George Sand

Valentine
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Catherine, après avoir examiné le malade et recueilli l'opinion de Lhéry,
s'en retourna aussi peu fixée qu'auparavant sur les véritables suites de
la blessure, mais complètement éclairée sur les causes du suicide. Par une
circonstance particulière, au moment où elle sortait de cette maison, elle
tressaillit en jetant les yeux sur une chaise où l'on avait déposé les
vêtements ensanglantés de Bénédict. Comme il arrive toujours que nos
regards s'arrêtent, en dépit de nous, sur un objet d'effroi ou de dégoût,
ceux de Catherine ne purent se détacher de cette chaise, et y découvrirent
un mouchoir de soie des Indes, horriblement taché de sang. Aussitôt elle
reconnut le foulard qu'elle avait mis elle-même autour du cou de Valentine
en la voyant sortir dans la soirée qui précéda le mariage, et qu'elle
avait perdu dans sa promenade au bout de la prairie. Ce fut un trait de
lumière irrécusable; elle choisit donc un moment où l'on ne faisait point
attention à elle pour s'emparer de ce mouchoir, qui eût pu compromettre
Valentine, et pour le cacher dans sa poche.

De retour au château, elle se hâta de le serrer dans sa chambre et ne
songea plus à s'en occuper. Elle essaya, dans les rares instants où elle
se trouva seule avec Valentine, de lui faire comprendre que Bénédict
pouvait être sauvé; mais ce fut en vain. Les facultés morales semblaient
complètement épuisées chez Valentine; elle ne soulevait même plus ses
paupières pour reconnaître la personne qui lui parlait. S'il lui restait
une pensée, c'était la satisfaction de se voir mourir.

Huit jours s'étaient ainsi passés. Il y eut alors un mieux sensible;
Valentine parut retrouver la mémoire, et se soulagea par d'abondantes
larmes. Mais comme on ne put jamais lui faire dire le motif de cette
douleur, on pensa qu'il y avait encore de l'égarement dans son cerveau.
La nourrice seule guettait un instant favorable pour parler; mais M. de
Lansac, étant à la veille de partir, se _faisait un devoir_ de ne plus
quitter l'appartement de sa femme. M. de Lansac venait de recevoir sa
nomination à la place de premier secrétaire d'ambassade (jusque-là il
n'avait été que le second), et en même temps l'ordre de rejoindre aussitôt
son chef, et de partir, avec ou sans sa femme, pour la Russie.

Il n'était jamais entré dans les dispositions sincères de M. de Lansac
d'emmener sa femme en pays étranger. Dans le temps où il avait le plus
fasciné Valentine, elle lui avait demandé s'il l'emmènerait en _mission_:
et, pour ne pas lui sembler au-dessous de ce qu'il affectait d'être, il
lui avait répondu que son voeu le plus ardent était de ne jamais se séparer
d'elle. Mais il s'était bien promis d'user de son adresse, et, s'il le
fallait, de son autorité, pour préserver sa vie nomade des embarras
domestiques. Cette coïncidence d'une maladie qui n'était plus sans espoir,
mais qui menaçait d'être longue, avec la nécessité pour lui de partir
immédiatement, était donc favorable aux intérêts et aux goûts de M. de
Lansac. Quoique madame de Raimbault fût une personne fort habile en
matière d'intérêts pécuniaires, elle s'était laissé complètement
circonvenir par l'habileté bien supérieure de son gendre. Le contrat,
après les discussions les plus dégoûtantes pour le fond, les plus
délicates pour la forme, avait été tressé tout à l'avantage de M. de
Lansac. Il avait usé, dans la plus grande extension possible, de
l'élasticité des lois pour se rendre maître de la fortune de sa femme,
et il avait fait consentir les _parties contractantes_ à donner des
espérances considérables à ses créanciers sur la terre de Raimbault.
Ces légères particularités de sa conduite avaient bien failli rompre le
mariage; mais il avait su, en flattant toutes les ambitions de la comtesse,
s'emparer d'elle mieux qu'auparavant. Quant à Valentine, elle ignorait
tellement les affaires, et sentait une telle répugnance à s'en occuper,
qu'elle souscrivit, sans y rien comprendre, à tout ce qui fut exigé d'elle.

M. de Lansac, voyant ses dettes pour ainsi dire payées, partit donc sans
beaucoup regretter sa femme, et, se frôlant les mains, il se vanta
intérieurement d'avoir mené à bien une délicate et excellente affaire.
Cet ordre de départ arrivait on ne peut plus à propos pour le délivrer
du rôle difficile qu'il jouait à Raimbault depuis son mariage. Devinant
peut-être qu'une inclination contrariée causait le chagrin et la maladie
de Valentine, et, dans tous les cas, se sentant fort offensé des
sentiments qu'elle lui témoignait, il n'avait cependant aucun droit
jusque-là d'en montrer son dépit. Sous les yeux de ces deux mères, qui
faisaient un grand étalage de leur tendresse et de leur inquiétude, il
n'osait point laisser percer l'ennui et l'impatience qui le dévoraient.
Sa situation était donc extrêmement pénible, au lieu qu'en faisant une
absence indéfinie, il se soustrayait en outre aux désagréments qui
devaient résulter de la vente forcée des terres de Raimbault; car le
principal de ses créanciers réclamait impérieusement ses fonds, qui
se montaient à environ cinq cent mille francs; et bientôt cette belle
propriété, que madame de Raimbault avait mis tant d'orgueil à compléter,
devait, à son grand déplaisir, être démembrée et réduite à de chétives
dimensions.

En même temps M. de Lansac se débarrassait des pleurs et des caprices
d'une nouvelle épousée.

«En mon absence, se disait-il, elle pourra s'habituer à l'idée d'avoir
aliéné sa liberté. Son caractère calme et retiré s'accommodera de cette
vie tranquille et obscure où je la laisse; ou si quelque amour romanesque
trouble son repos, eh bien! elle aura le temps de s'en guérir ou de s'en
lasser avant mon retour.»

M. de Lansac était un homme sans préjugés, aux yeux de qui toute
sentimentalité, tout raisonnement, toute conviction, se rapportaient à ce
mot puissant qui gouverne l'univers: l'argent.

Madame de Raimbault avait d'autres propriétés en diverses provinces, et
des procès partout. Les procès étaient l'occupation majeure de sa vie;
elle prétendait qu'ils la minaient de fatigues et d'agitations, mais sans
eux elle fût morte d'ennui. C'était, depuis la perte de ses grandeurs,
le seul aliment qu'eussent son activité et son amour de l'intrigue; elle
y épanchait aussi toute la bile que les contrariétés de sa situation
amassaient en elle. Dans ce moment, elle en avait un fort important, en
Sologne, contre les habitants d'un bourg qui lui disputaient une vaste
étendue de bruyères. La cause allait être plaidée, et la comtesse brûlait
d'être là pour stimuler son avocat, influencer ses juges, menacer ses
adversaires, se livrer enfin à toute cette activité fébrile qui est le
ver rongeur des âmes longtemps nourries d'ambition. Sans la maladie de
Valentine, elle serait partie, comme elle se l'était promis, le lendemain
du mariage, pour aller s'occuper de cette affaire; maintenant, voyant sa
fille hors de danger, et n'ayant qu'une courte absence à faire, elle se
décida à partir avec son gendre, qui prenait la route de Paris, et qui lui
fit ses adieux à mi-chemin, sur le lieu de la contestation.

Valentine restait seule pour plusieurs jours, avec sa grand'mère et sa
nourrice, au château de Raimbault.




XXV.


Une nuit, Bénédict, accablé jusque-là par des souffrances atroces, qui ne
lui avaient pas laissé retrouver une pensée, s'éveilla plus calme, et fit
un effort pour se rappeler sa situation. Sa tête était empaquetée au point
qu'une partie de son visage était privée d'air. Il fit un mouvement pour
soulever ces obstacles et retrouver la première faculté qui s'éveille en
nous, le besoin de voir, avant celui même de penser. Aussitôt une main
légère détacha les épingles, dénoua un bandeau, et l'aida à se satisfaire.
Il regardait cette femme pâle qui se penchait sur lui, et, à la lueur
vacillante d'une veilleuse, il distingua un profil noble et pur, qui avait
de la ressemblance avec celui de Valentine. Il crut avoir une vision, et
sa main chercha celle du fantôme. Le fantôme saisit la sienne et y colla
ses lèvres.

--Qui êtes-vous? dit Bénédict en frissonnant.

--Vous me le demandez? lui répondit la voix de Louise.

Cette bonne Louise avait tout quitté pour venir soigner son ami. Elle
était là jour et nuit, souffrant à peine que madame Lhéry la relayât
pendant quelques heures dans la matinée, se dévouant au triste emploi
d'infirmière auprès d'un moribond presque sans espoir de salut. Pourtant,
grâce aux admirables soins de Louise et à sa propre jeunesse, Bénédict
échappa à une mort presque certaine, et un jour il trouva assez de force
pour la remercier et lui reprocher en même temps de lui avoir conservé la
vie.

--Mon ami, lui dit Louise, effrayée de l'abattement moral qu'elle trouvait
en lui, si je vous rappelle cruellement à cette existence que mon
affection ne saurait embellir, c'est par dévouement pour Valentine.

Bénédict tressaillit.

--C'est, continua Louise, pour conserver la sienne, qui, en ce moment, est
au moins aussi menacée que la vôtre.

--Menacée! pourquoi? s'écria Bénédict.

--En apprenant votre folie et votre crime, Bénédict, Valentine, qui sans
doute avait pour vous une tendre amitié, est tombée subitement malade. Un
rayon d'espoir pourrait la sauver peut-être; mais elle ignore que vous
vivez et que vous pouvez nous être rendu.

--Qu'elle l'ignore donc toujours! s'écria Bénédict, et puisque le mal est
fait, puisque le coup est porté, laissez-la en mourir avec moi.

En parlant ainsi, Bénédict arracha les bandages de sa blessure, et l'eût
rouverte sans les efforts de Louise, qui lutta courageusement avec lui, et
tomba épuisée d'énergie, et abreuvée de douleur après l'avoir sauvé de
lui-même.

Une autre fois, il sembla sortir d'une profonde léthargie, et saisissant
la main de Louise avec force:

--Pourquoi êtes-vous ici? lui dit-il; votre soeur est mourante, et c'est à
moi que s'adressent vos soins!

Subjuguée par un mouvement de passion et d'enthousiasme Louise, oubliant
tout, s'écria:

--Et si je vous aimais plus encore que Valentine?

--En ce cas vous êtes maudite, répondit Bénédict en la repoussant d'un air
égaré; car vous préférez le chaos à la lumière, le démon à l'archange.
Vous êtes une misérable folle! Sortez d'ici! Ne suis-je pas assez
malheureux, sans que vous veniez me navrer l'âme de vos malheurs?

Louise, atterrée, cacha sa figure dans les rideaux et en enveloppa sa tête
pour étouffer ses sanglots. Bénédict se mit à pleurer aussi, et ces larmes
le calmèrent.

Un instant après il la rappela.

--Je crois que je vous ai parlé durement tout à l'heure, lui dit-il; il
faut pardonner quelque chose au délire de la fièvre.

Louise ne répondit qu'en baisant la main qu'il lui tendait. Bénédict eut
besoin de tout le peu de force morale qu'il avait reconquise pour
supporter sans humeur ce témoignage d'amour et de soumission. Explique qui
pourra cette bizarrerie; la présence de Louise, au lieu de le consoler,
lui était désagréable; ses soins l'irritaient. La reconnaissance luttait
chez lui avec l'impatience et le mécontentement. Recevoir de Louise tous
ces services, toutes ces marques de dévouement, c'était comme un reproche,
comme une critique amère de son amour pour une autre. Plus cet amour lui
était funeste, plus il s'offensait des efforts qu'on faisait pour l'en
dissuader, il s'y cramponnait comme on fait avec orgueil aux choses
désespérées. Et puis, s'il avait eu, dans son bonheur, l'âme assez large
pour accorder de l'intérêt et de la compassion à Louise, il ne l'avait
plus dans son désespoir. Il trouvait que ses propres maux étaient assez
lourds à porter, et cette espèce d'appel fait par l'amour de Louise à
sa générosité lui semblait la plus égoïste et la plus inopportune des
exigences. Ces injustices étaient inexcusables peut-être, et cependant
les forces de l'homme sont-elles bien toujours proportionnées à ses maux?
C'est une consolante promesse évangélique; mais qui tiendra la balance, et
qui sera le juge? Dieu nous rend-il ses comptes? daigne-t-il mesurer la
coupe après que nous l'avons vidée?

La comtesse était absente depuis deux jours, lorsque Bénédict eut son plus
terrible redoublement de fièvre. Il fallut l'attacher dans son lit. C'est
encore une cruelle tyrannie que celle de l'amitié; souvent elle nous
impose une existence pire que la mort, et emploie la force arbitraire pour
nous attacher au pilori de la vie.

Enfin Louise, ayant demandé à être seule avec lui, le calma en lui
répétant avec patience le nom de Valentine.

--Eh bien! dit tout d'un coup Bénédict en se dressant avec force et comme
frappé de surprise, où est-elle?

--Bénédict, répondit-elle, elle est comme vous aux portes du tombeau.
Voulez-vous, par une mort furieuse, empoisonner ses derniers instants?

--Elle va mourir! dit-il avec un sourire affreux. Ah! Dieu est bon! nous
serons donc unis!

--Et si elle vivait? lui dit Louise, si elle vous ordonnait de vivre! si,
pour prix de votre soumission, elle vous rendait son amitié?

--Son amitié! dit Bénédict avec un rire dédaigneux, qu'en ferais-je?
N'avez-vous pas la mienne? qu'en retirez-vous?

--Oh! vous êtes bien cruel, Bénédict! s'écria Louise avec douleur; mais
pour vous sauver que ne ferais-je pas! Eh bien! dites-moi, si Valentine
vous aimait, si je l'avais vue, si j'avais recueilli dans son délire des
aveux que vous n'avez jamais osé espérer?

--Je les ai reçus moi-même! répondit Bénédict avec le calme apparent dont
il entourait souvent ses plus violentes émotions. Je sais que Valentine
m'aime comme j'avais aspiré à être aimé. Me raillerez-vous maintenant?

--À Dieu ne plaise! répondit Louise stupéfaite.

Louise s'était introduite la nuit précédente auprès de Valentine. Il lui
avait été facile de prévenir et de gagner la nourrice, qui lui était
dévouée, et qui l'avait vue avec joie au chevet de sa soeur. C'est alors
qu'elles avaient réussi à faire comprendre à cette infortunée que Bénédict
n'était pas mort. D'abord elle avait témoigné sa joie par d'énergiques
caresses à ces deux personnes amies; puis elle était retombée dans un état
d'abattement complet, et, à l'approche du jour, Louise avait été forcée de
se retirer sans pouvoir obtenir d'elle un regard ou un mot.

Elle apprit le lendemain que Valentine était mieux, et passa la nuit
entière auprès de Bénédict, qui était plus mal; mais la nuit suivante,
ayant appris que Valentine avait eu un redoublement, elle quitta Bénédict
au milieu de son paroxysme, et se rendit auprès de sa soeur. Partagée entre
ces deux malades, la triste et courageuse Louise s'oubliait elle-même.

Elle trouva le médecin auprès de Valentine. Celle-ci était calme et
dormait lorsqu'elle entra. Alors, prenant le docteur à part, elle crut de
son devoir de lui ouvrir son coeur, et de confier à sa délicatesse les
secrets de ces deux amants, pour le mettre à même d'essayer sur eux un
traitement moral plus efficace.

«Vous avez fort bien fait, répondit le médecin, de me confier cette
histoire, mais il n'en était pas besoin; je l'aurais devinée, quand même
on ne vous eût pas prévenue. Je comprends fort bien vos scrupules dans la
situation délicate où les préjugés et les usages vous rejettent; mais moi,
qui m'applique plus positivement à obtenir des résultats physiques, je me
charge de calmer ces deux coeurs égarés, et de guérir l'un par l'autre.

En ce moment Valentine ouvrit les yeux et reconnut sa soeur. Après l'avoir
embrassée, elle lui demanda à voix basse des nouvelles de Bénédict. Alors
le médecin prit la parole:

--Madame, lui dit-il, c'est moi qui puis vous en donner, puisque c'est moi
qui l'ai soigné et qui ai eu le bonheur jusqu'ici de prolonger sa vie.
L'ami qui vous inquiète, et qui a des droits à l'intérêt de toute âme
noble et généreuse comme la vôtre, est maintenant physiquement hors de
danger. Mais le moral est loin d'une aussi rapide guérison, et vous seule
pouvez l'opérer.

--Ô mon Dieu! dit la pâle Valentine en joignant les mains et en attachant
sur le médecin ce regard triste et profond que donne la
maladie.

--Oui, Madame, reprit-il, un ordre de votre bouche, une parole de
consolation et de force, peuvent seuls fermer cette blessure; elle le
serait sans l'affreuse obstination du malade à en arracher l'appareil
aussitôt que la cicatrice se forme. Notre jeune ami est atteint d'un
profond découragement, Madame, et ce n'est pas moi qui ai des secrets
assez puissants pour la douleur morale. J'ai besoin de votre aide,
voudrez-vous me l'accorder?

En parlant ainsi, le bon vieux médecin de campagne, obscur savant, qui
avait maintes fois dans sa vie étanché du sang et des larmes, prit la main
de Valentine avec une affectueuse douceur qui n'était pas sans un mélange
d'antique galanterie, et la baisa méthodiquement, après en avoir compté
les pulsations.

Valentine, trop faible pour bien comprendre ce qu'elle entendait, le
regardait avec une surprise naïve et un triste sourire.

--Eh bien! ma chère enfant, dit le vieillard, voulez-vous être mon
aide-major et venir mettre la dernière main à cette cure?

Valentine ne répondit que par un signe d'avidité ingénue.

--Demain? reprit-il.

--Oh! tout de suite! répondit-elle d'une voix faible et pénétrante.

--Tout de suite, ma pauvre enfant? dit le médecin en souriant. Eh! voyez
donc ces flambeaux! il est deux heures du matin; mais si vous voulez me
promettre d'être sage et de bien dormir, et de ne pas reprendre la fièvre
d'ici à demain, nous irons dans la matinée faire une promenade dans le
bois de Vavray. Il y a de ce côté-là une petite maison où vous porterez
l'espoir et la vie.

Valentine pressa à son tour la main du vieux médecin, se laissa
médicamenter avec la docilité d'un enfant, passa son bras autour du cou de
Louise, et s'endormit sur son sein d'un sommeil paisible.

--Y pensez-vous, monsieur Faure? dit Louise en la voyant assoupie. Comment
voulez-vous qu'elle ait la force de sortir, elle qui était encore à
l'agonie il y a quelques heures?

--Elle l'aura, comptez-y, répondit M. Faure. Ces affections nerveuses
n'affaiblissent le corps qu'aux heures de la crise. Celle-ci est si
évidemment liée à des causes morales, qu'une révolution favorable dans
les idées doit en amener une équivalente dans la maladie. Plusieurs
fois, depuis l'invasion du mal, j'ai vu madame de Lansac passer d'une
prostration effrayante à une surabondance d'énergie à laquelle j'eusse
voulu donner un aliment. Il existe des symptômes de la même affection chez
Bénédict; ces deux personnes sont nécessaires l'une à l'autre...

--Oh! monsieur Faure! dit Louise, n'allons-nous pas commettre une grande
imprudence?

--Je ne le crois pas; les passions dangereuses pour la vie des individus
comme pour celle des sociétés sont les passions que l'on irrite et que
l'on exaspère. N'ai-je pas été jeune? n'ai-je pas été amoureux à en perdre
l'esprit? N'ai-je pas guéri? ne suis-je pas devenu vieux? Allez, le temps
et l'expérience marchent pour tous. Laissez guérir ces pauvres enfants;
après qu'ils auront trouvé la force de vivre, ils trouveront celle de
se séparer. Mais, croyez-moi, hâtons le paroxysme de la passion; elle
éclaterait sans nous d'une manière peut-être plus terrible; en la
sanctionnant de notre présence, nous la calmerons un peu.

--Oh! pour lui, pour elle, je ferai tous les sacrifices! répondit Louise;
mais que dira-t-on de nous, monsieur Faure? Quel rôle coupable allons-nous
jouer?

--Si votre conscience ne vous le reproche pas, qu'avez-vous à craindre des
hommes? Ne vous ont-ils pas fait le mal qu'ils pouvaient vous faire? Leur
devez-vous beaucoup de reconnaissance pour l'indulgence et la charité que
vous avez trouvées en ce monde?

Le sourire malin et affectueux du vieillard fit rougir Louise. Elle se
chargea d'éloigner de chez Bénédict tout témoin indiscret, et le lendemain
Valentine, M. Faure et la nourrice, s'étant fait promener environ une
heure en calèche dans le bois de Vavray, mirent pied à terre dans un
endroit sombre et solitaire, où ils dirent à l'équipage de les attendre.
Valentine, appuyée sur le bras de sa nourrice, s'enfonça dans un des
chemins tortueux qui descendent vers le ravin; et M. Faure, prenant les
devants, alla s'assurer par lui-même qu'il n'y avait personne de trop à la
maison de Bénédict. Louise avait, sous différents prétextes, renvoyé tout
le monde; elle était seule avec son malade endormi. Le médecin lui avait
défendu de le prévenir, dans la crainte que l'impatience ne lui fût trop
pénible et n'augmentât son irritation.

Quand Valentine approcha du seuil de cette chaumière, elle fut saisie d'un
tremblement convulsif; mais M. Faure, venant à elle, lui dit:

--Allons, Madame, il est temps d'avoir du courage et d'en donner à ceux
qui en manquent; songez que la vie de mon malade est dans vos mains.

Valentine, réprimant aussitôt son émotion avec cette force de l'âme qui
devrait détruire toutes les convictions du matérialisme, pénétra dans
cette chambre grise et sombre, où gisait le malade entre ses quatre
rideaux de serge verte.

Louise voulait conduire sa soeur vers Bénédict, mais M. Faure lui prenant
la main:

--Nous sommes de trop ici, ma belle curieuse; allons admirer les légumes
du jardin. Et vous, Catherine, dit-il à la nourrice, installez-vous sur ce
banc, au seuil de la maison, et, si quelqu'un paraissait sur le sentier,
frappez des mains pour nous avertir.

Il entraîna Louise, dont les angoisses furent inexprimables durant cet
entretien. Nous ne saurions affirmer si une involontaire et poignante
jalousie n'entrait pas pour beaucoup dans le déplaisir de sa situation
et dans les reproches qu'elle se faisait à elle-même.




XXVI.


Au léger bruit que firent les anneaux du rideau en glissant sur la
tringle rouillée, Bénédict se souleva à demi éveillé et murmura le nom
de Valentine. Il venait de la voir dans ses rêves; mais quand il la vit
réellement devant lui, il fit un cri de joie que Louise entendit du fond
du jardin, et qui la pénétra de douleur.

--Valentine, dit-il, est-ce votre ombre qui vient m'appeler? Je suis prêt
à vous suivre.

Valentine se laissa tomber sur une chaise.

--C'est moi qui viens vous ordonner de vivre, lui répondit-elle, ou vous
prier de me tuer avec vous.

--Je l'aimerais mieux ainsi, dit Bénédict.

--Ô mon ami! dit Valentine, le suicide est un acte impie; sans cela, nous
serions réunis dans la tombe. Mais Dieu le défend; il nous maudirait,
il nous punirait par une éternelle séparation, Acceptons la vie, quelle
qu'elle soit; n'avez-vous pas en vous une pensée qui devrait vous donner
du courage?

--Laquelle, Valentine? dites-la.

--Mon amitié n'est-elle pas?...

--Votre amitié? c'est beaucoup plus que je ne mérite, Madame; aussi je
me sens indigne d'y répondre, et je n'en veux pas. Ah! Valentine, vous
devriez dormir toujours; mais la femme la plus pure redevient hypocrite
en s'éveillant. Votre amitié!

--Oh! vous êtes égoïste, vous ne vous souciez pas de mes remords!

--Madame, je les respecte; c'est pour cela que je veux mourir.
Qu'êtes-vous venue faire ici? Il fallait abjurer toute religion, tout
scrupule, et venir à moi pour me dire: «Vis, et je t'aimerai;» ou bien il
fallait rester chez vous, m'oublier et me laisser périr. Vous ai-je rien
demandé? ai-je voulu empoisonner votre vie? Me suis-je fait un jeu de
votre bonheur, de vos principes? Ai-je imploré votre pitié, seulement?
Tenez, Valentine, cette compassion que vous me témoignez, ce sentiment
d'humanité qui vous amène ici, cette amitié que vous m'offrez, tout
cela, ce sont de vains mots qui m'eussent trompé il y a un mois, lorsque
j'étais un enfant et qu'un regard de vous me faisait vivre tout un jour.
À présent, j'ai trop vécu, j'a trop appris les passions pour m'aveugler.
Je n'essaierai plus une lutte inutile et folle contre ma destinée. Vous
devez me résister, je le sais; vous le ferez, je n'en doute pas. Vous me
jetterez parfois une parole d'encouragement et de pitié pour m'aider à
souffrir, et encore vous vous la reprocherez comme un crime, et il faudra
qu'un prêtre vous en absolve pour que vous vous la pardonniez. Votre vie
sera troublée et gâtée par moi; votre âme, sereine et pure jusqu'ici, sera
désormais orageuse comme la mienne! À Dieu ne plaise! Et moi, en dépit
de ces sacrifices qui vous sembleront grands, je me trouverai le plus
misérable des hommes! Non, non, Valentine, ne nous abusons pas. Il faut
que je meure. Telle que vous êtes, vous ne pouvez pas m'aimer sans remords
et sans tourments; je ne veux point d'un bonheur qui vous coûterait si
cher. Loin de vous accuser, c'est pour votre vertu, pour votre force que
je vous aime avec tant d'ardeur et d'enthousiasme. Restez donc telle que
vous êtes; ne descendez pas au-dessous de vous-même pour arriver jusqu'à
moi. Vivez, et méritez le ciel. Moi, dont l'âme est au néant, j'y veux
retourner. Adieu, Valentine; vous êtes venue me dire adieu, je vous en
remercie.

Ce discours dont Valentine ne sentit que trop toute la force, la jeta dans
le désespoir. Elle ne sut rien trouver pour y répondre, et se jeta la face
contre le lit en pleurant avec une profonde amertume. Le plus grand charme
de Valentine était une franchise d'impressions qui ne cherchait jamais à
abuser ni elle-même ni les autres.

Sa douleur fit plus d'effet sur Bénédict que tout ce qu'elle eût pu dire:
en voyant ce coeur si noble et si droit se briser à l'idée de le perdre, il
s'accusa lui-même. Il saisit les mains de Valentine, elle pencha son front
vers les siennes et les arrosa de larmes. Alors il fut comme inondé de
joie, de force et de repentir.

--Pardon, Valentine, s'écria-t-il, je suis un lâche et un misérable, moi
qui vous fais pleurer ainsi. Non, non! je ne mérite pas ces regrets et cet
amour; mais Dieu m'est témoin que je m'en rendrai digne! Ne m'accordez
rien, ne me promettez rien; ordonnez seulement, et j'obéirai. Oh! oui,
c'est mon devoir; plutôt que de vous coûter une de ces larmes, je dois
vivre, fussé-je malheureux! Mais avec le souvenir de ce que vous avez
fait pour moi aujourd'hui, je ne le serai pas, Valentine. Je jure que je
supporterai tout, que je ne me plaindrai jamais, que je ne chercherai
point à vous imposer des sacrifices et des combats. Dites-moi seulement
que vous me plaindrez quelquefois dans le secret de votre coeur; dites que
vous aimerez Bénédict en silence et dans le sein de Dieu... Mais non, ne
me dites rien, ne m'avez-vous pas tout dit? Ne vois-je pas bien que je
suis ingrat et stupide d'exiger plus que ces pleurs et ce silence!

N'est-ce pas une étrange chose que le langage de l'amour? et, pour un
spectateur froid, quelle inexplicable contradiction que ce serment de
stoïcisme et de vertu, scellé par des baisers de feu, à l'ombre d'épais
rideaux sur un lit d'amour et de souffrance! Si l'on pouvait ressusciter
le premier homme à qui Dieu donna une compagne avec un lit de mousse et
la solitude des bois, en vain peut-être chercherions-nous dans cette âme
primitive la puissance d'aimer. De combien de grandeur et de poésie le
trouverions-nous ignorant! Et que dirions-nous si nous découvrions qu'il
est inférieur à l'homme dégénéré de la civilisation? si ce corps
athlétique ne renfermait qu'une âme sans passion et sans vigueur?

Mais non, l'homme n'a pas changé, et sa force s'exerce contre d'autres
obstacles; voilà tout. Autrefois il domptait les ours et les tigres,
aujourd'hui il lutte contre la société pleine d'erreurs et d'ignorance.
Là est sa vigueur, son audace, et peut-être sa gloire. À la puissance
physique a succédé la puissance morale. À mesure que le système musculaire
s'énervait chez les générations, l'esprit humain grandissait en énergie.

La guérison de Valentine fut prompte; celle de Bénédict plus lente, mais
miraculeuse néanmoins pour ceux qui n'en surent point le secret. Madame
de Raimbault ayant gagné son procès, succès dont elle s'attribua tout
l'honneur, revint passer quelques jours auprès de Valentine. Elle ne se
fut pas plus tôt assurée de sa guérison qu'elle repartit pour Paris. En se
sentant débarrassée des devoirs de la maternité, il lui sembla qu'elle
rajeunissait de vingt ans. Valentine, désormais libre et souveraine dans
son château de Raimbault, resta donc seule avec sa grand'mère, qui n'était
pas, comme on sait, un mentor incommode.

Ce fut alors que Valentine désira se rapprocher réellement de sa soeur. Il
ne fallait que l'assentiment de M. de Lansac; car la marquise reverrait
certainement avec joie sa petite-fille. Mais jamais M. de Lansac ne
s'était prononcé assez franchement à cet égard pour inspirer de la
confiance à Louise, et Valentine commençait aussi à douter beaucoup de la
sincérité de son mari.

Néanmoins elle voulait à tout risque lui offrir un asile dans sa maison,
et lui témoigner ostensiblement sa tendresse, comme une espèce de
réparation de tout ce qu'elle avait souffert de la part de sa famille;
mais Louise refusa positivement.

--Non, chère Valentine, lui dit-elle, je ne souffrirai jamais que pour moi
tu t'exposes à déplaire à ton mari. Ma fierté souffrirait de l'idée que je
suis dans une maison d'où l'on pourrait me chasser. Il vaut mieux que nous
vivions ainsi. Nous avons désormais la liberté de nous voir, que nous
faut-il de plus? D'ailleurs, je ne pourrais m'établir pour longtemps à
Raimbault. L'éducation de mon fils est loin d'être finie, et il faut que
je reste à Paris pour la surveiller encore quelques années. Là nous nous
verrons avec plus de liberté encore; mais que cette amitié reste entre
nous un doux mystère. Le monde te blâmerait certainement de m'avoir tendu
la main, ta mère te maudirait presque. Ce sont là des maîtres injustes
qu'il faut craindre, et dont les lois ne seraient pas impunément bravées
en face. Restons ainsi; Bénédict a encore besoin de mes soins. Dans un
mois au plus il faudra que je parte; en attendant, je tâcherai de te voir
tous les jours.

En effet, elles eurent de fréquentes entrevues. Il y avait dans le parc un
joli pavillon où M. de Lansac avait demeuré durant son séjour à Raimbault;
Valentine le fit arranger pour s'en servir comme de cabinet d'étude. Elle
y fit transporter des livres et son chevalet; elle y passait une partie de
ses journées, et, le soir, Louise venait l'y trouver et causer pendant
quelques heures avec elle. Malgré ces précautions, l'_identité_ de Louise
était désormais bien constatée dans le pays, et le bruit avait fini par en
venir aux oreilles de la vieille marquise. D'abord, elle en avait éprouvé
un sentiment de joie aussi vif qu'il lui était possible de le ressentir,
et s'était promis de faire venir sa petite-fille pour l'embrasser, car
Louise avait été longtemps ce que la marquise aimait le mieux dans le
monde; mais la demoiselle de compagnie, qui était une personne prudente et
posée, et qui dominait entièrement sa maîtresse, lui avait fait comprendre
que madame de Raimbault finirait par apprendre cette démarche et qu'elle
pourrait s'en venger.

--Mais qu'ai-je à craindre d'elle, à présent? avait répondu la marquise.
Ma pension ne doit-elle pas être désormais _servie_ par Valentine? Ne
suis-je pas chez Valentine? Et si Valentine voit sa soeur en secret,
comme on l'assure, ne serait-elle pas heureuse de me voir partager ses
intentions?

--Madame de Lansac, répondit la vieille suivante, dépend de son mari, et
vous savez bien que M. de Lansac et vous, n'êtes pas toujours fort bien
ensemble. Prenez garde, madame la marquise, de compromettre par une
étourderie l'existence de vos vieux jours. Votre petite-fille n'est pas
très-empressée de vous voir, puisqu'elle ne vous a point fait part de son
arrivée dans le pays; madame de Lansac elle-même n'a pas jugé à propos de
vous confier ce secret. Mon avis est donc que vous fassiez comme vous avez
fait jusqu'ici, c'est-à-dire que vous ayez l'air de ne rien voir au danger
où les autres s'exposent, et que vous tâchiez de maintenir votre
tranquillité à tout prix.

Ce conseil avait dans le caractère même de la marquise un trop puissant
auxiliaire pour être méconnu; elle ferma donc les yeux sur ce qui se
passait autour d'elle, et les choses en restèrent à ce point.

Athénaïs avait été d'abord fort cruelle pour Pierre Blutty, et pourtant
elle avait vu avec un certain plaisir l'obstination de celui-ci à
combattre ses dédains. Un homme comme M. de Lansac se fût retiré piqué dès
le premier refus; mais Pierre Blutty avait sa diplomatie qui en valait
bien une autre. Il voyait que son ardeur à mériter le pardon de sa femme,
son humilité à l'implorer, et le bruit un peu ridicule qu'il faisait
devant trente témoins de son martyre, flattaient la vanité de la jeune
fermière. Quand ses amis le quittèrent le soir de ses noces, quoi qu'il ne
fût pas encore rentré en grâce en apparence, un sourire significatif qu'il
échangea avec eux leur fit comprendre qu'il n'était pas aussi désespéré
qu'il voulait bien le paraître. En effet, laissant Athénaïs barricader
la porte de sa chambre, il imagina de grimper par la fenêtre. Il serait
difficile de n'être pas touchée de la résolution d'un homme qui s'expose
à se casser le cou pour vous obtenir, et le lendemain, à l'heure où l'on
apporta, au milieu du repas, la nouvelle de la mort de Bénédict à la ferme
de Pierre Blutty, Athénaïs avait une main dans celle de son mari, et
chaque regard énergique du fermier couvrait de rougeur les belles joues de
la fermière.

Mais le récit de cette catastrophe réveilla l'orage assoupi. Athénaïs jeta
des cris perçants, il fallut l'emporter de la salle. Le lendemain, dès
qu'elle eut appris que Bénédict n'était point mort, elle voulut aller
le voir. Blutty comprit que ce n'était pas le moment de la contrarier,
d'autant plus que son père et sa mère lui donnaient l'exemple et couraient
auprès du moribond. Il pensa qu'il ferait bien d'y aller lui-même, et de
montrer ainsi à sa nouvelle famille qu'il était disposé à déférer à leurs
intentions. Cette marque de soumission ne pouvait pas compromettre sa
fierté auprès de Bénédict, puisque celui-ci était hors d'état de le
reconnaître.

Il accompagna donc Athénaïs, et quoique son intérêt ne fût pas fort
sincère, il se conduisit assez convenablement pour mériter de sa part une
mention honorable. Le soir, malgré la résistance de sa fille, qui voulait
passer la nuit auprès du malade, madame Lhéry lui ordonna de se mettre
en route avec son mari. Tête à tête dans la carriole, les deux époux se
boudèrent d'abord, et puis Pierre Blutty changea de tactique. Au lieu de
paraître choqué des pleurs que sa femme donnait au cousin, il se mit à
déplorer avec elle le malheur de Bénédict et à faire l'oraison funèbre du
mourant. Athénaïs ne s'attendait point à tant de générosité; elle tendit
la main à son mari, et se rapprochant de lui:

--Pierre, lui dit-elle, vous avez un bon coeur; je tâcherai de vous aimer
comme vous le méritez.

Quand Blutty vit que Bénédict ne mourait point, il souffrit un peu plus
des visites de sa femme à la chaumière du ravin, cependant il n'en
témoigna rien; mais quand Bénédict fut assez fort pour se lever et marcher,
il sentit sa haine pour lui se réveiller, et il jugea qu'il était temps
d'user de son autorité. Il _était dans son droit_, comme disent les
paysans avec tant de finesse, lorsqu'ils peuvent mettre l'appui des lois
au-dessus de la conscience. Bénédict n'avait plus besoin des soins de
sa cousine, et l'intérêt qu'elle lui marquait ne pouvait plus que la
compromettre. En déduisant ces raisons à sa femme, Blutty mit dans son
regard et dans sa voix quelque chose d'énergique qu'elle ne connaissait
pas encore, et qui lui fit comprendre admirablement que le moment était
venu d'obéir.

Elle fut triste pendant quelques jours, et puis elle en prit son parti;
car si Pierre Blutty commençait à faire le mari à certains égards, sous
tous les autres il était demeuré amant passionné; et cela fut un exemple
de la différence du préjugé dans les diverses classes de la société. Un
homme de qualité et un bourgeois se fussent trouvés également compromis
par l'amour de leur femme pour un autre. Ce fait avéré, ils n'eussent pas
recherché Athénaïs en mariage, l'opinion les eut flétris; eussent-ils été
trompés, le ridicule les eût poursuivis. Tout au contraire, la manière
savante et hardie dont Blutty conduisit toute cette affaire lui fit le
plus grand honneur parmi ses pareils.

--Voyez Pierre Blutty, se disaient-ils lorsqu'ils voulaient citer un homme
de résolution. Il a épousé une petite femme bien coquette, bien revêche,
qui ne se cachait guère d'en aimer un autre, et qui, le jour de ses noces,
a fait un scandale pour se séparer de lui. Eh bien, il ne s'est pas rebuté;
il est venu à bout, non-seulement de se faire obéir, mais de se faire
aimer. C'est là un garçon qui s'y entend. Il n'y a pas de danger qu'on se
moque de lui.

Et, à l'exemple de Pierre Blutty, chaque garçon du pays se promettait bien
de ne jamais prendre au sérieux les premières rigueurs d'une femme.




XXVII.


Valentine avait fait plus d'une visite à la maisonnette du ravin: d'abord
sa présence avait calmé l'irritation de Bénédict; mais dès qu'il eut
repris ses forces, comme elle cessa de le voir, son amour, à lui, redevint
âpre et cuisant; sa situation lui sembla insupportable; il fallut que
Louise consentît à le mener quelquefois le soir avec elle au pavillon
du parc. Dominée entièrement par lui, la faible Louise éprouvait de
profonds remords, et ne savait comment excuser son imprudence aux yeux de
Valentine. De son côté, celle-ci s'abandonnait à des dangers dont elle
n'était pas trop fâchée de voir sa soeur complice. Elle se laissait
emporter par sa destinée, sans vouloir regarder en avant, et puisait dans
l'imprévoyance de Louise des excuses pour sa propre faiblesse.

Valentine n'était point née passionnée, mais la fatalité semblait se
plaire à la jeter dans une situation d'exception, et à l'entourer de
périls au-dessus de ses forces. L'amour a causé beaucoup de suicides, mais
il est douteux que beaucoup de femmes aient vu à leurs pieds l'homme
qui s'était brûlé la cervelle pour elles. Pût-on ressusciter les morts,
sans doute la générosité féminine accorderait beaucoup de pardons à des
dévouements si énergiques; et si rien n'est plus douloureux au coeur d'une
femme que le suicide de son amant, rien peut-être aussi n'est plus
flatteur pour cette secrète vanité qui trouve sa place dans toutes les
passions humaines. C'était pourtant là la situation de Valentine. Le
front de Bénédict, encore sillonné d'une large cicatrice, était toujours
devant ses yeux comme le sceau d'un terrible serment dont elle ne pouvait
révoquer la sincérité. Ces refus de nous croire, ces railleuses méfiances
dont elles se servent toutes contre nous pour se dispenser de nous
plaindre et de nous consoler, Valentine ne pouvait s'en servir contre
Bénédict. Il avait fait ses preuves; ce n'était point là une de ces vagues
menaces dont on abuse tant auprès des femmes. Quoique la plaie large et
profonde fût fermée, Bénédict en porterait toute sa vie le stigmate
indélébile. Vingt fois, durant sa maladie, il avait essayé de la rouvrir,
il en avait arraché l'appareil et cruellement élargi les bords. Une
si ferme volonté de mourir n'avait pu être fléchie que par Valentine
elle-même; c'était par son ordre, par ses prières, qu'il y avait renoncé.
Mais Valentine avait-elle bien compris à quel point elle se liait envers
lui en exigeant ce sacrifice?

Bénédict ne pouvait se le dissimuler; loin d'elle, il faisait mille
projets hardis, il s'obstinait dans ses espérances nouvelles; il se disait
que Valentine n'avait plus le droit de lui rien refuser: mais dès qu'il se
retrouvait sous l'empire de ses regards si purs, de ses manières si nobles
et si douces, il s'arrêtait subjugué et se tenait bien heureux des plus
faibles marques d'amitié.

Cependant les dangers de leurs situations allaient croissant. Pour donner
le change à leurs sentiments, ils se témoignaient une amitié intime;
c'était une imprudence de plus, car la rigide Valentine elle-même ne
pouvait pas s'y tromper. Afin de rendre leurs entrevues plus calmes,
Louise, qui se mettait à la torture pour imaginer quelque chose, imagina
de faire de la musique. Elle accompagnait un peu, et Bénédict chantait
admirablement. Cela compléta les périls dont ils s'environnaient. La
musique peut paraître un art d'agrément, un futile et innocent plaisir
pour les esprits calmes et rassis; pour les âmes passionnées, c'est la
source de toute poésie, le langage de toute passion forte. C'est bien
ainsi que Bénédict l'entendait; il savait que la voix humaine, modulée
avec âme, est la plus rapide, la plus énergique expression des sentiments,
qu'elle arrive à l'intelligence d'autrui avec plus de puissance que
lorsqu'elle est refroidie par les développements de la parole. Sous la
forme de mélodie, la pensée est grande, poétique et belle.

Valentine, récemment éprouvée par une maladie de nerfs très-violente,
était encore en proie, à de certaines heures, à une sorte d'exaltation
fébrile. Ces heures-là, Bénédict les passait auprès d'elle, et il
chantait. Valentine avait le frisson, tout son sang affluait à son coeur et
à son cerveau; elle passait d'une chaleur dévorante à un froid mortel.
Elle tenait son coeur sous ses mains pour l'empêcher de briser ses parois,
tant il palpitait avec fougue, à de certains sons partis de la poitrine et
de l'âme de Bénédict. Lorsqu'il chantait, il était beau, malgré ou plutôt
à cause de la mutilation de son front. Il aimait Valentine avec passion,
et il le lui avait bien prouvé. N'était-ce pas de quoi l'embellir un peu?
Et puis ses yeux avaient un éclat prestigieux. Dans l'obscurité, lorsqu'il
était au piano, elle les voyait scintiller comme deux étoiles. Quand elle
regardait, au milieu des lueurs vagues du crépuscule, ce front large et
blanc que rehaussait la profusion de ses cheveux noirs, cet oeil de feu et
ce long visage pâle dont les traits, s'effaçant dans l'ombre, prenaient
mille aspects singuliers, Valentine avait peur: il lui semblait voir en
lui le spectre sanglant de l'homme qui l'avait aimée; et s'il chantait,
d'une voix creuse et lugubre, quelque souvenir du _Roméo_ de Zingarelli,
elle se sentait si émue de frayeur et de superstition, qu'elle se pressait,
 en frissonnant, contre sa soeur.

Ces scènes de passion muette et comprimée se passaient dans le pavillon du
jardin, où elle avait fait porter son piano, et où, insensiblement, Louise
et Bénédict vinrent passer toutes les soirées avec elle. Pour que Bénédict
ne pût deviner les émotions violentes qui la dominaient, Valentine avait
coutume, pendant les soirées d'été, de demeurer sans lumière. Bénédict
chantait de mémoire, ensuite on faisait quelques tours de promenade dans
le parc, ou bien l'on causait auprès d'une fenêtre où l'on respirait la
bonne odeur des feuilles mouillées après une pluie d'orage, ou bien encore
on allait voir la lune du haut de la colline. Cette vie eût été délicieuse
si elle avait pu durer; mais Valentine sentait bien, à ses remords,
qu'elle durait déjà depuis trop longtemps.

Louise ne les quittait pas un instant; cette surveillance sur Valentine
lui semblait un devoir, et pourtant ce devoir lui devenait souvent à
charge, car elle s'apercevait qu'elle y portait une jalousie toute
personnelle, et alors elle éprouvait toutes les tortures d'une âme noble
en lutte avec des sentiments étroits.

Un soir où Bénédict lui parut plus animé que de coutume, ses regards
enflammés, l'expression de sa voix, en s'adressant à Valentine, lui firent
tant de mal qu'elle se retira, découragée de son rôle et de ses chagrins.
Elle alla rêver seule dans le parc. Une terrible palpitation s'empara de
Bénédict lorsqu'il se vit seul avec Valentine. Elle essaya de lui parler
de choses générales, sa voix tremblait. Effrayée d'elle-même, elle garda
le silence quelques instants, puis elle le pria de chanter; mais sa voix
opéra sur ses nerfs une action plus violente encore, et elle sortit, le
laissant seul au piano. Bénédict en eut du dépit, et il continua de
chanter. Cependant Valentine s'était assise sous les arbres de la terrasse,
à quelques pas de la fenêtre entr'ouverte. La voix de Bénédict lui
arrivait ainsi plus suave et plus caressante parmi les feuilles émues, sur
la brise odorante du soir. Tout était parfum et mélodie autour d'elle.
Elle cacha sa tête dans ses mains, et, livrée à une des plus fortes
séductions que la femme ait jamais bravées, elle laissa couler ses larmes.
Bénédict cessa de chanter, et elle s'en aperçut à peine, tant elle était
sous le charme. Il s'approcha de la fenêtre et la vit. Le salon n'était
qu'au rez-de-chaussée; il sauta sur l'herbe et s'assit à ses pieds. Comme
elle ne lui parlait pas, il craignit qu'elle ne fût malade et osa écarter
doucement ses mains. Alors il vit ses larmes, et laissa échapper un cri de
surprise et de triomphe. Valentine, accablée de honte, voulut cacher son
front dans le sein de son amant. Comment se fit-il que leurs lèvres se
rencontrèrent? Valentine voulut se défendre; Bénédict n'eut pas la force
d'obéir. Ayant que Louise fût auprès d'eux, ils avaient échangé vingt
serments d'amour, vingt baisers dévorants. Louise, où étiez-vous donc?




XXVIII.


Dès ce moment, le péril devint imminent. Bénédict se sentit si heureux
qu'il en devint fier, et se mit à mépriser le danger. Il prit sa destinée
en dérision, et se dit qu'avec l'amour de Valentine il devait vaincre
tous les obstacles. L'orgueil du triomphe le rendit audacieux; il imposa
silence à tous les scrupules de Louise. D'ailleurs il était affranchi de
l'espèce de dépendance à laquelle les soins et le dévouement de celle-ci
l'avaient soumis. Depuis qu'il était guéri complètement, Louise habitait
la ferme, et le soir ils se rendaient auprès de Valentine, chacun de son
côté. Il arriva plusieurs fois que Louise y vint bien après lui; il arriva
même que Louise ne put pas y venir, et que Bénédict passa de longues
soirées seul avec Valentine. Le lendemain, lorsque Louise interrogeait
sa soeur, il lui était facile de comprendre, à son trouble, la nature de
l'entretien qu'elle avait eu avec son amant, car le secret de Valentine
ne pouvait plus en être un pour Louise; elle était trop intéressée à le
pénétrer pour n'y avoir pas réussi depuis longtemps. Rien ne manquait plus
à son malheur, et ce qui le complétait, c'est qu'elle se sentait incapable
d'y apporter un prompt remède. Louise sentait que sa faiblesse perdait
Valentine. N'eût-elle eu d'autre motif que son intérêt pour elle, elle
n'eût pas hésité à l'éclairer sur les dangers de sa situation; mais rongée
de jalousie comme elle l'était, et conservant toute sa fierté d'âme,
elle aimait mieux exposer le bonheur de Valentine que de s'abandonner
à un sentiment dont elle rougissait. Il y avait de l'égoïsme dans ce
désintéressement-là.

Elle se détermina à retourner à Paris pour mettre fin au supplice qu'elle
endurait, sans avoir rien décidé pour sauver sa soeur. Elle résolut
seulement de l'informer de son prochain départ, et un soir, au moment où
Bénédict se retira, au lieu de sortir du parc avec lui, elle dit à
Valentine qu'elle voulait lui parler un instant. Ces paroles donnèrent de
l'ombrage à Bénédict; il était toujours préoccupé de l'idée que Louise,
tourmentée par ses remords, voulait lui nuire auprès de Valentine. Cette
idée achevait de l'aigrir contre cette femme si généreuse et si dévouée,
et lui faisait porter le poids de la reconnaissance avec humeur et
parcimonie.

--Ma soeur, dit Louise à Valentine, le moment est arrivé où il faut que je
te quitte. Je ne puis rester plus longtemps éloignée de mon fils. Tu n'as
plus besoin de moi, je pars demain.

--Demain! s'écria Valentine effrayée; tu me quittes, tu me laisses seule,
Louise! Et que vais-je devenir?

--N'es-tu pas guérie? n'es-tu pas heureuse et libre, Valentine? À quoi
peut te servir désormais la pauvre Louise?

--Ma soeur, ô ma soeur! dit Valentine en l'enlaçant de ses bras; vous ne
me quitterez point! Vous ne savez pas mes chagrins et les périls qui
m'entourent. Si vous me quittez, je suis perdue.

Louise garda un triste silence; elle se sentait une mortelle répugnance à
écouter les aveux de Valentine, et pourtant elle n'osait les repousser.
Valentine, le front couvert de honte, ne pouvait se résoudre à parler. Le
silence froid et cruel de sa soeur la glaçait de crainte. Enfin, elle
vainquit sa propre résistance, et lui dit d'une voix émue:

--Eh bien, Louise, ne voudras-tu pas rester auprès de moi, si je te dis
que sans toi je suis perdue?

Ce mot, deux fois répété, offrit à Louise un sens qui l'irrita malgré elle.

--Perdue! reprit-elle avec amertume, vous êtes _perdue_, Valentine?

--Oh! ma soeur! dit Valentine blessée de l'empressement avec lequel Louise
accueillait cette idée, Dieu m'a protégée jusqu'ici; il m'est témoin que
je ne me suis livrée volontairement à aucun sentiment, à aucune démarche
contraire à mes devoirs.
                
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