Ce noble orgueil d'elle-même, auquel Valentine avait encore droit, acheva
d'aigrir celle qui se livrait trop aveuglément peut-être à sa passion.
Toujours facile à blesser, parce que sa vie passée était souillée d'une
tache ineffaçable, elle éprouva comme un sentiment de haine pour la
supériorité de Valentine. Un instant, l'amitié, la compassion, la
générosité, tous les nobles sentiments s'éteignirent dans son coeur; elle
ne trouva pas de meilleure vengeance à exercer que d'humilier Valentine.
--Mais de quoi donc est-il question? lui dit-elle avec dureté. Quels
dangers courez-vous? Je ne comprends pas de quoi vous me parlez.
Il y avait dans sa voix une sécheresse qui fit mal à Valentine; jamais
elle ne l'avait vue ainsi. Elle s'arrêta quelques instants pour la
regarder avec surprise. À la lueur d'une pâle bougie qui brûlait sur le
piano au fond de l'appartement, elle crut voir dans les traits de sa soeur
une expression qu'elle ne leur connaissait pas. Ses sourcils étaient
contractés, ses lèvres pâles et serrées; son oeil, terne et sévère, était
impitoyablement attaché sur Valentine. Celle-ci, troublée, recula
involontairement sa chaise, et, toute tremblante, chercha à s'expliquer la
froideur dédaigneuse dont pour la première fois de sa vie elle se voyait
l'objet. Mais elle eût tout imaginé plutôt que de deviner la vérité.
Humble et pieuse, elle eut en ce moment tout l'héroïsme que l'esprit
religieux, donne aux femmes, et, se jetant aux pieds de sa soeur, elle
cacha son visage baigné de larmes sur ses genoux.
--Vous ayez raison de m'humilier ainsi, lui dit-elle; je l'ai bien mérité,
et quinze ans de vertu vous donnent le droit de réprimander ma jeunesse
imprudente et vaine. Grondez-moi, méprisez-moi; mais ayez compassion de
mon repentir et de mes terreurs. Protégez-moi, Louise, sauvez-moi; vous le
pouvez, car vous savez tout!
--Laisse! s'écria Louise, bouleversée par cette conduite et ramenée tout
à coup aux nobles sentiments qui faisaient le fond de son caractère,
relève-toi, Valentine, ma soeur, mon enfant, ne reste pas ainsi à mes
genoux. C'est moi qui devrais être aux tiens; c'est moi qui suis
méprisable et qui devrais te demander, ange du ciel, de me réconcilier
avec Dieu! Hélas! Valentine, je ne sais que trop tes chagrins; mais
pourquoi me les confier, à moi, misérable, qui ne puis t'offrir aucune
protection et qui n'ai pas le droit de te conseiller?
--Tu peux me conseiller et me protéger, Louise, répondit Valentine en
l'embrassant avec effusion. N'as-tu pas pour toi, l'expérience qui donne
la raison et la force? Il faut que cet homme s'éloigne d'ici ou il faut
que je parte moi-même. Nous ne devons pas nous voir davantage; car chaque
jour le mal augmente, et le retour à Dieu devient plus difficile. Oh! tout
à l'heure je me vantais! je sens que mon coeur est bien coupable.
Les larmes amères que répandait Valentine brisèrent le coeur de Louise.
--Hélas! dit-elle, pâle et consternée, le mal est donc aussi grand que je
craignais! Vous aussi, vous voilà malheureuse à jamais!
--À jamais! dit Valentine épouvantée; avec la volonté de guérir et l'aide
du ciel...
--On ne guérit pas! reprit Louise d'un ton sinistré, en mettant ses deux
mains sur son coeur sombre et désolé.
Puis elle se leva, et, marchant avec agitation, elle s'arrêtait de temps
en temps devant Valentine pour lui parler d'une voix entrecoupée.
--Pourquoi me demander des conseils, à moi? Qui suis-je pour consoler
et pour guérir? Eh quoi! vous me demandez l'héroïsme qui terrasse
les passions, et les vertus qui préservent la société, à moi! à moi
malheureuse, que les passions ont flétrie, que la société a maudite et
repoussée! Et où prendrais-je, pour vous le donner, ce qui n'est pas en
moi? Adressez-vous aux femmes que le monde estime; adressez-vous à votre
mère! Celle-là est irréprochable; nul n'a su positivement que mon amant
ait été le sien. Elle avait tant de prudence! Et quand mon père, quand son
époux a tué cet homme qui lui avait été parjure, elle a battu des mains;
et le monde l'a vue triompher, tant elle avait de force d'âme et de
fierté! Voilà les femmes qui savent vaincre une passion ou en guérir!...
Valentine, épouvantée de ce qu'elle entendait, voulait interrompre sa
soeur; mais celle-ci, en proie à une sorte de délire, continua:
--Les femmes comme moi succombent, et sont à jamais perdues! Les femmes
comme vous, Valentine, doivent prier et combattre; elles doivent chercher
leur force en elles-mêmes et ne pas la demander aux autres. Des conseils!
des conseils! quels conseils vous donnerais-je que vous ne sachiez fort
bien vous dicter? C'est la force de les suivre qu'il faut trouver. Vous me
croyez donc plus forte que vous? Non, Valentine, je ne le suis pas. Vous
savez bien quelle a été ma vie, avec quelles passions indomptables je suis
née; vous savez bien où elles m'ont conduite!
--Tais-toi, Louise, s'écria Valentine en s'attachant à elle avec douleur,
cesse de te calomnier ainsi. Quelle femme fut plus grande et plus forte
que toi dans sa chute? Peut-on t'accuser éternellement d'une faute commise
dans l'âge de l'ignorance et de la faiblesse? Hélas! vous étiez une
enfant! et depuis vous avez été sublime, vous avez forcé l'estime de tout
ce qui porte un coeur élevé. Vous voyez bien que vous savez ce que c'est
que la vertu.
--Hélas! dit Louise, ne l'apprenez jamais au même prix; abandonnée à
moi-même dès mon enfance, privée des secours de la religion et de la
protection d'une mère, livrée à notre aïeule, cette femme si légère et si
dépourvue de pudeur, je devais tomber de flétrissure en flétrissure! Oui,
cela serait arrivé sans les sanglantes et terribles leçons que me donna le
sort. Mon amant immolé par mon père; mon père lui-même, abreuvé de douleur
et de honte par ma faute, cherchant et trouvant la mort quelques jours
après sur un champ de bataille; moi, bannie, chassée honteusement du toit
paternel, et réduite à traîner ma misère de ville en ville avec mon enfant
mourant de faim dans mes bras! Ah! Valentine, c'est là une horrible
destinée!
C'était la première fois que Louise parlait aussi hardiment de ses
malheurs. Exaltée par la crise douloureuse où elle se trouvait, elle
s'abandonnait à la triste satisfaction de se plaindre elle-même, et elle
oubliait les chagrins de Valentine et l'appui qu'elle lui devait. Mais
ces cris du remords et du désespoir produisirent plus d'effet que les
plus éloquentes remontrances. En mettant sous les yeux de Valentine le
tableau des malheurs où peuvent entraîner les passions, elle la frappa
d'épouvante. Valentine se vit sur le bord de l'abîme où sa soeur était
tombée.
--Vous avez raison, s'écria-t-elle, c'est une horrible destinée, et, pour
la porter avec courage et vertu, il faut être vous; mon âme, plus faible,
s'y perdrait. Mais, Louise, aidez-moi à avoir du courage, aidez-moi à
éloigner Bénédict.
Comme elle prononçait ce nom, un faible bruit lui fit tourner la tête.
Toutes deux jetèrent un cri perçant en voyant Bénédict debout, derrière
elles, comme une pâle apparition.
--Vous avez prononcé mon nom, Madame, dit-il à Valentine avec ce calme
profond qui donnait souvent le change sur ses impressions réelles.
Valentine s'efforça de sourire. Louise ne partagea pas son erreur.
--Où étiez-vous donc, lui dit-elle, pour avoir si bien entendu?
--J'étais fort près d'ici, Mademoiselle, répondit Bénédict avec un regard
double.
--Cela est au moins fort étrange, dit Valentine d'un ton sévère. Ma soeur
vous avait dit, ce me semble, qu'elle voulait me parler en particulier, et
vous êtes resté assez près de nous pour nous écouter, sans doute?
Bénédict n'avait jamais vu Valentine irritée contre lui; il en fut étourdi
un instant, et faillit renoncer à son hardi projet. Mais comme c'était
pour lui une crise décisive, il paya d'audace, et, conservant dans son
regard et dans son attitude cette fermeté grave qui lui donnait tant de
puissance sur l'esprit des autres:
--Il est fort inutile de dissimuler, dit-il; j'étais assis derrière ce
rideau, et je n'ai rien perdu de votre entretien. J'aurais pu en entendre
davantage et me retirer, sans être aperçu, par la même fenêtre qui
m'avait donné entrée. Mais y étais si intéressé dans le sujet de votre
discussion...
Il s'arrêta en voyant Valentine devenir plus pâle que sa collerette et
tomber sur un fauteuil d'un air consterné. Il eut envie de se jeter à ses
pieds, de pleurer sur ses mains; mais il sentait trop la nécessité de
dominer l'agitation de ces deux femmes à force de sang-froid et de
fermeté.
--J'étais si intéressé dans votre discussion, reprit-il, que j'ai cru
rentrer dans mon droit en venant y prendre part. Si j'ai eu tort, l'avenir
en décidera. En attendant, tâchons d'être plus forts que notre destinée.
Louise, vous ne sauriez rougir de ce que vous avez dit devant moi; vous ne
pouvez oublier que vous vous êtes souvent accusée ainsi à moi-même, et je
serais tenté de croire qu'il y a de la coquetterie dans votre vertueuse
humilité, tant vous savez bien quel doit en être l'effet sur ceux qui,
comme moi, vous vénèrent pour les épreuves que vous avez subies.
En parlant ainsi, il prit la main de Louise, qui était penchée sur sa soeur
et la tenait embrassée; puis il l'attira doucement et d'un air affectueux
vers un siège plus éloigné; et quand il l'y eut assise, il porta cette
main à ses lèvres avec tendresse, et aussitôt, s'emparant du siège dont il
l'avait arrachée, et se plaçant entre elle et Valentine, il lui tourna le
dos et ne s'occupa plus d'elle.
--Valentine! dit-il alors d'une voix pleine et grave.
C'était la première fois qu'il osait l'appeler par son nom en présence
d'un tiers. Valentine tressaillit, écarta ses mains dont elle se cachait
le visage, et laissa tomber sur lui un regard froid et offensé. Mais
il répéta son nom avec une douceur pleine d'autorité, et tant d'amour
brillait dans ses yeux que Valentine se cacha de nouveau le visage pour ne
pas le voir.
--Valentine, reprit-il, n'essayez pas avec moi ces feintes puériles qu'on
dit être la grande défense de votre sexe; nous ne pouvons plus nous
tromper l'un l'autre. Voyez cette cicatrice! je l'emporterai dans la
tombe! C'est le sceau et le symbole de mon amour pour vous. Vous ne pouvez
pas croire que je consente à vous perdre, c'est une erreur trop naïve pour
que vous l'admettiez; Valentine, vous n'y songez pas!
Il prit ses mains dans les siennes. Subjuguée par son air de résolution,
elle les lui abandonna et le regarda d'un air effrayé.
--Ne me cachez pas vos traits, lui dit-il, et ne craignez pas de voir en
face de vous le spectre que vous avez retiré du tombeau! Vous l'avez
voulu, Madame! si je suis devant vous aujourd'hui comme un objet de
terreur et d'aversion, c'est votre faute. Mais écoute, ma Valentine, ma
toute-puissante maîtresse, je t'aime trop pour te contrarier; dis un mot,
et je retourne au linceul dont tu m'as retiré.
En même temps, il tira un pistolet de sa poche, et le lui montrant:
--Vois-tu, lui dit-il, c'est le même, absolument le même; ses braves
services ne l'ont point endommagé; c'est un ami fidèle et toujours à tes
ordres. Parle, chasse-moi, il est toujours prêt... Oh! rassurez-vous,
s'écria-t-il d'un ton railleur, en voyant ces deux femmes, pâles d'effroi,
se reculer en criant; ne craignez pas que je commette l'inconvenance de me
tuer sous vos yeux; je sais trop les égards qu'on doit aux nerfs des
femmes.
--C'est une scène horrible! s'écria Louise avec angoisse; vous voulez
faire mourir Valentine.
--Tout à l'heure, Mademoiselle, vous me réprimanderez, répondit-il d'un
air haut et sec; à présent je parle à Valentine, et je n'ai pas fini.
Il désarma son pistolet et le mit dans sa poche.
--Voyez-vous, Madame, dit-il à Valentine, c'est absolument à cause de vous
que je vis, non pour votre plaisir, mais pour le mien. Mon plaisir est
et sera toujours bien modeste. Je ne demande rien que vous ne puissiez
accorder sans remords à la plus pure amitié. Consultez votre mémoire et
votre conscience; l'avez-vous trouvé bien audacieux et bien dangereux,
ce Bénédict qui n'a au monde qu'une passion? Cette passion, c'est vous.
Vous ne pouvez pas espérer qu'il en ait jamais une autre, lui qui est déjà
vieux de coeur et d'expérience pour tout le reste! lui qui vous a aimée,
n'aimera jamais une autre femme; car enfin, ce n'est pas une brute, ce
Bénédict que vous voulez chasser! Eh quoi! vous m'aimez assez pour me
craindre, et vous me méprisez assez pour espérer me soumettre à vous
perdre? Oh! quelle folie! Non, non! je ne vous perdrai pas tant que
j'aurai un souffle de vie, j'en jure par le ciel et par l'enfer! je vous
verrai, je serai votre ami, votre frère, ou que Dieu me damne si...
--Par pitié, taisez-vous, dit Valentine, pâle et suffoquée, en lui
pressant les mains d'une manière convulsive; je ferai ce que vous voudrez,
je perdrai mon âme à jamais, s'il le faut, pour sauver votre vie...
--Non, vous ne perdrez pas votre âme, répondit-il, vous nous sauverez tous
deux. Croyez-vous donc que je ne puisse pas aussi mériter le ciel et tenir
un serment? Hélas! avant vous je croyais à peine en Dieu; mais j'ai adopté
tous vos principes, toutes vos croyances. Je suis prêt à jurer par celui
de vos anges que vous me nommerez. Laissez-moi vivre, Valentine; que vous
importe? Je ne repousse pas la mort; imposée par vous, cette fois, elle me
serait plus douce que la première. Mais, par pitié, Valentine, ne me
condamnez pas au néant!... Vous froncez le sourcil à ce mot. Eh! tu sais
bien que je crois au ciel avec toi; mais le ciel sans toi, c'est le néant.
Le ciel n'est pas où tu n'es pas; j'en suis si certain que, si tu me
condamnes à mourir, je te tuerai peut-être aussi afin de ne pas te perdre.
J'ai déjà eu cette idée... Il s'en est fallu de peu qu'elle ne dominât
toutes les autres!... Mais, crois-moi, vivons encore quelques jours
ici-bas. Hélas! ne sommes-nous pas heureux? En quoi donc sommes-nous
coupables? Tu ne me quitteras pas, dis?... Tu ne m'ordonneras pas de
mourir, c'est impossible; car tu m'aimes, et tu sais bien que ton honneur,
ton repos, tes principes me sont sacrés. Est-ce que vous me croyez capable
d'en abuser, Louise? dit-il en se tournant brusquement vers elle. Vous
faisiez tout à l'heure une horrible peinture des maux où la passion nous
entraîne; je proteste que j'ai foi en moi-même, et que si j'eusse été aimé
de vous jadis, je n'aurais point flétri et empoisonné votre vie. Non,
Louise, non, Valentine, tous les hommes ne sont pas des lâches...
Bénédict parla encore longtemps, tantôt avec force et passion, tantôt avec
une froide ironie, tantôt avec douceur et tendresse. Après avoir épouvanté
ces deux femmes et les avoir subjuguées par la crainte, il vint à bout de
les dominer par l'attendrissement. Il sut si bien s'emparer d'elles, qu'en
les quittant il avait obtenu toutes les promesses qu'elles se seraient
crues incapables d'accorder une heure auparavant.
XXIX.
Voici quel fut le résultat de leurs conventions.
Louise partit pour Paris, et revint quinze jours après avec son fils. Elle
força madame Lhéry à traiter avec elle pour une pension qu'elle voulait
lui payer chaque mois. Bénédict et Valentine se chargèrent tour à tour de
l'éducation de Valentin, et continuèrent à se voir presque tous les jours
après le coucher du soleil.
Valentin était un garçon de quinze ans, grand, mince et blond. Il
ressemblait à Valentine; il avait comme elle un caractère égal et facile.
Ses grands yeux bleus avaient déjà cette expression de douceur caressante
qui charmait en elle; son sourire avait la même fraîcheur, la même bonté.
Il ne l'eut pas plus tôt vue, qu'il se prit d'affection pour elle au point
que sa mère en fut jalouse.
On régla ainsi l'emploi de son temps: il allait passer dans la matinée
deux heures avec sa tante, qui cultivait en lui les arts d'agrément. Le
reste du jour, il le passait à la maisonnette du ravin. Bénédict avait
fait d'assez bonnes études pour remplacer avantageusement ses professeurs.
Il avait pour ainsi dire forcé Louise à lui confier l'éducation de cet
enfant; il s'était senti le courage et la volonté ferme de s'en charger et
de lui consacrer plusieurs années de sa vie. C'était une manière de
s'acquitter envers elle, et sa conscience embrassait cette tâche avec
ardeur. Mais quand il eut vu Valentin, la ressemblance de ses traits et de
son caractère avec Valentine, et jusqu'à la similitude de son nom, lui
firent concevoir pour lui une affection dont il ne se serait pas cru
capable. Il l'adopta dans son coeur, et pour lui épargner les longues
courses qu'il était forcé de faire chaque jour, il obtint que sa mère le
laissât habiter avec lui. Il lui fallut bien souffrir alors que, sous
prétexte de rendre l'habitation commode à son nouvel occupant, Valentine
et Louise y fissent faire quelques embellissements. Par leurs soins, la
maison du ravin devint en peu de jours une retraite délicieuse pour un
homme frugal et poétique comme l'était Bénédict; le pavé humide et malsain
fit place à un plancher élevé de plusieurs pieds au-dessus de l'ancien
sol. Les murs furent recouverts d'une étoffe sombre et fort commune, mais
élégamment plissée en forme de tente pour cacher les poutres du plafond.
Des meubles simples, mais propres, des livres choisis, quelques gravures,
et de jolis tableaux peints par Valentine, furent apportés du château, et
achevèrent de créer comme par magie un élégant cabinet de travail sous le
toit de chaume de Bénédict. Valentine fit présent à son neveu d'un joli
poney du pays pour venir chaque matin déjeuner et travailler avec elle.
Le jardinier du château vint arranger le petit jardin de la chaumière;
il cacha les légumes prosaïques derrière des haies de pampres; il sema
de fleurs le tapis de verdure qui s'arrondissait devant la porte de
la maison, il fit courir des guirlandes de liseron et de houblon sur
le chaume rembruni de la toiture; il couronna la porte d'un dais de
chèvrefeuille et de clématite: il élagua un peu les houx et les buis du
ravin, et ouvrit quelques percées d'un aspect sauvage et pittoresque. En
homme intelligent, que la science de l'horticulture n'avait pas abruti, il
respecta les longues fougères qui s'accrochaient aux rochers; il nettoya
le ruisseau sans lui ôter ses pierres moussues et ses margelles de
bruyères empourprées, enfin il embellit considérablement cette demeure.
Les libéralités de Bénédict et les bontés de Valentine fermèrent la bouche
à tout commentaire insolent. Qui pouvait ne pas aimer Valentine? Dans les
premiers jours, l'arrivée de Valentin, ce témoignage vivant du déshonneur
de sa mère, fit un peu jaser le village et les serviteurs du château.
Quelque porté qu'on soit à la bienveillance, on ne renonce pas aisément à
une occasion si favorable de blâmer et de médire. Alors on fit attention à
tout; on remarqua les fréquentes visites de Bénédict au château, le genre
de vie mystérieux et retiré de madame de Lansac. Quelques vieilles femmes
qui, du reste, détestaient cordialement madame de Raimbault, firent
observer à leurs voisines, avec un soupir et un clignement d'oeil piteux,
que les habitudes étaient déjà bien changées au château depuis le départ
de la comtesse, et que tout ce qui s'y passait ne lui conviendrait guère
si elle pouvait s'en douter. Mais les commérages furent tout à coup
arrêtés par l'invasion d'une épidémie dans le pays. Valentine, Louise et
Bénédict prodiguèrent leurs soins, s'exposèrent courageusement aux dangers
de la contagion, fournirent avec générosité à toutes les dépenses,
prévinrent tous les besoins du pauvre, éclairèrent l'ignorance du riche.
Bénédict avait étudié un peu en médecine; avec une saignée et quelques
ordonnances rationnelles, il sauva beaucoup de malades. Les tendres soins
de Louise et de Valentine adoucirent les dernières souffrances des autres
ou calmèrent la douleur des survivants. Quand l'épidémie fut passée,
personne ne se souvint des cas de conscience qui s'étaient élevés à propos
de ce jeune et beau garçon transplanté dans le pays. Tout ce que firent
Valentine, Bénédict ou Louise, fut déclaré inattaquable; et si quelque
habitant d'une ville voisine eût osé tenir un propos équivoque sur leur
compte, il n'était pas un paysan à trois lieues à la ronde qui ne le
lui eût fait payer cher. Le passant curieux et désoeuvré était mal venu
lui-même à faire dans les cabarets de village quelques questions trop
indiscrètes sur le compte de ces trois personnes.
Ce qui compléta leur sécurité, c'est que Valentine n'avait gardé à son
service aucun de ces valets nés dans la livrée, peuple insolent, ingrat et
bas, qui salit tout ce qu'il regarde, et dont la comtesse de Raimbault
aimait à s'entourer, pour avoir apparemment des esclaves à tyranniser.
Après son mariage, Valentine avait renouvelé sa maison; elle ne l'avait
composée que de ces bons serviteurs à demi villageois qui font un bail
pour entrer au service d'un maître, le servent avec gravité, avec lenteur,
avec _complaisance_, si l'on peut parler ainsi; qui répondent: _Je veux
bien_, ou: _Il y a moyen_, à ses ordres, l'impatientent et le désespèrent
souvent, cassent ses porcelaines, ne lui volent pas un sou, mais par
maladresse et lourdeur font un horrible dégât dans une maison élégante;
gens insupportables, mais excellents, qui rappellent toutes les vertus de
l'âge patriarcal; qui, dans leur solide bon sens et leur heureuse
ignorance, n'ont pas l'idée de cette rapide et servile soumission de la
domesticité selon nos usages; qui obéissent sans se presser, mais avec
respect; gens précieux, qui ont encore la foi de leur devoir, parce que
leur devoir est une convention franche et raisonnée; gens robustes, qui
rendraient des coups de cravache à un dandy; qui ne font rien que par
amitié; qu'on ne peut s'empêcher ni d'aimer ni de maudire; qu'on souhaite,
cent fois par jour, voir à tous les diables, mais qu'on ne se décide
jamais à mettre à la porte.
La vieille marquise eût pu être une sorte d'obstacle aux projets de nos
trois amis. Valentine s'apprêtait à lui en faire la confidence et à la
disposer en sa faveur. Mais, à cette époque, elle faillit succomber à une
attaque d'apoplexie. Son raisonnement et sa mémoire en reçurent une si
vive atteinte, qu'il ne fallut pas espérer de lui faire comprendre ce dont
il s'agissait. Elle cessa d'être active et robuste; elle se renferma
presque entièrement dans sa chambre, et se livra avec sa gouvernante aux
pratiques d'une dévotion puérile. La religion, dont elle s'était fait un
jeu toute sa vie, lui devint un amusement nécessaire, et sa mémoire usée
ne s'exerça plus qu'à réciter des patenôtres. Il n'y avait donc plus
qu'une personne qui eût pu nuire à Valentine; c'était cette demoiselle
de compagnie. Mais mademoiselle Beaujon (c'était son nom) ne demandait
qu'une chose au monde, c'était de rester auprès de sa maîtresse, et de
la circonvenir de manière à accaparer tous les legs qu'il serait en son
pouvoir de lui faire. Valentine, tout en la surveillant de manière à ce
qu'elle n'abusât jamais de l'empire qu'elle avait sur l'esprit de la
marquise, s'étant assurée qu'elle méritait par son zèle et ses soins
toutes les récompenses qu'elle pourrait en obtenir, lui témoigna une
confiance dont elle fut reconnaissante. Madame de Raimbault, à demi
instruite par la voix publique (car rien ne peut rester absolument secret,
si bien qu'on s'y prenne), lui écrivit pour savoir à quoi s'en tenir sur
les différents propos qui lui étaient parvenus. Elle avait grande
confiance dans cette Beaujon, qui n'avait jamais beaucoup aimé Valentine,
et qui, en revanche, avait toujours aimé à médire. Mais la Beaujon, dans
un style et dans une orthographe remarquablement bizarres, s'empressa de
la détromper et de l'assurer qu'elle n'avait jamais entendu parler de ces
étranges nouvelles, inventées probablement dans les petites villes des
environs. La Beaujon comptait se retirer du service aussitôt que la
vieille marquise serait morte; elle se souciait fort peu ensuite du
courroux de la comtesse, pourvu qu'elle quittât cette maison les poches
pleines.
M. de Lansac écrivait fort rarement, et ne témoignait nulle impatience de
revoir sa femme, nul désir de s'occuper de ses affaires de coeur. Ainsi une
réunion de circonstances favorables concourait à protéger le bonheur que
Louise, Valentine et Bénédict, volaient pour ainsi dire à la loi des
convenances et des préjugés. Valentine fit entourer d'une clôture la
partie du parc où était situé le pavillon. Cette espèce de parc réservé
était fort sombre et fort bien planté. On y ajouta sur les confins, des
massifs de plantes grimpantes, des remparts de vigne vierge, d'aristoloche,
et de ces haies de jeunes cyprès qu'on taille en rideau, et qui forment
une barrière impénétrable à la vue. Au milieu de ces lianes, et derrière
ces discrets ombrages, le pavillon s'élevait dans une situation délicieuse,
auprès d'une source dont le bouillonnement, s'échappant à travers les
roches, entretenait sans cesse un frais murmure autour de cette rêveuse
et mystérieuse retraite. Personne n'y fut admis que Valentin, Louise,
Bénédict et Athénaïs, lorsqu'elle pouvait échapper à la surveillance de
son mari, qui n'aimait pas beaucoup à lui voir conserver des relations
avec son cousin. Chaque matin, Valentin, qui avait une clef du pavillon,
venait y attendre Valentine. Il arrosait ses fleurs, il renouvelait celles
du salon, il essayait quelques études sur le piano, ou bien il donnait des
soins à la volière. Quelquefois il s'oubliait, sur un banc, aux vagues
et inquiètes rêveries de son âge; mais sitôt qu'il apercevait la forme
svelte de sa tante à travers les arbres, il se remettait à l'ouvrage.
Valentine aimait à constater la similitude de leurs caractères et de leurs
inclinations; elle se plaisait à retrouver dans ce jeune homme, malgré la
différence des sexes, les goûts paisibles, l'amour de la vie intime et
retirée qui étaient en elle. Et puis elle l'aimait à cause de Bénédict,
dont il recevait les soins et les leçons, et dont chaque jour il lui
apportait un reflet.
Valentin, sans comprendre la force des liens qui l'attachaient à Bénédict
et à Valentine, les aimait déjà avec une vivacité et une délicatesse
au-dessus de son âge. Cet enfant, né dans les larmes, le plus grand fléau
et la plus grande consolation de sa mère, avait fait de bonne heure
l'essai de cette sensibilité qui se développe plus tard dans le cours des
destinées ordinaires. Dès qu'il avait été en âge de comprendre un peu la
vie, Louise lui avait exposé nettement sa position dans le monde, les
malheurs de sa destinée, la tache de sa naissance, les sacrifices qu'elle
lui avait faits, et tout ce qu'elle avait à braver pour remplir envers
lui ces devoirs si faciles et si doux aux autres mères. Valentin avait
profondément senti toutes ces choses; son âme, facile et tendre, avait
pris dès lors une teinte de mélancolie et de fierté; il avait conçu pour
sa mère une reconnaissance passionnée, et, dans toutes ses douleurs, elle
avait trouvé en lui de quoi la récompenser et la consoler...
Mais il faut bien l'avouer, Louise, qui était capable d'un si grand
courage et de tant de vertus supérieures au vulgaire, était peu agréable
dans le commerce de la vie ordinaire; passionnée à propos de tout, et, en
dépit d'elle même, sensible à toutes les blessures dont elle aurait dû
savoir émousser l'atteinte, elle faisait souvent retomber l'amertume de
son âme sur l'âme si douce et si impressionnable de son fils. Aussi, à
force d'irriter ses jeunes facultés, elle les avait déjà un peu épuisées.
Il y avait comme des teintes de vieillesse sur ce front de quinze ans, et
cet enfant, à peine éclos à la vie, éprouvait déjà la fatigue de vivre et
le besoin de se reposer dans une existence calme et sans orage. Comme une
belle fleur née le matin sur les rochers et déjà battue des vents avant de
s'épanouir, il penchait sa tête pâle sur son sein, et son sourire avait
une langueur qui n'était pas de son âge. Aussi, l'intimité si caressante
et si sereine de Valentine, le dévouement si prudent et si soutenu de
Bénédict, commencèrent pour lui une nouvelle ère. Il se sentit épanouir
dans cette atmosphère plus favorable à sa nature. Sa taille souple et
frêle prit un essor plus rapide, et une douce nuance d'incarnat vint se
mêler à la blancheur mate de ses joues. Athénaïs, qui faisait plus de
cas de la beauté physique que de toute chose au monde, déclarait n'avoir
jamais vu une tête aussi ravissante que celle de ce bel adolescent, avec
ses cheveux d'un blond cendré, comme ceux de Valentine, flottant par
grosses boucles sur un cou blanc et poli comme le marbre de l'Antinoüs.
L'étourdie n'était pas fâchée de répéter à tout propos que c'était un
enfant sans conséquence, afin d'avoir le droit de baiser de temps en temps
ce front si pur et si limpide, et de passer ses doigts dans ces cheveux
qu'elle comparait à la soie vierge des cocons dorés.
Le pavillon était donc pour tous, à la fin du jour, un lieu de repos et de
délices. Valentine n'y admettait aucun profane, et ne permettait aucune
communication avec les gens du château. Catherine avait seule droit d'y
pénétrer et d'en prendre soin. C'était l'Élysée, le monde poétique, la vie
dorée de Valentine; au château, tous les ennuis, toutes les servitudes,
toutes les tristesses; la grand'mère infirme, les visites importunes, les
réflexions pénibles et l'oratoire plein de remords; au pavillon, tous les
bonheurs, tous les amis, tous les doux rêves, l'oubli des terreurs, et les
joies pures d'un amour chaste. C'était comme une île enchantée au milieu
de la vie réelle, comme une oasis dans le désert.
Au pavillon, Louise oubliait ses amertumes secrètes, ses violences
comprimées, son amour méconnu. Bénédict, heureux de voir Valentine
s'abandonner sans résistance à sa foi, semblait avoir changé de caractère;
il avait dépouillé ses inégalités, ses injustices, ses brusqueries
cruelles. Il s'occupait de Louise presque autant que de sa soeur; il se
promenait avec elle sous les tilleuls du parc, un bras passé sous le sien.
Il lui parlait de Valentin, lui vantait ses qualités, son intelligence,
ses progrès rapides; il la remerciait de lui avoir donné un ami et un
fils. La pauvre Louise pleurait en l'écoutant, et s'efforçait de trouver
l'amitié de Bénédict plus flatteuse et plus douce que ne l'eût été son
amour.
Athénaïs, rieuse et folâtre, reprenait au pavillon toute l'insouciance de
son âge; elle oubliait là les tracas du ménage, les orageuses tendresses
et la jalouse défiance de Pierre Blutty. Elle aimait encore Bénédict, mais
autrement que par le passé; elle ne voyait plus en lui qu'un ami sincère.
Il l'appelait sa soeur, comme Louise et Valentine; seulement il se plaisait
à la nommer sa petite soeur. Athénaïs n'avait pas assez de poésie dans
l'esprit pour s'obstiner à nourrir une passion malheureuse. Elle était
assez jeune, assez belle pour aspirer à un amour partagé, et jusque-là
Pierre Blutty n'avait pas contribué à faire souffrir sa petite vanité de
femme. Elle en parlait avec estime, la rougeur au front et le sourire sur
les lèvres; et puis, à la moindre remarque maligne de Louise, elle
s'enfuyait, légère espiègle, parmi les sentiers du parc, traînant après
elle le timide Valentin, qu'elle traitait de petit écolier, et qui n'avait
guère qu'un an de moins qu'elle.
Mais ce qu'il serait impossible de rendre, c'est la tendresse muette et
réservée de Bénédict et de Valentine, c'est ce sentiment exquis de pudeur
et de dévouement qui dominait chez eux la passion ardente toujours prête à
déborder. Il y avait dans cette lutte éternelle mille tourments et mille
délices, et peut-être Bénédict chérissait-il autant les uns que les
autres. Valentine pouvait souvent encore craindre d'offenser Dieu et
souffrir de ses scrupules religieux; mais lui, qui ne concevait pas aussi
bien l'étendue des devoirs d'une femme, se flattait de n'avoir entraîné
Valentine dans aucune faute et de ne l'exposer à aucun repentir. Il lui
sacrifiait avec joie ces brûlantes aspirations qui le dévoraient. Il était
fier de savoir souffrir et vaincre: tout bas, son imagination s'enivrait
de mille désirs et de mille rêves; mais tout haut il bénissait Valentine
des moindres faveurs. Effleurer ses cheveux, respirer ses parfums, se
coucher sur l'herbe à ses pieds, la tête appuyée sur un coin de son
tablier de soie, reprendre sur le front de Valentin un des baisers qu'elle
venait d'y déposer, emporter furtivement, le soir, le bouquet qui s'était
flétri à sa ceinture, c'étaient là les grands accidents et les grandes
joies de cette vie de privation, d'amour et de bonheur.
QUATRIÈME PARTIE.
XXX.
Quinze mois s'écoulèrent ainsi: quinze mois de calme et de bonheur dans la
vie de cinq individus, c'est presque fabuleux. Il en fut ainsi pourtant.
Le seul chagrin qu'éprouva Bénédict, ce fut de voir quelquefois Valentine
pâle et rêveuse. Alors il se hâtait d'en chercher la cause, et il
découvrait toujours qu'elle avait rapport à quelque alarme de son âme
pieuse et timorée. Il parvenait à chasser ces légers nuages, car Valentine
n'avait plus le droit de douter de sa force et de sa soumission. Les
lettres de M. de Lansac achevaient de la rassurer, elle avait pris le
parti de lui écrire que Louise était installée à la ferme avec son fils,
et que _M. Lhéry_ (Bénédict) s'occupait de l'éducation de ce jeune homme,
sans dire dans quelle intimité elle vivait avec ces trois personnes. Elle
avait ainsi expliqué leurs relations, en affectant de regarder M. de
Lansac comme lié envers elle par la promesse de lui laisser voir sa soeur.
Toute cette histoire avait paru bizarre et ridicule à M. de Lansac. S'il
n'avait pas tout à fait deviné la vérité, du moins était-il sur la voie.
Il avait haussé les épaules en songeant au mauvais goût et au mauvais ton
d'une intrigue de sa femme avec un cuistre de province.
Mais, tout bien considéré, la chose lui plaisait mieux ainsi qu'autrement.
Il s'était marié avec la ferme résolution de ne pas s'embarrasser de
madame de Lansac, et, pour le moment, il entretenait avec une première
danseuse du théâtre de Saint-Pétersbourg des relations qui lui faisaient
envisager très-philosophiquement la vie. Il trouvait donc fort juste que
sa femme se créât de son côté des affections qui l'enchaînassent loin
de lui sans reproches et sans murmures. Tout ce qu'il désirait, c'était
qu'elle agît avec prudence, et qu'elle ne le couvrît point, par une
conduite dissolue, de ce sot et injuste ridicule qui s'attache aux maris
trompés. Or, il se fiait assez au caractère de Valentine pour dormir en
paix sur ce point; et puisqu'il fallait nécessairement à cette jeune femme
abandonnée ce qu'il appelait une occupation de coeur, il aimait mieux la
lui voir chercher dans le mystère de la retraite qu'au milieu du bruit et
de l'éclat des salons. Il se garda donc bien de critiquer ou de blâmer son
genre de vie, et toutes ses lettres exprimèrent, dans les termes les plus
affectueux et les plus honorables, la profonde indifférence avec laquelle
il était résolu d'accueillir toutes les démarches de Valentine.
La confiance de son mari, dont elle attribua les motifs à de plus nobles
causes, tourmenta longtemps Valentine en secret. Cependant peu à peu les
susceptibilités de son esprit rigide s'engourdirent et se reposèrent dans
le sein de Bénédict. Tant de respect, de stoïcisme, de désintéressement,
un amour si pur et si courageux, la touchèrent profondément. Elle en vint
à se dire que, loin d'être un sentiment dangereux, c'était là une vertu
héroïque et précieuse, que Dieu et l'honneur sanctionnaient leurs liens,
que son âme s'épurait et se fortifiait à ce feu sacré. Toutes les sublimes
utopies de la passion robuste et patiente vinrent l'éblouir. Elle osa bien
remercier le ciel de lui avoir donné pour sauveur et pour appui, dans les
périls de la vie, ce puissant et magnanime complice qui la protégeait et
la gardait contre elle-même. La dévotion jusqu'alors avait été pour elle
comme un code de principes sacrés, fortement raisonnés et gravement
repassés chaque jour pour la défense de ses moeurs; elle changea de nature
dans son esprit, et devint une passion poétique et enthousiaste, une
source de rêves ascétiques et brûlants, qui, bien loin de servir de
rempart à son coeur, l'ouvrirent de tous côtés aux attaques de la passion.
Cette dévotion nouvelle lui sembla meilleure que l'ancienne. Comme elle
la sentit plus intense et plus féconde en vives émotions, en ardentes
aspirations vers le ciel, elle l'accueillit avec imprudence, et se plut à
penser que l'amour de Bénédict l'avait allumée.
«De même que le feu purifie l'or, se disait-elle, l'amour vertueux élève
l'âme, dirige son essor vers Dieu, source de tout amour.»
Mais, hélas! Valentine ne s'aperçut point que cette foi, retrempée au feu
des passions humaines, transigeait souvent avec les devoirs de son origine,
et descendait à des alliances terrestres. Elle laissa ravager les forces
que vingt ans de calme et d'ignorance avaient amassées en elle; elle la
laissa envahir et altérer ses convictions, jadis si nettes et si rigides,
et couvrir de ses fleurs trompeuses l'âpre et étroit sentier du devoir.
Ses prières devinrent plus longues; le nom et l'image de Bénédict s'y
mêlaient sans cesse, et elle ne les repoussait plus; elle s'en entourait
pour s'exciter à mieux prier: le moyen était infaillible, mais il était
dangereux. Valentine sortait de son oratoire avec une âme exaltée, des
nerfs irrités, un sang actif et brûlant; alors les regards et les paroles
de Bénédict ravageaient son coeur comme une lave ardente. Qu'il eût été
assez hypocrite ou assez habile pour présenter l'adultère sous un jour
mystique, et Valentine se perdait en invoquant le ciel.
Mais ce qui devait les préserver longtemps, c'était la candeur de ce jeune
homme, en qui résidait vraiment une âme honnête. Il s'imaginait qu'au
moindre effort pour ébranler la vertu de Valentine il devait perdre son
estime et sa confiance, si péniblement achetées. Il ne savait pas qu'une
fois engagée sur la pente rapide des passions on ne revient guère sur ses
pas. Il n'avait pas la conscience de sa puissance; l'eût-il eue, peut-être
ne s'en serait-il pas servi, tant était droit et loyal encore cet esprit
tout neuf et tout jeune.
Il fallait voir de quelles nobles fatuités, de quelles sublimes paradoxes
ils sanctionnaient leur imprudent amour.
--Comment pourrais-je t'engager à manquer à tes principes, disait Bénédict
à Valentine, moi qui te chéris pour cette force virile que tu m'opposes!
moi qui préfère ta vertu à ta beauté, et ton âme à ton corps! moi qui te
tuerais avec moi, si l'on pouvait m'assurer de te posséder immédiatement
dans le ciel, comme les anges possèdent Dieu!
--Non, tu ne saurais mentir, lui répondait Valentine, toi que Dieu m'a
envoyé pour m'apprendre à le connaître et à l'aimer, toi qui le premier
m'as fait concevoir sa puissance et m'as enseigné les merveilles de la
création. Hélas! je la croyais si petite et si bornée! Mais toi, tu as
grandi le sens des prophéties, tu m'as donné la clef des poésies sacrées,
tu m'as révélé l'existence d'un vaste univers dont le pur amour est le
lien et le principe. Je sais maintenant que nous avons été créés l'un
pour l'autre, et que l'alliance immatérielle contractée entre nous est
préférable à tous les liens terrestres.
Un soir, ils étaient tous réunis dans le joli salon du pavillon. Valentin,
qui avait une voix agréable et fraîche, essayait une romance; sa mère
l'accompagnait. Athénaïs, un coude appuyé sur le piano, regardait
attentivement son jeune favori, et ne voulait point s'apercevoir du
malaise qu'elle lui causait. Bénédict et Valentine, assis près de la
fenêtre, s'enivraient des parfums de la soirée, de calme, d'amour, de
mélodie et d'air pur. Jamais Valentine n'avait senti une si profonde
sécurité. L'enthousiasme se glissait de plus en plus dans son âme,
et, sous le voile d'une juste admiration pour la vertu de son amant,
grandissait sa passion intense et rapide. La pâle clarté des étoiles leur
permettait à peine de se voir. Pour remplacer ce chaste et dangereux
plaisir que verse le regard, ils laissèrent leurs mains s'enlacer.
Peu à peu, l'étreinte devint plus brûlante, plus avide; leurs sièges
se rapprochèrent insensiblement, leurs cheveux s'effleuraient et se
communiquaient l'électricité abondante qu'ils dégagent; leurs haleines se
mêlaient, et la brise du soir s'embrasait autour d'eux. Bénédict, accablé
sous le poids du bonheur délicat et pénétrant que recèle un amour à la
fois repoussé et partagé, pencha sa tête sur le bord de la croisée et
appuya son front sur la main de Valentine, qu'il tenait toujours dans les
siennes. Ivre et palpitant, il n'osait faire un mouvement, de peur de
déranger l'autre main qui s'était glissée sur sa tête, et qui se promenait
moelleuse et légère, comme le souffle d'un follet, parmi les flots rudes
et noirs de sa chevelure. C'était une émotion qui brisait sa poitrine
et qui faisait refluer tout son sang à son coeur. Il y avait de quoi en
mourir; mais il serait mort plutôt que de laisser voir son trouble, tant
il craignait d'éveiller les méfiances et les remords de Valentine. Si elle
avait su quels torrents de délices elle versait dans son sein, elle se fût
retirée. Pour obtenir cet abandon, ces molles caresses, ces cuisantes
voluptés, il y fallait paraître insensible. Bénédict retenait sa
respiration, et comprimait l'ardeur de sa fièvre. Son silence finit
par gêner Valentine, elle lui parla à voix basse pour se distraire de
l'émotion trop vive qui commençait à la gêner aussi.
--N'est-ce pas que nous sommes heureux, lui dit-elle, peut-être pour lui
faire entendre ou pour se dire à elle-même qu'il ne fallait pas désirer de
l'être davantage.
--Oh! dit Bénédict, en s'efforçant malgré lui d'assurer le son de sa voix,
il faudrait mourir ainsi!
Un pas rapide, qui traversait la pelouse et s'approchait du pavillon,
retentit au milieu du silence. Je ne sais quel pressentiment vint effrayer
Bénédict; il serra convulsivement la main de Valentine et la pressa contre
son coeur, qui battait aussi haut dans sa poitrine que le bruit inquiétant
de ces pas inattendus. Valentine sentit le sien se glacer d'une peur
vague, mais terrible; elle retira brusquement ses mains et se dirigea vers
la porte. Mais elle s'ouvrit avant qu'elle l'eût atteinte, et Catherine
essoufflée parut.
--Madame, dit-elle d'un air empressé et consterné, M. de Lansac est au
château!
Ce mot fit sur tous ceux qui l'entendirent le même effet qu'une pierre
lancée au sein des ondes pures et immobiles d'un lac; les cieux, les
arbres, les délicieux paysages qui s'y reflétaient se brisent, se tordent
et s'effacent; un caillou a suffi pour faire rentrer dans le chaos toute
une scène enchantée: ainsi fut rompue l'harmonie délicieuse qui régnait
en ce lieu une minute auparavant. Ainsi fut bouleversé le beau rêve de
bonheur dont se berçait cette famille. Dispersée tout à coup comme
les feuilles que le vent balaie en tourbillon, elle se sépara pleine
d'anxiétés et d'alarmes. Valentine pressa Louise et son fils dans ses
bras.
--À jamais à vous! leur dit-elle en les quittant; nous nous reverrons
bientôt, j'espère; peut-être demain.
Valentin secoua tristement la tête; un mouvement de fierté et de haine
indéfinissable venait d'éclore en lui au nom de M. de Lansac. Il avait
souvent songé que ce noble comte pourrait bien le chasser de sa maison;
cette idée avait parfois empoisonné le bonheur qu'il y goûtait.
--Cet homme fera bien de vous rendre heureuse, dit-il à sa tante d'un air
martial qui la fit sourire d'attendrissement; sinon il aura affaire à moi!
--Que pourrais-tu craindre avec un tel chevalier? dit Athénaïs à madame de
Lansac en s'efforçant de paraître gaie, et en donnant une petite tape de
sa main ronde et polie sur la joue enflammée du jeune homme.
--Venez-vous, Bénédict? cria Louise en se dirigeant vers la porte du parc
qui s'ouvrait sur la campagne.
--Tout à l'heure, répondit-il.
Il suivit Valentine vers l'autre sortie, et tandis que Catherine éteignait
à la hâte les bougies et fermait le pavillon:
--Valentine!... lui dit-il d'une voix sourde et violemment agitée.
Il ne put en dire davantage. Comment eût-il osé exprimer d'ailleurs le
sujet de ses craintes et de sa fureur?
Valentine le comprit, et lui tendant la main d'un air ferme:
--Soyez tranquille, lui répondit-elle avec un sourire d'amour et de
fierté.
L'expression de sa voix et de son regard eut tant de puissance sur
Bénédict que, docile à la volonté de Valentine, il s'éloigna presque
tranquille.
XXXI.
M. de Lansac en costume de voyage et affectant une grande fatigue, s'était
drapé nonchalamment sur le canapé du grand salon. Il vint au-devant de
Valentine d'un air galant et empressé dès qu'il l'aperçut. Valentine
tremblait et se sentait près de s'évanouir. Sa pâleur, sa consternation,
n'échappèrent point au comte; il feignit de ne pas s'en apercevoir, et lui
fit compliment au contraire sur l'éclat de ses yeux et la fraîcheur de
son teint. Puis il se mit aussitôt à causer avec cette aisance que donne
l'habitude de la dissimulation; et le ton dont il parla de son voyage,
la joie qu'il exprima de se retrouver auprès de sa femme, les questions
bienveillantes qu'il lui adressa sur sa santé, sur les plaisirs de sa
retraite, l'aidèrent à se remettre de son émotion et à paraître, comme
lui, calme, gracieuse et polie.
Ce fut alors seulement qu'elle remarqua dans un coin du salon un homme
gros et court, d'une figure rude et commune; M. de Lansac le lui présenta
comme _un de ses amis_. Il y avait quelque chose de contraint dans la
manière dont M. de Lansac prononça ces mots; le regard sombre et terne
de cet homme, le salut raide et gauche qu'il lui rendit, inspirèrent à
Valentine un éloignement irrésistible pour cette figure ingrate, qui
semblait se trouver déplacée en sa présence, et qui s'efforçait, à force
d'impudence, de déguiser le malaise de sa situation.
Après avoir soupé à la même table et vis-à-vis de cet inconnu d'un
extérieur si repoussant, M. de Lansac pria Valentine de donner des ordres
pour qu'on préparât un des meilleurs appartements du château à son bon
_M. Grapp_. Valentine obéit, et quelques instants après M. Grapp se retira,
après avoir échangé quelques paroles à voix basse avec M. de Lansac, et
avoir salué sa femme avec le même embarras et le même regard d'insolente
servilité que la première fois.
Lorsque les deux époux furent seuls ensemble, une mortelle frayeur
s'empara de Valentine. Pâle et les yeux baissés, elle cherchait en vain
à renouer la conversation, quand M. de Lansac, rompant le silence, lui
demanda la permission de se retirer, accablé qu'il était de fatigue.
--Je suis venu de Pétersbourg en quinze jours, lui dit-il avec une sorte
d'affectation; je ne me suis arrêté que vingt-quatre heures à Paris; aussi
je crois... j'ai certainement de la fièvre.
--Oh! sans doute, vous avez... vous devez avoir la fièvre, répéta
Valentine avec un empressement maladroit.
Un sourire haineux effleura les lèvres discrètes du diplomate.
--Vous avez l'air de Rosine dans _le Barbier_! dit-il d'un ton
semi-plaisant, semi-amer, _Buona sera, don Basilio_! Ah! ajouta-t-il en
se traînant vers la porte d'un air accablé, j'ai un impérieux besoin de
sommeiller! Une nuit de plus en poste, et je tombais malade. Il y a de
quoi, n'est-ce pas, ma chère Valentine?
--Oh oui! répondit-elle, il faut vous reposer; je vous ai fait préparer...
--L'appartement du pavillon, n'est-il pas vrai, ma très-belle? C'est le
plus propice au sommeil. J'aime ce pavillon, il me rappellera l'heureux
temps où je vous voyais tous les jours...
--Le pavillon! répondit Valentine d'un air épouvanté qui n'échappa point à
son mari, et qui lui servit de point de départ pour les découvertes qu'il
se proposait de faire avant peu.
--Est-ce que vous avez disposé du pavillon? dit-il d'un air parfaitement
simple et indifférent.
--J'en ai fait une espèce de retraite pour étudier, répondit-elle avec
embarras; car elle ne savait pas mentir. Le lit est enlevé, il ne
saurait être prêt pour ce soir... Mais l'appartement de ma mère, au
rez-de-chaussée, est tout prêt à vous recevoir... s'il vous convient.
--J'en réclamerai peut-être un autre demain, dit M. de Lansac avec une
intention féroce de vengeance et un sourire plein d'une fade tendresse;
en attendant, je m'arrangerai de celui que vous m'assignez.
Il lui baisa la main. Sa bouche sembla glacée à Valentine. Elle froissa
cette main dans l'autre pour la ranimer, quand elle se trouva seule.
Malgré la soumission de M. de Lansac à se conformer à ses désirs, elle
comprenait si peu ses véritables intentions que la peur domina d'abord
toutes les angoisses de son âme. Elle s'enferma dans sa chambre, et
le souvenir confus de cette nuit de léthargie qu'elle y avait passée
avec Bénédict lui revenant à l'esprit, elle se leva et marcha dans
l'appartement avec agitation pour chasser les idées décevantes et cruelles
que l'image de ces événements éveillait en elle. Vers trois heures,
ne pouvant ni dormir ni respirer, elle ouvrit sa fenêtre. Ses yeux
s'arrêtèrent longtemps sur un objet immobile, qu'elle ne pouvait préciser,
mais qui, se mêlant aux tiges des arbres, semblait être un tronc d'arbre
lui-même. Tout à coup elle le vit se mouvoir et s'approcher; elle reconnut
Bénédict. Épouvantée de le voir ainsi se montrer à découvert en face des
fenêtres de M. de Lansac, qui étaient directement au-dessous des siennes,
elle se pencha avec épouvante pour lui indiquer, par signes, le danger
auquel il s'exposait. Mais Bénédict, au lieu d'en être effrayé, ressentit
une joie vive en apprenant que son rival occupait cet appartement.
Il joignit les mains, les éleva vers le ciel avec reconnaissance, et
disparut. Malheureusement M. de Lansac, que l'agitation fébrile du voyage
empêchait aussi de dormir, avait observé cette scène de derrière un rideau
qui le cachait à Bénédict.