George Sand

Valentine
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LIBRAIRIE BLANCHARD
rue RICHELIEU, 78

ÉDITION J. HETZEL

LIBRAIRIE MARESCQ ET Cie
5, RUE DU PONT-De-LODI


1832




VALENTINE

par

George SAND




NOTICE


_Valentine_ est le second roman que j'aie publié, après _Indiana_, qui eut
un succès littéraire auquel j'étais loin de m'attendre; je retournais dans
le Berri en 1832, et je me plus à peindre la nature que j'avais sous les
yeux depuis mon enfance. Dès ces jours-là, j'avais éprouvé le besoin de
la décrire; mais, par un phénomène qui accompagne toutes les émotions
profondes, dans l'ordre moral comme dans l'ordre intellectuel, c'est ce
qu'on désire le plus manifester, qu'on ose le moins aborder en public. Ce
pauvre coin du Berri, cette Vallée-Noire si inconnue, ce paysage sans
grandeur, sans éclat, qu'il faut chercher pour le trouver, et chérir pour
l'admirer, c'était le sanctuaire de mes premières, de mes longues, de mes
continuelles rêveries. Il y avait vingt-deux ans que je vivais dans ces
arbres mutilés, dans ces chemins raboteux, le long de ces buissons
incultes, au bord de ces ruisseaux dont les rives ne sont praticables
qu'aux enfants et aux troupeaux. Tout cela n'avait de charmes que pour
moi, et ne méritait pas d'être révélé aux indifférents. Pourquoi trahir
l'_incognito_ de cette contrée modeste qu'aucun grand souvenir historique,
qu'aucun grand site pittoresque, ne signalent à l'intérêt ou à la
curiosité? Il me semblait que la Vallée-Noire c'était moi-même, c'était
le cadre, le vêtement de ma propre existence, et il y avait si loin de là
à une toilette brillante et faite pour attirer les regards! Si j'avais
compté sur le retentissement de mes oeuvres, je crois que j'eusse voilé
avec jalousie ce paysage comme un sanctuaire, où, seul jusque-là,
peut-être, j'avais promené une pensée d'artiste, une rêverie de poète;
mais je n'y comptais pas, je n'y pensais même pas du tout. J étais obligé
d'écrire et j'écrivais. Je me laissais entraîner au charme secret répandu
dans l'air presque natal dont j'étais enveloppé. La partie descriptive de
mon roman fut goûtée. La fable souleva des critiques assez vives sur la
prétendue doctrine anti-matrimoniale que j'avais déjà proclamée, disait-on,
dans _Indiana_. Dans l'un et l'autre roman j'avais montré les dangers et
les douleurs des unions mal assorties. Il paraît que, croyant faire de la
prose, j'avais fait du saint-simonisme sans le savoir. Je n'en étais pas
alors à réfléchir sur les misères sociales. J'étais encore trop jeune
pour voir et constater autre chose que des faits. J'en serais peut-être
toujours resté là, grâce à mon indolence naturelle et à cet amour des
choses extérieures qui est le bonheur et l'infirmité des artistes, si
l'on ne m'eût poussé, par des critiques un peu pédantesques, à réfléchir
davantage et à m'inquiéter des causes premières, dont je n'avais jusque-là
saisi que les effets. Mais on m'accusa si aigrement de vouloir faire
l'esprit fort et le philosophe, que je me posai un jour cette question:
«Voyons donc ce que c'est que la philosophie!»

GEORGE SAND.

Paris, 27 mars 1832.


       *       *       *       *       *




PREMIÈRE PARTIE.

I.


La partie sud-est du Berry renferme quelques lieues d'un pays
singulièrement pittoresque. La grande route qui le traverse dans la
direction de Paris à Clermont étant bordée des terres les plus habitées,
il est difficile au voyageur de soupçonner la beauté des sites qui
l'avoisinent. Mais à celui qui, cherchant l'ombre et le silence,
s'enfoncerait dans un de ces chemins tortueux et encaissés qui débouchent
sur la route à chaque instant, bientôt se révéleraient de frais et calmes
paysages, des prairies d'un vert tendre, des ruisseaux mélancoliques, des
massifs d'aunes et de frênes, toute une nature suave et pastorale. En vain
chercherait-il dans un rayon de plusieurs lieues une maison d'ardoise et
de moellons. À peine une mince fumée bleue, venant à trembloter derrière
le feuillage, lui annoncerait le voisinage d'un toit de chaume; et s'il
apercevait derrière les noyers de la colline la flèche d'une petite église,
au bout de quelques pas il découvrirait un campanile de tuiles rongées
par la mousse, douze maisonnettes éparses, entourées de leurs vergers et
de leurs chenevières, un ruisseau avec son pont formé de trois soliveaux,
un cimetière d'un arpent carré fermé par une haie vive, quatre ormeaux
en quinconce et une tour ruinée. C'est ce qu'on appelle un bourg dans le
pays.

Rien n'égale le repos de ces campagnes ignorées. Là n'ont pénétré ni le
luxe, ni les arts, ni la manie savante des recherches, ni le monstre à
cent bras qu'on appelle industrie. Les révolutions s'y sont à peine fait
sentir, et la dernière guerre dont le sol garde une imperceptible trace
est celle des huguenots contre les catholiques; encore la tradition en est
restée si incertaine et si pâle que, si vous interrogiez les habitants,
ils vous répondraient que ces choses se sont passées il y a au moins deux
mille ans; car la principale vertu de cette race de cultivateurs, c'est
l'insouciance en matière d'antiquités. Vous pouvez parcourir ses domaines,
prier devant ses saints, boire à ses puits, sans jamais courir le risque
d'entendre la chronique féodale obligée, ou la légende miraculeuse de
rigueur. Le caractère grave et silencieux du paysan n'est pas un des
moindres charmes de cette contrée. Rien ne l'étonne, rien ne l'attire.
Votre présence fortuite dans son sentier ne lui fera pas même détourner la
tête, et si vous lui demandez le chemin d'une ville ou d'une ferme, toute
sa réponse consistera dans un sourire de complaisance, comme pour vous
prouver qu'il n'est pas dupe de votre facétie. Le paysan du Berri ne
conçoit pas qu'on marche sans bien savoir où l'on va. À peine son chien
daignera-t-il aboyer après vous; ses enfants se cacheront derrière la haie
pour échapper à vos regards ou à vos questions, et le plus petit d'entre
eux, s'il n'a pu suivre ses frères en déroute, se laissera tomber de peur
dans le fossé en criant de toutes ses forces. Mais la figure la plus
impassible sera celle d'un grand boeuf blanc, doyen inévitable de tous les
pâturages, qui, vous regardant fixement du milieu du buisson, semblera
tenir en respect toute la famille moins grave et moins bienveillante des
taureaux effarouchés.

À part cette première froideur à l'abord de l'étranger, le laboureur de ce
pays est bon et hospitalier, comme ses ombrages paisibles, comme ses prés
aromatiques.

Une partie de terrain comprise entre deux petites rivières est
particulièrement remarquable par les teintes vigoureuses et sombres de sa
végétation, qui lui ont fait donner le nom de _Vallée-Noire_. Elle n'est
peuplée que de chaumières éparses et de quelques fermes d'un bon revenu.
Celle qu'on appelle _Grangeneuve_ est fort considérable; mais la
simplicité de son aspect n'offre rien qui altère celle du paysage. Une
avenue d'érables y conduit, et, tout au pied des bâtiments rustiques,
l'Indre, qui n'est dans cet endroit qu'un joli ruisseau, se promène
doucement au milieu des joncs et des iris jaunes de la prairie.

Le 1er mai est pour les habitants de la Vallée-Noire un jour de
déplacement et de fête. À l'extrémité du vallon, c'est-à-dire à deux
lieues environ de la partie centrale où est situé Grangeneuve, se tient
une de ces fêtes champêtres qui, en tous pays, attirent et réunissent tous
les habitants des environs, depuis le sous-préfet du département jusqu'à
la jolie grisette qui a plissé, la veille, le jabot administratif; depuis
la noble châtelaine jusqu'au petit _pâtour_ (c'est le mot du pays) qui
nourrit sa chèvre et son mouton aux dépens des haies seigneuriales. Tout
cela mange sur l'herbe, danse sur l'herbe, avec plus ou moins d'appétit,
plus ou moins de plaisir; tout cela vient pour se montrer en calèche ou
sur un âne, en cornette ou en chapeau de paille d'Italie, en sabots de
bois de peuplier ou en souliers de satin turc, en robe de soie ou en jupe
de droguet. C'est un beau jour pour les jolies filles, un jour de haute
et basse justice pour la beauté, quand, à la lumière inévitable du plein
soleil, les grâces un peu problématiques des salons sont appelées au
concours vis-à-vis des fraîches santés, des éclatantes jeunesses du
village; alors que l'aréopage masculin est composé de juges de tout rang,
et que les parties sont en présence au son du violon, à travers la
poussière, sous le feu des regards. Bien des triomphes équitables,
bien des réparations méritées, bien des jugements longtemps en litige,
signalent dans les annales de la coquetterie le jour de la fête champêtre,
et le 1er mai était là, comme partout, un grand sujet de rivalité secrète
entre les dames de la ville voisine et les paysannes endimanchées de la
Vallée-Noire.

Mais ce fut à Grangeneuve que s'organisa dès le matin le plus redoutable
arsenal de cette séduction naïve. C'était dans une grande chambre basse,
éclairée par des croisées à petit vitrage; les murs étaient revêtus d'un
panier assez éclatant de couleur, qui jurait avec les solives noircies du
plafond, les portes en plein chêne et le bahut grossier. Dans ce local
imparfaitement décoré, où d'assez beaux meubles modernes faisaient
ressortir la rusticité classique de sa première condition, une belle fille
de seize ans, debout devant le cadre doré et découpé d'une vieille glace
qui semblait se pencher vers elle pour l'admirer, mettait la dernière main
à une toilette plus riche qu'élégante. Mais Athénaïs, l'héritière unique
du bon fermier, était si jeune, si rose, si réjouissante à voir, qu'elle
semblait encore gracieuse et naturelle dans ses atours d'emprunt. Tandis
qu'elle arrangeait les plis de sa robe de tulle, madame sa mère, accroupie
devant la porte, et les manches retroussées jusqu'au coude, préparait,
dans un grand chaudron, je ne sais quelle mixture d'eau et de son, autour
de laquelle une demi-brigade de canards se tenait en bon ordre dans une
attentive extase. Un rayon de soleil vif et joyeux entrait par cette porte
ouverte, et venait tomber sur la jeune fille parée, vermeille et mignonne,
si différente de sa mère, replète, hâlée, vêtue de bure.

À l'autre bout de la chambre, un jeune homme habillé de noir, assis
négligemment sur un canapé, contemplait Athénaïs en silence. Mais son
visage n'exprimait pas cette joie expansive, enfantine, que trahissaient
tous les mouvements de la jeune fille. Parfois même une légère expression
d'ironie et de pitié semblait animer sa bouche grande, mince et mobile.

M. Lhéry, ou plutôt le père Lhéry, comme l'appelaient encore par habitude
les paysans dont il avait été longtemps l'égal et le compagnon, chauffait
paisiblement ses tibias chaussés de bas blancs, au feu de javelles qui
brûlait en toutes saisons dans la cheminée, selon l'usage des campagnes.
C'était un brave homme encore vert, qui portait des culottes rayées,
un grand gilet à fleurs, une veste longue et une queue. La queue est un
vestige précieux des temps passés, qui s'efface chaque jour de plus en
plus du sol de la France. Le Berri ayant moins souffert que toute autre
province des envahissements de la civilisation, cette coiffure y règne
encore sur quelques habitués fidèles, dans la classe des cultivateurs
demi-bourgeois, demi-rustres. C'était, dans leur jeunesse, le premier pas
vers les habitudes aristocratiques, et ils croiraient déroger aujourd'hui
s'ils privaient leur chef de cette distinction sociale. M. Lhéry avait
défendu la sienne contre les attaques ironiques de sa fille, et c'était
peut-être, dans toute la vie d'Athénaïs, la seule de ses volontés à
laquelle ce père tendre n'eût pas acquiescé.

--Allons donc, maman! dit Athénaïs en arrangeant la boucle d'or de sa
ceinture de moire, as-tu fini de donner à manger à tes canards? Tu n'es
pas encore habillée? Nous ne partirons jamais!

--Patience, patience, petite! dit la mère Lhéry en distribuant avec une
noble impartialité la pâture à ses volatiles; pendant le temps qu'on
mettra _Mignon_ à la patache, j'aurai tout celui de m'arranger. Ah! dame!
il ne m'en faut pas tant qu'à toi, ma fille! Je ne suis plus jeune; et,
quand je l'étais, je n'avais pas comme toi le loisir et le moyen de me
faire belle. Je ne passais pas deux heures à ma toilette, da!

--Est-ce que c'est un reproche que vous me faites? dit Athénaïs d'un air
boudeur.

--Non, ma fille, non, répondit la vieille. Amuse-toi, fais-toi _brave_,
mon enfant; tu as de la fortune, profite du travail de tes parents. Nous
sommes trop vieux à présent pour en jouir, nous autres... Et puis, quand
on a pris l'habitude d'être gueux, on ne s'en défait plus. Moi qui
pourrais me faire servir pour mon argent, ça m'est impossible; c'est plus
fort que moi, il faut toujours que tout soit fait par moi-même dans la
maison. Mais toi, fais la dame, ma fille; tu as été élevée pour ça: c'est
l'intention de ton père; tu n'es pas pour le nez d'un valet de charrue, et
le mari que tu auras sera bien aise de te trouver la main blanche, hein?

Madame Lhéry, en achevant d'essuyer son chaudron et de débiter ce discours
plus affectueux que sensé, fit une grimace au jeune homme en manière de
sourire. Celui-ci affecta de n'y pas faire attention, et le père Lhéry,
qui contemplait les boucles de ses souliers dans cet état de béate
stupidité si doux au paysan qui se repose, leva ses yeux à demi fermés
vers son futur gendre, comme pour jouir de sa satisfaction. Mais le futur
gendre, pour échapper à ces prévenances muettes, se leva, changea de place,
et dit enfin à madame Lhéry:

«Ma tante, voulez-vous que j'aille préparer la voiture?

--Va, mon enfant, va si tu veux. Je ne te ferai pas attendre,» répondit la
bonne femme.

Le neveu allait sortir quand une cinquième personne entra, qui, par son
air et son costume, contrastait singulièrement avec les habitants de la
ferme.




II.


C'était une femme petite et mince qui, au premier abord, semblait âgée de
vingt-cinq ans; mais, en la voyant de près, on pouvait lui en accorder
trente sans craindre d'être trop libéral envers elle. Sa taille fluette et
bien prise avait encore la grâce de la jeunesse; mais son visage, à la
fois noble et joli, portait les traces du chagrin, qui flétrit encore
plus que les années. Sa mise négligée, ses cheveux plats, son air calme,
témoignaient assez l'intention de ne point aller à la fête. Mais dans la
petitesse de sa pantoufle, dans l'arrangement décent et gracieux de sa
robe grise, dans la blancheur de son cou, dans sa démarche souple et
mesurée, il y avait plus d'aristocratie véritable que dans tous les joyaux
d'Athénaïs. Pourtant cette personne si imposante, devant laquelle toutes
les autres se levèrent avec respect, ne portait pas d'autre nom, chez ses
hôtes de la ferme, que celui de mademoiselle Louise.

Elle tendit une main affectueuse à madame Lhéry, baisa sa fille au front,
et adressa un sourire d'amitié au jeune homme.

--Eh bien! lui dit le père Lhéry, avez-vous été vous promener bien loin ce
matin, ma chère demoiselle?

--En vérité, devinez jusqu'où j'ai osé aller! répondit mademoiselle Louise
en s'asseyant près de lui familièrement.

--Pas jusqu'au château, je pense? dit vivement le neveu.

--Précisément jusqu'au château, Bénédict, répondit-elle.

--Quelle imprudence! s'écria Athénaïs, qui oublia un instant de crêper
les boucles de ses cheveux pour s'approcher avec curiosité.

--Pourquoi? répliqua Louise; ne m'avez-vous pas dit que tous les
domestiques étaient renouvelés sauf la pauvre nourrice? Et bien
certainement, si j'eusse rencontré celle-là, elle ne m'eût pas trahie.

--Mais enfin vous pouviez rencontrer madame...

--À six heures du matin? _madame_ est dans son lit jusqu'à midi.

--Vous vous êtes donc levée avant le jour? dit Bénédict. Il m'a semblé en
effet vous entendre ouvrir la porte du jardin.

--Mais _mademoiselle!_ dit madame Lhéry, on la dit fort matinale, fort
active. Si vous l'eussiez rencontrée, celle-là?

--Ah! que je l'aurais voulu! dit Louise avec chaleur; je n'aurai pas de
repos que je n'aie vu ses traits, entendu le son de sa voix... Vous la
connaissez; vous, Athénaïs; dites-moi donc encore qu'elle est jolie,
qu'elle est bonne, qu'elle ressemble à son père...

--Il y a quelqu'un ici à qui elle ressemble bien davantage, dit Athénaïs
en regardant Louise; c'est dire qu'elle est bonne et jolie!

La figure de Bénédict s'éclaircit, et ses regards se portèrent avec
bienveillance sur sa fiancée.

--Mais écoutez, dit Athénaïs à Louise, si vous voulez tant voir
mademoiselle Valentine, il faut venir à la fête avec nous; vous vous
tiendrez cachée dans la maison de notre cousine Simone, sur la place, et
de là vous verrez certainement ces dames; car mademoiselle Valentine m'a
assuré qu'elles y viendraient.

--Ma chère belle, cela est impossible, répondit Louise; je ne descendrais
pas de la carriole sans être reconnue ou devinée. D'ailleurs, il n'y a
qu'une personne de cette famille que je désire voir; la présence des
autres gâterait le plaisir que je m'en promets. Mais c'est assez parler de
mes projets, parlons des vôtres, Athénaïs. Il me semble que vous voulez
écraser tout le pays par un tel luxe de fraîcheur et de beauté!

La jeune fermière rougit de plaisir, et embrassa Louise avec une vivacité
qui prouvait assez la satisfaction naïve qu'elle éprouvait d'être admirée.

--Je vais chercher mon chapeau, dit-elle; vous m'aiderez à le poser,
n'est-ce pas?

Et elle monta vivement un escalier de bois qui conduisait à sa chambre.

Pendant ce temps, la mère Lhéry sortit par une autre porte pour aller
changer de costume; son mari prit une fourche et alla donner ses
instructions au bouvier pour le régime de la journée.

Alors, Bénédict, resté seul avec Louise, se rapprocha d'elle, et parlant à
demi-voix:

--Vous gâtez Athénaïs comme les autres! lui dit-il. Vous êtes la seule ici
qui auriez le droit de lui adresser quelques observations, et vous ne
daignez pas le faire...

--Qu'avez-vous donc encore à reprocher à cette pauvre enfant? répondit
Louise étonnée. Ô Bénédict! vous êtes bien difficile!

--Voilà ce qu'ils me disent tous, et vous aussi, Madame, vous qui pourriez
si bien comprendre ce que je souffre du caractère et des ridicules de
cette jeune personne!

--Des ridicules? répéta Louise. Est-ce que vous ne seriez pas amoureux
d'elle?

Bénédict ne répondit rien, et après un instant de trouble et de silence:

--Convenez, lui dit-il, que sa toilette est extravagante aujourd'hui.
Aller danser au soleil et à la poussière avec une robe de bal, des
souliers de satin, un cachemire et des plumes! Outre que cette parure est
hors de place, je la trouve du plus mauvais goût. À son âge, une jeune
personne devrait chérir la simplicité et savoir s'embellir à peu de frais.

--Est-ce la faute d'Athénaïs si on l'a élevée ainsi? Que vous vous
attachez à peu de chose! Occupez-vous plutôt de lui plaire et de prendre
de l'empire sur son esprit et sur son coeur; alors soyez sûr que vos
désirs seront des lois pour elle. Mais vous ne songez qu'à la froisser
et à la contredire, elle si choyée, si souveraine dans sa famille!
Souvenez-vous donc combien son coeur est bon et sensible...

--Son coeur, son coeur! sans doute elle a un bon coeur; mais son esprit
est si borné! c'est une bonté toute native, toute végétale, à la manière
des légumes qui croissent bien ou mal sans en savoir la cause. Que sa
coquetterie me déplaît! Il me faudra lui donner le bras, la promener,
la montrer à cette fête, entendre la sotte admiration des uns, le sot
dénigrement des autres! Quel ennui! Je voudrais en être déjà revenu!

--Quel singulier caractère! Savez-vous, Bénédict, que je ne vous comprends
pas? Combien d'autres à votre place s'enorgueilliraient de se montrer
en public avec la plus jolie fille et la plus riche héritière de nos
campagnes, d'exciter l'envie de vingt rivaux éconduits, de pouvoir se dire
son fiancé! Au lieu de cela, vous ne vous attachez qu'à la critique amère
de quelques légers défauts, communs à toutes les jeunes personnes de
cette classe, dont l'éducation ne s'est pas trouvée en rapport avec la
naissance. Vous lui faites un crime de subir les conséquences de la vanité
de ses parents; vanité bien innocente après tout, et dont vous devriez
vous plaindre moins que personne.

--Je le sais, répondit-il vivement, je sais tout ce que vous allez me
dire. Ils ne me devaient rien, ils m'ont tout donné. Ils m'ont pris, moi,
fils de leur frère, fils d'un paysan comme eux, mais d'un paysan pauvre,
moi orphelin, moi indigent. Ils m'ont recueilli, adopté, et au lieu de me
mettre à la charrue, comme l'ordre social semblait m'y destiner, ils m'ont
envoyé à Paris, à leurs frais; ils m'ont fait faire des études, ils m'ont
métamorphosé en bourgeois, en étudiant, en bel esprit, et ils me destinent
encore leur fille, leur fille riche, vaniteuse et belle. Ils me la
réservent, ils me l'offrent! Oh! sans doute, ils m'ont aimé beaucoup, ces
parents au coeur simple et prodigue! mais leur aveugle tendresse s'est
trompée, et tout le bien qu'ils ont voulu me faire s'est changé en mal...
Maudite soit la manie de prétendre plus haut qu'on ne peut atteindre!

Bénédict frappa du pied; Louise le regarda d'un air triste et sévère.

--Est-ce là le langage que vous teniez hier, au retour de la chasse, à ce
jeune noble, ignorant et borné, qui niait les bienfaits de l'éducation
et voulait arrêter les progrès des classes inférieures de la société?
Que de bonnes choses n'avez-vous pas trouvé à lui dire pour défendre
la propagation des lumières et la liberté pour tous de croître et de
parvenir! Bénédict, votre esprit changeant, irrésolu, chagrin, cet esprit
qui examine et déprécie tout, m'étonne et m'afflige. J'ai peur que chez
vous le bon grain ne se change en ivraie, j'ai peur que vous ne soyez
beaucoup au-dessous de votre éducation, ou beaucoup au-dessus, ce qui ne
serait pas un moindre malheur.

--Louise, Louise! dit Bénédict d'une voix altérée, en saisissant la main
de la jeune femme.

Il la regarda fixement et avec des yeux humides; Louise rougit et détourna
les siens d'un air mécontent. Bénédict laissa tomber sa main et se mit à
marcher avec agitation, avec humeur; puis il se rapprocha d'elle et fit un
effort pour redevenir calme.

--C'est vous qui êtes trop indulgente, dit-il. Vous avez vécu plus que moi,
et pourtant je vous crois beaucoup plus jeune. Vous avez l'expérience de
vos sentiments, qui sont grands et généreux, mais vous n'avez pas étudié
le coeur des autres, vous n'en soupçonnez pas la laideur et les petitesses;
vous n'attachez aucune importance aux imperfections d'autrui, vous ne les
voyez pas peut-être!... Ah! Mademoiselle! Mademoiselle! vous êtes un guide
bien indulgent et bien dangereux...

--Voilà de singuliers reproches, dit Louise avec une gaieté forcée. De qui
me suis-je élue le mentor ici? Ne vous ai-je pas toujours dit au contraire
que je n'étais pas plus propre à diriger les autres que moi-même? Je
manque d'expérience, dites-vous!... Oh! je ne me plains pas de cela,
moi!...

Deux larmes coulèrent le long des joues de Louise. Il se fit un instant
de silence pendant lequel Bénédict se rapprocha encore, et se tint ému et
tremblant auprès d'elle. Puis Louise reprit en cherchant à cacher sa
tristesse:

--Mais vous avez raison, j'ai trop vécu en moi-même pour observer les
autres à fond. J'ai trop perdu de temps à souffrir; ma vie a été mal
employée.

Louise s'aperçut que Bénédict pleurait. Elle craignait l'impétueuse
sensibilité de ce jeune homme, et, lui montrant la cour, elle lui fit
signe d'aller aider son oncle qui attelait lui-même à la patache un gros
bidet poitevin; mais Bénédict ne s'aperçut pas de son intention.

--Louise! lui dit-il avec ardeur; puis il répéta: Louise! d'un ton plus
bas.--C'est un joli nom, dit-il, un nom si simple, si doux! et c'est vous
qui le portez! au lieu que ma cousine, si bien faite pour traire les
vaches et garder les moutons, s'appelle Athénaïs! J'ai une autre cousine
qui s'appelle Zoraïde, et qui vient de nommer son marmot Adhémar! Les
nobles ont bien raison de mépriser nos ridicules; ils sont amers! ne
trouvez-vous pas? Voici un rouet, le rouet de ma bonne tante; qui est-ce
qui le charge de laine? qui le fait tourner patiemment en son absence?...
Ce n'est pas Athénaïs... Oh non!... elle croirait s'être dégradée si elle
avait jamais touché un fuseau; elle craindrait de redescendre à l'état
d'où elle est sortie si elle savait faire un ouvrage utile. Non, non, elle
sait broder, jouer de la guitare, peindre des fleurs, danser; mais vous
savez filer, Mademoiselle, vous née dans l'opulence; vous êtes douce,
humble et laborieuse... J'entends marcher là-haut. C'est elle qui revient;
elle s'était oubliée devant son miroir sans doute!...

--Bénédict! allez donc chercher votre chapeau, cria Athénaïs du haut de
l'escalier.

--Allez donc! dit Louise à voix basse en voyant que Bénédict ne se
dérangeait pas.

--Maudite soit la fête! répondit-il sur le même ton. Je vais partir, soit!
mais dès que j'aurai déposé ma belle cousine sur la pelouse, j'aurai soin
d'avoir un pied foulé et de revenir à la ferme... Y serez-vous,
mademoiselle Louise?

--Non, Monsieur, je n'y serai pas, répondit-elle avec sécheresse.

Bénédict devint rouge de dépit. Il se prépara à sortir. Madame Lhéry
reparut avec une toilette moins somptueuse, mais encore plus ridicule
que celle de sa fille. Le satin et la dentelle faisaient admirablement
ressortir son teint cuivré par le soleil, ses traits prononcés et sa
démarche roturière. Athénaïs passa un quart d'heure à s'arranger avec
humeur dans le fond de la carriole, reprochant à sa mère de froisser ses
manches en occupant trop d'espace à côté d'elle, et regrettant, dans son
coeur, que la folie de ses parents n'eût pas encore été poussée jusqu'à
se procurer une calèche.

Le père Lhéry mit son chapeau sur ses genoux afin de ne pas l'exposer aux
cahots de la voiture en le gardant sur sa tête. Bénédict monta sur la
banquette de devant, et, en prenant les rênes, osa jeter un dernier regard
sur Louise; mais il rencontra tant de froideur et de sévérité dans le sien
qu'il baissa les yeux, se mordit les lèvres, et fouetta le cheval avec
colère. _Mignon_ partit au galop, et, coupant les profondes ornières du
chemin, il imprima à la carriole de violentes secousses, funestes aux
chapeaux des deux _dames_ et à l'humeur d'Athénaïs.




III.


Mais au bout de quelques pas, le bidet, naturellement peu taillé pour la
course, se ralentit; l'humeur irascible de Bénédict se calma et fit place
à la honte et aux remords, et M. Lhéry s'endormit profondément.

Ils suivaient un de ces petits chemins verts qu'on appelle, en langage
villageois, _traînes_; chemin si étroit que l'étroite voiture touchait de
chaque côté les branches des arbres qui le bordaient, et qu'Athénaïs put
se cueillir un gros bouquet d'aubépine en passant son bras, couvert d'un
gant blanc, par la lucarne latérale de la carriole. Rien ne saurait
exprimer la fraîcheur et la grâce de ces petites allées sinueuses qui
s'en vont serpentant capricieusement sous leurs perpétuels berceaux de
feuillage, découvrant à chaque détour une nouvelle profondeur toujours
plus mystérieuse et plus verte. Quand le soleil de midi embrase, jusqu'à
la tige, l'herbe profonde et serrée des prairies, quand les insectes
bruissent avec force et que la caille _glousse_ avec amour dans les
sillons, la fraîcheur et le silence semblent se réfugier dans les traînes.
Vous y pouvez marcher une heure sans entendre d'autre bruit que le vol
d'un merle effarouché à votre approche, ou le saut d'une petite grenouille
verte et brillante comme une émeraude, qui dormait dans son hamac de joncs
entrelacés. Ce fossé lui-même renferme tout un monde d'habitants, toute
une forêt de végétations; son eau limpide court sans bruit en s'épurant
sur la glaise, et caresse mollement des bordures de cresson, de baume et
d'hépatiques; les fontinales, les longues herbes appelées _rubans d'eau_,
les mousses aquatiques pendantes et chevelues, tremblent incessamment dans
ses petits remous silencieux; la bergeronnette jaune y trotte sur le sable
d'un air à la fois espiègle et peureux; la clématite et le chèvrefeuille
l'ombragent de berceaux où le rossignol cache son nid. Au printemps ce ne
sont que fleurs et parfums; à l'automne, les prunelles violettes couvrent
ces rameaux qui, en avril, blanchirent les premiers; la senelle rouge,
dont les grives sont friandes, remplace la fleur d'aubépine, et les ronces,
toutes chargées des flocons de laine qu'y ont laissés les brebis en
passant, s'empourprent de petites mûres sauvages d'une agréable saveur.

Bénédict, laissant flotter les guides du paisible coursier, tomba dans une
rêverie profonde. Ce jeune homme était d'un caractère étrange; ceux qui
l'entouraient, faute de pouvoir le comparer à un autre de même trempe, le
considéraient comme absolument hors de la ligne commune. La plupart le
méprisaient comme un être incapable d'exécuter rien d'utile et de solide;
et, s'ils ne lui témoignaient pas le peu de cas qu'ils faisaient de lui,
c'est qu'ils étaient forcés de lui accorder une véritable bravoure
physique et une grande fermeté de ressentiments. En revanche, la famille
Lhéry, simple et bienveillante qu'elle était, n'hésitait pas à l'élever au
premier rang pour l'esprit et le savoir. Aveugles pour ses défauts, ces
braves gens ne voyaient dans leur neveu qu'un jeune homme trop riche
d'imagination et de connaissances pour goûter le repos de l'esprit.
Cependant Bénédict, à vingt-deux ans, n'avait point acquis ce qu'on
appelle une instruction positive. À Paris, tour à tour possédé de l'amour
des arts et des sciences, il ne s'était enrichi d'aucune spécialité. Il
avait travaillé beaucoup; mais il s'était arrêté lorsque la pratique
devenait nécessaire. Il avait senti le dégoût au moment où les autres
recueillent le fruit de leurs peines. Pour lui, l'amour de l'étude
finissait là où la nécessité du métier commençait. Les trésors de l'art
et de la science une fois conquis, il ne s'était plus senti la constance
égoïste d'en faire l'application à ses intérêts propres; et, comme il ne
savait pas être utile à lui-même, chacun disait en le voyant inoccupé:
«À quoi est-il bon?»

De tout temps sa cousine lui avait été destinée en mariage; c'était la
meilleure réponse qu'on pût faire aux envieux qui accusaient les Lhéry
d'avoir laissé corrompre leur coeur autant que leur esprit par les
richesses. Il est bien vrai que leur bon sens, ce bon sens des paysans,
ordinairement si sûr et si droit, avait reçu une rude atteinte au sein de
la prospérité. Ils avaient cessé d'estimer les vertus simples et modestes,
et, après de vains efforts pour les détruire en eux-mêmes, ils avaient
tout fait pour en étouffer le germe chez leurs enfants; mais ils n'avaient
pas cessé de les chérir presque également, et en travaillant à leur perte
ils avaient cru travailler à leur bonheur.

Cette éducation avait assez bien fructifié pour le malheur de l'un et de
l'autre. Athénaïs, comme une cire molle et flexible, avait pris dans un
pensionnat d'Orléans tous les défauts des jeunes provinciales: la vanité,
l'ambition, l'envie, la petitesse. Cependant la bonté du coeur était en
elle comme un héritage sacré transmis par sa mère, et les influences du
dehors n'avaient pu l'étouffer. Il y avait donc beaucoup à espérer pour
elle des leçons de l'expérience et de l'avenir.

Le mal était plus grand chez Bénédict. Au lieu d'engourdir les sentiments
généreux, l'éducation les avait développés outre mesure, et les avait
changés en irritation douloureuse et fébrile. Ce caractère ardent, cette
âme impressionnable, auraient eu besoin d'un ordre d'idées calmantes, de
principes répressifs. Peut-être même que le travail des champs, la fatigue
du corps, eussent avantageusement employé l'excès de force qui fermentait
dans cette organisation énergique. Les lumières de la civilisation, qui
ont développé tant de qualités précieuses, en ont vicié peut-être autant.
C'est un malheur des générations placées entre celles qui ne savent rien
et celles qui sauront assez: elles savent trop.

Lhéry et sa femme ne pouvaient comprendre le malheur de cette situation.
Ils se refusaient à le pressentir, et, n'imaginant pas d'autres félicités
que celles qu'ils pouvaient dispenser, ils se vantaient naïvement d'avoir
la puissance consolatrice des ennuis de Bénédict: c'était, selon eux, une
bonne ferme, une jolie fermière, et une dot de deux cent mille francs
comptants pour entrer en ménage. Mais Bénédict était insensible à ces
flatteries de leur affection. L'argent excitait en lui ce mépris profond,
enthousiaste exagération d'une jeunesse souvent trop prompte à changer
de principes et à plier un genou converti devant le dieu de l'univers.
Bénédict se sentait dévoré d'une ambition secrète; mais ce n'était pas
celle-là: c'était celle de son âge, celle des choses qui flattent
l'amour-propre d'une manière plus noble.

Le but particulier de cette attente vague et pénible, il l'ignorait
encore. Il avait cru deux ou trois fois la reconnaître aux vives
fantaisies qui s'étaient emparées de son imagination. Ces fantaisies
s'étaient évanouies sans lui avoir apporté de jouissances durables.
Maintenant il la sentait toujours comme un mal ennemi renfermé dans son
sein, et jamais elle ne l'avait torturé si cruellement qu'alors qu'il
savait moins à quoi la faire servir. L'ennui, ce mal horrible qui s'est
attaché à la génération présente plus qu'à toute autre époque de
l'histoire sociale, avait envahi la destinée de Bénédict dans sa fleur;
il s'étendait comme un nuage noir sur tout son avenir. Il avait déjà
flétri la plus précieuse faculté de son âge, l'espérance.

À Paris, la solitude l'avait rebuté. Toute préférable à la société qu'elle
lui semblait, il l'avait trouvée, au fond de sa petite chambre d'étudiant,
trop solennelle, trop dangereuse pour des facultés aussi actives que
l'étaient les siennes. Sa santé en avait souffert, et ses bons parents
effrayés l'avaient rappelé auprès d'eux. Il y était depuis un mois, et
déjà son teint avait repris le ton vigoureux de la santé, mais son coeur
était plus agité que jamais. La poésie des champs, à laquelle il était si
sensible, portait jusqu'au délire l'ardeur de ces besoins ignorés qui le
rongeaient. Sa vie de famille, si bienfaisante et si douce dans les
premiers jours, chaque fois qu'il venait en faire l'essai, lui était
devenue déjà plus fastidieuse que de coutume. Il ne se sentait aucun goût
pour Athénaïs. Elle était trop au-dessous des chimères de sa pensée, et
l'idée de se fixer au sein de ces habitudes extravagantes ou triviales
dont sa famille offrait le contraste et l'assemblage lui était odieuse.
Son coeur s'ouvrait bien à la tendresse et à la reconnaissance; mais ces
sentiments étaient pour lui la source de combats et de remords perpétuels.
Il ne pouvait se défendre d'une ironie intérieure, implacable et cruelle,
à la vue de toutes ces petitesses qui l'entouraient, de ce mélange de
parcimonie et de prodigalité qui rendent si ridicules les moeurs des
parvenus. M. et Mme Lhéry, à la fois paternels et despotiques, donnaient
le dimanche d'excellent vin à leurs laboureurs; dans la semaine ils leur
reprochaient le filet de vinaigre qu'ils mettaient dans leur eau. Ils
accordaient avec empressement à leur fille un superbe piano, une toilette
en bois de citronnier, des livres richement reliés; ils la grondaient pour
un fagot de trop qu'elle faisait jeter dans l'âtre. Chez eux, ils se
faisaient petits et pauvres pour inspirer à leurs serviteurs le zèle et
l'économie; au dehors, ils s'enflaient avec orgueil, et eussent regardé
comme une insulte le moindre doute sur leur opulence. Eux, si bons, si
charitables, si faciles à gagner, ils avaient réussi, à force de sottise,
à se faire détester de tous leurs voisins, encore plus sots et plus vains
qu'eux.

Voila les défauts que Bénédict ne pouvait endurer. La jeunesse est âpre et
intolérante pour la vieillesse, bien plus que celle-ci ne l'est envers
elle. Cependant, au milieu de son découragement, des mouvements vagues et
confus étaient venus jeter quelques éclairs d'espoir sur sa vie. Louise,
_madame_ ou _mademoiselle_ Louise (on l'appelait également de ces deux
noms), était venue s'installer à Grangeneuve depuis environ trois
semaines. D'abord, la différence de leurs âges avait rendu cette liaison
calme et imprévoyante; quelques préventions de Bénédict, défavorables à
Louise qu'il voyait pour la première fois depuis douze ans, s'étaient
effacées dans le charme pur et attachant de son commerce. Leurs goûts,
leur instruction, leurs sympathies, les avaient rapidement rapprochés, et
Louise, à la faveur de son âge, de ses malheurs et de ses vertus, avait
pris un ascendant complet sur l'esprit de son jeune ami. Mais les douceurs
de cette intimité furent de courte durée. Bénédict, toujours prompt
à dépasser le but, toujours avide de diviniser ses admirations et
d'empoisonner ses joies par leur excès, s'imagina qu'il était amoureux de
Louise, qu'elle était la femme selon son coeur, et qu'il ne pourrait plus
vivre là où elle ne serait pas. Ce fut l'erreur d'un jour. La froideur
avec laquelle Louise accueillit ses aveux timides lui inspira plus de
dépit que de douleur. Dans son ressentiment, il l'accusa intérieurement
d'orgueil et de sécheresse. Puis il se sentit désarmé par le souvenir des
malheurs de Louise, et s'avoua qu'elle était digne de respect autant que
de pitié. Deux ou trois fois encore il sentit se ranimer auprès d'elle ces
impétueuses aspirations d'une âme trop passionnée pour l'amitié; mais
Louise sut le calmer. Elle n'y employa point la raison qui s'égare en
transigeant; son expérience lui apprit à se méfier de la compassion; elle
ne lui en témoigna aucune, et quoique la dureté fût loin de son âme, elle
la fit servir à la guérison de ce jeune homme. L'émotion que Bénédict
avait témoignée le matin, durant leur entretien, avait été comme sa
dernière tentative de révolte. Maintenant il se repentait de sa folie,
et, enfoncé dans ses réflexions, il sentait à son inquiétude toujours
croissante, que le moment n'était pas venu pour lui d'aimer exclusivement
quelque chose ou quelqu'un.

Madame Lhéry rompit le silence par une remarque frivole:

--Tu vas tacher tes gants avec ces fleurs, dit-elle à sa fille.
Rappelle-toi donc que _madame_ disait l'autre jour devant toi: «On
reconnaît toujours une personne du commun en province à ses pieds et à ses
mains.» Elle ne faisait pas attention, la chère dame, que nous pouvions
prendre cela pour nous, au moins!

--Je crois bien, au contraire, qu'elle le disait exprès pour nous. Ma
pauvre maman, tu connais bien peu madame de Raimbault, si tu penses
qu'elle regretterait de nous avoir fait un affront.

--Un affront! reprit madame Lhéry avec aigreur. Elle aurait voulu nous
_faire affront!_ Je voudrais bien voir cela! Ah! bien oui! Est-ce que je
souffrirais un affront de la part de qui que ce fût?

--Il faudra pourtant bien nous attendre à essuyer plus d'une impertinence
tant que nous serons ses fermiers. Fermiers, toujours fermiers! quand nous
avons une propriété au moins aussi belle que celle de madame la comtesse!
Mon papa, je ne vous laisserai pas tranquille que vous n'ayez envoyé
promener cette vilaine ferme. Je m'y déplais, je ne m'y puis souffrir.

Le père Lhéry hocha la tête.

--Mille écus de profit tous les ans sont toujours bons à prendre,
répondit-il.

--Il vaudrait mieux gagner mille écus de moins et recouvrer notre liberté,
jouir de notre fortune, nous affranchir de l'espèce de domination que
cette femme orgueilleuse et dure exerce sur nous.

--Bah! dit madame Lhéry, nous n'avons presque jamais affaire à elle.
Depuis ce malheureux événement elle ne vient plus dans le pays que
tous les cinq ou six ans. Encore cette fois elle n'y est venue que par
l'occasion du mariage de sa _demoiselle_. Qui sait si ce n'est pas la
dernière! M'est avis que mademoiselle Valentine aura le château et la
ferme en dot. Alors nous aurions affaire à une si bonne maîtresse!

--Il est vrai que Valentine est une bonne enfant, dit Athénaïs fière de
pouvoir employer ce ton de familiarité eu parlant d'une personne dont elle
enviait le rang. Oh! celle-là n'est pas fière; elle n'a pas oublié que
nous avons joué ensemble étant petites. Et puis elle a le bon sens de
comprendre que la seule distinction, c'est l'argent, et que le nôtre est
aussi honorable que le sien.

--Au moins! reprit madame Lhéry; car elle n'a eu que la peine de naître,
au lieu que nous, nous l'avons gagné à nos risques et peines. Mais enfin
il n'y a pas de reproche à lui faire; c'est une bonne demoiselle, et une
jolie fille, da! Tu ne l'as jamais vue, Bénédict?

--Jamais, ma tante.

--Et puis je suis attachée à cette famille-là, moi, reprit madame Lhéry.
Le père était si bon! C'était là un homme! et beau! Un général, ma foi,
tout chamarré d'or et de croix, et qui me faisait danser aux fêtes
patronales tout comme si j'avais été une duchesse. Cela ne faisait pas
trop plaisir à madame...

--Ni à moi non plus, objecta le père Lhéry avec naïveté.

--Ce père Lhéry, reprit la femme, il a toujours le mot pour rire! Mais
enfin c'est pour vous dire qu'excepté madame, qui est un peu haute, c'est
une famille de braves gens. Peut-on voir une meilleure femme que la
grand'mère!

--Ah! celle-là, dit Athénaïs, c'est encore la meilleure de toutes. Elle a
toujours quelque chose d'agréable à vous dire; elle ne vous appelle jamais
que _mon coeur_, ma _toute belle_, mon _joli minois_.

--Et cela fait toujours plaisir! dit Bénédict d'un air moqueur. Allons,
allons, cela joint aux mille écus de profit sur la ferme, qui peuvent
payer bien des chiffons...

--Eh! ce n'est pas à dédaigner, n'est-ce pas, mon garçon? dit le père
Lhéry. Dis-lui donc cela, toi; elle t'écoutera.

--Non, non, je n'écouterai rien, s'écria la jeune fille. Je ne vous
laisserai pas tranquille que vous n'ayez laissé la ferme. Votre bail
expire dans six mois; il ne faut pas le renouveler, entends-tu, mon papa?

--Mais qu'est-ce que je ferai? dit le vieillard ébranlé par le ton à la
fois patelin et impératif de sa fille. Il faudra donc que je me croise les
bras? Je ne peux pas m'amuser comme toi à lire et à chanter, moi; l'ennui
me tuera.

--Mais, mon papa, n'avez-vous pas vos biens à faire valoir?

--Tout cela marchait si bien de front! il ne me restera pas de quoi
m'occuper. Et d'ailleurs où demeurerons-nous? Tu ne veux pas habiter avec
les métayers?

--Non certes! vous ferez bâtir; nous aurons une maison à nous; nous la
ferons décorer autrement que cette vilaine ferme; vous verrez comme je m'y
entends!

--Oui, sans doute, tu t'entends fort bien à manger de l'argent, répondit
le père.

Athénaïs prit un air boudeur.

--Au reste, dit-elle d'un ton dépité, faites comme il vous plaira; vous
vous repentirez peut-être de ne pas m'avoir écoutée; mais il ne sera plus
temps.

--Que voulez-vous dire? demanda Bénédict.

--Je veux dire, reprit-elle, que quand madame de Raimbault saura quelle
est la personne que nous avons reçue à la ferme et que nous logeons depuis
trois semaines, elle sera furieuse contre nous, et nous congédiera dès la
fin du bail avec toutes sortes de chicanes et de mauvais procédés. Ne
vaudrait-il pas mieux avoir pour nous les honneurs de la guerre et nous
retirer avant qu'on nous chasse?

Cette réflexion parut faire impression sur les Lhéry. Ils gardèrent le
silence, et Bénédict, à qui les discours d'Athénaïs déplaisaient de plus
en plus, n'hésita pas à prendre en mauvaise part sa dernière objection.

--Est-ce à dire, reprit-il, que vous faites un reproche à vos parents
d'avoir accueilli madame Louise?

Athénaïs tressaillit, regarda Bénédict avec surprise, le visage animé par
la colère et le chagrin. Puis elle pâlit et fondit en larmes.

Bénédict la comprit et lui prit la main.

--Ah! c'est affreux! s'écria-t-elle d'une voix entrecoupée par les pleurs;
interpréter ainsi mes paroles! moi qui aime madame Louise comme ma soeur!

--Allons! allons! c'est un malentendu! dit le père Lhéry; embrassez-vous,
et que tout soit dit.

Bénédict embrassa sa cousine, dont les belles couleurs
reparurent aussitôt.

--Allons, enfant! essuie tes larmes, dit madame Lhéry, voici que nous
arrivons; ne va pas te montrer avec tes yeux rouges; voilà déjà du monde
qui te cherche.

En effet le son des vielles et des cornemuses se faisait entendre, et
plusieurs jeunes gens en embuscade sur la route, attendaient l'arrivée des
demoiselles pour les inviter à danser les premiers.




IV.


C'étaient des garçons de la même classe que Bénédict, sauf la supériorité
de l'éducation qu'il avait sur eux, et dont ils étaient plus portés à lui
faire un reproche qu'un avantage. Plusieurs d'entre eux n'étaient pas sans
prétentions à la main d'Athénaïs.

--Bonne prise! s'écria celui qui était monté sur un tertre pour découvrir
l'arrivée des voitures; c'est mademoiselle Lhéry, la beauté de la
Vallée-Noire.

--Doucement, Simonneau! celle-là me revient; je lui fais la cour depuis un
an. Par droit d'ancienneté, s'il vous plaît!

Celui qui parla ainsi était un grand et robuste garçon à l'oeil noir, au
teint cuivré, aux larges épaules; c'était le fils du plus riche marchand
de boeufs du pays.

--C'est fort bien, Pierre Blutty, dit le premier, mais son futur est avec
elle.

--Comment? son futur! s'écrièrent tous les autres.

--Sans doute; le cousin Bénédict.

--Ah! Bénédict l'avocat, le beau parleur, le savant!

--Oh! le père Lhéry lui donnera assez d'écus pour en faire quelque chose
de bon.

--Il l'épouse?

--Il l'épouse.

--Oh! ce n'est pas fait!

--Les parents veulent, la fille veut; ce serait bien le diable si le
garçon ne voulait pas.

--Il ne faut pas souffrir cela, vous autres, s'écria Georges Moret. Eh
bien, oui! nous aurions là un joli voisin! Ce serait pour le coup qu'il se
donnerait de grands airs, ce _cracheur de grec_. À lui la plus belle fille
et la plus belle dot? non, que Dieu me confonde plutôt!

--La petite est coquette, le grand pâle (c'est ainsi qu'ils appelaient
Bénédict) n'est ni beau ni galant. C'est à nous d'empêcher cela! Allons,
frères, le plus heureux de nous régalera les autres le jour de ses noces.
Mais, avant tout, il faut savoir à quoi nous en tenir sur les prétentions
de Bénédict.

En parlant ainsi, Pierre Blutty s'avança vers le milieu du chemin,
s'empara de la bride du cheval, et, l'ayant forcé de s'arrêter, présenta
son salut et son invitation à la jeune fermière. Bénédict tenait à réparer
son injustice envers elle; en outre, quoiqu'il ne se souciât pas de la
disputer à ses nombreux rivaux, il était bien aise de les mortifier un
peu. Il se pencha donc sur le devant de la carriole, de manière à leur
cacher Athénaïs.

--Messieurs, ma cousine vous remercie de tout son coeur, leur dit-il; mais
vous trouverez bon que la première contredanse soit pour moi. Elle vient
de m'être promise, vous arrivez un peu tard.

Et, sans écouter une seconde proposition, il fouetta le cheval et entra
dans le hameau en soulevant des tourbillons de poussière.

Athénaïs ne s'attendait pas à tant de joie; la veille et le matin encore
Bénédict, qui ne voulait pas danser avec elle, avait feint d'avoir pris
une entorse et de boiter. Quand elle le vit marcher à ses côtés d'un
air résolu, son sein bondit de joie; car, outre qu'il eût été humiliant
pour l'amour-propre d'une si jolie fille de ne pas ouvrir la danse avec
son prétendu, Athénaïs aimait réellement Bénédict. Elle reconnaissait
instinctivement toute sa supériorité sur elle, et, comme il entre toujours
une bonne part de vanité dans l'amour, elle était flattée d'être destinée
à un homme mieux élevé que tous ceux qui la courtisaient. Elle parut donc
éblouissante de fraîcheur et de vivacité; sa parure, que Bénédict avait
si sévèrement condamnée, sembla charmante à des goûts moins épurés. Les
femmes en devinrent laides de jalousie, et les hommes proclamèrent
Athénaïs Lhéry la reine du bal.

Cependant vers le soir cette brillante étoile pâlit devant l'astre plus
pur et plus radieux de mademoiselle de Raimbault. En entendant ce nom
passer de bouche en bouche, Bénédict, poussé par un sentiment de curiosité,
suivit les flots d'admirateurs qui se jetaient sur ses pas. Pour la voir,
il fut forcé de monter sur un piédestal de pierre brute surmonté d'une
croix fort en vénération dans le village. Cet acte d'impiété, ou plutôt
d'étourderie, attira les regards vers lui, et ceux de mademoiselle de
Raimbault suivant la même direction que la foule, elle se présenta à lui
de face et sans obstacle.

Elle ne lui plut pas. Il s'était fait un type de femme brune, pâle,
ardente, espagnole, mobile, dont il ne voulait pas se départir.
Mademoiselle Valentine ne réalisait point son idéal; elle était blanche,
blonde, calme, grande, fraîche, admirablement belle de tous points. Elle
n'avait aucun des défauts dont le cerveau malade de Bénédict s'était épris
à la vue de ces oeuvres d'art où le pinceau, en poétisant la laideur,
l'a rendue plus attrayante que la beauté même. Et puis, mademoiselle de
Raimbault avait une dignité douce et réelle qui imposait trop pour charmer
au premier abord. Dans la courbe de son profil, dans la finesse de ses
cheveux, dans la grâce de son cou, dans la largeur de ses blanches épaules,
il y avait mille souvenirs de la cour de Louis XIV. On sentait qu'il
avait fallu toute une race de preux pour produire cette combinaison
de traits purs et nobles, toutes ces grâces presque royales, qui se
révélaient lentement, comme celle du cygne jouant au soleil avec une
langueur majestueuse.
                
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