George Sand

Journal d'un voyageur pendant la guerre
Go to page: 1234567
Des personnes qui connaissent Gambetta nous disent qu'il va tout sauver.
Que Dieu les entende! Je veux bien qu'il en soit capable et que son nom
soit béni; mais n'est-ce pas une tâche au-dessus des forces d'un seul
homme? Et puis ce jeune homme connaît-il la guerre, qui est, dit-on, une
science perdue chez nous?


               Mercredi 12 octobre.

On n'a pas le coeur à se réjouir ici aujourd'hui; c'est la révision,
c'est-à-dire la levée sans révision des gardes mobilisées: elle se fait
d'une manière indigne et stupide; on prend tout, on ne fait pas
déshabiller les hommes; on ne leur regarde pas même le visage. Des
examinateurs crétins et qui veulent faire du zèle déclarent bons pour le
service des avortons, des infirmes, des borgnes, des phthisiques, des
myopes au dernier degré, des dartreux, des fous, des idiots, et l'on
veut que nous ayons confiance en une pareille armée! Un bon tiers va
remplir les hôpitaux ou tomber sur les chemins à la première étape. Les
rues de la ville sont encombrées de parents qui pleurent et de conscrits
ivres-morts. On va leur donner les fusils de la garde nationale
sédentaire, qui était bien composée, exercée et résolue; le
découragement s'y met. Les optimistes, ils ne sont pas nombreux, disent
qu'il le faut. S'il le faut, soit; mais il y a manière de faire les
choses, et, quand on les fait mal, il ne faut pas se plaindre d'être mal
secondé. On se tire de tout en disant:

--Le peuple est lâche et _réactionnaire_.

Mon coeur le défend; il est ignorant et malheureux; si vous ne savez
rien faire pour l'initier à des vertus nouvelles, vous les lui rendrez
odieuses.

Les nouvelles du dehors sont sinistres, Orléans serait au pouvoir des
Prussiens; les gardes mobiles se seraient bien battus, mais ils seraient
écrasés; on accuse Orléans de s'être rendu d'avance. Il faudrait savoir
si la ville pouvait se défendre; on dit qu'elle ne l'a pas voulu, on
entre dans des détails révoltants. Les habitants, qui d'abord avaient
refusé de recevoir nos pauvres enfants, auraient cette fois fermé leurs
portes aux blessés. Le premier fait paraît certain, le second est à
vérifier. Nos jeunes troupes civiles sont redoutées autant que l'ennemi:
elles sont indisciplinées, mal commandées ou pas commandées du tout; je
crois qu'on leur demande l'impossible. Si toutes les administrations
sont dans l'anarchie comme celle des intendances auxquelles nos levées
et nos soldats ont affaire, ce n'est pas une guerre, c'est une
débandade.


               13, jeudi.

L'affaire Bourbaki reste mystérieuse. On dit que tout trahit, même
Bazaine, ce grand espoir, ce rempart dont l'écroulement serait notre
ruine. Trahir! l'honneur français serait aux prises dans les faibles
têtes avec l'honneur militaire! Celui-ci serait la fidélité au maître
qui commandait hier; l'autre ne compterait pas! Le drapeau
représenterait une charge personnelle, restreinte à l'obéissance
personnelle! La patrie n'aurait pas de droits sur l'âme du soldat!

L'anarchie est là comme dans tout, l'anarchie morale à côté de
l'anarchie matérielle. Le véritable honneur militaire ne semble pas
avoir jamais été défini dans l'histoire de notre siècle. C'est par le
résultat que nous jugeons la conduite des généraux, et chaque juge en
décide à son point de vue. En haine de la république, Moreau passe à
l'ennemi; mais il se persuade que c'était son devoir, et il le persuade
aux royalistes. Il croyait sauver la bonne cause, le pays par
conséquent! Il y a donc deux consciences pour le militaire? Moreau a eu
son parti, qui l'admirait comme le type de la fidélité et de la probité.
Napoléon a été trahi ou abandonné par ses généraux. Ils ont tous dit
pour se justifier:

--Je servais mon pays, je le sers encore, je n'appartiens qu'à lui.

Bien peu d'officiers supérieurs ont brisé leur épée à cette époque en
disant:

--Je servais cet homme, je ne servirai plus le pays qui l'abandonne.

La postérité les admire et condamne les autres.

A qui donc appartient le militaire? au pays ou au souverain du moment?
Il serait assez urgent de régler ce point, car il peut arriver à chaque
instant que le devoir du soldat soit de résister à l'ordre de la patrie,
ou de manquer à la loi d'obéissance militaire par amour du pays. Rien
n'engage en ce moment le soldat envers la république; il ne l'a pas
légalement acceptée. Avez-vous la parole des généraux? Je ne sache pas
qu'on ait celle de Bazaine, et le gouvernement ignore probablement s'il
se propose de continuer la guerre pour délivrer la France ou pour y
ramener l'empire au moyen d'un pacte avec la Prusse.

Un général n'est pas obligé, dit-on, d'être un casuiste. Il semble que
le meilleur de tous serait celui qui ne se permettrait aucune opinion,
qui ne subirait aucune influence, et qui, faisant de sa parole l'unique
loi de sa conscience, ne céderait devant aucune éventualité. Si Bazaine
se croit lié à son empereur et non à son pays, il prétendra qu'il peut
tourner son épée contre un pays qui repousse son empereur. Je ne vois
pas qu'on puisse compter sur lui, puisqu'on n'a pu s'assurer de lui,
puisqu'il est maître absolu dans une place assiégée où il peut faire la
paix ou la guerre sans savoir si la république existe, si elle
représente la volonté de la France. S'il a l'âme d'un héros, il se
laissera emporter par le souvenir de nos anciennes gloires, par l'amour
du pays, par la fierté patriotique; sinon, un de ces matins, il se
rendra en disant comme son maître à Sedan:

--Je suis las.

Ou il fera une brillante sortie au cri de «mort à la république!» Et
s'il avait la chance de gagner quelque grande victoire sur l'Allemagne,
que ferait la république? Elle a cru l'avoir dans ses intérêts; parce
qu'elle a désiré lui voir prendre le commandement, parce qu'elle a placé
en lui sa confiance. Il ne lui en a pas su gré, il la trahit; mais je
suppose qu'il délivre la France. Comment sortir de cette impasse? Nous
battrions-nous contre ces soldats qui battraient l'étranger? y aurait-il
un gouvernement pour les mettre hors la loi et les accuser de trahison?

Notre situation est réellement sans issue, à moins d'un miracle. Nous
nous appuyons pour la défense du sol sur des forces encore
considérables, mais qui combattent l'ennemi commun sous des drapeaux
différents, et qui ne comptent pas du tout les abandonner après la
guerre. Le gouvernement a fait appel à tous, il le devait; mais a-t-il
espéré réussir sans armée à lui, avec des armées qui lui sont hostiles,
et qui ne s'entendent point entre elles? Ceci ressemble à la fin d'un
monde. Je voudrais pouvoir ne pas penser, ne pas voir, ne pas
comprendre. Heureux ceux dont l'imagination surexcitée repousse
l'évidence et se distrait avec des discussions de noms propres! Je
remercierais Dieu de me délivrer de la réflexion; au moins je pourrais
dormir. Ne pas dormir est le supplice du temps. Quand la fatigue
l'emporte, on se raconte le matin les rêves atroces ou insensés qu'on a
faits.


               14 octobre.

Les Prussiens ne sont pas entrés à Orléans; mais ils y entreront quand
ils voudront, ils ont fait la place nette. Le général La Motterouge est
battu et privé de son commandement pour avoir manqué de résolution,
disent les uns, pour avoir manqué de munitions, disent les autres. Si on
déshonore tous ceux qui en seront là, ce n'est pas fini!


               15 octobre.

Pas de nouvelles. La poste ne s'occupe plus de nous; tout se
désorganise. Je suis étonnée de la tranquillité qui règne ici. La
province consternée se gouverne toute seule par habitude.


               Dimanche 16.

J'aurais voulu tenir un journal des événements; mais il faudrait savoir
la vérité, et c'est souvent impossible. Les rares et courts journaux qui
nous parviennent se font la guerre entre eux et se contredisent
ouvertement:

--Les mobiles sont des braves.

--Non, les mobiles faiblissent partout.

--Mais non, c'est la troupe régulière qui lâche pied.

--Non, vous dis-je, c'est elle qui tient!

Le plus clair, c'est qu'une armée sans armes, sans pain, sans
chaussures, sans vêtements et sans abri, ne peut pas résister à une
armée pourvue de tout et bien commandée.

On agite beaucoup la question suivante, et on nous rapporte fidèlement,
_de auditu_ l'opinion de M. Gambetta.

--L'armée régulière est détruite, démoralisée, perdue; elle ne nous
sauvera pas. C'est de l'_élément civil_ que nous viendra la victoire,
c'est le citoyen improvisé soldat qu'il faut appeler et encourager.

La question est fort douteuse, et, si d'avance elle est résolue, elle
devient inquiétante au dernier degré. On peut improviser des soldats
dans une localité menacée, et les mobiliser jusqu'à un certain point;
mais leur faire jouer le rôle de la troupe exercée au métier et endurcie
à la fatigue, c'est un rêve, l'expérience le prouve déjà. Les malades
encombrent les ambulances. On parle d'organiser une Vendée dans toute la
France. Organise-t-on le désordre? Ces résultats fructueux que suscitent
parfois des combinaisons illogiques s'improvisent et ne se décrètent
pas. M. Gambetta a pu jeter les yeux sur la carte du Bocage et sur la
page historique dont il a été le théâtre; mais recommencer en grand ces
choses et les opposer à la tactique prussienne, c'est un véritable
enfantillage. On assure que M. Gambetta est un habile organisateur;
qu'il réorganise donc l'armée au lieu de la dédaigner comme un
instrument hors de service, alors que tout lui manque ou la trahit! Si
l'on veut introduire des catégories, scinder l'élément civil et
l'élément militaire, froisser les amours-propres, réveiller les passions
politiques, je ne dis pas à la veille, mais au beau milieu des combats,
j'ai bien peur que nous ne soyons perdus sans retour.

Quelqu'un, qui est renseigné, nous avoue que nos dictateurs de Tours
sont infatués d'un optimisme effrayant. Je ne veux pas croire encore
qu'il soit insensé... Quelquefois une grande obstination fait des
miracles. Qui se refuse à espérer quand on sent en soi la volonté du
sacrifice? Mais la volonté nous donnera-t-elle des canons? On avoue que
nous en avons qui tirent un coup pendant que ceux de l'ennemi en tirent
dix.

--En fait-on au moins?

--On dit qu'on en fait _beaucoup_. Nous savons, hélas! qu'on en fait
fort peu.

--En fait-on de pareils à ceux des Prussiens?

--On ne peut pas en faire.

--Alors nous serons toujours battus?

--Non! nous avons l'élément civil, une arme morale que les étrangers
n'ont pas.

--Ils ont bien mieux, ils ont un seul élément, leur arme est à deux
tranchants, militaire et civile en même temps.

--On le sait; mais le moral de la France!

Oh! soit! Croyons encore à sa virilité, à sa spontanéité, à ses grandes
inspirations de solidarité; mais, si nous ne les voyons pas se produire,
puisons notre courage dans un autre espoir que celui de la lutte. Après
la résistance que l'honneur commande, aspirons à la paix et ne croyons
pas que la France soit avilie et perdue parce qu'elle ne sait plus faire
la guerre. Je vois la guerre en noir. Je ne suis pas un homme, et je ne
m'habitue pas à voir couler le sang; mais il y a une heure où la femme a
raison, c'est quand elle console le vaincu, et ici il y aura bien des
raisons profondes et sérieuses pour se consoler.

Pour faire de l'homme une excellente machine de combat, il faut lui
retirer une partie de ce qui le fait homme. «Quand Jupiter réduit
l'homme à la servitude, il lui enlève une moitié de son âme.» L'état
militaire est une servitude brutale qui depuis longtemps répugne à notre
civilisation. Avec des ambitions ou des fantaisies de guerre, le dernier
règne était si bien englué dans les douceurs de la vie, qu'il avait
laissé pourrir l'armée. Il n'avait plus d'armée, et il ne s'en doutait
pas. Le jour où, au milieu des généraux et des troupes de sa façon,
Napoléon III vit son erreur, il fut pris de découragement, et ce ne fut
pas le souverain, ce fut l'homme qui abdiqua.

Les douceurs de la vie comme ce règne les a goûtées, c'était l'oeuvre
d'une civilisation très-corrompue; mais la civilisation, qui est
l'ouvrage des nations intelligentes, n'est pas responsable de l'abus
qu'on fait d'elle. La moralité y puise tout ce dont elle a besoin; la
science, l'art, les grandes industries, l'élégance et le charme des
bonnes moeurs ne peuvent se passer d'elle. Soyons donc fiers d'être le
plus civilisé des peuples, et acceptons les conditions de notre
développement. Jamais la guerre ne sera un instrument de vie,
puisqu'elle est la science de la destruction; croire qu'on peut la
supprimer n'est pas une utopie. Le rêve de l'alliance des peuples n'est
pas si loin qu'on croit de se réaliser. Ce sera peut-être l'oeuvre du
XXe siècle. On nous dit que le colosse du Nord nous menace.
A jamais, non! Aujourd'hui il nous écrase la poitrine, mais il ne peut
rien sur notre âme. On peut être lourd comme une montagne et peser fort
peu dans la balance des destinées. En ce moment, l'Allemagne s'affirme
comme pesanteur spécifique, comme force brutale,--tranchons le mot,
comme barbarie. Sur quelque mode éclatant qu'elle chante ses victoires,
elle n'élèvera que des arcs de triomphe qui marqueront sa décadence. Au
front de ses monuments nouveaux, la postérité lira 1870, c'est-à-dire
guerre à mort à la civilisation! O noble Allemagne, quelle tache pour
toi que cette gloire! L'Allemand est désormais le plus beau soldat de
l'Europe, c'est-à-dire le plus effacé, le plus abruti des citoyens du
monde; il représente l'âge de bronze; il tue la France, sa soeur et sa
fille; il l'égorge, il la détruit, et, ce qu'il y a de plus honteux, il
la vole! Chaque officier de cette belle armée, orgueil du nouvel empire
prussien, est un industriel de grande route qui _emballe_ des pianos et
des pendules à l'adresse de sa famille attendrie!

Ce sont des représailles, disent-ils, c'est ainsi que nous avons agi
chez eux; nous y avons mis moins d'ordre, de prévoyance et de cynisme,
voilà tout.--C'est déjà quelque chose, mais nous n'en avons pas moins à
rougir d'avoir été hommes de guerre à ce point-là. Si quelque chose peut
nous réhabiliter, c'est de ne plus l'être, c'est de ne plus savoir obéir
à la fantaisie belliqueuse de nos princes. Nous avons encore l'élan du
courage, la folie des armes, la tradition des charges à la baïonnette.
Nous savons encore faire beaucoup de mal quand on nous touche; nous
pourrions dire aux Allemands:

«--Supprimons les canons, prenez-nous corps à corps, et vous verrez!
Mais vous ne vous y risquez plus, vous reculez devant l'arme des braves,
vous avez vos machines, et nous ne les avons pas; nous faisons la guerre
selon l'inspiration du point d'honneur, nous ne sommes pas capables de
nous y préparer pendant vingt ans; nous sommes si incapables de haïr! On
nous surprend comme des enfants sans rancune qui dorment la nuit parce
qu'ils ont besoin d'oublier la colère du combat. Nous tombons dans tous
les piéges; notre insouciance, notre manque de prévision, nos désastres,
vous ne les comprenez pas! Vous les comprendrez plus tard, quand vous
aurez effacé la tache de vos victoires par le remords de les avoir
remportées. Vous pénétrerez un jour l'énigme de notre destinée, quand
vous passerez à votre tour par le martyre qu'il faut subir pour devenir
des hommes. Nous ne le sommes pas encore, nous qui, depuis un siècle,
souffrons tous les maux des révolutions; mais voici que, grâce à vous,
nous allons le devenir plus vite, et vous rougirez alors d'avoir porté
la main sur la grande victime! Encore un siècle, et vous serez honteux
d'avoir servi de marchepied à l'ambition personnelle. Vous direz de
vous-mêmes ce que nous disons de notre passé:

«--La folie du génie militaire nous a déchaînés sur l'Europe, et nous
avons été asservis. Nous avons, de nos propres mains, creusé les abîmes,
et nous y sommes tombés.

Mais nous nous relèverons avant toi, fière Allemagne! Dût cette guerre,
pour laquelle évidemment nous ne sommes pas prêts, aboutir à un désastre
matériel immense, nos coeurs s'y retremperont, et plus que jamais nous
aurons soif de dignité, de lumière et de justice. Elle nous laissera
sans doute irrités et troublés; les questions politiques et sociales
s'agiteront peut-être tumultueusement encore. C'est précisément en cela
que nous vous serons supérieurs, sujets obéissants, militaires
accomplis! et que cette âme française éprise d'idéal, luttant pour lui
jusque sous l'écrasement du fait, offrira au monde un spectacle que
vous ne sauriez comprendre aujourd'hui, mais que vous admirerez quand
vous serez dignes d'en donner un semblable.

Allez, bons serviteurs des princes, admirables espions, pillards
émérites, modèles de toutes les vertus militaires, levez la tête et
menacez l'avenir! Vous voilà ivres de nos malheurs et de notre vin, gras
de nos vivres, riches de nos dépouilles! Quelles ovations vous attendent
chez vous quand vous y rentrerez tachés de sang, souillés de rapts!
Quelle belle campagne vous aurez faite contre un peuple en révolution,
que de longue date vous saviez hors d'état de se défendre! L'Europe, qui
vous craignait, va commencer à vous haïr! Quel bonheur ce sera pour vous
d'inspirer partout la méfiance et de devenir l'ennemi commun contre
lequel elle se ligue peut-être déjà en silence!

Mais quel réveil vous attend, si vous poursuivez l'idéal stupide et
grossier du caporalisme, disons mieux, du _krupisme_! Pauvre Allemagne
des savants, des philosophes et des artistes, Allemagne de Goëthe et de
Beethoven! Quelle chute, quelle honte! Tu entres aujourd'hui dans
l'inexorable décadence, jusqu'à ce que tu te renouvelles dans
l'expiation qui s'appelle 89!


               Lundi 17 octobre.

Le froid se déclare, et nous entrons en campagne. Pourvu qu'après la
chaleur exceptionnelle de l'été nous n'ayons pas un hiver atroce! Ils
auront aussi froid que nous, disent les optimistes; c'est une erreur:
ils sont physiquement plus forts que nous, ils n'ont pas nos douces
habitudes, notre bien-être ne leur est pas nécessaire. L'Allemand du
nord est bien plus près que nous de la vie sauvage. Il n'est pas
nerveux, il n'a que des muscles; il a l'éducation militaire, qui nous a
trop manqué. Il pense moins, il souffrira moins.

Ils approchent, on dit qu'ils sont à La Motte-Beuvron. On a peur ici, et
c'est bien permis, on a emmené tout ce qui pouvait se battre ou servir
à se battre. Les vieillards, les enfants et les femmes resteront comme
la part du feu! Et puis elle est toute française, cette terreur qui suit
l'imprévoyance; elle n'est même pas bien profonde. Nous ne pouvons pas
croire qu'on haïsse et qu'on fasse le mal pour le mal. Moi-même j'ai
besoin de faire un effort de raison pour m'effrayer de l'approche de ces
hommes que je ne hais point. J'ai besoin de me rappeler que la guerre
enivre, et qu'un soldat en campagne n'est pas un être jouissant de ses
facultés habituelles. On dit qu'ils ne sont pas tous méchants ou
cupides, que les vrais Allemands ne le sont même pas du tout et
demandent qu'on ne les confonde pas avec les Prussiens, _tous voleurs_!
Vous réclamez en vain, bonnes gens; vous oubliez qu'il n'y a plus
d'Allemagne, que vous êtes Prussiens, solidaires de toutes leurs
exactions, puisque vous allez en profiter, et que dans cette guerre vous
êtes pour nous non pas des Badois, des Bavarois, des Wurtembergeois,
mais à tout jamais, dans la réprobation du présent et la légende de
l'avenir, des Prussiens, bien et dûment sujets du roi de Prusse! Vous ne
reprendrez plus votre nom; allez! c'en est fait de votre nationalité
comme de votre honneur. Le châtiment commence!

Je n'ai pas de vêtements d'hiver, ils sont à Paris, dont les Prussiens
ont maintenant la clef. Je me commande ici une robe qui fera peut-être
son temps sur les épaules d'une Allemande, car ils volent aussi des
vêtements et des chaussures pour leurs femmes, ces parfaits militaires!


               Mardi 18 octobre.

Passage de troupes qui vont d'un dépôt à l'autre. Depuis les pauvres
troupes espagnoles que j'ai rencontrées en 1839 dans les montagnes de
Catalogne, je n'avais pas vu des soldats dans un tel état de misère et
de dénûment. Leurs chevaux sont écorchés vifs de la tête à la queue. Les
hommes sont à moitié nus, on dit qu'ils ont presque tous déserté avant
Sedan. Ils sont tous grands et forts, et ne paraissent point lâches. On
les aura laissés manquer de pain et de munitions. Le désordre était tel
qu'on ne sait plus si on a le droit de mépriser les fuyards.
Malheureusement ce désordre continue.


               Mercredi 19.

Depuis deux jours, nous sommes sans nouvelles de notre armée de la
Loire. Est-elle anéantie? Nous ne sommes pas bien sûrs qu'elle ait
existé!


               Jeudi 20.

Eugénie a affaire au Coudray. J'y vais avec elle; c'est une promenade
pour mes petites-filles. Il fait un bon soleil. La campagne reverdit au
moment où elle se dépouille: il y a des touffes de végétation
invraisemblable au milieu des massifs dénudés. A Chavy, nous descendons
de voiture pour ramasser de petits champignons roses sur la pelouse
naturelle, cette pelouse des lisières champêtres qu'aucun jardinier ne
réalisera jamais; il y faut la petite dent des moutons, le petit pied
des pastours et le grand air libre. L'herbe n'y est jamais ni longue ni
flétrie. Elle adhère au sol comme un tapis éternellement vert et
velouté. Nous faisons là et plus haut, dans les prés du Coudray, une
abondante récolte. Aurore est ivre de joie. Je n'ai pas fermé l'oeil la
nuit dernière; pendant qu'on remet les chevaux à la voiture, je dors dix
minutes sur un fauteuil. Il paraît que c'est assez, je suis complétement
reposée. Au retour, pluie et soleil, à l'horizon monte une gigantesque
forteresse crénelée, les nuages qui la forment ont la couleur et
l'épaisseur du plomb, les brèches s'allument d'un rayonnement
insoutenable.--Un bout de journal, ce soir; récit d'un drame affreux. A
Palaiseau, le docteur Morère aurait tué quatre Prussiens à coups de
revolver et aurait été pendu! Je ne dormirai pas encore cette nuit.


               Vendredi 22 octobre.

Trois lettres de Paris par ballon! Enfin, chers amis, soyez bénis! Ils
vivent, ils n'y a pas de malheur particulier sur eux. Ils sont résolus
et confiants, ils ne souffrent de rien matériellement; mais ils
souffrent le martyre de n'avoir pas de nouvelles de leurs absents. L'un
nous demande où est sa femme, l'autre où est sa fille; chacun croyait
avoir mis en sûreté les objets de sa tendresse, et l'ennemi a tout
envahi; comment se retrouver, comment correspondre? Nous écrirons
partout, nous essayerons tous les moyens. Quelle dispersion effrayante!
que de vides nous trouverons dans nos affections!--Encore une fois,
qu'ils soient bénis de nous donner quelque chose à faire pour eux!

On dit que l'ennemi s'éloigne de nous pour le moment; il lui plaît de
nous laisser tranquilles, car les chemins sont libres, il n'y a pas ou
il n'y a plus d'armée entre lui et nous; on vit au jour le jour. Le
danger ne cause pas d'abattement, on serait honteux d'être en sûreté
quand les autres sont dans le péril et le malheur. Mon pauvre Morère! sa
belle figure pâle me suit partout; la nuit, je vois ses yeux clairs
fixés sur moi. C'était un ami excellent, un habile médecin, un homme de
résolution, d'activité, de courage; agile, infatigable, il était plus
jeune avec ses cheveux blancs que ne le sont les jeunes d'aujourd'hui.
Je le vois et je l'entends encore à un dîner d'amis à Palaiseau, où nous
admirions la netteté de son jugement, l'énergie de ses traits et de sa
parole. Le soir, on se reconduisait par les ruelles désertes de ce joli
village, et chacun rentrait dans sa petite maison, d'où l'on entendait
les pas de l'ami qui vous quittait résonner sur le gravier du chemin.
Dans le beau silence du soir, on résumait tranquillement les idées qu'on
avait échangées avec animation. On pensait quelquefois aux Allemands; on
parlait de leurs travaux, on s'intéressait à leur mouvement
intellectuel. Que l'on était loin de voir en eux des ennemis! Comme la
porte eût été ouverte avec joie à un botaniste errant dans la campagne!
Comme on lui eût indiqué avec plaisir les gîtes connus des plantes
intéressantes! Certes on n'eût pas songé que ce pouvait être un espion,
venant étudier les plis du terrain pour y placer des batteries ou pour
prendre les habitants par surprise! et pourtant la carte des moindres
localités était peut-être déjà dressée, car ils ont étudié la France
comme une proie que l'on dissèque, et ils connaissaient peut-être aussi
bien que moi le sentier perdu dans les bois où je me flattais de
surprendre l'éclosion d'une primevère connue de moi seule.--Je me
souviens d'avoir eu de saintes colères en trouvant bouleversés par des
enfants certains recoins que j'espérais conserver vierges de dégâts. Je
m'indignais contre l'esprit de dévastation de l'enfance. Pauvres
enfants, quelle calomnie!--Et à présent ce charmant pays est sans doute
ravagé de fond en comble, puisque Morère.... Mon fils me trouve navrée et
me dit qu'il ne faut rien croire de ce qui s'imprime à l'heure qu'il
est; il a peut-être raison!


               Samedi 22 octobre.

Promenade aux Couperies et au gué de Roche avec ma belle-fille et nos
deux petites; elles font plus d'une lieue à pied. Le temps est
délicieux. Ce ravin est fin et mignon. La rivière s'y encaisse le long
d'une coupure à pic, les arbres de la rive apportent leurs têtes au rez
du sentier que nous suivons. On tient la main des petites, qui
voudraient bien, que nous devrions bien laisser marcher seules. Dans mon
enfance, on nous disait:

--Marche.

Et nous risquions de rouler en bas. Nous ne roulions pas et nous n'avons
pas connu le vertige; mais je n'ai pas le même courage pour ces chers
êtres qui ont pris une si grande place dans notre vie. On aime à présent
les enfants comme on ne les aimait pas autrefois. On s'en occupe sans
cesse, on les met dans tout avec soi à toute heure, on n'a d'autre souci
que de les rendre heureux. C'est sans doute encore une supériorité des
Prussiens sur nous d'être durs à leurs petits comme à eux-mêmes. Les
loups sont plus durs encore, supérieurs par conséquent aux races
militaires et conquérantes. J'avoue pourtant qu'à certains égards nous
avons pris en France la puérilité pour la tendresse, et que nous
tendions trop à nous efféminer. Notre sensibilité morale a trop réagi
sur le physique. Messieurs les Prussiens vont nous corriger pour quelque
temps d'avoir été heureux, doux, aimables. Nous organiserons des armées
citoyennes, nous apprendrons l'exercice à nos petits garçons, nous
trouverons bon que nos jeunes gens soient tous soldats au besoin, qu'ils
sachent faire des étapes et coucher sur la dure, obéir et commander. Ils
y gagneront, pourvu qu'ils ne tombent pas dans le caporalisme, qui
serait mortel à la nature particulière de leur intelligence, et qui va
faire des vides profonds dans les intelligences prusso-allemandes.
Pourtant ces choses-là ne s'improvisent pas dans la situation désespérée
où nous sommes, et c'est avec un profond déchirement de coeur que je
vois partir notre jeune monde, si frêle et si dorloté.

Ils partent, nos pauvres enfants! ils veulent partir, ils ont raison.
Ils avaient horreur de l'état militaire, ils songeaient à de tout autres
professions; mais ils valent tout autant par le coeur que ceux de 92, et
à mesure que le danger approche, ils s'exaltent. Ceux qui étaient
exemptés par leur profession la quittent et refusent de profiter de leur
droit; ceux que l'âge dispense ou que le devoir immédiat retient parlent
aussi de se battre et attendent leur tour, les uns avec impatience, les
autres avec résignation. Il en est très-peu qui reculeraient, il n'y en
a peut-être pas. Tout cela ne ravive pas l'espérance; on sent que l'on
manque d'armes et de direction. On sent aussi que l'élément sédentaire,
celui qui produit et ménage pour l'élément _militant_, est abandonné au
hasard des circonstances. Il faudrait que la France non envahie fût
encouragée et protégée pour être à même de secourir la France envahie.
On vote des impôts considérables, c'est très-juste, très-nécessaire;
mais on laisse tant d'intérêts en souffrance, on enlève tant de bras au
travail, qu'après une année de récolte désastreuse et la suspension
absolue des affaires, on ne sait pas avec quoi on payera.

Le gouvernement de la défense semble condamné à tourner dans un cercle
vicieux. Il espère improviser une armée; il frappe du pied, des légions
sortent de terre. Il prend tout sans choisir, il accepte sans prudence
tous les dévouements, il exige sans humanité tous les services. Il a
beaucoup trop d'hommes pour avoir assez de soldats. Il dégarnit les
ateliers, il laisse la charrue oisive. Il établit l'impossibilité des
communications. Il semble qu'il ait des plans gigantesques, à voir les
mouvements de troupes et de matériel qu'il opère; mais le désordre est
effroyable, et il ne paraît pas s'en douter. Les ordres qu'il donne ne
peuvent pas être exécutés. Le producteur est sacrifié au fournisseur,
qui ne fournit rien à temps, quand il fournit quelque chose. Rien n'est
préparé nulle part pour répondre aux besoins que l'on crée. Partout les
troupes arrivent à l'improviste; partout elles attendent, dans des
situations critiques, les moyens de transport et la nourriture. Après
une étape de dix longues lieues, elles restent souvent pendant dix
heures sous la pluie avant que le pain leur soit distribué; elles
arrivent harassées pour occuper des camps qui n'existent pas, ou des
gîtes déjà encombrés. Nulle part les ordres ne sont transmis en temps
opportun. L'administration des chemins de fer est surmenée; en certains
endroits, on met dix heures pour faire dix lieues; le matériel manque,
le personnel est insuffisant, les accidents sont de tous les jours. Les
autres moyens de transport deviennent de plus en plus rares; on ne peut
plus échanger les denrées. Tous les sacrifices sont demandés à la fois,
sans qu'on semble se douter que les uns paralysent les autres. On
s'agite démesurément, on n'avance pas, ou les résultats obtenus sont
reconnus tout à coup désastreux. L'action du gouvernement ressemble à
l'ordre qui serait donné à tout un peuple de passer à la fois sur le
même pont. La foule s'entasse, s'étouffe, s'écrase, en attendant que le
pont s'effondre.

A qui la faute? Cette déroute générale pourrait-elle être conjurée? le
sera-t-elle? Ne faudrait-il, pour opérer ce miracle, que l'apparition
d'un génie de premier ordre? Ce génie présidera-t-il à notre salut?
va-t-il se manifester par des victoires? Aurons-nous la joie d'avoir
souffert pour la délivrance de la patrie? Nos soldats d'hier seront-ils
demain des régiments d'élite? S'il en est ainsi, personne ne se
plaindra; mais si rien n'est utilisé, si l'état présent se prolonge,
nous marchons à une catastrophe inévitable, et notre pauvre Paris sera
forcé de se rendre.


               Dimanche 23 octobre.

Il pleut à verse. Les nouvelles sont insignifiantes. Quand chaque jour
n'apporte pas l'annonce d'un nouveau désastre, on essaye d'espérer. Les
enfants qui partent volontairement sont gais. Les ouvriers chantent et
font le dimanche au cabaret, comme si de rien n'était.

Je tousse affreusement la nuit; c'est du luxe, je n'avais pas besoin de
cette toux pour ne pas dormir. Toute la ville se couche à dix heures. Je
prolonge la veillée avec mon ami Charles; nous causons jusqu'à minuit.
Depuis plusieurs années qu'il est aveugle, il a beaucoup acquis; il voit
plus clair avec son cerveau qu'il n'a jamais vu avec ses yeux. Cette
lumière intérieure tourne aisément à l'exaltation. Sur certains points,
il est optimiste; je le suis devenue aussi en vieillissant, mais
autrement que lui. Je vois toujours plus radieux l'horizon au delà de ma
vie; je ne crois pas, comme lui, que nous touchions à des événements
heureux; je sens venir une crise effroyable que rien ne peut détourner,
la crise sociale après la crise politique, et je rassemble toutes les
forces de mon âme pour me rattacher aux principes, en dépit des faits
qui vont les combattre et les obscurcir dans la plupart des
appréciations. Nous nous querellons un peu, mon vieux ami et moi; mais
la discussion ne peut aller loin quand on désire les mêmes résultats.
Nous réussissons à nous distraire en nous reportant aux souvenirs des
choses passées. On ne peut toucher au présent sans se sentir relié par
mille racines plus ou moins apparentes au temps que l'on a traversé
ensemble. Nous nous connaissons, lui et moi, depuis la première enfance;
nous nous sommes toujours connus, nos familles, aujourd'hui disparues,
étant étroitement liées. Nous avons apprécié différemment bien des
personnes et des choses; à présent ces différences sont très-effacées,
nous parlons de tout et de tous avec le désintéressement de
l'expérience, qui est l'indulgence suprême.


               Lundi 24.

Les Prussiens ne viennent pas de notre côté. Ils vont tuer et brûler
ailleurs, on appelle cela de bonnes nouvelles! Châteaudun est leur proie
d'aujourd'hui, et il paraît que nous ne pouvons rien empêcher.


               Mardi 25 octobre.

La pauvre Laure vient de s'éteindre sans souffrir, après une mort
anticipée qui dure depuis deux mois. C'est une autre manière d'être
victime de l'invasion. Gravement atteinte, elle a dû fuir avec sa
famille, faire un voyage impossible avec une courte avance sur les
Prussiens, arriver ici brisée, mourante, tomber sur un lit sans savoir
qu'elle était de retour dans son pays, y languir plusieurs semaines sans
se rendre compte des événements qu'il n'était pas difficile de lui
cacher, s'endormir enfin sans partager nos angoisses, qui dès le début
l'avaient mortellement frappée au coeur. Elle avait le patriotisme
ardent des âmes généreuses; le rapide progrès de nos malheurs n'était
pas nécessaire pour la tuer.

Nous recevons de bonnes lettres de Paris; ils sont là-bas pleins
d'espoir et de courage. Les plus paisibles sont belliqueux; qu'on nous
pousse donc en avant, vite à leurs secours! Il semble aujourd'hui que la
lutte s'engage, et on parle de quelques avantages remportés. On loue
l'_entrain_ (_sic_) de nos mobiles. Le gouvernement a l'air de compter
sur la victoire. Il nous la promet.


               Mercredi 26.

Très-mauvaises nouvelles! Ils brûlent, ils font le ravage, ils
s'étendent; nous sommes partout inférieurs en nombre devant eux, et nous
sommes _engorgés_ de troupes qui sont partout où l'on ne se bat pas!
L'artillerie nous foudroie; nous faisons trois pas, nous reculons de
douze.--Aujourd'hui nous avons conduit notre pauvre Laure au cimetière.
Les nuages rampent sur la terre incolore et détrempée. Atroce journée,
chagrin affreux! je n'essaye même pas d'avoir du courage.


               Jeudi 27.

Il pleut à verse, on fait des voeux pour que la Loire déborde, pour que
l'ennemi souffre et que ses canons s'embourbent; mais nos pauvres
soldats en souffriront-ils moins, et nos canons en marcheront-ils mieux?
Que c'est stupide, la guerre!


               28.

Propos sans utilité, discussions et commentaires sans issue, tour de
Babel! L'ennemi est à Gien; il ne pense ni ne cause, lui: il avance.


               29, 30, 31 octobre.

Rien qui ranime l'espoir; trop de décrets, de circulaires, de phrases
stimulantes, froides comme la mort.


               1er novembre.

De pire en pire! On nous annonce la reddition de Metz; le gouvernement
nous la présente sans détour comme une trahison infâme; c'est aller un
peu vite. Attendons les détails, si on nous en donne. Quelqu'un qui a vu
de près le maréchal Bazaine en Afrique nous le définit ainsi:

--Dans le bien et dans le mal, _capable de tout_.

D'autres personnes assurent qu'au Mexique il n'avait d'autre pensée que
celle de se faire proclamer empereur! Il est par terre, on l'écrase;
hier c'était un héros, le sauveur de la France. Ce sera un grand procès
historique à juger plus tard. Ce qui est incompréhensible en ce moment,
c'est la brusque transition opérée dans le langage de ceux qui
renseignent et veulent diriger l'opinion publique, et qui d'une heure à
l'autre la font passer d'une confiance sans bornes à un mépris sans
appel. Il y a quelques jours, des doutes s'étaient répandus; il nous fut
enjoint de les repousser comme des manoeuvres des ennemis de la
république et du pays. Ce matin, le gouvernement en personne voue le
traître à l'exécration de l'univers. Cela nous bouleverse et me paraît
bien étrange, à moi. Comment le ministre de la guerre n'a-t-il rien su
des dispositions de Bazaine à l'égard de la république? S'il les savait
douteuses, pourquoi a-t-il affiché la confiance? Je ne veux pas encore
le dire tout haut, il ne faut pas se fier à son propre découragement,
mais malgré moi je me dis tout bas:

--_Qui trompe-t-on ici?_

Il n'était pas impossible d'avoir des nouvelles de Metz. J'ai reçu
dernièrement un petit feuillet de papier à cigarettes qui me rassurait
sur le sort du respectable savant M. Terquem, et qui était bien écrit de
sa main:

«Nous ne manquons de rien, nous allons très-bien, quoique sans clocher
depuis quinze jours.»

La famine ne se fait pas tout d'un coup dans une place assiégée. On a pu
la voir venir, on a dû la prévoir. Hier on la niait, et, au moment où
Bazaine la déclare, on la nie encore. J'ai une terreur affreuse qu'il ne
se passe à Paris quelque chose d'analogue, si Paris est forcé de
capituler. Si la disette se fait, on la cachera le plus longtemps
possible pour ne pas alarmer la population ou dans la crainte d'être
accusé de lassitude, et tout à coup il faudra bien avouer. Peut-être
alors la population sera-t-elle exaspérée jusqu'à la haine! La colère
est injuste. On ira trop loin, comme on va peut-être trop loin pour
Bazaine. J'ai peur que le système du gouvernement de Paris ne soit de
cacher à la province ses défaillances, et que celui du gouvernement de
la province ne soit de communiquer à Paris ses illusions. Dans tous les
cas, ce qui se passe à Metz s'explique par les mouvements logiques du
coeur humain. Dans le danger commun, personne ne veut faiblir; on
s'excite, on s'exalte, on ne veut pas croire qu'il soit possible de
succomber. La prévoyance semble un crime. Il y a ivresse, le fait brutal
arrive, et le premier qui le constate est lapidé. Personne ne veut s'en
prendre à la destinée, personne ne veut avoir été vaincu. Il faut
trouver des lâches, des traîtres, des agents visibles de la fatalité. La
justice se fait plus tard; elle sera bien sévère, si cet homme ne peut
se disculper!

Nous allons nous promener à Vâvres pour faire marcher nos enfants. Je
cueille un bouquet rustique dans les buissons du jardin de mon pauvre
Malgache. Je ne vais jamais là sans le voir et l'entendre. Il n'y a pas
une heure dans sa vie où il ait seulement pressenti les désastres que
nous contemplons aujourd'hui. Heureux ceux qui n'ont pas vécu jusqu'à
nos jours!


               Mercredi 2 novembre.

Bonnes lettres de mes amis de Paris. Ma petite-fille Gabrielle sait dire
_par ballon monté_, et elle m'éveille en me remettant ces chers petits
papiers, qui me font vivre toute la journée.

Nous allons au Coudray. Je regarde Nohant avec avidité. L'épidémie se
ralentit; dans quelques jours, j'irai seule essayer l'atmosphère. Je
prends quelques livres dans la bibliothèque du Coudray. Est-ce que je
pourrai lire? Je ne crois pas. Il fait très-froid; nous n'avons pas
d'automne. Comme nos soldats vont souffrir!


               Jeudi 3.

On ne parle que de Bazaine. On l'accuse, on le défend. Je ne crois pas à
un marché, ce serait hideux. Non, je ne peux pas croire cela; mais,
d'après ce que l'on raconte, je crois voir qu'il a espéré s'emparer des
destinées de la France, y tenir le premier rôle, qu'à cet effet il a
voulu négocier, et qu'il a gratuitement perdu une partie mal jouée.
Pourtant que sait-on des motifs de son découragement? Quelles étaient
ses ressources? Le gouvernement est-il éclairé à fond? Il passe outre,
sans insister sur ses accusations, sans les rétracter. M. Gambetta a une
manière vague et violente de dire les choses qui ne porte pas la
persuasion dans les esprits équitables. J'ai lu de très-beaux et bons
discours de l'orateur; le publiciste est déplorable. Il est verbeux et
obscur, son enthousiasme a l'expression vulgaire, c'est la rengaine
emphatique dans toute sa platitude. Un homme investi d'une mission
sublime et désespérée devrait être si original, si net, si ému! On
dirait qu'en voulant se faire populaire il ait perdu toute
individualité. Cette déconvenue, qui m'atteint depuis quelques jours en
lisant ses circulaires, si ardemment attendues et si servilement
admirées, ajoute un poids énorme à ma tristesse et à mon inquiétude.
N'avoir pas de talent, pas de feu, pas d'inspiration en de telles
circonstances, c'est être bien au-dessous de son rôle! Est-il
organisateur, comme on le dit? Qu'il agisse et qu'il se taise. Et si,
pour mettre le comble à nos infortunes, il était incapable et de nous
organiser et de nous éclairer! Avec la reddition de Metz, nous voilà
sans armée; avec un dictateur sans génie, nous voilà sans gouvernement!


               4 novembre.

Dans beaucoup de lettres que je reçois, de paroles que j'entends, de
journaux que je lis, c'est l'exaltation qui domine: mauvais symptôme à
mes yeux; l'exaltation est un état exceptionnel qui doit subir la
réaction d'un immense découragement. On invoque les souvenirs de 92; on
les invoque trop, et c'est à tort et à travers qu'on s'y reporte. La
situation est aujourd'hui l'opposé complet de ce qu'elle était alors. Le
peuple voulait la guerre et la république; aujourd'hui il ne veut ni
l'une ni l'autre. Villes et campagnes marchaient ensemble; aujourd'hui
la campagne fait sa protestation à part, et le peuple plus ardent des
villes ne l'influence dans aucun sens. Si nous sommes déjà loin, sous ce
rapport, de 1848, combien plus nous le sommes de 92!

Ceux qui croient que l'élan de cette grande époque peut se produire
aujourd'hui par les mêmes moyens sont dans une erreur profonde. Les
conditions sont trop dissemblables. On ne peut pas ne point tenir compte
du fatal progrès matériel qui s'est accompli dans l'industrie du
meurtre, des armes de destruction et de la science militaire qu'on nous
oppose. En outre la discipline est une chose morte chez nous.
L'obéissance passive semble incompatible avec le progrès que chacun a
fait dans le sentiment de la possession de soi-même. Les soldats veulent
être bien soignés et bien commandés; ils ne veulent plus mourir sans but
et sans utilité. Quelques-uns abusent de ce droit jusqu'à la révolte ou
à la désertion; le grand nombre fait bravement son devoir, mais il
comprend les fautes des chefs, il s'indigne des souffrances gratuites
que l'incurie, la scélératesse ou le désordre des intendances lui
inflige. Il est aussi patient, aussi résigné que possible, et fournit à
chaque page de cette lamentable histoire de nos revers des preuves de sa
réelle vertu patriotique; mais il ne fait pas les miracles du temps
passé et il ne les fera plus. Il n'a plus la foi aveugle; il est entré
dans la phase du libre examen.

Voilà ce que les exaltés ne veulent pas comprendre. Ils ne tiennent
compte d'aucune différence; ils repoussent avec une colère maladive
tout examen historique, toute déduction philosophique, si élémentaire
qu'elle soit. On pourrait dire des républicains d'aujourd'hui qu'ils
sont comme les royalistes de la Restauration: ils n'ont rien oublié et
rien appris. Quelques-uns s'en font gloire, ce sont de véritables
enfants en philosophie, quoique d'ailleurs gens de coeur et d'esprit.
J'en sais même qui sont hommes de mérite, d'étude et de discussion
ingénieuse; ceux-là deviennent forcément la proie d'une habitude de
paradoxe déplorable. On ne sait quoi leur répondre, on ne sait s'ils
parlent sérieusement; on les écoute avec stupeur. Ils prétendent vouloir
que l'homme soit complétement libre, et que le vote du dernier idiot
soit librement émis; mais ils veulent en même temps que les mesures
dictatoriales soient acceptées sans murmure, et ils repoussent l'idée
d'en appeler au suffrage universel dans les temps de crise. On leur
demande si la liberté n'est bonne que quand il n'y a rien à faire pour
elle. Ils ne peuvent répondre que par des sophismes ou par des injures:

--Je vous trouve réactionnaire.--Vous abandonnez vos croyances.

Tout ce que je pense aujourd'hui, je l'ai pensé en voyant s'écrouler la
République de 48 après les horribles journées de juin. Je ne me sentis
pas le cruel courage de dire la vérité aux vaincus; je n'avais plus
d'autre mission, d'autre idée que celle d'adoucir le sort de ceux qui
voulaient être sauvés du désastre, et je m'abstins de tout reproche, de
toute appréciation des fautes commises; maintenant ils parlent haut, ils
sont puissants, ils menacent. Je n'ai plus de raison pour me taire avec
eux. Ils me disent qu'au lieu d'apprécier et de juger au coin du feu
leurs malheureux tâtonnements, je devrais écrire en l'honneur du
gouvernement de la République, chanter apparemment les victoires que
nous ne remportons pas, et fêter la prochaine délivrance que rien ne
fait espérer. Je n'ai qu'une réponse à faire: je ne sais pas mentir;
non-seulement ma conscience s'y oppose, mais encore mon cerveau, mon
inspiration du moment, ma plume. Si mes réflexions écrites sont un
danger devant l'ennemi, je les laisserai en portefeuille jusqu'à ce
qu'il soit parti.

Mais ne pourrait-on s'éclairer entre soi, discuter et redresser au
besoin son propre jugement, sans dépit et sans fiel?--Impossible!
l'exaltation s'en mêle et on déraisonne.

Il n'est donc pas besoin de sortir du petit coin où l'on est forcé de
vivre pour voir au delà de l'horizon ce qui se passe en France et même à
Paris, derrière les lignes prussiennes. Les uns s'excitent fiévreusement
à l'espérance, les autres se sacrifient sans le moindre espoir de salut.
J'avoue qu'à ces derniers, que je crois les plus méritants, je ne
demanderai pas s'ils sont républicains: je trouve qu'ils le sont. Quant
à ceux qui prétendent accaparer l'expression républicaine et qui se
montrent intolérants et irritables, je commence à douter d'eux. Il y a
longtemps que leur manière d'entendre la démocratie et de pratiquer la
fraternité m'est un profond sujet de tristesse.

Ici, je ne connais que des gens excellents, très-honnêtes et sincères
jusqu'à l'ingénuité; mais leur opinion, mal établie, composée d'éléments
de certitude mal combinés, chauffée à blanc par l'exaspération que nous
cause à tous le malheur commun, tourne à une véritable confusion de
principes. Naturellement on est trop sous le coup de mauvaises nouvelles
pour raisonner, et chacun laisse échapper le cri de son coeur ou
l'expression de son tempérament. Je comprends cela, je l'excuse, j'en
partage l'émotion; rentrée en moi-même, je m'affecte autant du mal
intérieur qui nous ronge que des maux dont la guerre nous accable.

Est-il vrai que la république _seule_ puisse sauver la France?

Oui, je le crois fermement encore, mais une république constituée et
réelle, consentie, défendue par une nation pénétrée de la grandeur de
ses institutions, jalouse de maintenir son indépendance au dedans comme
au dehors. Ce n'est pas là ce que nous avons. Nous acceptons, nous
tolérons une dictature que je ne veux pas juger encore, qui répugne
cependant à la majorité des citoyens, par ce seul fait qu'elle est trop
prolongée et que le succès ne la justifie pas. Que faire pourtant? Paris
assiégé ne doit pas changer son gouvernement, à moins que l'ennemi n'y
consente, et je comprends qu'il en coûte de le lui demander tant qu'on
espère se défendre.... Mais quand on ne l'espèrera plus?

On me crie qu'il ne faut pas supposer cela. Voici où l'exaltation me
paraît funeste. Dans toute situation raisonnable, ne faut-il pas
examiner le présent pour augurer de l'avenir? Les optimistes de parti
pris et les pessimistes par nature sont également condamnés à se tromper
toujours. Les solutions de la vie sont toujours imprévues, toujours
mêlées de bien et de mal, toujours moins riantes et moins irréparables
qu'on ne les a envisagées; quand on est sur la pente rapide d'un
précipice, s'y jeter à corps perdu, que ce soit vertige de terreur ou
de témérité, ne me paraît pas fort sage. Il vaudrait mieux tâcher de se
retenir ou de couler doucement au fond. Paris est peut-être pris du
vertige de l'audace à l'heure qu'il est. C'est beau, c'est généreux;
mais n'est-ce pas la fière et mâle expiation d'une immense faute commise
au début? Ne fallait-il pas, tout en acclamant la république à
l'Hôtel-de-Ville, demander à la France de la proclamer? Elle l'eût fait
en ce moment-là. Les membres ne sont pas si éloignés du coeur qu'ils
résistent à son élan. On avait quelques jours encore à employer avant
l'investissement, et on eût pu arrêter l'ennemi aux portes de Paris en
lui faisant des propositions au nom de la France constituée. Il eût
consenti à ce qu'elles fussent ratifiées par le vote des provinces
envahies.

On n'avait pas le temps, dit-on; il fallait préparer la défense.
Puisqu'on avait élu un gouvernement spécialement chargé de ce soin
d'urgence extrême, il fallait laisser le pays légal aviser au soin de
ses destinées. Il y aurait eu des formalités à abréger, des habitudes
politiques à modifier. Qui sait si nous ne serons pas forcés plus tard
de voter à plus court délai? Il ne serait pas mauvais, en tout état de
cause, de corriger les mortelles lenteurs de nos installations
parlementaires.
                
Go to page: 1234567
 
 
Хостинг от uCoz