George Sand

Journal d'un voyageur pendant la guerre
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27 au soir.

Nous avons été voir un vieil ami à Chambon. Cette petite ville, qui
m'avait laissé de bons souvenirs, est toujours charmante par sa
situation; mais le progrès lui a ôté beaucoup de sa physionomie: on a
exhaussé ou nivelé, suivant des besoins sanitaires bien entendus, le
rivage de la Vouèze, ce torrent de montagne qui se répandait au hasard
dans la ville. De là, beaucoup d'arbres abattus, beaucoup de lignes
capricieuses brisées et rectifiées. On n'est plus à même la nature comme
autrefois. Le torrent est emprisonné, et comme il n'est pas méchant en
ce moment-ci, il paraît d'autant plus triste et humilié. Mon Aurore s'y
promène à pied sec là où jadis il passait en grondant et se pressait en
flots rapides et clairs. Aujourd'hui des flaques mornes irisées par le
savon sont envahies par les laveuses; mais la gorge qui côtoie la ville
est toujours fraîche, et les flancs en sont toujours bien boisés. Nous
avions envie de passer là quelques jours, c'était même mon projet quand
j'ai quitté Nohant. Je m'assure d'une petite auberge adorablement située
où, en été, l'on serait fort bien; mais nos amis ne veulent pas que nous
les quittions: le temps se refroidit sensiblement, et ce lieu-ci est
particulièrement froid. Je crains pour nos enfants, qui ont été élevées
en plaine, la vivacité de cet air piquant. J'ajourne mon projet. Je fais
quelques emplettes et suis étonnée de trouver tant de petites ressources
dans une si petite ville. Ces Marchois ont plus d'ingéniosité dans leur
commerce, par conséquent dans leurs habitudes, que nos Berrichons.

Notre bien cher ami le docteur Paul Darchy est installé là depuis
quelques années. Son travail y est plus pénible que chez nous; mais il
est plus fructueux pour lui, plus utile pour les autres. Le paysan
marchois semble revenu des sorciers et des remègeux. Il appelle le
médecin, l'écoute, se conforme à ses prescriptions, et tient à honneur
de le bien payer. La maison que le docteur a louée est bien arrangée et
d'une propreté réjouissante. Il a un petit jardin d'un bon rapport,
grâce à un puits profond et abondant qui n'a pas tari, et au fumier de
ses deux chevaux. Nous sommes tout étonnés de voir des fleurs, des
gazons verts, des légumes qui ne sont pas étiolés, des fruits qui ne
tombent pas avant d'être mûrs. Ce petit coin de terre bordé de murailles
a caché là et conservé le printemps avec l'automne.

Il me vint à l'esprit de dire au docteur:

--Cher ami, lorsqu'il y a dix ans la mort me tenait doucement endormie,
pourquoi les deux amis fidèles qui me veillaient nuit et jour, toi et le
docteur Vergne de Cluis, m'avez-vous arrachée à ce profond sommeil où
mon âme me quittait sans secousse et sans déchirement? Je n'aurais pas
vu ces jours maudits où l'on se sent mourir avec tout ce que l'on aime,
avec son pays, sa famille et sa race!

Il est spiritualiste; il m'eût fait cette réponse:

--Qu'en savez-vous? les âmes des morts nous voient peut-être, peut-être
souffrent-elles plus que nous de nos malheurs.

Ou celle-ci:

--Elles souffrent d'autre chose pour leur compte; le repos n'est point
où est la vie.

Je ne l'ai donc pas grondé de m'avoir conservé la vie, sachant, comme
lui, que c'est un mal et un bien dont il n'est pas possible de se
débarrasser.


               Boussac, 28 septembre.

Nous sommes venus ici ce matin pour apporter du linge et des provisions
à notre hôte Sigismond, installé depuis quelques jours comme
sous-préfet, tandis que nous occupons avec sa femme et ses enfants sa
maison de Saint-Loup, à sept lieues de Boussac. Il espérait que la paix
mettrait une fin prochaine à cette situation exceptionnelle, et qu'après
avoir fait acte de dévouement il pourrait donner vite sa démission et
retourner à ses champs pour faire ses semailles et oublier à jamais les
_splendeurs_ du pouvoir. Il n'en est point ainsi, le voilà rivé à une
chaîne: il ne s'agit plus de faire activer les élections et de faire
respecter la liberté du vote; il s'agit d'organiser la défense et de
maintenir l'ordre en inspirant la confiance. Il serait propre à ce rôle
sur un plus grand théâtre, il préfère ce petit coin perdu où il a
réellement l'estime et l'affection de tous; mais comme il s'ennuie
d'être là sans sa famille! C'est une âme tendre et vivante à toute
heure. Aussi nous lui promettons de lui ramener tout son clan, et,
puisqu'il est condamné à cet exil, de le partager quelques jours avec
lui. Sa femme et ma belle-fille s'occupent donc de notre prochaine
installation à Boussac, et je prends deux heures de repos sur un
fauteuil, car nous sommes parties de bonne heure, et depuis quelques
nuits une toux nerveuse opiniâtre m'interdit le sommeil.

Il fait très-chaud aujourd'hui, le ciel est chargé d'un gros orage. La
chambre qui m'est destinée est celle où je me trouve. C'est la seule du
château qui ne soit pas glaciale, elle est même très-chaude parce
qu'elle est petite et en plein soleil. J'essaye d'y dormir un instant
les fenêtres ouvertes; mais ma somnolence tourne à la contemplation. Ce
vieux manoir des seigneurs de Boussac, occupé aujourd'hui par la
sous-préfecture et la gendarmerie, est un rude massif assez informe,
très-élevé, planté sur un bloc de roches vives presque à pic. La
Petite-Creuse coule au fond du ravin et s'enfonce à ma droite et à ma
gauche dans des gorges étroites et profondes qui sont, avec leurs arbres
mollement inclinés et leurs prairies sinueuses, de véritables Arcadies.
En face, le ravin se relève en étages vastes et bien fondus pour former
un large mamelon cultivé et couronné de hameaux heureusement groupés. Un
troisième ravin coupe vers la gauche le flanc du mamelon, et donne
passage à un torrent microscopique qui alimente une gentille usine
rustique, et vient se jeter dans la Petite-Creuse. Une route qui est
assez étroite et assez propre pour figurer une allée de jardin anglais
passe sur l'autre rive, contourne la colline, monte gracieusement avec
elle et se perd au loin après avoir décrit toute la courbe de ce
mamelon, que couronne le relèvement du mont Barlot avec sa citadelle de
blocs légendaires, les fameuses pierres jaumâtres. C'est là qu'il faut
aller, la nuit de Noël, pendant la messe, pour surprendre et dompter
l'animal fantastique qui garde les trésors de la vieille Gaule. C'est là
que les grosses pierres chantent et se trémoussent à l'heure solennelle
de la naissance du Christ; apparemment les antiques divinités étaient
lasses de leur règne, puisqu'elles ont pris l'habitude de se réjouir de
la venue du Messie, à moins que leur danse ne soit un frémissement de
colère et leur chant un rugissement de malédiction. Les légendes se
gardent bien d'être claires; en s'expliquant, elles perdraient leur
poésie.

Le tableau que je contemple est un des plus parfaits que j'aie
rencontrés. Il m'avait frappée autrefois lorsque, visitant le vieux
château, j'étais entrée dans cette chambre, alors inhabitée, autant que
je puis m'en souvenir. Je ne me rappelle que la grande porte-fenêtre
vitrée, ouvrant sur un balcon vertigineux dont la rampe en fer laissait
beaucoup à désirer. Je m'assure aujourd'hui qu'elle est solide et que
l'épaisse dalle est à l'épreuve des stations que je me promets d'y
faire. Y retrouverai-je l'enchantement que j'éprouve aujourd'hui? Cette
beauté du pays n'est-elle pas due à l'éclat cuivré du soleil qui baisse
dans une vapeur de pourpre, à l'entassement majestueux et comme tragique
des nuées d'orage qui, après avoir jeté quelques gouttes de pluie dans
le torrent altéré, se replient lourdes et menaçantes sur le mont Barlot?
Elles ont l'air de prononcer un refus implacable sur cette terre qui
verdit encore un peu, et qui semble condamnée à ne boire que quand le
soleil et le vent l'auront tout à fait desséchée; entre ces strates
plombées du ciel, les rayons du couchant se glissent en poussière d'or.
Les arbres jaunis étincellent, puis s'éteignent peu à peu à mesure que
l'ombre gagne; une rangée de peupliers trempe encore ses cimes dans la
chaude lumière et figure une rangée de cierges allumés qui expirent un
par un sous le vent du soir. Là-bas, dans la fraîche perspective des
gorges, les berges des pâturages brillent comme l'émeraude, et les
vaches sont en or bruni. Là-haut, les pierres jaumâtres deviennent aussi
noires que l'Érèbe, et on distingue leurs ébréchures sur l'horizon en
feu. Tout près du précipice que je domine, des maisonnettes montrent
discrètement leurs toits blonds à travers les rideaux de feuillage; des
travaux neufs de ponts et chaussées, toujours très-pittoresques dans les
pays accidentés, dissimulent leur blancheur un peu crue sous un reflet
rosé, et projettent des ombres à la fois fermes et transparentes sur la
coupure hardie des terrains. A la déclivité du ravin, sous le rocher
très-âpre qui porte le manoir, la terre végétale reparaît en zones
étagées où se découpent de petits jardins enclos de haies et remplis de
touffes de légumes d'un vert bleu. Tout cela est chatoyant de couleur,
et tout cela se fond rapidement dans un demi-crépuscule plein de
langueur et de mollesse.

Je me demande toujours pourquoi tel paysage, même revêtu de la magie de
l'effet solaire, est inférieur à un autre que l'on traverse par un temps
gris et morne. Je crois que la nature des accidents terrestres a rendu
ici la forme irréprochable. Le sol rocheux ne présente pas de gerçures
trop profondes, bien qu'il en offre partout et ne se repose nulle part.
Le granit n'y a pas ces violentes attitudes qui émeuvent fortement dans
les vraies montagnes. Les bancs, quoique d'une dureté extrême, ne
semblent pas s'être soulevés douloureusement. On dirait qu'une main
d'artiste a composé à loisir, avec ces matériaux cruels, un décor de
scènes champêtres. Toutes les lignes sont belles, amples dans leur
développement; elle s'enchaînent amicalement. Si elles ont à se heurter,
elles se donnent assez de champ pour se préparer par d'adorables
caprices à changer de mode. La lyre céleste qui a fait onduler ici
l'écorce terrestre a passé du majeur au mineur avec une science
infinie. Tout semble se construire avec réflexion, s'étager et se
développer avec mesure. Quand il faut que les masses se précipitent,
elles aiment mieux se laisser tomber; elles repoussent l'effroi et se
disposent pour former des abris au lieu d'abîmes. L'oeil pénètre
partout, et partout il pénètre sans terreur et sans tristesse. Oui,
décidément je crois que, de ce château haut perché, j'aurai sous les
yeux, même dans les jours sombres, un spectacle inépuisable.

Tout s'est éteint, on m'appelle pour dîner. Je n'ai pas dormi, j'ai fait
mieux, j'ai oublié... Il faut se souvenir du _Dieu des batailles_, prêt
à ravager peut-être ce que le Dieu de la création a si bien soigné, et
ce que l'homme, son régisseur infatigable, a si gracieusement
orné!--Maudit soit le kabyre! Allons-nous recommencer l'âge odieux des
sacrifices humains?


               Saint-Loup, 29 septembre.

Nous sommes reparties hier soir à neuf heures; nous avons traversé les
grandes landes et les bois déserts sans savoir où nous étions. Un
brouillard sec, blanc, opaque comme une exhalaison volcanique, nous a
ensevelies pendant plusieurs lieues. Mon vieux cocher Sylvain était le
seul homme de la compagnie. Ma fille Lina dormait, Léonie s'occupait à
faire dormir chaudement son plus jeune fils. Je regardais le brouillard
autant qu'on peut voir ce qui empêche de voir. Fatiguée, je continuais à
me reposer dans l'oubli du réel. Nous sommes rentrées à Saint-Loup vers
minuit, et là Léonie nous a dit qu'elle avait eu peur tout le temps sans
vouloir en rien dire. Comme c'est une femme brave autant qu'une
vaillante femme, je me suis étonnée.

--Je ne sais, me dit-elle, pourquoi je me suis sentie effrayée par ce
brouillard et l'isolement. On a maintenant des idées noires qu'on
n'avait jamais. On s'imagine que tout homme qui paraîtrait doit être un
espion qui prépare notre ruine, ou un bandit chassé des villes qui
cherche fortune sur les chemins.

Cette idée m'est quelquefois venue aussi dans ces derniers temps. On a
cru que les inutiles et les nuisibles chassés de Paris allaient inonder
les provinces. On a signalé effectivement à Nohant un passage de
mendiants d'allure suspecte et de langage impérieux quelques jours après
notre départ; mais tout cela s'est écoulé vite, et jamais les campagnes
n'ont été plus tranquilles. C'est peut-être un mauvais signe. Peut-être
les bandits, pour trouver à vivre, se sont-ils faits tous espions et
pourvoyeurs de l'ennemi. On dit que les trahisons abondent, et on ne
voit presque plus de mendiants. Il est vrai que la peur des espions
prussiens s'est répandue de telle sorte que les étrangers les plus
inoffensifs, riches ou pauvres, sont traqués partout, chassés ou arrêtés
sans merci. Il ne fait pas bon de quitter _son endroit_, on risque de
coucher en prison plus souvent qu'à l'auberge.

Ces terreurs sont de toutes les époques agitées. Mon fils me rappelait
tantôt qu'il y a une vingtaine d'années il avait été arrêté à Boussac
précisément; j'avais oublié les détails, il les raconte à la veillée.
Ils étaient partis trois, juste comme les trois Prussiens vus en
imagination ces jours-ci sur les pierres jaumâtres, et c'est aux pierres
jaumâtres qu'ils avaient été faire une excursion. Autre coïncidence
bizarre, un des deux compagnons de mon fils était Prussien.

--Comment? dit Léonie, un Prussien!

--Un Prussien dont l'histoire mérite bien d'être racontée. C'était le
docteur M..., qui, à l'âge de dix-neuf ou vingt ans, avait été condamné
à être _roué vif_ pour cause politique. Les juges voulurent bien, à
cause de sa jeunesse, prononcer qu'il serait roué de _haut en bas_. Le
roi fit grâce, c'est-à-dire qu'il commua la peine en celle de la prison
à perpétuité, et quelle prison! Après dix ans de _carcere duro_,--je ne
sais comment cela s'appelle en allemand,--M... fut compris dans une
sorte d'amnistie et accepta l'exil avec joie. Il vint en France où il
passa plusieurs années, dont une chez nous, et c'est à cette époque
qu'en compagnie de Maurice Sand et d'Eugène Lambert, ce digne et cher
ami faillit encore tâter de la prison... à Boussac! A cette époque-là,
on ne songeait guère aux Prussiens. Une série inexpliquée d'incendies
avait mis en émoi, on s'en souvient, une partie de la France. On voyait
donc partout des incendiaires et on arrêtait tous les passants.
Justement M... avait sur lui un guide du voyageur, et les deux autres
prenaient des croquis tout le long du chemin. Ils avaient tiré de leurs
sacoches un poulet froid, un pain et une bouteille de vin; ils avaient
déjeuné sur la grosse pierre du mont Barlot, ils avaient même allumé un
petit feu de bruyères pour invoquer les divinités celtiques, et Lambert
y avait jeté les os du poulet pour faire honneur, disait-il, aux mânes
du grand chef que l'on dit enseveli sous la roche. On les observait de
loin, et, comme ils rentraient pour coucher à leur auberge, ils furent
appréhendés par six bons gendarmes et conduits devant le maire, qui en
reconnaissant mon fils se mit à rire. Il n'en eut pas moins quelque
peine à délivrer ses compagnons; les bons gendarmes étaient de mauvaise
humeur. Ils objectaient que le maire pouvait bien reconnaître un des
suspects, mais qu'il ne pouvait répondre des deux autres. Je crois que
le sous-préfet dut s'en mêler et les prendre sous sa protection.

J'ai enfin dormi cette nuit. L'orage a passé ici sans donner une goutte
d'eau, tout est plus sec que jamais. L'eau à boire devient tous les
jours plus rare et plus trouble. Le soleil brille toujours plus
railleur, et le vent froid achève la besogne. Ce climat-ci est sain,
mais il me fait mal, à moi; j'adore les hauteurs, mais je ne puis vivre
que dans les creux abrités. Peut-être aussi l'eau devient-elle
malfaisante; tous mes amis me trahissent, car j'aime l'eau avec passion,
et le vin me répugne.

Nous lisons tout au long la relation de Jules Favre, son entrevue avec
M. de Bismarck. C'est une belle page d'histoire; c'est grand, c'est ému;
puis le talent du narrateur aide à la conviction. Bien dire, c'est bien
sentir. Il n'y a donc pas de paix possible! Une voix forte crie dans le
haut de l'âme:

--Il faut vaincre.

--Une voix dolente gémit au fond du coeur:

--Il faut mourir!


               30 septembre.

Les enfants nous forcent à paraître tranquilles. Ils jouent et rient
autour de nous. Aurore vient prendre sa leçon, et pour récompense elle
veut que je lui raconte des histoires de fées. Elle n'y croit pas, les
enfants de ce temps-ci ne sont dupes de rien; mais elle a le goût
littéraire, et l'invention la passionne. Je suis donc condamnée à
composer pour elle, chaque jour pendant une heure ou deux, les romans
les plus inattendus et les moins digérés. Dieu sait si je suis en
veine! L'imagination est morte en moi, et l'enfant est là qui
questionne, exige, réveille la défunte à coups d'épingle. L'amusement de
nos jours paisibles me devient un martyre. Tout est douleur à présent,
même ce délicieux tête-à-tête avec l'enfance qui retrempe et rajeunit la
vieillesse. N'importe, je ne veux pas que la bien-aimée soit triste, ou
que, livrée à elle-même, elle pense plus que son âge ne doit penser. Je
me fais aider un peu par elle en lui demandant ce qu'elle voit dans ce
pays de rochers et de ravins, qui ressemble si peu à ce qu'elle a vu
jusqu'à présent. Elle y place des fées, des enfants qui voyagent sous la
protection des bons esprits, des animaux qui parlent, des génies qui
aiment les animaux et les enfants. Il faut alors raconter comme quoi le
loup n'a pas mangé l'agneau qui suivait la petite fille, parce qu'une
fée très-blonde est venue enchaîner le loup avec un de ses cheveux qu'il
n'a jamais pu briser. Une autre fois il faut raconter comment la petite
fille a dû monter tout en haut de la montagne pour secourir une fourmi
blanche qui lui était apparue en rêve, et qui lui avait fait jurer de
venir la sauver du bec d'une hirondelle rouge fort méchante. Il faut que
le voyage soit long et circonstancié, qu'il y ait beaucoup de
descriptions de plantes et de cailloux. On demande aussi du comique. Les
nains de la caverne doivent être fort drôles. Heureusement l'avide
écouteuse se contente de peu. Il suffit que les nains soient tous
borgnes de l'oeil droit comme les calenders des _Mille et une Nuits_, ou
que les sauterelles de la lande soient toutes boiteuses de la jambe
gauche, pour que l'on rie aux éclats. Ce beau rire sonore et frais est
mon payement; l'enfant voit quelquefois des larmes dans mes yeux, mais,
comme je tousse beaucoup, je mets tout sur le compte d'un rhume que je
n'ai pas.

Encore une fois, nous sommes au pays des légendes. J'aurais beau en
fabriquer pour ma petite-fille, les gens d'ici en savent plus long. Ce
sont les facteurs de la poste qui, après avoir distribué les choses
imprimées, rapportent les _on dit_ du bureau voisin. Ces _on dit_,
passant de bouche en bouche, prennent des proportions fabuleuses. Un
jour nous avons tué d'un seul coup trois cent mille Prussiens; une autre
fois le roi de Prusse est fait prisonnier; mais la croyance la plus
fantastique et la plus accréditée chez le paysan, c'est que son empereur
a été trahi à Sedan par ses généraux, _qui étaient tous républicains!_


               1er octobre 1870.

Je suis tout à fait malade, et mon bon Darchy arrive en prétendant comme
toujours qu'il vient par hasard. Mes enfants l'ont averti, et, pour ne
pas les contrarier, je feins d'être dupe. Au reste, sitôt que le médecin
arrive, la peur des médicaments fait que je me porte bien. Il sait que
je les crains et qu'ils me sont nuisibles. Il me parle régime, et je
suis d'accord avec lui sur les soins très-simples et très-rationnels
qu'on peut prendre de soi-même; mais le moyen de penser à soi à toute
heure dans le temps où nous sommes.

Nous faisons nos paquets. Léonie transporte toute sa maison à Boussac.
Ce sera l'arrivée d'une _smala_.


               Boussac, dimanche 2 octobre.

C'est une smala en effet. Sigismond nous attend les bras ouverts au
seuil du château; ce seuil est une toute petite porte ogivale,
fleuronnée, qui ouvre l'accès du gigantesque manoir sur une place
plantée d'arbres et des jardins abandonnés. Notre aimable hôte a
travaillé activement et ingénieusement à nous recevoir. La
sous-préfecture n'avait que trois lits, peu de linge et de la vaisselle
cassée. Des personnes obligeantes ont prêté ou loué le nécessaire, nous
apportons le reste. On prend possession de ce bizarre séjour, ruiné au
dehors, rajeuni et confortable au dedans.

Confortable en apparence! Il y a une belle salle à manger où l'on gèle
faute de feu, un vaste salon assez bien meublé où l'on grelotte au coin
du feu, des chambres immenses qui ont bon air, mais où mugissent les
quatre vents du ciel. Toutes les cheminées fument. On est très-sensible
aux premiers froids du soir après ces journées de soleil, et nous disons
du mal des châtelains du temps passé, qui amoncelaient tant de pierres
pour être si mal abrités; mais on n'a pas le temps d'avoir froid.
Sigismond attend demain Nadaud, qui a donné sa démission de préfet de la
Creuse, et qui est désigné comme candidat à la députation par le parti
populaire et le parti républicain du département. Il représente, dit-on,
les deux nuances qui réunissent ici, au lieu de les diviser, les
ouvriers et les bourgeois avancés. Sigismond a fait en quelques jours un
travail prodigieux. Il a fait déblayer la salle des gardes, qui était
abandonnée à tous les animaux de la création, où les chouettes trônaient
en permanence dans les bûches et les immondices de tout genre entassées
jusqu'au faîte. On ne pouvait plus pénétrer dans cette salle, qui est
la plus vaste et la plus intéressante du château. Elle est à présent
nettoyée et parfumée de grands feux de genévrier allumés dans les deux
cheminées monumentales surmontées de balustrades découpées à jour. Le
sol est sablé. Une grande estrade couverte de tapis attend l'orateur,
des fauteuils attendent les dignitaires de l'endroit. Toute la garde
nationale peut être à l'abri sous ce plafond à solives noircies. Nous
visitons ce local, qui ne nous avait jamais été ouvert, et qui est un
assez beau vestige de la féodalité. Il est bâti comme au hasard ainsi
que tout le château, où les notions de symétrie paraissent n'avoir
jamais pénétré. Le carré est à angles inégaux, le plafond s'incline en
pente très-sensible. Les deux cheminées sont dissemblables d'ornements,
ce qui n'est point un mal; l'une occupe le fond, l'autre est située sur
le côte, dont on n'a nullement cherché le milieu. Les portes sont, comme
toujours, infiniment petites, eu égard à la dimension du vaisseau. Les
fenêtres sont tout à fait placées au hasard. Malgré ces vices
volontaires ou fortuits de construction, l'ensemble est imposant et
porte bien l'empreinte de la vie du moyen âge. Une des cheminées qui a
cinq mètres d'ouverture et autant d'élévation présente une singularité.
Sous le manteau, près de l'âtre, s'ouvre un petit escalier qui monte
dans l'épaisseur du mur. Où conduisait-il? Au bout de quelques marches,
il rencontre une construction plus récente qui l'arrête.


               3 octobre.

Ma petite chambre, si confortable, en apparence, est comme les autres
lézardée en mille endroits. Dans le cabinet de toilette, le vent éteint
les bougies à travers les murs. L'alcôve seule est assez bien close, et
j'y dors enfin; le changement me réussit toujours.

Dans la nuit pourtant je me rappelle que j'ai oublié au salon une lettre
à laquelle je tiens. Le salon est là, au bout d'un petit couloir sombre.
J'allume une bougie, j'y pénètre. Je referme la porte derrière moi sans
la regarder. Je trouve sur la cheminée l'objet cherché. Le grand feu
qu'on avait allumé dans la soirée continue de brûler, et jette une vive
lueur. J'en profite pour regarder à loisir les trois panneaux de
tapisserie du XVe siècle qui sont classés dans les monuments
historiques. La tradition prétend qu'ils ont décoré la tour de
Bourganeuf durant la captivité de Zizime. M. Adolphe Joanne croit qu'ils
représentent des épisodes du roman de _la Dame à la licorne_. C'est
probable, car la licorne est là, non _passante_ ou _rampante_ comme une
pièce d'armoirie, mais donnant la réplique, presque la patte, à une
femme mince, richement et bizarrement vêtue, qu'escorte une toute jeune
fillette aussi plate et aussi mince que sa patronne. La licorne est
blanche et de la grosseur d'un cheval. Dans un des tableaux, la dame
prend des bijoux dans une cassette; dans un autre, elle joue de l'orgue;
dans un troisième, elle va en guerre, portant un étendard aux plis
cassants, tandis que la licorne tient sa lance en faisant la belle sur
son train de derrière. Cette dame blonde et ténue est très-mystérieuse,
et tout d'abord elle a présenté hier à ma petite-fille l'aspect d'une
fée. Ses costumes très-variés sont d'un goût étrange, et j'ignore s'ils
ont été de mode ou s'ils sont le fait du caprice de l'artiste. Je
remarque une aigrette élevée qui n'est qu'un bouquet des cheveux
rassemblés dans un ruban, comme une queue à pinceau plantée droit sur le
front. Si nous étions encore sous l'empire, il faudrait proposer cette
nouveauté aux dames de la cour, qui ont cherché avec tant de passion
dans ces derniers temps des innovations désespérées. Tout s'épuisait, la
fantaisie du costume comme les autres fantaisies. Comment ne s'est-on
pas avisé de la queue de cheveux menaçant le ciel? Il faut venir à
Boussac, le plus petit chef-lieu d'arrondissement qui soit en France,
pour découvrir ce moyen de plaire. En somme, ce n'est pas plus laid que
tant de choses laides qui ont régné sans conteste, et d'ailleurs
l'harmonie de ces tons fanés de la tapisserie rend toujours agréable ce
qu'elle représente.

Ayant assez regardé la fée, je veux retourner à ma chambre. Le salon a
cinq portes bien visibles. Celle que j'ouvre d'abord me présente les
rayons d'une armoire. J'en ouvre une autre et me trouve en présence de
sa majesté Napoléon III, en culotte blanche, habit de parade, la
moustache en croc, les cheveux au vent, le teint frais et l'oeil vif:
âge éternel, vingt-cinq ans. C'est le portrait officiel de toutes les
administrations secondaires. La peinture vaut bien cinquante francs, le
cadre un peu plus. Ce portrait ornait le salon. C'est le sous-préfet
sortant qui, au lendemain de Sedan, a eu peur d'exciter les passions en
laissant voir l'image de son souverain. Sigismond voulait la remettre à
son clou, disant qu'il n'y a pas de raison pour détruire un portrait
historique; mais celui-ci est si mauvais et si menteur qu'il ne mérite
pas d'être gardé, et je lui ai conseillé de le laisser où l'a mis son
prédécesseur, c'est-à-dire dans un passage où personne ne lui dira
rien. En attendant, ce portrait n'est pas placé dans la direction de ma
chambre, et je referme la porte entre lui et moi. La troisième porte
conduit à l'escalier en vis qui remplit la tour pentagonale. La
quatrième donne sur la salle à manger; la cinquième mène à la chambre de
mon fils. Me voilà stupéfaite, cherchant une sixième porte dont je ne
devine pas l'emplacement et qui doit être la mienne. Le château
serait-il enchanté? Après bien des pas perdus dans cette grande salle,
je découvre enfin une porte invraisemblablement placée dans la boiserie
sur un des pans de la profonde embrasure d'une fenêtre, et je me
réintègre dans mon appartement sans autre aventure.

A neuf heures, on déjeune avec Nadaud, que Sigismond a été chercher dès
sept heures au débarcadère de La Vaufranche. Je l'avais vu, il y a
quelques années, lors d'un voyage qu'il fit en France. Il a vieilli, ses
cheveux et sa barbe ont blanchi, mais il est encore robuste. C'est un
ancien maçon, élevé comme tous les ouvriers, mais doué d'une
remarquable intelligence. Doux, grave et ferme, exempt de toute mauvaise
passion, il fut élu en 1848 à la Constituante par ses compatriotes de la
Creuse. En Berry, comme partout, ce que l'on dédaigne le plus, c'est le
voisin. Aussi a-t-on fort mauvaise opinion chez nous du Marchois. On
l'accuse d'être avide et trompeur; mais on reconnaît que, quand il est
bon et sincère, il ne l'est pas à demi. Nadaud est un bon dans toute la
force du mot. Exilé en 1852, il passa en Angleterre, où il essaya de
reprendre la truelle; mais les maçons anglais lui firent mauvais accueil
et lui surent méchant gré de proscrire de ses habitudes l'ivresse et le
pugilat. Ils se méfièrent de cet homme sobre, recueilli dans un silence
modeste, dont ils ne comprenaient d'ailleurs pas la langue. Ils
comprenaient encore moins le rôle qu'il avait joué en France; ils lui
eussent volontiers cherché querelle. Il se retira dans une petite
chambre pour apprendre l'anglais tout seul. Il l'apprit si bien qu'en
peu de temps il le parla comme sa propre langue, et ouvrit des cours
d'histoire et de littérature française en anglais, s'instruisant, se
faisant érudit, critique et philosophe avec une rapidité d'intuition et
un acharnement de travail extraordinaires chez un homme déjà mûr. Sa
dignité intérieure rayonne doucement dans ses manières, qui sont celles
d'un vrai _gentleman_. Il ne dit pas un mot, il n'a pas une pensée qui
soient entachés d'orgueil ou de vanité, de haine ou de ressentiment,
d'ambition ou de jalousie. Il est naïf comme les gens sincères, absolu
comme les gens convaincus. On peut le prendre pour un enfant quand il
interroge, on sent revenir la supériorité de nature quand il répond. Il
était arrivé d'Angleterre en habit de professeur: il a repris le paletot
de l'ouvrier; mais ce n'est ni un ouvrier ni un monsieur comme l'entend
le préjugé: c'est un homme, et un homme rare qu'on peut aborder sans
attention, qu'on ne quitte pas sans respect.

Boussac étant une des stations de sa tournée électorale, c'est pour le
mettre en rapport avec les hommes du pays que Sigismond a préparé la
grande salle aux gardes. Boussac y entasse ses mille cinquante
habitants; les gens de la campagne affluent sur la place du château, qui
domine le ravin; les enfants grimpent sur les balustrades vertigineuses.
Tous les maires des environs sont plus ou moins assis à l'intérieur. Les
pompiers sont sous les armes, la garde nationale, organisée tant bien
que mal, maintient l'ordre, et Nadaud parle d'une voix douce qui se fait
bien entendre. Il est timide au début, il se méfie de lui-même; il
m'avait fait promettre de ne pas l'écouter, de ne pas le _voir_ parler.
J'ai tenu parole. Il est venu ensuite causer avec moi dans ma chambre.
C'est dans l'intimité qu'on se connaît, et je crois maintenant que je le
connais bien. Il est digne de représenter les bonnes aspirations du
peuple et du tiers. Nous nous sommes résumés ainsi: n'ayons pas
d'illusions qui passent, ayons la foi qui demeure.

A trois heures, on l'a convoqué à une nouvelle séance publique. Tout le
monde des environs n'était pas arrivé pour la première, et les gens de
l'endroit voulaient encore entendre et comprendre. Il leur parlait une
langue ancienne qui leur paraissait nouvelle, bravoure, dévouement et
sacrifice; il n'était plus question de cela depuis vingt ans. On ne
parlait que du rendement de l'épi et du prix des bestiaux. «Il faut
savoir ce que veut de nous cet homme qui est un pauvre, un rien du tout,
comme nous, et qui ne paraît pas se soucier de nos petits intérêts.» Je
n'ai pas assisté non plus à la reprise de cet enseignement de famille;
Sigismond me le raconte. La première audition avait été attentive,
étonnée, un peu froide. Nadaud parle mal au commencement; il a un peu
perdu l'habitude de la langue française, les mots lui viennent en
anglais, et pendant quelques instants il est forcé de se les traduire à
lui-même. Cet embarras augmente sa timidité naturelle; mais peu à peu sa
pensée s'élève, l'expression arrive, l'émotion intérieure se révèle et
se communique. Il a donc gagné sa cause ici, et l'on s'en va en disant:

--C'est un homme _tout à fait bien_.

Simple éloge, mais qui dit tout.

Le soir venu, il remonte en voiture avec Sigismond et une escorte
improvisée de garde nationale à cheval. Les pompiers et les citoyens
font la haie avec des flambeaux. On se serre les mains; Nadaud prononce
encore quelques paroles affectueuses et d'une courtoisie recherchée. La
voiture roule, les cavaliers piaffent; ceux qui restent crient _vive
l'ouvrier!_ La noire façade armoriée du manoir de Jean de Brosse ne
s'écroule pas à ce cri nouveau du XIXe siècle. Les chouettes, stupéfiées
par la lumière, reprennent silencieusement leur ronde dans la nuit
grise.


               4 octobre.

En somme, nous avons parlé doctrine et nullement politique. Est-il, ce
que les circonstances réclament impérieusement, un homme pratique? Je ne
sais. Je ne serais pas la personne capable de le juger. Les opinions
sont si divisées qu'en voulant faire pour le mieux on doit se heurter
à tout et peut-être heurter tout le monde.

Le beau temps, qui est aujourd'hui synonyme de temps maudit, continue à
tout dessécher. L'eau est encore plus rare ici qu'à Saint-Loup; on va la
chercher à une demi-lieue sur une côte rocheuse où les chevaux ont
grand'peine à monter et à descendre les tonneaux. Nous l'économisons,
quoiqu'elle ne le mérite guère; elle est blanche et savonneuse.

Promenade dans les ravins. Je craignais de les trouver moins jolis d'en
bas que d'en haut. Ils sont charmants partout et à toute heure: c'est un
adorable pays. Après avoir longé la rivière, nous avons remonté au
manoir par un escalier étourdissant: une centaine de mètres en zigzag,
tantôt sur le roc, tantôt sur des gradins de terre soutenus par des
planches, tantôt sur de vieilles dalles avec une sorte de rampe;
ailleurs un fil de fer est tendu d'un arbre à l'autre en cas de vertige.
A chaque étage, de belles croupes de rochers ou de petits jardins en
pente rapide, des arbres de temps en temps faisant berceau sur l'abîme.
Ces gentils travaux sont, je crois, l'ouvrage des gendarmes, qui vivent
dans une partie réservée du château et se livrent au jardinage et à
l'élevage des lapins. Ce sont peut être les mêmes gendarmes qui ont
autrefois arrêté Maurice. Quoi qu'il en soit, nous vivons aujourd'hui en
bons voisins, et ils nous permettent d'admirer leurs légumes. Mes
petites-filles grimpent très-bien et sans frayeur cette échelle au flanc
du précipice. Moi je m'en tire encore bien, mais je suis éprouvée par
cet air trop vif. On ne place pas impunément son nid, sans transition, à
trois cents mètres plus haut que d'habitude.

Nous avons fait une trouvaille au fond du ravin. Sous un massif
d'arbres, il y a à nos pieds une maisonnette rouge que nous ne voyions
pas; c'est un petit établissement de bains, très-rustique, mais
très-propre. Outre l'eau de la Creuse, qui n'est pas tentante en ce
moment, la bonne femme qui dirige toute seule son exploitation possède
un puits profond et abondant encore; l'eau est belle et claire. Nous
nous faisons une fête de nous y plonger demain; nous n'espérions pas ce
bien-être à Boussac. Ces Marchois nous sont décidément très-supérieurs.


               5 octobre

Grâce au bain, à la belle vue et surtout aux excellents amis qui nous
comblent de soins et d'affection, nous resterions volontiers ici à
attendre la fin de l'épidémie, qui ne cesse pas à Nohant: les nouvelles
que nous en recevons sont mauvaises; mais nous avons un homme avec nous,
un homme inoccupé qui veut retourner au moins à La Châtre pour n'avoir
pas l'air de fuir le danger commun, puisque le danger approche. Il
voulait nous mener, mère, femme et enfants, dans le Midi; nous disions
oui, pensant qu'il y viendrait avec nous, et attendrait là qu'on le
rappelât au pays en cas de besoin. Par malheur, les événements vont
vite, et quiconque s'absente en ce moment a l'air de déserter. Comme à
aucun prix nous ne voulons le quitter avant qu'on ne nous y oblige, nous
renonçons au Midi, et nous nous occupons, par correspondance, de louer
un gîte quelconque à La Châtre.


               6 octobre

A force d'être poëte à Boussac, on est très-menteur; on vient nous dire
ce matin que la peste noire est dans la ville, la variole purpurale,
celle qui nous a fait quitter Nohant. On s'informe; la nouvelle fait des
petits. Il y a des cadavres exposés devant toutes les portes; c'est
là,--à deux pas, vous verrez bien!--Maurice ne voit rien, mais il
s'inquiète pour nous et veut partir. Comme nous comptions partir en
effet dimanche, je consens, et je reboucle ma malle; mais Sigismond nous
traite de fous, il interroge le maire et le médecin. Personne n'est mort
depuis huit jours, et aucun cas de variole ne s'est manifesté. Je
défais ma malle, et j'apprends une autre nouvelle tout aussi vraie, mais
plus jolie. La nuit dernière, trois revenants, toujours trois, sont
venus chanter sur le petit pont de planches qui est juste au-dessous de
ma fenêtre, et que je distingue très-bien par une éclaircie des arbres;
ils ont même fait entendre, assure-t-on, une très-belle musique. Et moi
qui n'ai rien vu, rien entendu! J'ai dormi comme une brute, au lieu de
contempler une scène de sabbat par un si beau clair de lune, et dans un
site si bien fait pour attirer les ombres!


               7 octobre.

Promenade à Chissac, c'est le domaine de Sigismond, dans un pays
charmant. Prés, collines et torrents. La face du mont Barlot, opposée à
celle que nous voyons de Boussac, ferme l'horizon. Nous suivons les
déchirures d'un petit torrent perdu sous les arbres, et nous faisons une
bonne pause sous des noyers couverts de mésanges affairées et jaseuses
que nous ne dérangeons pas de leurs occupations. Ce serait un jour de
bonheur, si l'on pouvait être heureux à présent. Est-ce qu'on le sera
encore? Il me semble qu'on ne le sera plus; on aura perdu trop
d'enfants, trop d'amis!--Et puis on s'aperçoit qu'on pense à tout le
monde comme à soi-même, que tout nous est famille dans cette pauvre
France désolée et brisée!

Les nouvelles sont meilleures ce soir. Le Midi s'apaise, et sur le
théâtre de la guerre on agit, on se défend. Et puis le temps a changé,
les idées sont moins sombres. J'ai vu, à coup sur, de la pluie pour
demain dans les nuages, que j'arrive à très-bien connaître dans cette
immensité de ciel déployée autour de nous. L'air était souple et doux
tantôt; à présent, un vent furieux s'élève: c'est le vent d'ouest. Il
nous détend et nous porte à l'espérance.


               8 octobre.

La tempête a été superbe cette nuit. D'énormes nuages effarés couraient
sur la lune, et le vent soufflait sur le vieux château comme sur un
navire en pleine mer. Depuis Tamaris, où nous avons essuyé des tempêtes
comparables à celle-ci, je ne connaissais plus la voix de la bourrasque.
A Nohant, dans notre vallon, sous nos grands arbres, nous entendons
mugir; mais ici c'est le rugissement dans toute sa puissance, c'est la
rage sans frein. Les grandes salles vides, délabrées et discloses, qui
remplissent la majeure partie inhabitée du bâtiment, servent de
soufflets aux orgues de la tempête, les tours sont les tuyaux. Tout
siffle, hurle, crie ou grince. Les jalousies de ma chambre se défendent
un instant; bientôt elles s'ouvrent et se referment avec le bruit du
canon. Je cherche une corde pour les empêcher d'être emportées dans
l'espace. Je reconnais que je risque fort de les suivre en m'aventurant
sur le balcon. J'y renonce, et comme tout désagrément qu'on ne peut
empêcher doit être tenu pour nul, je m'endors profondément au milieu
d'un vacarme prodigieusement beau.

Nous faisons nos paquets, et nous partons demain sans savoir si nous
trouverons un gîte à La Châtre. Les lettres mettent trois ou quatre
jours pour faite les dix lieues qui nous séparent de notre ville. Ce
n'est pas que la France soit déjà désorganisée par les nécessités de la
guerre, cela a toujours été ainsi, et on ne saura jamais pourquoi.--Ce
soir, je dis adieu de ma fenêtre au ravissant pays de Boussac et à ses
bons habitants, qui m'ont paru, ceux que j'ai vus, distingués et
sympathiques. J'ai passé trois semaines dans ce pays creusois, trois
semaines des plus amères de ma vie, sous le coup d'événements qui me
rappellent Waterloo, qui n'ont pas la grandeur de ce drame terrible, et
qui paraissent plus effrayants encore. Toute une vie collective remise
en question!--On dit que cela peut durer longtemps encore. L'invasion
se répand, rien ne semble préparé pour la recevoir. Nous tombons dans
l'inconnu, nous entrons dans la phase des jours sans lendemain; nous
nous faisons l'effet de condamnés à mort qui attendent du hasard le jour
de l'exécution, et qui sont pressés d'en finir parce qu'ils ne
s'intéressent plus à rien. Je ne sais si je suis plus faible que les
autres, si l'inaction et un état maladif m'ont rendue lâche. J'ai fait
bon visage tant que j'ai pu; je me suis abstenue de plaintes et de
paroles décourageantes, mais je me suis sentie, pour la première fois
depuis bien des années, sans courage intérieur. Quand on n'a affaire
qu'à soi-même, il est facile de ne pas s'en soucier, de s'imposer des
fatigues, des sacrifices, de subir des contrariétés, de surmonter des
émotions. La vie ordinaire est pleine d'incidents puérils dont on
apprend avec l'âge à faire peu de cas; on est trahi ou leurré, on est
malade, on échoue dans de bonnes intentions, on a des séries d'ennuis,
des heures de dégoût. Que tout cela est aisé à surmonter! On vous croit
stoïque parce que vous êtes patient, vous êtes tout simplement lassé de
souffrir des petites choses. On a l'expérience du peu de durée,
l'appréciation du peu de valeur de ces choses; on se détache des biens
illusoires, on se réfugie dans une vie expectante, dans un idéal de
progrès dont on se désintéresse pour son compte, mais dont on jouit pour
les autres dans l'avenir. Oui, oui, tout cela est bien facile et n'a pas
de mérite. Ce qu'il faudrait, c'est le courage des grandes crises
sociales, c'est la foi sans défaillance, c'est la vision du beau idéal
remplaçant à toute heure le sens visuel des tristes choses du présent;
mais comment faire pour ne pas souffrir de ce qui est souffert dans le
monde, à un moment donné, avec tant de violence et dans de telles
proportions? Il faudrait ne point aimer, et il ne dépend pas de moi de
n'avoir pas le coeur brisé.

En changeant de place et de milieu, vais-je changer de souffrance comme
le malade qui se retourne dans son lit? Je sais que je retrouverai
ailleurs d'excellents amis. Je regrette ceux que je quitte avec une
tendresse effrayée, presque pusillanime. Il semble à présent, quand on
s'éloigne pour quelques semaines, qu'on s'embrasse pour la dernière
fois, et comme il est dans la nature de regretter les lieux où l'on a
souffert, je regrette le vieux manoir, le dur rocher, le torrent sans
eau, le triste horizon des pierres jaumâtres, le vent qui menace de nous
ensevelir sous les ruines, les oiseaux de nuit qui pleurent sur nos
têtes, et les revenants qui auraient peut-être fini par se montrer.


               La Châtre, 9 octobre.

J'ai quitté mes hôtes le coeur gros. Je n'ai jamais aimé comme à
présent; j'avais envie de pleurer. Ils sont si bons, si forts, si
tendres, ces deux êtres qui ne voulaient pas nous laisser partir! Leur
courage, leurs beaux moments de gaieté nous soutenaient:--Leur famille
et la nôtre ne faisaient qu'une, les enfants étaient comme une richesse
en commun. Pauvres chers enfants! cent fois par jour, on se dit:

--Ah! s'ils n'étaient pas nés! si j'étais seul au monde, comme je serais
vite consolé par une belle mort de cette mort lente dont nous savourons
l'amertume!

Toujours cette idée de mourir, pour ne plus souffrir se présente à
l'esprit en détresse. Pourquoi cette devise de la sagesse antique:
Plutôt souffrir que mourir? Est-ce une raillerie de la faiblesse humaine
qui s'attache à la vie en dépit de tout? Est-ce un précepte
philosophique pour nous prouver que la vie est le premier des
biens?--Moi, j'en reviens toujours à cette idée, qu'il est indifférent
et facile de mourir quand on laisse derrière soi la vie possible aux
autres, mais que mourir avec sa famille, son pays et sa race, est une
épreuve au-dessus du stoïcisme.

Nous revenons dans l'Indre avec la pluie. D'autres bons amis nous
donnent l'hospitalité. Mon vieux Charles Duvernet et sa femme nous
ouvrent les bras. Ils ne sont point abattus; ils fondent leur espérance
sur le gouvernement. Moi, j'espère peu de la province et de l'action
possible de ce gouvernement, qui n'a pas la confiance de la majorité. Il
faut bien ouvrir les yeux, le pays n'est pas républicain. Nous sommes
une petite, fraction partout, même à Paris, où le sentiment bien entendu
de la défense fait taire l'opinion personnelle. Si cette admirable
abnégation amène la délivrance, c'est le triomphe de la forme
républicaine; on aura fait cette dure et noble expérience de se
gouverner soi-même et de se sauver par le concours de tous;--mais Paris
peut-il se sauver seul? et si la France l'abandonne!... on frémit d'y
penser.


               La Châtre, 10 octobre 1870.

Abandonner Paris, ce serait s'abandonner soi-même. Je ne crois pas que
personne en doute. Je trouve à notre petite ville une bonne physionomie.
Elle a pris l'allure militaire qui convient. Ces bourgeois et ces
ouvriers avec le fusil sur l'épaule n'ont rien de ridicule. Le coeur y
est. Si on les aidait tant soit peu, ils défendraient au besoin leurs
foyers; mais, soit pénurie, soit négligence, soit désordre, loin de nous
armer, on nous désarme, on prend les fusils des pompiers pour la garde
nationale, et puis ceux de la garde sédentaire pour la mobilisée, en
attendant qu'on les prenne pour la troupe, et quels fusils! Pour toutes
choses, il y a gâchis de mesures annoncées et abandonnées, d'ordres et
de contre-ordres. Je vois partout de bonnes volontés paralysées par des
incertitudes de direction que l'on ne sait à qui imputer. Tout le monde
accuse quelqu'un, c'est mauvais signe. Nous trompe-t-on quand on nous
dit qu'il y a de quoi armer jusqu'aux dents toute la France? J'ai bien
peur des illusions et des fanfaronnades. Certains journaux le prennent
sur un ton qui me fait trembler. En attendant, l'inaction nous dévore:
écrire, parler, ce n'est pas là ce qu'il nous faudrait.

Nous allons au Coudray à travers des torrents de pluie. La Vallée noire,
que l'on embrasse de ce point élevé, est toujours belle. Ce n'est pas
le paysage fantaisiste et compliqué de la Creuse, c'est la grande ligne,
l'horizon ondulé et largement ouvert, _le pays bleu_, comme l'appelle ma
petite Aurore. Les arbres me paraissent énormes, le ciel me paraît
incommensurable; chargé de nuages noirs avec quelques courtes expansions
de soleil rouge, il est tour à tour sombre et colère. J'aperçois au loin
le toit brun de ma pauvre maison encore fermée à mes petites-filles, à
moi par conséquent: enterrée dans les arbres, elle a l'air de se cacher
pour ne pas nous attirer trop vite; la variole règne autour et nous
barre encore le chemin.

Qui sait si nous y rentrerons jamais? L'ennemi n'est pas bien loin, et
nous pouvons le voir arriver avant que la contagion nous permette de
dormir chez nous une dernière nuit. Les paysans ont l'air de ne pas
mettre au rang des choses possibles que le Berry soit envahi, sous
prétexte qu'en 1815 il ne l'a pas été. Moi, je m'essaye à l'idée d'une
vie errante. Si nous sommes ruinés et dévastés, je me demande en quel
coin nous irons vivre et avec quoi? Je ne sais pas du tout, mais la
facilité avec laquelle on s'abandonne personnellement aux événements qui
menacent tout le monde est une grâce de circonstance. On dit le pour et
le contre sur la guerre actuelle. Tantôt l'ennemi est féroce, tantôt il
est fort doux: on n'en parle qu'avec excès en bien ou en mal, c'est
l'inconnu. Si j'étais seule, je ne songerais pas seulement à bouger: on
tient si peu à la vie dans de tels désastres! mais dans le doute
j'emporterai mes enfants ou je les ferai partir.

De retour à La Châtre, je revois d'anciens amis qui, de tous les côtés
menacés, sont venus se réfugier dans leurs familles. J'apprends avec
douleur que Laure *** est malade sans espoir, qu'on ne peut pas la voir,
qu'elle est là et que je ne la reverrai probablement plus! Autre
douleur: il faut voir partir notre jeune monde, comme nous l'appelions,
mes trois petits-neveux et les fils de deux ou trois amis intimes:
c'était la gaieté de la maison, le bruit, la discussion, la tendresse.
Et moi qui leur disais les plus belles choses du monde pour leur donner
de la résolution, je ne me sens plus le moindre courage. N'importe, il
faudra en montrer.


               Mardi 11 octobre.

Voici une grande nouvelle: deux ballons nommés _Armand Barbès_ et _G.
Sand_ sont sortis de Paris; l'un (mon nom ne lui a pas porté grand
bonheur) a eu des avaries, une arrivée difficile, et a pourtant sauvé
les Américains qui le montaient; _Barbès_ a été plus heureux, et, malgré
les balles prussiennes, a glorieusement touché terre, amenant au secours
du gouvernement de Tours un des membres du gouvernement de Paris, M.
Gambetta, un remarquable orateur, un homme d'action, de volonté, de
persévérance, nous dit-on. Je n'en sais pas davantage, mais cette fuite
en ballon, à travers l'ennemi, est héroïque et neuve; l'histoire entre
dans des incidents imprévus et fantastiques.
                
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