict d'une voix forte, que
l'homme à qui le mépris bouche les oreilles.
--Le mépris! s'écria Blutty en se levant rouge de colère et les yeux
étincelants; le mépris!
--J'ai dit le mépris, répondit Bénédict sans changer d'attitude et sans
daigner lever les yeux sur lui.
Il n'eut pas plus tôt répété ce mot, que Blutty, brandissant son verre
plein de vin, le lui lança à la tête; mais sa main, tremblante de fureur,
fut un mauvais auxiliaire. Le vin couvrit de taches indélébiles la belle
robe de la mariée, et le verre l'eût infailliblement blessée, si Bénédict,
avec autant de sang-froid que d'adresse, ne l'eût reçu dans sa main sans
se faire aucun mal.
Athénaïs, épouvantée, se leva et se jeta dans les bras de sa mère.
Bénédict se contenta de regarder Blutty, et de lui dire avec beaucoup de
tranquillité:
--Sans moi, c'en était fait de la beauté de votre femme.
Puis, plaçant le verre au milieu de la table, il l'écrasa avec un broc de
grès qui se trouvait sous sa main. Il lui porta plusieurs coups pour le
réduire en autant de morceaux qu'il put; puis, les éparpillant sur la
table:
--Messieurs, leur dit-il, cousins, parents et amis de Pierre Blutty, qui
venez de m'insulter, et vous, Pierre Blutty. que je méprise de tout mon
coeur, à chacun de vous j'envoie une parcelle de ce verre. C'est autant de
sommations que je vous fais de me rendre raison; c'est autant de portions
de mon affront que je vous ordonne de réparer.
--Nous ne nous battons ni au sabre, ni à l'épée, ni au pistolet, s'écria
Blutty d'une voix tonnante; nous ne sommes pas des freluquets, des _habits
noirs_ comme toi. Nous n'avons pas pris des leçons de courage, nous en
avons dans le coeur et au bout des poings. Pose ton habit, Monsieur, la
querelle sera bientôt vidée.
Et Blutty, grinçant des dents, commença à se débarrasser de son habit
chargé de fleurs et de rubans, et à retrousser ses manches jusqu'au coude.
Athénaïs, qui était tombée en défaillance dans les bras de sa mère
s'élança brusquement et se jeta entre eux en poussant des cris perçants.
Cette marque d'intérêt que Blutty jugea avec raison être tout en faveur de
Bénédict, augmenta sa fureur... Il la repoussa et s'élança sur Bénédict.
Celui-ci, évidemment plus faible, mais agile et de sang-froid, lui passa
son pied dans les jambes et le fit tomber.
Blutty n'était pas relevé qu'une nuée de ses camarades s'était jetée sur
Bénédict. Celui-ci n'eut que le temps de tirer ses deux pistolets de sa
poche et de leur en présenter les doubles canons.
--Messieurs, leur dit-il, vous êtes vingt contre un, vous êtes des lâches!
Si vous faites un geste contre moi, quatre d'entre vous seront tués comme
des chiens.
Cette vue calma un instant leur vaillance; alors le père Lhéry, qui
connaissait la fermeté de Bénédict et qui craignait une issue tragique à
cette scène, se précipita au devant de lui, et, levant son bâton noueux
sur les assaillants, il leur montra ses cheveux blancs souillés du vin que
Blutty avait voulu jeter à Bénédict. Des larmes de colère roulaient dans
ses yeux.
--Pierre Blutty, s'écria-t-il, vous vous êtes conduit aujourd'hui d'une
manière infâme. Si vous croyez par de pareils procédés prendre de l'empire
dans ma maison et en chasser mon neveu, vous vous trompez. Je suis encore
libre de vous en fermer la porte et de garder ma fille. Le mariage n'est
pas consommé. Athénaïs, passez derrière moi.
Le vieillard, prenant avec force le bras de sa fille, l'attira vers lui.
Athénaïs, prévenant sa volonté, s'écria avec l'accent de la haine et de la
terreur:
--Gardez-moi, mon père, gardez-moi toujours. Défendez-moi de ce furieux
qui vous insulte, vous et votre famille! Non, je ne serai jamais sa femme!
Je ne veux pas vous quitter!
Et elle s'attacha de toute sa force au cou de son père.
Pierre Blutty, à qui aucune clause légale n'assurait encore l'héritage de
son beau-père, fut frappé de la force de ces arguments. Renfermant le
dépit que lui inspirait la conduite de sa femme:
--Je conviens, dit-il en changeant aussitôt de ton, que j'ai eu trop de
vivacité. Beau-père, si je vous ai manqué, recevez mes excuses.
--Oui, Monsieur, reprit Lhéry, vous m'avez manqué dans la personne de ma
fille, dont les habits de noce portent les marques de votre brutalité;
vous m'avez manqué dans la personne de mon neveu, que je saurai faire
respecter. Si vous voulez que votre femme et votre beau-père oublient
cette conduite, offrez la main à Bénédict, et que tout soit
dit.
Une foule immense s'était rassemblée autour d'eux et attendait avec
curiosité la fin de cette scène. Tous les regards semblaient dire à Blutty
qu'il ne devait point fléchir; mais quoique Blutty ne manquât pas d'un
certain courage brutal, il entendait ses intérêts aussi bien que tout bon
campagnard sait le faire. En outre, il était réellement très-amoureux de
sa femme, et la menace d'être séparé d'elle l'effrayait plus encore que
tout le reste. Sacrifiant donc les conseils de la vaine gloire à ceux du
bon sens, il dit, après un peu d'hésitation:
--Eh bien! je vous obéirai, beau-père; mais cela me coûte, je l'avoue, et
j'espère que vous me tiendrez compte, Athénaïs, de ce que je fais pour
vous obtenir.
--Vous ne m'obtiendrez jamais, quoi que vous fassiez! s'écria la jeune
fermière, qui venait d'apercevoir les nombreuses taches dont elle était
couverte.
--Ma fille, interrompit Lhéry, qui savait fort bien reprendre au besoin la
dignité et l'autorité d'un père de famille, dans la situation où vous êtes,
vous ne devez pas avoir d'autre volonté que celle de votre père. Je vous
ordonne de donner le bras à votre mari et de le réconcilier avec votre
cousin.
En parlant ainsi, Lhéry se retourna vers son neveu, qui pendant cette
contestation avait désarmé et caché ses pistolets; mais, au lieu d'obéir à
l'impulsion que voulait lui donner son oncle, il recula devant la main que
lui tendait à contre-coeur Pierre Blutty.
--Jamais, mon oncle! répondit-il; je suis fâché de ne pouvoir pas
reconnaître par mon obéissance l'intérêt que vous venez de me témoigner,
mais il n'est pas en ma puissance de pardonner un affront. Tout ce que je
puis faire, c'est de l'oublier.
Après cette réponse, il tourna le dos, et disparut en se frayant avec
autorité un passage à travers les curieux ébahis.
XXII.
Bénédict s'enfonça dans le parc de Raimbault, et se jetant sur la mousse,
dans un endroit sombre, il s'abandonna aux plus tristes réflexions. Il
venait de rompre le dernier lien qui l'attachait à la vie; car il sentait
bien qu'après de telles relations avec Pierre Blutty, il ne pouvait plus
en conserver de directes avec ses parents de la ferme. Ces lieux, où il
avait passé de si heureux instants, et qui étaient pour lui tout remplis
des traces de Valentine, il ne les verrait plus; ou s'il y retournait
quelquefois, ce serait en étranger et sans avoir la liberté d'y chercher
ses souvenirs, naguère si doux, aujourd'hui si amers. Il lui semblait que
de longues années de malheur le séparaient déjà de ces jours récemment
écoulés, et il se reprochait de n'en avoir point assez joui; il se
repentait des instants d'humeur qu'il n'avait pas réprimés; il déplorait
la triste nature de l'homme, qui ne sait jamais la valeur de ses joies
qu'après les avoir perdues.
Désormais l'existence de Bénédict devenait effrayante; environné d'ennemis,
il serait la risée de la province; chaque jour une voix, partie de trop
bas pour qu'il pût se donner la peine d'y répondre, viendrait faire
entendre à ses oreilles d'insolentes et atroces railleries. Chaque jour
il lui faudrait rapprendre le triste dénouement de ses amours, et se
convaincre qu'il n'y avait plus d'espoir.
Cependant l'amour de soi, qui donne tant d'énergie aux naufragés près de
périr, imprima un instant à Bénédict la volonté de vivre en dépit de tout.
Il fit d'incroyables efforts pour trouver à sa vie un but, une ambition,
un charme quelconque; ce fut en vain: son âme se refusait à admettre
aucune autre passion que l'amour. À vingt ans, quelle autre semble en
effet digne de l'homme? tout lui semblait terne et décoloré après cette
rapide et folle existence qui l'avait enlevé à la terre; ce qui eût été
trop haut pour ses espérances il y avait à peine un mois, lui paraissait
maintenant indigne de ses désirs. Il n'y avait au monde qu'un bonheur,
qu'un amour, qu'une femme.
Quand il eut vainement épuisé ce qui lui restait de force, il tomba dans
un horrible dégoût de la vie, et résolut d'en finir. Il examina ses
pistolets, et se dirigea vers la sortie du parc, pour aller accomplir son
dessein sans troubler la fête qui rayonnait encore à travers le feuillage.
Mais auparavant il voulut avaler le fond de sa coupe de douleur; il
retourna sur ses pas, et, se glissant parmi les massifs, il arriva
jusqu'au pied des murs qui renfermaient Valentine. Il les suivit au hasard
pendant quelque temps. Tout était silencieux et triste dans ce grand
manoir; tous les domestiques étaient à la fête. Depuis longtemps les
convives s'étaient retirés. Bénédict n'entendit que la voix de la vieille
marquise qui paraissait assez animée. Elle partait d'un appartement au
rez-de-chaussée dont la fenêtre était entr'ouverte. Bénédict s'approcha,
et recueillit des paroles qui modifièrent tout à coup ses résolutions:
--Je vous assure, Madame, disait la marquise, que Valentine est
sérieusement malade, et qu'il faudrait faire entendre raison à M. de
Lansac.
--Eh! mon Dieu! Madame, répondit une voix que Bénédict jugea ne pouvoir
être que celle de la comtesse, vous avez la rage de vous immiscer dans
tout! Il me semble que votre intervention ou la mienne dans une pareille
circonstance ne peut être que fort inconvenante.
--Madame, je ne connais pas d'inconvenance, reprit l'autre voix, lorsqu'il
s'agit de la santé de ma petite-fille.
--Si je ne savais combien il vous est agréable de donner ici un autre avis
que le mien, je m'expliquerais difficilement cet accès de sensibilité.
--Raillez tant qu'il vous plaira, Madame; je viens d'écouter à la porte de
Valentine, ne sachant point ce qui s'y passait, et me doutant de tout
autre chose que de la vérité. En entendant la voix de la nourrice au lieu
de celle du cher mari, je suis entrée, et j'ai trouvé Valentine fort
souffrante, fort défaite; je vous assure que ce ne serait pas du tout le
moment...
--Valentine aime son mari, son mari l'aime, je suis bien certaine qu'il
aura pour elle tous les égards qu'elle exigera.
--Est-ce qu'une mariée d'un jour sait exiger quelque chose? est-ce qu'elle
a des droits? est-ce qu'on en tient compte?
La fenêtre fut fermée en cet instant, et Bénédict n'en put entendre
davantage. Tout ce que la rage peut inspirer de projets terribles et
insensés, il le connut en cet instant.
«Ô abominable violation des droits les plus sacrés! s'écria-t-il
intérieurement; infâme tyrannie de l'homme sur la femme! Mariage, sociétés,
institutions, haine à vous! haine à mort! Et toi, Dieu! volonté créatrice,
qui nous jettes sur la terre et refuses ensuite d'intervenir dans nos
destinées, toi qui livres le faible à tant de despotisme et d'abjection,
je te maudis! Tu t'endors satisfait d'avoir produit, insoucieux de
conserver. Tu mets en nous une âme intelligente, et tu permets au malheur
de l'étouffer! Maudit sois-tu, maudites soient les entrailles qui m'ont
porté!»
En raisonnant ainsi, le malheureux jeune homme arma ses pistolets,
déchirait sa poitrine avec ses ongles, et marchait avec agitation, ne
songeant plus à se cacher. Tout à coup la raison, ou plutôt une sorte de
lucidité dans son délire, vint l'éclairer. Il y avait un moyen de sauver
Valentine d'une odieuse et flétrissante tyrannie; il y avait un moyen de
punir cette mère sans entrailles, qui condamnait froidement sa fille à un
opprobre légal, au dernier des opprobres qu'on puisse infliger à la femme,
au viol.
«Oui, le viol! répétait Bénédict avec fureur (et il ne faut pas oublier
que Bénédict était un naturel d'excès et d'exception). Chaque jour, au nom
de Dieu et de la société, un manant ou un lâche obtient la main d'une
malheureuse fille, que ses parents, son honneur ou la misère forcent
d'étouffer dans son sein un amour pur et sacré. Et là, sous les yeux de la
société qui approuve et ratifie, la femme pudique et tremblante qui a su
résister aux transports de son amant, tombe flétrie sous les baisers d'un
maître exécré! Et il faut que cela soit ainsi!»
Et Valentine, la plus belle oeuvre de la création, la douce, la simple, la
chaste Valentine était réservée comme les autres à cet affront! En vain
ses larmes, sa pâleur, son abattement avaient dû éclairer la conscience de
sa mère et alarmer la délicatesse de son époux. Rien ne la défendrait
de la honte, cette infortunée! pas même la faiblesse de la maladie et
l'épuisement de la fièvre! Il y a sur la terre un homme assez misérable
pour dire: N'importe! et une mère assez glacée pour fermer les yeux sur ce
crime! «Non, s'écria-t-il, cela ne sera pas! j'en jure par l'honneur de ma
mère!»
Il arma de nouveau ses pistolets et courut au hasard devant lui. Le bruit
d'une petite toux sèche l'arrêta tout à coup. Dans l'état d'irritation où
il était, la pénétration instinctive de la haine lui fit reconnaître à ce
léger indice que M. de Lansac venait droit à lui.
Ils avançaient tous deux dans une allée de jardin anglais, allée étroite,
ombreuse et tournante. Un épais massif de sapins protégea Bénédict. Il
s'enfonça dans leurs rameaux sombres, et se tint prêt à brûler la cervelle
à son ennemi.
M. de Lansac venait du pavillon situé dans le parc, où jusque-là il avait
logé par respect pour les convenances; il se dirigeait vers le château.
Ses vêtements exhalaient une odeur d'ambre que Bénédict détestait presque
autant que lui; ses pas faisaient crier le sable. Le coeur de Bénédict
battait haut dans sa poitrine; son sang ne circulait plus; pourtant sa
main était ferme et son coup d'oeil sûr.
Mais au moment où, le doigt sur la détente, il élevait le bras à la
hauteur de cette tête détestée, d'autres pas se firent entendre venant sur
les traces de Bénédict. Il frémit de cet atroce contre-temps; un témoin
pouvait faire échouer son entreprise et l'empêcher, non pas de tuer Lansac,
il sentait que nulle force humaine ne pourrait le sauver de sa haine,
mais de se tuer lui-même immédiatement après. La pensée de l'échafaud le
fit frémir; il sentit que la société avait des punitions infamantes pour
le crime héroïque que son amour lui dictait.
Incertain, irrésolu, il attendit et recueillit ce dialogue:
--Eh bien! Franck, que vous a répondu madame la comtesse de Raimbault?
--Que monsieur le comte peut entrer chez elle, répondit un laquais.
--Fort bien; vous pouvez aller vous coucher, Franck. Tenez, voici la clef
de mon appartement.
--Monsieur ne rentrera pas?
--Ah! il en doute! dit M. de Lansac entre ses dents, et comme se parlant à
lui-même.
--C'est que, monsieur le comte... madame la marquise... Catherine...
--C'est fort clair; allez vous coucher.
Les deux ombres noires se croisèrent sous les sapins, et Bénédict vit
son ennemi se rapprocher du château. Dès qu'il l'eut perdu de vue, sa
résolution lui revint.
--Je laisserais échapper cette occasion! s'écria-t-il, je laisserais
seulement son pied profaner le seuil de cette demeure qui renferme
Valentine!
Il se mit à courir, mais le comte avait trop d'avance sur lui; il ne put
l'atteindre avant qu'il fût entré dans la maison.
Le comte arrivait là mystérieusement, seul, sans flambeaux, comme un
prince allant en conquête. Il franchit légèrement le perron, le péristyle,
et monta au premier étage; car cette feinte d'aller s'entretenir avec sa
belle mère n'était qu'un arrangement de convenance pour ne pas énoncer à
son laquais le motif délicat de ses empressements. Il était convenu avec
la comtesse qu'elle le ferait appeler à l'heure où sa femme consentirait à
le recevoir. Madame de Raimbault n'avait pas consulté sa fille, comme on
le voit; elle ne pensait pas qu'il en fût besoin.
Mais au moment où M. de Lansac allait être atteint par Bénédict, dont le
pistolet toujours armé le suivait dans l'ombre, la demoiselle de compagnie
se glissa vers le diligent époux avec autant de légèreté que le lui
permirent son corps baleiné et ses soixante ans:
--Madame la marquise aurait un mot à dire à monsieur, lui dit-elle.
Alors M. de Lansac prit une autre direction et la suivit. Ceci se passa
rapidement et dans l'obscurité; Bénédict chercha en vain, et ne put
découvrir par quel escamotage infernal sa proie lui échappait encore.
Seul, dans cette vaste maison, dont on avait, à dessein, éteint toutes les
lumières, et, sous divers prétextes, éloigné le peu de domestiques qui ne
fussent pas à la fête, Bénédict erra au hasard, essayant de rassembler ses
souvenirs et de se diriger vers la chambre que Valentine devait habiter.
Son parti était pris; il la soustrairait à son sort, soit en tuant son
mari, soit en la tuant elle-même. Il avait souvent regardé du dehors la
fenêtre de Valentine, il l'avait reconnue la nuit aux longues veilles dont
la clarté de sa lampe rendait témoignage; mais comment en trouver la
direction dans ces ténèbres et dans cette agitation terrible?
Il s'abandonna au hasard. Il savait seulement que cet appartement était
situé au premier; il suivit une vaste galerie et s'arrêta pour écouter.
Au bout opposé, il apercevait un rayon de lumière se glissant par une
porte entr'ouverte, et il lui semblait entendre un chuchotement de voix
de femmes. C'était la chambre de la marquise; elle avait fait appeler
son beau-petit-fils pour l'engager à renoncer au bonheur de cette
première nuit, et Catherine, qu'on avait fait venir là pour attester
l'indisposition de sa maîtresse, s'en acquittait de son mieux pour
seconder les intentions de Valentine. Mais M. de Lansac était fort peu
persuadé, et trouvait assez ridicule que toutes ces femmes vinssent déjà
glisser leur curiosité et leur influence dans les mystères de son ménage;
il résistait poliment, et jurait sur son honneur d'obéir à l'ordre que
Valentine lui donnerait de vive voix de se retirer.
Bénédict, ayant atteint sans bruit cette porte, entendit toute la
discussion, quoiqu'elle se fît à voix basse, dans la crainte d'attirer la
comtesse, qui eût détruit d'un mot tout l'effet de cette négociation.
«Valentine aura-t-elle bien la force de prononcer cet ordre? se demanda
Bénédict. Oh! je la lui donnerai, moi.
Et il s'avança de nouveau à tâtons vers un autre rayon de lumière plus
faible qui rampait sous une porte fermée; il y colla son oreille: c'était
là! Il le sentit au battement de son coeur et à la faible respiration de
Valentine, qu'il n'était sans doute donné qu'à un homme passionné comme il
l'était pour elle de saisir et de reconnaître.
Il s'appuyait, oppressé, haletant, contre cette porte, lorsqu'il lui
sembla qu'elle cédait; il la poussa et elle obéit sans bruit.
«Grand Dieu! pensa Bénédict, toujours prêt à admettre tout ce qui pouvait
le torturer, l'attendait-elle donc?»
Il fit un pas dans cette chambre; le lit était placé de manière à masquer
la porte à la personne couchée. Une veilleuse brûlait dans son globe
de verre mat. Était-ce bien là? Il avança. Les rideaux étaient à demi
relevés; Valentine, toute habillée, sommeillait sur son lit. Son attitude
témoignait assez de ses terreurs; elle était assise sur le bord de sa
couche, les pieds à terre; sa tête succombant à la fatigue s'était laissée
aller sur les coussins; son visage était d'une pâleur effrayante, et l'on
eût pu compter les pulsations de la fièvre sur les artères gonflées de son
cou et de ses tempes.
Bénédict avait eu à peine le temps de se glisser derrière le dossier de ce
lit et de se presser entre le rideau et la muraille lorsque les pas de
Lansac retentirent dans le corridor.
Il venait de ce côté, il allait entrer. Bénédict tenait toujours son
pistolet; là l'ennemi ne pouvait lui échapper, il n'avait qu'un mouvement
à faire pour l'étendre mort avant qu'il eût effleuré seulement le lin de
la couche nuptiale.
Au bruit que fit Bénédict en se cachant, Valentine, éveillée en sursaut,
jeta un faible cri et se redressa précipitamment; mais, ne voyant rien,
elle prêta l'oreille et distingua les pas de son mari. Alors elle se leva
et courut vers la porte.
Ce mouvement faillit faire éclater Bénédict. Il sortit à demi de sa
cachette pour aller brûler la cervelle à cette femme impudique et menteuse;
mais Valentine n'avait eu d'autre intention que de verrouiller sa porte.
Cinq minutes se passèrent dans le plus complet silence, au grand
étonnement de Valentine et de Bénédict; celui-ci s'était caché de nouveau,
lorsqu'on frappa doucement. Valentine ne répondit pas; mais Bénédict,
penché hors des rideaux, entendit le bruit inégal de sa respiration
entrecoupée; il voyait son effroi, ses lèvres livides, ses mains crispées
contre le verrou qui la défendait.
«Courage, Valentine! allait-il s'écrier, nous sommes deux pour soutenir
l'assaut!» lorsque la voix de Catherine se fit entendre.
--Ouvrez, Mademoiselle, disait-elle; n'ayez plus peur; c'est moi, je suis
seule. _Monsieur_ est parti; il s'est rendu aux raisons de madame la
marquise et à la prière que je lui ai faite en votre nom de se retirer.
Oh! nous vous avons faite bien plus malade que vous n'êtes, j'espère,
ajouta la bonne femme en entrant et recevant Valentine dans ses bras.
N'allez pas vous aviser de l'être aussi sérieusement que nous nous en
sommes vantées, au moins!
--Oh! tout à l'heure je me sentais mourir, répondit Valentine en
l'embrassant; mais à présent je suis mieux, tu m'as sauvée encore pour
quelques heures. Après, que Dieu me protège!
--Eh! mon Dieu, chère enfant! dit Catherine, quelles idées avez-vous donc?
Allons, couchez-vous. Je passerai la nuit auprès de vous.
--Non, Catherine, va te reposer. Voici bien des nuits que je te fais
passer. Va-t'en; je l'exige. Je suis mieux; je dormirai bien. Seulement
enferme-moi, prends la clef, et ne te couche que lorsque toute la maison
sera fermée.
--Oh! n'ayez pas peur. Tenez, voici qu'on ferme déjà; n'entendez-vous pas
rouler la grosse porte?
--Oui, c'est bien. Bonsoir, nourrice, ma bonne nourrice!
La nourrice fit encore quelques difficultés pour se retirer; elle
craignait que Valentine ne se trouvât plus mal dans la nuit. Enfin elle
céda et se retira après avoir fermé la porte, dont elle emporta la
clef.
--Si vous avez besoin de quelque chose, cria-t-elle du dehors, vous me
sonnerez?
--Oui, sois tranquille, dors bien, répondit Valentine.
Elle tira les verrous, et, secouant ses cheveux épars, elle posa les mains
sur son front, en respirant fortement comme une personne délivrée; puis
elle revint à son lit et se laissa tomber assise, avec la raideur que
donnent le découragement et la maladie. Bénédict se pencha et put la voir.
Il eût pu se montrer tout à fait sans qu'elle y prît garde. Les bras
pendants, l'oeil fixé sur le parquet, elle était là comme une froide
statue; ses facultés semblaient épuisées, son coeur éteint.
XXIII.
Bénédict entendit successivement fermer toutes les portes de la maison.
Peu à peu les pas des domestiques s'éloignèrent du rez-de-chaussée, les
reflets que quelques lumières errantes faisaient courir sur le feuillage
s'éteignirent; les sons lointains des instruments et quelques coups de
pistolet qu'il est d'usage en Berry de tirer aux noces et aux baptêmes en
signe de réjouissance, venaient seuls par intervalles rompre le silence.
Bénédict se trouvait dans une situation inouïe, et qu'il n'eût jamais
osé rêver. Cette nuit, cette horrible nuit qu'il devait passer dans les
angoisses de la rage le réunissait à Valentine! M. de Lansac retournait
seul à son gîte, et Bénédict, le désolé Bénédict, qui devait se brûler la
cervelle dans un fossé, était là enfermé seul avec Valentine! Il eut des
remords d'avoir renié son Dieu, d'avoir maudit le jour de sa naissance.
Cette joie imprévue, qui succédait à la pensée de l'assassinat et à celle
du suicide, le saisit si impétueusement qu'il ne songea pas à en calculer
les suites terribles. Il ne s'avoua pas que, s'il était découvert en ce
lieu, Valentine était perdue; il ne se demanda pas si cette conquête
inespérée d'un instant de joie ne rendrait pas plus odieuse ensuite la
nécessité de mourir. Il s'abandonna au délire qu'un tel triomphe sur sa
destinée lui causait. Il mit ses deux mains sur sa poitrine pour en
maîtriser les ardentes palpitations. Mais au moment de se trahir par ses
transports, il s'arrêta, dominé par la crainte d'offenser Valentine, par
cette timidité respectueuse et chaste qui est le principal caractère du
véritable amour.
Irrésolu, le coeur plein d'angoisses et d'impatiences, il allait se
déterminer, lorsqu'elle sonna, et au bout d'un instant Catherine reparut.
--Bonne nourrice, lui dit-elle, tu ne m'as pas donné ma potion.
--Ah! votre _portion_? dit la bonne femme; je pensais que vous ne la
prendriez pas aujourd'hui. Je vais la préparer.
--Non, cela serait trop long. Fais dissoudre un peu d'opium dans de l'eau
de fleurs d'orange.
--Mais cela pourra vous faire mal?
--Non; jamais l'opium ne peut faire de mal dans l'état où je suis.
--Je n'en sais rien, moi. Vous n'êtes pas médecin; voulez-vous que j'aille
demander à madame la marquise?
--Oh! pour Dieu, ne fais pas cela! Ne crains donc rien. Tiens, donne-moi
la boîte; je sais la dose.
--Oh! vous en mettez deux fois trop.
--Non, te dis-je; puisqu'il m'est enfin accordé de dormir, je veux pouvoir
en profiter. Pendant ce temps-là je ne penserai pas.
Catherine secoua la tête d'un air triste, et délaya une assez forte dose
d'opium que Valentine avala à plusieurs reprises en se déshabillant, et,
quand elle fut enveloppée de son peignoir, elle congédia de nouveau sa
nourrice et se mit au lit.
Bénédict, enfoncé dans sa cachette, n'avait pas osé faire un mouvement.
Cependant la crainte d'être aperçu par la nourrice était bien moins forte
que celle qu'il éprouva en se retrouvant seul avec Valentine. Après un
terrible combat avec lui-même, il se hasarda à soulever doucement le
rideau. Le frôlement de la soie n'éveilla point Valentine; l'opium faisait
déjà son effet. Cependant Bénédict crut qu'elle entr'ouvrait les yeux.
Il eut peur, et laissa retomber le rideau, dont la frange entraîna un
flambeau de bronze placé sur le guéridon, et le fit tomber avec assez de
bruit. Valentine tressaillit, mais ne sortit point de sa léthargie. Alors
Bénédict resta debout auprès d'elle, plus libre encore de la contempler
qu'au jour où il avait adoré son image répétée dans l'eau. Seul à ses
pieds dans ce solennel silence de la nuit, protégé par ce sommeil
artificiel qu'il n'était pas en son pouvoir de rompre, il croyait
accomplir une destinée magique. Il n'avait plus rien à craindre de sa
colère; il pouvait s'enivrer du bonheur de la voir sans être troublé dans
sa joie; il pouvait lui parler sans qu'elle l'entendît, lui dire tout son
amour, tous ses tourments, sans faire évanouir ce faible et mystérieux
sourire qui errait sur ses lèvres à demi entr'ouvertes. Il pouvait coller
ses lèvres sur sa bouche sans qu'elle le repoussât... Mais l'impunité ne
l'enhardit point jusque-là. C'est dans son coeur que Valentine avait un
culte presque divin, et elle n'avait pas besoin de protections extérieures
contre lui. Il était sa sauvegarde et son défenseur contre lui-même. Il
s'agenouilla devant elle, et se contenta de prendre sa main pendante au
bord du lit, de la soutenir dans les siennes, d'en admirer la finesse et
la blancheur, et d'y appuyer ses lèvres tremblantes. Cette main portait
l'anneau nuptial, le premier anneau d'une chaîne pesante et indissoluble.
Bénédict eût pu l'ôter et l'anéantir, il ne le voulut point; son âme était
revenue à des impressions plus douces; il voulait respecter dans Valentine
jusqu'à l'emblème de ses devoirs.
Car dans cette délicieuse extase, il avait bientôt oublié tout. Il se crut
heureux et plein d'avenir comme aux beaux jours de la ferme; il s'imagina
que la nuit ne devait pas finir, et que Valentine ne devait pas s'éveiller,
et qu'il accomplissait là son éternité de bonheur.
Longtemps cette contemplation fut sans danger: les anges sont moins purs
que le coeur d'un homme de vingt ans lorsqu'il aime avec passion; mais il
tressaillit lorsque Valentine, émue par un de ces rêves heureux que crée
l'opium, se pencha doucement vers lui et pressa faiblement sa main en
murmurant des paroles indistinctes. Bénédict tressaillit et s'éloigna du
lit, effrayé de lui-même.
--Oh! Bénédict! lui dit Valentine d'une voix faible et lente, Bénédict,
c'est vous qui m'avez épousée aujourd'hui? Je croyais que c'était un autre;
dites-moi bien que c'est vous!...
--Oui, c'est moi, c'est moi! dit Bénédict éperdu, en pressant contre son
coeur agité cette main qui cherchait la sienne.
Valentine, à demi éveillée, se dressa sur son chevet, ouvrit les yeux, et
fixa sur lui des prunelles pâles qui flottaient dans le vague des songes.
Il y eut comme un sentiment d'effroi sur ses traits; puis elle referma les
yeux et retomba en souriant sur son oreiller.
--C'est vous que j'aimais, lui dit-elle; mais comment l'a-t-on permis?
Elle parlait si bas et articulait si faiblement que Bénédict recueillait
lui-même ses paroles comme le murmure angélique qu'on entend dans les
songes.
--Ô ma bien-aimée! s'écria-t-il en se penchant vers elle, dites-le-moi
encore, dites-le-moi, pour que je meure de joie à vos pieds!
Mais Valentine le repoussa.
--Laissez-moi! dit-elle.
Et ses paroles devinrent inintelligibles.
Bénédict crut comprendre qu'elle le prenait pour M. de Lansac. Il se
nomma plusieurs fois avec insistance, et Valentine, flottant entre la
réalité et l'illusion, s'éveillant et s'endormant tour à tour, lui dit
ingénument tous ses secrets. Un instant elle crut voir M. de Lansac qui la
poursuivait une épée à la main; elle se jeta dans le sein de Bénédict, et
passant ses bras autour de son cou:
--Mourons tous deux! lui dit-elle.
--Oh! tu as raison, s'écria-t-il. Sois à moi, et mourons.
Il posa ses pistolets sur le guéridon, et étreignit dans ses bras le corps
souple et languissant de Valentine. Mais elle lui dit encore:
--Laisse-moi, mon ami; je meurs de fatigue, laisse-moi dormir.
Elle appuya sa tête sur le sein de Bénédict, et il n'osa faire un
mouvement de peur de la déranger. C'était un si grand bonheur que de la
voir dormir dans ses bras! Il ne se souvenait déjà plus qu'il en pût
exister un autre.
--Dors, dors, ma vie! lui disait-il en effleurant doucement son front avec
ses lèvres; dors, mon ange. Sans doute tu vois la Vierge aux cieux; et
elle te sourit, car elle te protège. Va, nous serons unis là-haut!
Il ne put résister au désir de détacher doucement son bonnet de dentelle,
et de répandre sur elle et sur lui cette magnifique chevelure d'un blond
cendré qu'il avait regardée tant de fois avec amour. Qu'elle était soyeuse
et parfumée! que son frais contact allumait chez lui de délire et de
fièvre! Vingt fois il mordit les draps de Valentine et ses propres mains
pour s'arracher, par la sensation d'une douleur physique, aux emportements
de sa joie. Assis sur le bord de cette couche dont le linge odorant et fin
le faisait frissonner, il se jetait rapidement à genoux pour reprendre
empire sur lui-même, et il se bornait à la regarder. Il l'entourait
chastement des mousselines brodées qui protégeaient son jeune sein si
paisible et si pur; il ramenait même un peu le rideau sur son visage
pour ne plus la voir et trouver la force de s'en aller. Mais Valentine,
éprouvant ce besoin d'air qu'on ressent dans le sommeil, repoussait cet
obstacle, et, se rapprochant de lui, semblait appeler ses caresses d'un
air naïf et confiant. Il soulevait les tresses de ses cheveux et en
remplissait sa bouche pour s'empêcher de crier; il pleurait de rage et
d'amour. Enfin, dans un instant de douleur inouïe, il mordit l'épaule
ronde et blanche qu'elle livrait à sa vue. Il la mordit cruellement, et
elle s'éveilla, mais sans témoigner de souffrance. En la voyant se dresser
de nouveau sur son lit, le regarder avec plus d'attention, et passer sa
main sur lui pour s'assurer qu'il n'était point un fantôme, Bénédict, qui
était alors assis tout à fait auprès d'elle, se crut perdu; tout son sang,
qui bouillonnait, se glaça; il devint pâle, et lui dit, sans savoir ce
qu'il disait:
--Valentine, pardon; je me meurs, si vous n'avez pitié de moi...
--Pitié de toi! lui dit-elle avec la voix forte et brève du somnambulisme;
qu'as-tu? souffres-tu? Viens dans mes bras comme tout à l'heure; viens.
N'étais-tu pas heureux?
--Ô Valentine! s'écria Bénédict devenu fou, dis-tu vrai? Me reconnais-tu?
Sais-tu qui je suis?
--Oui, lui dit-elle en s'assoupissant sur son épaule, ma bonne nourrice!
--Non! non! Bénédict! Bénédict! entends-tu! l'homme qui t'aime plus que sa
vie! Bénédict!
Et il la secoua pour la réveiller, mais cela était impossible. Il ne
pouvait qu'exciter en elle l'ardeur des songes. Cette fois, la lucidité du
sien fut telle qu'il s'y trompa.
--Oui! c'est toi, dit-elle en se redressant, mon mari; je le sais, mon
Bénédict; je t'aime aussi. Embrasse-moi, mais ne me regarde pas. Éteins
cette lumière; laisse-moi cacher mon visage contre ta poitrine.
En même temps elle l'entoura de ses bras et l'attira vers elle avec une
force fébrile extraordinaire. Ses joues étaient vivement colorées, ses
lèvres étincelaient. Il y avait dans ses yeux éteints un feu subit et
fugitif; évidemment elle avait le délire. Mais Bénédict pouvait-il
distinguer cette excitation maladive de l'ivresse passionnée qui le
dévorait? Il se jeta sur elle avec désespoir, et, près de céder à ses
fougueuses tortures, il laissa échapper des cris nerveux et déchirants.
Aussitôt des pas se firent entendre, et la clef tourna dans la serrure.
Bénédict n'eut que le temps de se jeter derrière le lit; Catherine entra.
La nourrice examina Valentine, s'étonna du désordre de son lit et de
l'agitation de son sommeil. Elle tira une chaise et resta près d'elle
environ un quart d'heure. Bénédict crut qu'elle allait y passer le reste
de la nuit et la maudit mille fois. Cependant Valentine, n'étant plus
excitée par le souffle embrasé de son amant, retomba dans une torpeur
immobile et paisible. Catherine, rassurée, imagina qu'un rêve l'avait
trompée elle-même lorsqu'elle avait cru entendre crier; elle remit le lit
en ordre, arrangea les draps autour de Valentine, releva ses cheveux sous
son bonnet, et ramena les plis de sa camisole sur sa poitrine pour la
préserver de l'air de la nuit; puis elle se retira doucement, et tourna
deux fois la clef dans la serrure. Ainsi il était impossible à Bénédict de
s'en aller par là.
Quand il se retrouva maître de Valentine, connaissant maintenant tout le
danger de sa situation, il s'éloigna du lit avec effroi, et alla se jeter
sur une chaise à l'autre bout de la chambre. Là, il cacha sa tête dans ses
mains et chercha à résumer les conséquences de sa position.
Ce courage féroce qui lui eût permis, quelques heures auparavant, de tuer
Valentine, il ne l'avait plus. Ce n'était pas après avoir contemplé
ses charmes modestes et touchants qu'il pouvait se sentir l'énergie de
détruire cette belle oeuvre de Dieu: c'était Lansac qu'il fallait tuer.
Mais Lansac ne pouvait pas mourir seul, il fallait le suivre; et que
deviendrait Valentine, sans amant, sans époux? Comment la mort de l'un lui
profiterait-elle si l'autre ne lui restait? Et puis, qui sait si elle ne
maudirait pas l'assassin de ce mari qu'elle n'aimait pas? Elle si pure,
si pieuse, et d'une âme si droite et si honnête, comprendrait-elle la
sublimité d'un dévouement si sauvage? Le souvenir de Bénédict ne lui
resterait-il pas funeste et odieux dans le coeur, souillé de ce sang et de
ce terrible nom d'_assassin_?
--Ah! puisque je ne peux jamais la posséder, se dit-il, il ne faut pas
du moins qu'elle haïsse ma mémoire! Je mourrai seul, et peut-être
osera-t-elle me pleurer dans le secret de ses prières.
Il approcha sa chaise du bureau de Valentine; tout ce qu'il fallait pour
écrire s'y trouvait. Il alluma un flambeau, ferma les rideaux du lit pour
ne plus la voir et trouver la force de lui dire un éternel adieu. Il tira
les verrous de la porte, afin de n'être pas surpris à l'improviste, et il
écrivit à Valentine:
«Il est deux heures du matin, et je suis seul avec vous, Valentine, seul,
dans votre chambre, maître de vous plus que ne le sera jamais votre mari;
car vous m'avez dit que vous m'aimiez, vous m'avez appelé sur votre coeur
dans le secret de vos rêves, vous m'avez presque rendu mes caresses; vous
m'avez fait, sans le vouloir, le plus heureux et le plus misérable des
hommes; et pourtant, Valentine, je vous ai respectée au milieu du plus
terrible délire qui ait envahi des facultés humaines. Vous êtes toujours
là, pure et sacrée pour moi, et vous pourrez vous éveiller sans rougir.
Oh! Valentine! il faut que je vous aime bien.
«Mais, quelque douloureux et incomplet qu'ait été mon bonheur, il faut que
je le paie de ma vie. Après des heures comme celles que je viens de passer
à vos genoux, les lèvres collées sur votre main, sur vos cheveux, sur le
fragile vêtement qui vous protège à peine, je ne puis pas vivre un jour de
plus. Après de tels transports, je ne puis pas retourner à la vie commune,
à la vie odieuse que je mènerais désormais loin de vous. Rassure-toi,
Valentine; l'homme qui t'a mentalement possédée cette nuit ne verra pas le
lever du soleil.
«Et, sans cette résolution irrévocable, où aurais-je trouvé l'audace de
pénétrer ici et d'avoir des pensées de bonheur? Comment aurais-je osé vous
regarder et vous parler comme je l'ai fait, même pendant votre sommeil! Ce
ne sera pas assez de tout mon sang pour payer la destinée qui m'a vendu de
pareils instants.
«Il faut que vous sachiez tout, Valentine. J'étais venu pour assassiner
votre mari. Quand j'ai vu qu'il m'échappait, j'ai résolu de vous tuer avec
moi. N'ayez point peur; quand vous lirez ceci, mon coeur aura cessé de
battre; mais cette nuit, Valentine, au moment où vous m'avez appelé dans
vos bras, un pistolet armé était levé sur votre tête.
«Et puis je n'ai pas eu le courage, je ne l'aurais pas. Si je pouvais vous
tuer du même coup que moi, ce serait déjà fait; mais il faudrait vous voir
souffrir, voir votre sang couler, votre âme se débattre contre la mort, et
ce spectacle ne durât-il qu'une seconde, cette seconde résumerait à elle
seule plus de douleurs qu'il n'y en a eu dans toute ma vie.
«Vivez donc, et que votre mari vive aussi! la vie que je lui accorde est
encore plus que le respect qui vient de m'enchaîner, mourant de désirs, au
pied de votre lit. Il m'en coûte plus pour renoncer à satisfaire ma haine
qu'il ne m'en a coûté pour vaincre mon amour; c'est que sa mort vous
déshonorerait peut-être. Témoigner ainsi ma jalousie au monde, c'était
peut-être lui avouer votre amour autant que le mien; car vous m'aimez,
Valentine, vous me l'avez dit tout à l'heure malgré vous. Et hier soir,
au bout de la prairie, quand vous pleuriez dans mon sein, n'était-ce pas
aussi de l'amour? Ah! ne vous éveillez pas, laissez-moi emporter cette
pensée dans le tombeau!
«Mon suicide ne vous compromettra pas; vous seule saurez pour qui je
meurs. Le scalpel du chirurgien ne trouvera pas votre nom écrit au fond de
mon coeur, mais vous saurez que ses dernières palpitations étaient pour
vous.
«Adieu, Valentine; adieu, le premier, le seul amour de ma vie! Bien
d'autres vous aimeront; qui ne le ferait? mais une seule fois vous aurez
été aimée comme vous devez l'être. L'âme que vous avez remplie devait
retourner au sein de Dieu, afin de ne pas dégénérer sur la terre.
«Après moi, Valentine, quelle sera votre vie? Hélas! je l'ignore. Sans
doute vous vous soumettrez à votre sort, mon souvenir s'émoussera; vous
tolérerez peut-être tout ce qui vous semble odieux aujourd'hui, il le
faudra bien... Ô Valentine! si j'épargne votre mari, c'est pour que vous
ne me maudissiez pas, c'est pour que Dieu ne m'exile pas du ciel, où votre
place est marquée. Dieu, protégez-moi! Valentine, priez pour moi!
«Adieu... Je viens de m'approcher de vous, vous dormez, vous êtes calme.
Oh! si vous saviez comme vous êtes belle! oh! jamais, jamais une poitrine
d'homme ne renfermera sans se briser tout l'amour que j'avais pour vous!
«Si l'âme n'est pas un vain souffle que le vent disperse, la mienne
habitera toujours près de vous.
«Le soir, quand vous irez au bout de la prairie, pensez à moi si la brise
soulève vos cheveux; et si, dans ses froides caresses, vous sentez courir
tout à coup une haleine embrasée; la nuit dans vos songes, si un baiser
mystérieux vous effleure, souvenez-vous de Bénédict.»
Il plia ce papier et le mit sur le guéridon, à la place de ses pistolets,
que Catherine avait presque touchés sans les voir; il les désarma,
les prit sur lui, se pencha vers Valentine, la regarda encore avec
enthousiasme, déposa un baiser, le premier et le dernier, sur ses lèvres;
puis il s'élança vers la fenêtre, et, avec le courage d'un homme qui
n'a rien à risquer, il descendit au péril de sa vie. Il pouvait tomber
de trente pieds de haut, ou bien recevoir un coup de fusil, comme un
voleur; mais que lui importait! La seule crainte de compromettre Valentine
l'engageait à prendre des précautions pour n'éveiller personne. Le
désespoir lui donna des forces surnaturelles; car, pour ceux qui
regarderaient aujourd'hui de sang-froid la distance des croisées du
rez-de-chaussée à celles du premier étage, au château de Raimbault, la
nudité du mur et l'absence de tout point d'appui, une pareille entreprise
semblerait fabuleuse.
Il atteignit pourtant le sol sans éveiller personne, et gagna la campagne
par-dessus les murs.
Les premières lueurs du matin blanchissaient l'horizon.
XXIV.
Valentine, plus fatiguée d'un semblable sommeil qu'elle ne l'eût été d'une
insomnie, s'éveilla fort tard. Le soleil était haut et chaud dans le ciel,
des myriades d'insectes bourdonnaient dans ses rayons. Longtemps plongée
dans ce mol engourdissement qui suit le réveil, Valentine ne cherchait
point encore à recueillir ses idées; elle écoutait vaguement les mille
bruits de l'air et des champs. Elle ne souffrait point parce qu'elle avait
oublié bien des choses et qu'elle en ignorait plus encore.
Elle se souleva pour prendre un verre d'eau sur le guéridon, et trouva la
lettre de Bénédict; elle la retourna dans ses doigts lentement et sans
avoir la conscience de ce qu'elle faisait. Enfin elle y jeta les yeux,
et, en reconnaissant l'écriture, elle tressaillit et l'ouvrit d'une main
convulsive. Le rideau venait de tomber: elle voyait à nu toute sa vie.
Aux cris déchirants qui lui échappèrent, Catherine accourut; elle avait la
figure renversée: Valentine comprit sur-le-champ la vérité.
--Parle! s'écria-t-elle, où est Bénédict? qu'est devenu Bénédict?
Et voyant le trouble et la consternation de sa nourrice, elle dit en
joignant les mains:
--Ô mon Dieu! c'est donc bien vrai, tout est fini!
--Hélas! Mademoiselle, comment donc le savez-vous? dit Catherine en
s'asseyant sur le lit; qui donc a pu entrer ici? j'avais la clef dans ma
poche. Est-ce que vous avez entendu? Mais mademoiselle Beaujon me l'a dit
si bas, dans la crainte de vous éveiller... Je savais bien que cette
nouvelle vous ferait du mal.
--Ah! il s'agit bien de moi! s'écria Valentine avec impatience en se
levant brusquement. Parlez donc! qu'est devenu Bénédict?
Effrayée de cette véhémence, la nourrice baissa la tête et n'osa répondre.
--Il est mort, je le sais! dit Valentine en retombant sur son lit, pâle et
suffoquée; mais depuis quand?
--Hélas! dit la nourrice, on ne sait; le malheureux jeune homme a été
trouvé au bout de la prairie, ce matin, au petit jour. Il était couché
dans un fossé et couvert de sang. Les métayers de la Croix-Bleue, en s'en
allant chercher leurs boeufs au pâturage, l'ont ramassé, et tout de suite
on l'a porté dans sa maison; il avait la tête fracassée d'un coup de
pistolet, et le pistolet était encore dans sa main. La justice s'y est
transportée sur-le-champ. Ah! mon Dieu! quel malheur! Qu'est-ce qui a pu
causer tant de chagrin à ce jeune homme? On ne dira pas que c'est la
misère; M. Lhéry l'aimait comme son fils; et madame Lhéry, que va-t-elle
dire? Ce sera une désolation.
Valentine n'écoutait plus, elle était tombée sur son lit, roide et froide.
En vain Catherine essaya de la réveiller par ses cris et ses caresses: il
semblait qu'elle fût morte. La bonne nourrice, en voulant ouvrir ses mains
contractées, y trouva une lettre froissée. Elle ne savait pas lire, mais
elle avait l'instinct du coeur qui avertit des dangers de la personne qu'on
aime; elle lui retira cette lettre et la cacha avec soin avant d'appeler
du secours.
Bientôt la chambre de Valentine fut pleine de monde; mais tous les efforts
furent vains pour la ranimer. Un médecin qu'on fit venir promptement
lui trouva une congestion cérébrale très-grave, et parvint, à force de
saignées, à rappeler la circulation; mais les convulsions succédèrent à
cet état d'accablement, et pendant huit jours Valentine fut entre la vie
et la mort.
La nourrice se garda bien de dire la cause de cette funeste émotion; elle
n'en parla qu'au médecin sous le sceau du secret, et voici comment elle
fut conduite à comprendre qu'il y avait dans tous ces événements une
liaison qu'il était nécessaire de ne faire saisir à personne. En voyant
Valentine un peu mieux, après la saignée, le jour même de l'événement,
elle se mit à réfléchir à la manière surnaturelle dont sa jeune maîtresse
en avait été informée. Cette lettre qu'elle avait trouvée dans sa main lui
rappela le billet qu'on l'avait chargée de lui remettre la veille, avant
le mariage, et qui lui avait été confié par la vieille gouvernante
de Bénédict. Étant descendue un instant à l'office, elle entendit le
domestique commenter la cause de ce suicide, et se dire tout bas que, dans
la soirée précédente, une querelle avait eu lieu entre Pierre Blutty et
Bénédict, au sujet de mademoiselle de Raimbault. On ajoutait que Bénédict
vivait encore, et que le même médecin qui soignait dans ce moment
Valentine, ayant pansé le blessé dans la matinée, avait refusé de se
prononcer positivement sur sa situation. Une balle avait fracassé le front
et était ressortie au-dessus de l'oreille; cette blessure-là, quoique
grave, n'était peut-être point mortelle; mais on ignorait de combien de
balles était chargé le pistolet. Il se pouvait qu'il y en eût une seconde
logée dans l'intérieur du crâne, et, en ce cas, le répit qu'éprouvait en
ce moment le moribond ne pouvait servir qu'à prolonger ses souffrances.
Aux yeux de Catherine, il devait donc être prouvé que cette catastrophe
et les chagrins qui l'avaient précédée avaient une influence directe sur
l'état effrayant de Valentine. Cette bonne femme s'imagina qu'un rayon
d'espérance, si faible qu'il fût, devait produire plus d'effet sur son
mal que tous les secours de la médecine. Elle courut à la chaumière de
Bénédict, qui n'était qu'à une demi-lieue du château, et s'assura par
elle-même qu'il y avait encore chez cet infortuné un souffle de vie.
Beaucoup de voisins, attirés par la curiosité plus que par l'intérêt,
encombraient sa porte; mais le médecin avait ordonné qu'on laissât entrer
peu de monde, et M. Lhéry, qui était installé au chevet du mourant, ne
reçut Catherine qu'après beaucoup de difficultés. Madame Lhéry ignorait
encore cette triste nouvelle; elle était allée faire _le retour de noces_
de sa fille à la ferme de Pierre Blutty.