Nous voici donc livrés aux éventualités d'une dictature jusqu'ici
indécise dans ses moyens d'action, mais qui peut devenir tyrannique et
insupportable au gré des événements. Nous ne savons rien de ce que cette
autorité sans consécration légale nous réserve. Nous sommes sans
gouvernail dans la tempête, sans confiance par conséquent, et dans cette
situation d'esprit où la foi aveugle est un héroïsme qui frise la folie.
On reproche aux républicains d'avoir fait de la politique au lieu de
faire réellement de la défense. Ce serait de la bien mauvaise politique,
même dans leur propre intérêt. Ils auraient, pour la vaine satisfaction
de garder le pouvoir durant quelques semaines, compromis à jamais leur
influence et sapé leur autorité par la base. Je ne les crois pas
capables d'une telle ineptie; je crois simplement qu'ils ont été surpris
par les événements, et que, dans une fièvre de patriotisme, le
gouvernement de Paris s'est dévoué, sans espoir de vaincre, à la tâche
de mourir.
Vous verrez, m'écrivent des pessimistes, que ces hommes voudront
prolonger la lutte pour allonger leur rôle et occuper la scène à nos
dépens. Non, cela n'est pas possible. Ce serait un crime, et je crois à
leur honneur; mais j'avoue qu'en principe le rôle qu'ils ont accepté est
un immense péril pour la liberté sans être une garantie pour la
délivrance, et que, sous prétexte de guerre aux Prussiens, beaucoup de
Français mauvais ou incapables peuvent satisfaire leurs passions
personnelles, ou nous jeter dans les derniers périls. Du pouvoir
personnel qui nous a perdus, nous pouvons tomber dans un pire; il
suffirait qu'il fût égal en imprévoyance et en incapacité pour nous
achever. Il y a un mot banal, insupportable, qui sort de toutes les
bouches et qui est le cri de détresse de toutes les opinions:
--_Où allons-nous?_
On est las, on est irrité de l'entendre, et on se le dit à soi-même à
chaque instant..
Cette anxiété augmente en moi quand je vois des personnes exaltées
donner raison d'avance à toute usurpation de pouvoir qui nous conduirait
à la victoire sur l'ennemi du dehors et sur celui du dedans. Sur le
premier, soit; ici le succès justifierait tout, puisque le succès serait
la preuve du génie d'organisation joint au courage moral et au
patriotisme persévérant. Attendons, aidons, espérons!--Mais l'ennemi du
dedans.... D'abord quel est-il aujourd'hui? Comme on ne s'entend pas
là-dessus, il serait bien à propos de le définir.
Les uns me disent:
--L'ennemi de la république, c'est le parti _rouge_, ce sont les
démagogues, les clubistes, les émeutiers.
Cela est très-vague. Parmi ces impatients, il doit y avoir, _comme dans
tout parti_, des hommes généreux et braves, des bandits lâches et
stupides. C'est au peuple d'épurer les champions de sa cause, de séparer
le bon grain de l'ivraie; s'il ne le fait pas, si les honnêtes gens se
laissent dominer par des exploiteurs, qu'on les contienne durant
quelques jours, leur égarement ne sera pas de longue durée. Beaucoup
d'entre eux ouvriront les yeux à l'évidence, et se déferont eux-mêmes de
l'élément impur qui souillerait leur drapeau. Ils reviendront, s'ils ont
des plaintes à formuler, aux moyens légaux ou aux manifestations dignes
et calmes, qui seules font autorité vis-à-vis de l'opinion. Je me
résoudrai difficilement à traiter d'ennemis ceux que la violence des
réactions a qualifiés d'_insurgés_, de _communistes_, de _partageux_,
selon la peur ou la passion du moment. Que ceux d'aujourd'hui se
trompent ou non, s'ils sont sincères et humains, ils sont nos égaux, nos
concitoyens, nos frères.
--Ils veulent piller et brûler, dites-vous?
--Prenez vos fusils et attendez-les; mais il y a vingt ans qu'on les
attend, il ne s'est produit que des émeutes partielles où rien n'a été
pillé ni brûlé pour cause politique. S'il y a des bandits qui exercent
leur industrie sous le masque socialiste, je ne leur fais pas l'honneur
de les traiter d'ennemis. Les malheureux qui au bagne expient des crimes
envers l'humanité ne sont qualifiés d'ennemis politiques par aucun
parti. Laissons donc aux enfants et aux bonnes femmes la peur des
_rouges_; on est _rouge_, on est _avancé_, et on est paisible quand
même. Si en dehors de cela on est assassin, voleur ou fou furieux, qu'on
s'attende à se heurter contre des citoyens improvisés gendarmes. Il y en
aura plus que de besoin, et, s'il est un parti à qui la peur soit
permise, c'est justement ce parti rouge qui vous fait trembler, car dans
les réactions vous avez bien vu les innocents payer par milliers pour
les coupables en fuite ou pour les provocateurs en sûreté.--Honnêtes
gens qui répétez cette banalité: _Les rouges nous menacent!_
calmez-vous. Ils sont bien plus menacés que vous, et ils constituent en
France une infime minorité dont on aura partout raison à un moment
donné.
Pourquoi la république, disent les autres, ferait-elle cause commune
avec un parti qu'elle appelle aussi l'ennemi? Ce parti-là, les
républicains d'aujourd'hui l'appellent la réaction. Il faut bien se
servir encore de ce vocabulaire suranné; quand donc, hélas! en
serons-nous débarrassés? Les _réactionnaires_ se composent des
légitimistes, des orléanistes, des bonapartistes et des cléricaux, qui
sont ou légitimistes, ou orléanistes ou bonapartistes, mais qui tiennent
tous plus ou moins pour le principe d'autorité monarchique et
religieuse. La prétendue réaction, c'est donc toute une France par le
nombre, une majorité flottante entre les trois drapeaux et prête à se
rallier autour de celui qui lui offrira plus de sécurité,--ce qui est
prévoyant et rassis, commerçant, ouvrier, industriel, fonctionnaire,
artiste, paysan. C'est ce qu'on appelle _la masse des honnêtes gens_,
c'est ce qu'il ne faudrait qualifier ni d'honnête ni de malhonnête;
c'est la race calme ou craintive dont à mes yeux le tort et le malheur
sont de manquer d'idéal ou de s'y refuser de parti pris, car tout
Français est idéaliste malgré lui. Dans le bien et le vrai, comme dans
le faux et le mauvais, tout Français poursuit un rêve et aspire à un
progrès approprié à sa nature; tout Français se lasse vite du possible
immédiat et cherche vers l'inconnu une route plus sûre que celle qu'il a
parcourue; tout Français veut être bien d'abord, mieux ensuite et
toujours mieux.
Mais personne ne se connaît, et les innombrables tempéraments qui se
rattachent au maintien de l'ordre à tout prix repoussent en principe les
innovations qu'ils cherchent en fait. Pourquoi les traiter d'ennemis
quand ils ne sont que des attardés? Si vous savez fonder une société qui
contienne les mauvaises ambitions sans froisser les aspirations
légitimes, vous rallierez à vous tout ce qui mérite d'être rallié; cela
était possible au début de la révolution actuelle. Cet appel à tous au
nom de la patrie en danger a été noble et sincère. Le grand nombre a
marché, ne refusant ni sa bourse, ni son temps, ni sa vie; mais
l'inquiétude nous gagne, les républiques sont soupçonneuses, et depuis
la capitulation de Metz nous voyons partout des traîtres. C'est
l'inévitable désespérance qui suit les désastres; nous cherchons
l'ennemi chez nous, parmi nous. Il y est sans doute, car la république
est fatalement entraînée à trouver des résistances chaque jour plus
prononcées, si elle ne sauve pas le pays de l'invasion. Le
pourra-t-elle? Dans tous les cas, accuser et soupçonner est un mauvais
moyen. Il faudrait nous en défendre de notre mieux, nous en défendre le
plus possible, ne pas nous constituer en parti exclusif, ne pas établir
dans chaque groupe une petite église, ne pas faire de catégories de
vainqueurs et de vaincus, car la victoire est capricieuse, et nous
serons peut-être avant peu les vaincus de nos vaincus.
Est-ce que nous allons recommencer la guerre des personnalités quand
nous en avons une autre si terrible à faire? Je vois avec regret le
renouvellement des fonctionnaires et des magistrats prendre des
proportions colossales. J'aurais compris certains changements
nécessaires dont l'appréciation eût été facile à faire, mais tous! mais
les colonnes du _Moniteur_ remplies de noms nouveaux tous les jours
depuis trois mois! Y avait-il donc tant d'hommes dangereux,
incorrigibles, imméritants? Quoi! pas un seul n'était capable de servir
son pays à l'heure du danger? Tous étaient résolus à le livrer à
l'ennemi! Je ne suis pas pessimiste au point d'en être persuadée. J'en
ai connu de très-honnêtes; en a-t-on mis partout de plus honnêtes à leur
place? Hélas! non, on me cite des choix scandaleux, que les républicains
eux-mêmes réprouvent en se voilant la face. Le gouvernement ne peut pas
tout savoir, disent-ils; c'est possible, mais le gouvernement doit
savoir ou s'abstenir.
Allons-nous donner raison à ceux qui disent que la république est le
_sauve qui peut_ de tous les nécessiteux intrigants et avides qui se
font un droit au pouvoir des déceptions ou des misères qu'un autre
pouvoir leur a infligées? Mon Dieu, mon Dieu! la république serait donc
un parti, rien de plus qu'un parti! Ce n'est donc pas un idéal, une
philosophie, une religion? O sainte doctrine de liberté sociale et
d'égalité fraternelle, tu reparais toujours comme un rayon d'amour et de
vérité dans la tempête! Tu es tellement le but de l'homme et la loi de
l'avenir que tu es toujours le phare allumé sur le vaisseau en détresse,
tu es tellement la nécessité du salut qu'à tes courtes heures de clarté
pure tu rallies tous les coeurs dans une commotion d'enthousiasme et
d'espérance; puis tout à coup tu t'éclipses, et le navire sombre: ceux
qui le gouvernent sont pris de délire, ceux qui le suivent sont pris de
méfiance, et nous périssons tous dans les vertiges de l'illusion ou dans
les ténèbres du doute.
Samedi 5 novembre.
Il est très-malsain d'être réduit à se passer du vote. On s'habitue
rapidement à oublier qu'il est la consécration inévitable de tous nos
efforts pour le maintien de la république. Les esprits ardents et
irréfléchis semblent se persuader que la campagne n'apportera plus son
verdict suprême à toutes nos vaines agitations. Tu es pourtant là debout
et silencieux, Jacques Bonhomme! Rien ne se fera sans toi, tu le sais
bien, et ta solennelle tranquillité devrait nous faire réfléchir.
Nous n'avons pas compris, dès le principe, ce qu'il y avait de terrible
et de colossal dans le suffrage universel. Pour mon compte, c'est avec
regret que je l'ai vu s'établir en 1848 sans la condition obligatoire de
l'instruction gratuite. Mon regret persiste, mais il s'est modifié
depuis que j'ai vu le vote fonctionner en se modifiant lui-même d'une
manière si rapide. J'ai appris à le respecter après l'avoir craint comme
un grave échec à la civilisation. On pouvait croire et on croyait qu'une
population rurale, ignorante, choisirait exclusivement dans son sein
d'incapables représentants de ses intérêts de clocher. Elle fit tout le
contraire, elle choisit d'incapables représentants de ses intérêts
généraux. Elle a marché dans ce sens, tenant à son erreur, mais
entendant quand même on ne peut mieux les questions qui lui étaient
posées. Elle a toujours voté pour l'ordre, pour la paix, pour la
garantie du travail. On l'a trompée, on lui a donné le contraire de ce
qu'elle demandait; ce qu'elle croyait être un vote de paix a été un vote
de guerre. Elle a cru à une savante organisation de ses forces, on ne
lui a légué que le désordre et l'impuissance. Nous lui crions
maintenant:
--C'est ta faute, Jacques Bonhomme, tu expies ton erreur et ton
entêtement.
Si Jacques Bonhomme avait un organe fidèle de ses idées, voici ce qu'il
répondrait:
--Je suis le peuple souverain de la première République et en même temps
le peuple impérialiste du second Empire. Vous croyez que je suis changé,
c'est vous qui l'êtes. Quand vous étiez avec moi, je vous défendais,
même dans vos plus grandes fautes, même dans vos plus funestes erreurs,
comme j'ai défendu Napoléon III jusqu'au bout. Nous nous sommes
brouillés, vous et moi, au lendemain de 48; vous vous battiez, vous vous
proscriviez les uns les autres. On nous a dit:
»--L'empire c'est la paix.
»Nous avons voté l'empire, c'est nous qui punissons les partis, quels
qu'ils soient. Nous punissons brutalement, c'est possible. D'où nous
sommes, nous ne voyons pas les nuances, et d'ailleurs nous ne sommes pas
assez instruits pour comprendre les principes, nous n'apprécions que le
fait. Arrangez-vous pour que le fait parle en votre faveur, nous
retournerons à vous.
Le fait! le paysan ne croit pas à autre chose. Tandis que nous examinons
en critiques et en artistes la vie particulière, le caractère, la
physionomie des hommes historiques, il n'apprécie et ne juge que le
résultat de leur action. Dix années de repos et de prospérité matérielle
lui donnent la mesure d'un bon gouvernement. A travers les malheurs de
la guerre, il n'apercevra pas les figures héroïques. Je l'ai vu lassé
et dégoûté de ses grands généraux en 1813. S'il eût été le maître alors,
l'histoire eût changé de face et suivi un autre courant. S'il est revenu
à la désastreuse légende napoléonienne, qu'il avait oubliée, c'est qu'à
ses yeux la république était devenue un fait désastreux en 48.
Et plus que jamais, hélas! notre idéal est devenu pour lui un fait
accablant; ce que le paysan souffre à cette heure, nous ne voulons pas
en tenir compte, nous ne voulons pas en avoir pitié.
--Paye le désastre, toi qui l'as voté.
Voilà toute la consolation que nous savons lui donner. Mon Dieu!
puisqu'il faut qu'il porte le plus lourd fardeau, n'ayons pas la cruauté
de lui reprocher sa ruine et son désespoir. La république n'est pas
encore une chose à sa portée; qui donc la lui aurait enseignée
jusqu'ici? Elle n'a fait que disputer, souffrir, lutter jusqu'à la mort
sous ses yeux, et il est le juge sans oreilles qui veut palper des
preuves. Il ne se paye pas de gloire, il ne croit pas aux promesses; il
lui faut la liberté individuelle et la sécurité. Il se passe volontiers
des secours et des encouragements de la science; il ne les repousse
plus, mais il veut accomplir lui-même et avec lenteur son progrès
relatif.
--Laissez-moi mon champ, dit-il, je ne vous demande rien.
Nul n'est plus facile à gouverner, nul n'est plus impossible à
persuader. Il veut avoir le droit de se tromper, même de se nuire; il
est têtu, étroit, probe et fier.
Son idéal, s'il en a un, c'est l'individualisme. Il le pousse à l'excès,
et longtemps encore il en sera ainsi. Il est un obstacle vivant au
progrès rapide, il le subira toujours plus qu'il ne le recevra; mais ce
qui est démontré le saisit. Qu'il voie bien fonctionner, il croit et
fonctionne: rien sans cela. Je comprends que ce corps, qui est le nôtre,
le corps physiologique de la France, gêne notre âme ardente; mais, si
nous nous crevons le ventre, il ne nous poussera pas pour cela des
ailes. Il faut donc en prendre notre parti, il faut aimer et respecter
le paysan quand même.
Guenille, si l'on veut, ma guenille m'est chère.
Nous devons à la brutalité de ses appétits la remarquable oblitération
qui s'est faite, depuis vingt ans surtout, dans notre sens moral. Nous
avons donc grand sujet de nous plaindre des immenses erreurs ou l'esprit
de bien-être et de conservation nous a fourvoyés. De là, chez ceux qui
protestaient en vain contre ce courant troublé, un grand mépris, une
sorte de haine douloureuse, une protestation que je vois grandir contre
le suffrage universel. Je ne sais si je me trompe, la république
nouvelle aimerait à l'ajourner indéfiniment, elle songerait même à le
restreindre; elle reviendrait à l'erreur funeste qui l'a laissée brisée
et abandonnée après avoir provoqué le coup d'État; pouvait-il trouver un
meilleur prétexte? Encore une fois, les républicains d'aujourd'hui
n'ont-ils rien appris? sont-ils donc les mêmes qu'à la veille de
décembre? Espérons qu'ils ne feront pas ce que je crains de voir tenter.
Le suffrage universel est un géant sans intelligence encore, mais c'est
un géant. Il vous semble un bloc inerte que vous pouvez franchir avec de
l'adresse et du courage. Non: c'est un obstacle de chair et de sang; il
porte en lui tous les germes d'avenir qui sont en vous. C'est quelque
chose de précieux et d'irritant, de gênant et de sacré, comme est un
enfant lourd et paresseux que l'on se voit forcé de porter jusqu'à ce
qu'il sache ou veuille marcher. Le tuerez-vous pour vous débarrasser de
lui? Mais sa mort entraînerait la vôtre. Il est immortel comme la
création, et on se tue soi-même en s'attaquant à la vie universelle.
Puisqu'en le portant avec patience et résignation vous devez arriver à
lui apprendre à marcher seul, sachez donc subir le châtiment de votre
imprudence; vous qui l'avez voulu contraindre à marcher dès le jour de
sa naissance. C'est là où la politique proprement dite a égaré les
chefs de parti. On s'est persuadé qu'en affranchissant la volonté
humaine sans retard et sans précaution, on avait le peuple pour soi. Ç'a
été le contraire. Retirer ce que vous avez donné serait lâche et de
mauvaise foi, et puis le moyen?
--Essaye donc! dit tout bas Jacques Bonhomme.
C'est que Jacques Bonhomme sait voter à présent, et ce n'est pas nous
qui avons eu l'art de le lui apprendre. On l'a enrégimenté par le
honteux et coupable engin des candidatures officielles, et puis peu à
peu il s'est passé de lisières; il ne marche peut-être pas du bon côté,
mais il marche avec ensemble et comme il l'entend. Il votait d'abord
avec son maître, à présent il se soucie fort peu de l'opinion de son
maître. Il a la sienne, et fait ce qu'il veut. Ce sera un grand
spectacle lorsque, sortant des voies trompeuses et ne se trompant plus
sur la couleur des phares, il avancera vers le but qui est le sien comme
le nôtre. Aucun peuple libre ne saura voter comme le peuple de France,
car déjà il est plus indépendant et plus absolu dans l'exercice de son
droit que tout autre.
L'instrument créé par nous pour nous mener au progrès social est donc
solide; sa force est telle que nous ne pourrions plus y porter la main.
Nous avons fait trop vite une grande chose; elle est encore redoutable,
parfois nuisible, mais elle existe et sa destinée est tracée, elle doit
servir la vérité. Née d'un grand élan de nos âmes, elle est une création
impérissable, et le jour où cette lourde machine aura mordu dans le
rail, elle sera une locomotive admirable de rectitude, comme elle est
déjà admirable de puissance. C'est alors qu'elle jouera dans l'histoire
des peuples un rôle splendide, et fermera l'âge des révolutions
violentes et des usurpations iniques. Tandis que l'imagination exaltée
et la profonde sensibilité de la France, éternelles et incorrigibles, je
l'espère, ouvriront toujours de nouveaux horizons à son génie, Jacques
Bonhomme, toujours patient, toujours prudent, s'approchant de l'urne
avec son sourire de paternité narquoise, lui dira:
--C'est trop tôt, ou c'est trop de projets à la fois; nous verrons cela
aux prochaines élections. Je ne dis pas non; mais il ne me plaît pas
encore. Vous êtes le cheval qui combat, je suis le boeuf qui laboure.
Il pourrait dire aussi et il dira quand il saura parler:
--Vous êtes l'esprit, je suis le corps. Vous êtes le génie, la passion,
l'avenir; je suis de tous les temps, moi; je suis le bon sens, la
patience, la règle. Vouloir nous séparer, détruire l'un de nous au
profit de l'autre, c'est nous tuer tous les deux. Où en seriez-vous,
hommes de sentiment, représentants de l'idée, si vous parveniez à
m'anéantir? Vous vous arracheriez le pouvoir les uns aux autres; vos
républiques et vos monarchies seraient un enchaînement de guerres
civiles où vous nous jetteriez avec vous, et où, sans la liberté du
vote, nous serions encore les plus forts. Cette force irrégulière, ce
serait la jacquerie. Nous ne voulons plus de ces déchirements! Grâce à
notre droit de citoyens, nous nous sommes entendus d'un bout de la
France à l'autre, nous ne voulons plus nous battre les uns contre les
autres. Nous voulons être et nous sommes le frein social, le pouvoir qui
enchaîne les passions et qui décrète l'apaisement.
Et cela est ainsi déjà lourdement, brutalement peut-être, mais
providentiellement. Non, non! ne touchez pas au vote, ne regrettez pas
d'avoir fondé la souveraine égalité. Le peuple, c'est votre incarnation!
Vous vous êtes donné un compagnon qui vous contrarie, qui vous irrite,
qui vous blesse: injuste encore, il méconnaît, il renie la république,
sa mère; mais, si sa mère l'égorge, vaudra-t-elle mieux que lui? A
présent d'ailleurs, elle l'essayerait en vain. L'enfant est devenu trop
fort. Vous auriez la guerre du simple contre le lettré, du muet contre
l'_avocat_, comme ils disent, une guerre atroce, universelle. Le vote
est l'exutoire; fermez-le, tout éclate!
Nohant, 6 novembre.
Me voilà revenue au nid. Je me suis échappée, ne voulant pas encore
amener la famille; je retournerai ce soir à La Châtre, et je reviendrai
demain ici. J'en suis partie il y a deux mois par une chaleur écrasante,
j'y reviens par un froid très-vif. Tout s'est fait brutalement cette
année.--Pauvre vieux Nohant désert, silencieux, tu as l'air fâché de
notre abandon. Mon chien ne me fait pas le moindre accueil, on dirait
qu'il ne me reconnaît pas: que se passe-t-il dans sa tête? Il a eu froid
ces jours-ci, il me boude d'avoir tant tardé à revenir. Il se presse
contre mon feu et ne veut pas me suivre au jardin. Est-ce que les chiens
eux-mêmes ne caressent plus ceux qui les négligent? Au fait, s'il est
mécontent de moi, comment lui persuaderais-je qu'il ne doit pas l'être?
J'attise le feu, je lui donne un coussin et je vais me promener sans
lui. Peut-être me pardonnera-t-il.
Le jardin que j'ai laissé desséché a reverdi et refleuri comme s'il
avait le temps de s'amuser avant les gelées. Il a repoussé des roses,
des anémones d'automne, des mufliers panachés, des nigelles d'un bleu
charmant, des soucis d'un jaune pourpre. Les plantes frileuses sont
rangées dans leur chambre d'hiver. La volière est vide, la campagne
muette. Y reviendrons-nous pour y rester? La maison sera-t-elle bientôt
un pauvre tas de ruines comme tant d'autres sanctuaires de famille qui
croyaient durer autant que la famille? Mes fleurs seront-elles piétinées
par les grands chevaux du Mecklembourg? Mes vieux arbres seront-ils
coupés pour chauffer les jolis pieds prussiens? Le major Boum ou le
caporal Schlag coucheront-ils dans mon lit après avoir jeté au vent mes
herbiers et mes paperasses? Eh bien! Nohant à qui je viens dire bonjour,
silence et recueillement où j'ai passé au moins cinquante ans de ma vie,
je te dirai peut-être bientôt adieu pour toujours. En d'autres
circonstances, c'eût été un adieu déchirant; mais si tout succombe avec
toi, le pays, les affections, l'avenir, je ne serai point lâche, je ne
songerai ni à toi ni à moi en te quittant! J'aurai tant d'autres choses
à pleurer!
Nohant, 7 novembre.
J'y reviens à midi. J'installe Fadet auprès du feu, et je me mets à
écrire dans ma chambre sur mes genoux, il fait trop froid dans la
bibliothèque. Il boude toujours, Fadet. Il me regarde d'un air triste;
peut-être est-il mécontent de ce que je reviens seule, peut-être
s'imagine-t-il que je ne veux pas ramener mes petites-filles, peut-être
craint-il d'être abandonné aux Prussiens, si l'on s'en va encore! Il y a
là un mystère; c'est la première fois qu'il ne me dévore pas de caresses
après une absence. Il fait un froid noir, mes mains se roidissent en
écrivant. Que de souffrances pour ceux qui couchent dehors! Les
officiers peuvent se préserver un peu; mais le simple troupier, le
mobile à peine vêtu! ils ont encore des habits de toile, et déjà ils
n'ont plus de souliers. Pourquoi cette misère quand nous avons fait et
au delà tous les frais de leur équipement?
En ce moment, on s'occupe à La Châtre de faire des gilets de laine pour
les mobilisés. Les femmes quètent, cousent et donnent. On s'ingénie pour
se procurer l'étoffe, on n'en trouve qu'avec des peines infinies, les
chemins de fer se refusant, par ordre, au transport des denrées qui ne
sont pas directement ordonnancées par le gouvernement, ou ne voulant
répondre de rien; on manque de tout. La confiance dans les
administrations militaires est telle qu'on donne ces vêtements aux
mobilisés de la main à la main! Tant d'autres malheureux n'ont jamais
reçu, nous dit-on, les secours qui leur étaient destinés!
Pas de nouvelles aujourd'hui, calme plat au milieu de la tempête. On est
tout étonné quand un jour se passe sans apporter un malheur nouveau.
Mardi 8.
L'armistice est rejeté, c'est la guerre à mort. Préparons-nous à
mourir.--Fadet me fait beaucoup d'amitiés aujourd'hui. Il sait l'heure à
laquelle j'arrive, il m'attendait à la porte.--Tu es fou, mon pauvre
chien, tout va plus mal que jamais. J'écris quinze lettres, et je
retourne à la ville par un froid atroce.
Nohant, mercredi 9.
Je reviens au son de la cloche des morts. On enterre la vieille bonne de
mon fils. Hier soir, un de nos domestiques a failli se tuer; il a la
figure toute maculée. Il semble que tout soit comme entraîné à prendre
fin en même temps. On n'entend parler que d'accidents effroyables, de
maladies foudroyantes. On dirait que la raison de vivre n'existe plus et
que tout se brise comme de soi-même. D'aucun point de l'horizon, le
salut ne veut apparaître; quelles ténèbres!--Paris va donc braver plus
que jamais les horreurs du siége, et l'espoir de le délivrer s'éloigne!
Cette fois il a tort, ou il est indignement abusé.
Jeudi 10.
Notre impuissance semble s'accuser de plus en plus. Nous avons pourtant
une armée sur la Loire, mais que fait-elle? est-ce bien une armée?--Il
neige déjà! la terre est toute blanche, des arbres encore bien feuillus
font des taches noires de place en place. La campagne est laide
aujourd'hui, sans effet, sans moelleux, sans distances. La terre devient
cruelle à l'homme.
Ah! voici enfin un fait: Orléans est repris par nous; l'ennemi en fuite,
poursuivi jusqu'à Artenay. La garde mobile s'est bien battue, la ville
s'est défendue bravement. Pourvu que tout cela soit vrai! Si nous
pouvons lutter, l'honneur commande de lutter encore; mais je ne crois
pas, moi, que nous puissions lutter pour autre chose. Nous sommes trop
désorganisés, il y aura un moment où tout manquera à la fois. Ceux qui
sont sur le théâtre ne savent donc pas que les dessous sont sapés et ne
tiennent à rien? On se soupçonne, on s'accuse, on se hait en silence. La
vie ne circule pas dans les artères. Nous avons encore de la fierté,
nous n'avons plus de sang.
12.
La victoire se confirme, et, comme toujours, elle s'exagère. Le général
d'Aurelle de Paladines, singulier nom, est au pinacle aujourd'hui.
C'est, dit-on, un _homme de fer_. Pauvre général! s'il ne fait pas
l'impossible, il sera vite déchu. Qu'ils sont malheureux, ces hommes de
guerre! Était-il bien prudent de _proclamer_ la trahison de Bazaine? Si
elle est réelle, ne valait-il pas mieux la cacher ou nous laisser dans
le doute?
Dimanche 13 novembre.
Nous voici tous revenus définitivement au bercail. Définitivement!...
c'est un joli mot par le temps qui court. Mes petites sont ivres de joie
de retrouver leurs chambres, leurs jouets, leur chien, leur jardin. A
cet âge, un jour de joie, c'est toujours! Leur gaieté nous donne un
instant de bonheur, nous n'en avons plus d'autre.
On se demande si l'on pourra supporter quelque temps encore ce désespoir
général sans devenir fou, lâche ou méchant. Ceux qui sont fous, lâches
ou méchants semblent moins à plaindre. Leur délire, leurs convoitises,
leur passion, sont dans un état d'ébullition qui les soutient sur le
flot; écumes en attendant qu'ils soient scories, ils flottent et croient
qu'ils nagent!
Tout entier à l'horreur de la réflexion, celui qui aime l'humanité n'a
plus le temps de s'aimer lui-même. Il n'a pas de but personnel, il n'a
pas de part de butin à chercher dans les ruines, il souffre amèrement,
et il s'attend à souffrir plus encore. Pauvre nature humaine, dans quel
état d'épuisement ou d'exaspération vas-tu sortir de cette torture!
Démence pour les uns, annihilement pour les autres.... Quand nous aurons
repoussé ou payé l'ennemi du dehors, que serons-nous? où trouverons-nous
l'équité calme, le pardon fraternel, le désir commun de reconstruire la
société? Et si nous sommes forcés de procéder à ce travail sous la
menace du canon allemand! Nous ne ferons certes rien de durable, et la
république subira de si fortes dépressions qu'elle sera comme une terre
ravagée de la veille par les éruptions volcaniques. Comme notre sol
matériel, le sol politique et social sera souillé, stérilisé peut-être!
18 novembre.
M. de Girardin conseille d'élire en quatre jours un président par voie
de plébiscite. Certes c'est une idée,--M. de Girardin n'en manque
jamais,--mais, malgré mon très-grand respect pour le suffrage universel,
je crois qu'il ne devrait être appelé à résoudre les questions par oui
ou par non que sur la proposition des Assemblées élues par lui. Le
travail de ces élections est chaque fois pour lui un moyen de connaître
et de juger la situation. Ce sera son grand mode d'instruction et de
progrès quand la classe éclairée sera vraiment en progrès elle-même;
mais questionner les masses à l'improviste, c'est souvent leur tendre un
piége. Le dernier plébiscite l'a surabondamment prouvé. En ce moment de
doute et de désespoir, nous aurions un vote de dépit contre la
république, car elle porte tout le poids des malheurs de la France; les
votes de dépit ne peuvent être bons. Pourtant, s'il n'y avait pas
d'autre moyen d'en finir avec une situation désespérée que l'on ne
voudrait pas nous avouer, mieux vaudrait en venir là que de périr.
21 novembre.
Les journaux nous saturent de la question d'Orient. On y voit le point
de départ d'une guerre européenne. Eh bien! l'Europe, qui nous
abandonne, sera punie en attendant qu'elle punisse à son tour. C'est
dans l'ordre.
25 novembre.
Temps très-doux et même chaud. Depuis quelques jours, les circulaires
ministérielles nous entretiennent de petits combats où nous aurions
constamment l'avantage. La rédaction est toujours la même.
--Les mobiles ont eu de l'_entrain_!
Singulière expression dans des cas si graves; on dirait qu'il s'agit de
parties de plaisir.
--Nous avons subi des pertes _sérieuses_, l'ennemi en a fait de plus
considérables.
Le plus clair, c'est que, pour empêcher l'ennemi d'envahir toute la
France, on le laisse se fortifier autour de Paris, et que nous
arriverons trop tard au secours de Paris, si nous arrivons! On vit au
jour le jour sur les incidents de cette guerre de détails, c'est une
sorte de calme relatif qu'on se reproche d'avoir, et qu'on ne peut pas
goûter.
26 novembre.
Bonne lettre de Paris, c'est une joie en même temps qu'une douleur
poignante. Ils demandent si nous allons à leur secours!... On dit qu'une
action décisive est imminente. Il y a si longtemps qu'on le dit!
28.
Les insomnies sont dévorantes, on ne les compte plus. Après toutes mes
veilles auprès de mes enfants malades au printemps, je pourrai me vanter
de n'avoir guère dormi cette année. Tous ces bans qui se succèdent si
rapidement me terrifient. On appelle les hommes mariés pour le 10
décembre. Plus on a de bras, plus on en demande; c'est donc que la
situation s'aggrave au lieu de s'améliorer!
29.
Départ de nos mobilisés par un temps triste comme nos âmes. Nous les
attendons sur la route. Toute la ville les accompagne. Ils sont
très-décidés, très-patriotes, très-fiers. On s'embrasse, on rentre les
larmes. Où vont-ils? que deviendront-ils? Ils ne le savent pas, ils sont
prêts à tout. Il y a un reflux d'espoir et de dévouement. On croit que
le salut est encore possible. Je ne sais pourquoi mon espoir est faible
et de courte durée. Je n'étais plus habituée à cette sombre disposition.
Je la combats de mon mieux, et, comme tout le monde, je saisis avec
ardeur la moindre lueur qui se montre; mais quand elle s'efface, on
retombe plus bas.
2 décembre.
Jour radieux au milieu de notre désespoir. Paris a fait, nous dit-on,
une sortie magnifique, et l'armée de la Loire va vers Paris avec succès.
On rêve déjà Paris débloqué, l'ennemi en déroute. Quel beau rêve! ne
nous éveillons pas. Laissez-nous, discoureurs officiels! votre éloquence
n'est pas à la hauteur des choses. C'est de la glace sur le feu. Il
faudrait être si simple, au contraire! Nos petites-filles nous voient
heureux, elles se réjouissent de la prochaine délivrance de Paris,
qu'elles n'ont jamais vu, mais qui est pour elles comme une île
enchantée que nos amis et nos enfants, partis hier, vont délivrer des
ogres et des monstres de même sorte.
4 décembre, dimanche.
La joie n'est pas de longue durée! On nous dit que nous avons perdu
toutes nos positions sur la Loire. On ne publie pas les dépêches, elles
sont trop décourageantes. Il paraît qu'on avait exagéré beaucoup le
succès, et nous avons encore été dupés! Pourquoi nous tromper après
avoir tant crié contre les trompeurs du régime précédent?--Il fait
atrocement froid. La neige épaisse et collante empêche de marcher. Cela
ressemble à une campagne de Russie pour nos soldats.
5 décembre.
On nous cache une défaite sérieuse. On dit que l'armée se replie en bon
ordre. Nous ne sommes pas si loin du théâtre des événements que nous ne
sachions le contraire. On nous trompe, on nous trompe! comme si on
pouvait tromper longtemps! Le gouvernement a le vertige.
6 décembre.
Encore plus froid, 20 degrés dans la nuit, et nos soldats couchent dans
la neige! Nos mobilisés sont atrocement logés à Châteauroux dans une
usine infecte, ouverte à tous les vents. Les chefs sont à l'abri et
disent qu'il faut aguerrir ces enfants gâtés. Chaque nuit, il y en a une
vingtaine qui ont les pieds gelés ou qui ne s'éveillent pas. Morts de
froid littéralement! C'est infâme, et c'est comme cela partout! Avant de
les mener à la mort, on leur fait subir les tortures de l'agonie.
7 décembre.
Ce soir, dépêche insensée! Je le sentais bien que le malheureux général
qui a repris Orléans payerait cher sa courte gloire! Orléans est de
nouveau aux Prussiens. Notre camp est abandonné; nous perdons un
matériel immense, nos canons de marine, des munitions considérables;
notre armée est en fuite. Selon le général, le ministre a manqué de
savoir et de jugement; le camp était mal placé, impossible à garder, et
les troupes, déclarées hier si vaillantes, ont plié et ne peuvent
inspirer aucune confiance; tout cela est exposé par le ministre
lui-même, mais sur un ton d'amour-propre blessé qui nous livre à tous
les commentaires; il termine par cette phrase étrange:
_Le public appréciera._
--Le public! c'est ainsi que ce jeune avocat parle à la France! Se
croit-il sur un théâtre? Non, il a voulu dire:
La cour appréciera.
--Il se croit à l'audience! Est-ce là un langage sérieux quand on ne
craint pas de tenir entre ses mains le sort de son pays? Si le général
qui n'obéit pas est coupable, pourquoi ne pas insister pour qu'il
obéisse? Si vous êtes certain qu'il se trompe, pourquoi lui envoyer un
ordre qui l'autorise à se tromper? Mais si le camp qu'il faut abandonner
d'une manière si désastreuse était dans une situation déplorable, à qui
la faute? Si les armements qu'on y a accumulés avec tant de peine et de
dépense tombent entre les mains de l'ennemi, quels conseils a donc pris
ce jeune orateur, qui s'est imaginé apparemment, un beau matin, être le
général Bonaparte? On a lieu de craindre qu'il ne soit que Napoléon IV.
Il s'en lave les mains, le public appréciera!--Il y aura donc un public
seul compétent pour juger entre sa science militaire et celle d'un
général qu'hier encore il nous donnait comme une trouvaille de son
génie! Ou vous vous êtes cruellement trompé hier, ou vous vous trompez
cruellement aujourd'hui. C'est un aveu d'ignorance ou d'étourderie que
votre emphase ne vous empêche pas de faire ingénument. Je ne sais ce
qu'en pensera le public, mais je sais que les familles en deuil ne vous
jugeront pas avec indulgence. Général, vous seriez mis à la retraite par
le chef du gouvernement; chef du gouvernement, vous vous conservez au
pouvoir: voilà des inconséquences qui coûtent cher à la France!
Le résultat, c'est que deux cent mille hommes de notre armée sont en
fuite,--on appelle cela maintenant se replier,--et que nous faisons une
perte immense en matériel de guerre.
On parle d'une nouvelle victoire sous Paris; nous n'y croyons plus, on
ne croit plus à rien, on devient fou. Nous sommes ici dans notre
campagne muette, ensevelie sous la neige, comme des passagers pris dans
les glaces du pôle. Nous attendons les ours blancs, mais nous n'avons
pas un fusil pour les repousser. Bon _public_! tu es la part du diable.
8 décembre.
On ne parle plus de Paladines ni de son armée. Le gouvernement lance des
accusations capitales, et, n'osant y donner suite, passe à d'autres
exercices. Il nous annonce des succès _sous toutes réserves_, mais Rouen
est pris; on dit qu'il s'est livré pour de l'argent. Eh bien! je n'en
crois rien. Il y a un patriotisme furieux et insulteur qui n'a plus de
prise sur moi. Si Rouen s'est livré, c'est qu'on ne l'a pas aidé à se
défendre, c'est peut-être qu'on l'a indignement trompé.
De notre côté, l'ennemi revient sur Vierzon et sur Bourges; si ces
villes ouvertes et dégarnies ne démontent pas les batteries prussiennes
à coups de pierres, dira-t-on qu'elles se sont vendues?--Je commence à
m'indigner, à me mettre en colère sérieusement, moi qui ai puisé dans la
vieillesse une bonne dose de patience; je ne peux souffrir que, pour ne
pas avouer les fautes de son parti, on calomnie son pays avec cette
merveilleuse facilité. Étrange patriotisme que celui qui outrage la
France devant l'ennemi!
Ce soir on décommande la levée des hommes mariés. Pourquoi l'avoir
décrétée?
9 décembre.
Petite dépêche rendant compte d'un petit engagement à Bois-le-Duc. Le
général d'Aurelle de Paladines a donné sa démission, ou on la lui a
fait donner. On a nommé quatre généraux. Les Prussiens sont à Vierzon
depuis hier; cela, on n'en parle pas, mais les passants qui fuient,
entassés avec leurs meubles dans des omnibus, le disent sur la route.
10.
Grande panique. Des gens de Salbris et d'Issoudun passent devant notre
porte, emmenant sur des charrettes leurs enfants, leurs meubles et leurs
denrées. Ils disent qu'on se bat à Reuilly. Les restes de l'armée de la
Loire sont ralliés, mais on ne sait où; Bourbaki est à Nevers pour se
mettre à la tête de quatre-vingt mille hommes venant du Midi ou de cette
déroute, on ne sait.
11 décembre.
Le ministre de la guerre va, dit-on, à l'armée de la Loire pour la
commander en personne. J'espère que c'est une plaisanterie de ses
ennemis; ce qu'il y a de certain, c'est que le gouvernement de Tours se
sauve à Bordeaux: c'est le cinquième acte qui commence. Le public va
bientôt apprécier; la panique continue. Maurice va aux nouvelles pour
savoir s'il faut faire partir la famille. Nous avons des voisins qui
font leurs paquets, mais c'est trop tôt; nos mobiles sont toujours à
Châteauroux sans armes et sans aucun commencement d'instruction; on ne
les y laisserait pas, si l'ennemi venait droit sur eux, à moins qu'on ne
les oublie, ce qui est fort possible. Les nouvelles de Paris sont
très-alarmantes, ils ont dû repasser la Marne; que peuvent-ils faire, si
nous ne faisons rien?
12 décembre.
Dégel. Après tant de neige, c'est un océan de boue. Autre lit pour nos
soldats!
13.
La panique reprend et redouble autour de nous. Depuis que nous sommes
personnellement menacés, nous sommes moins agités, je ne sais pourquoi.
Je tiens à achever un travail auquel je n'avais pas l'esprit ces
jours-ci, et qui s'éclaircit à mesure que je compte les heures qui me
restent. Tout le monde est soldat à sa manière; je suis, à la tête de
mon encrier, de ma plume, de mon papier et de ma lampe, comme un pauvre
caporal rassemblant ses quatre hommes à l'arrière-garde.--Les Prussiens
ont occupé Vierzon sans faire de mal; ils y ont vendu des cochons volés;
ils entendent le commerce. Le général Chanzy se bat vigoureusement du
côté de Blois, cela paraît certain. Châteauroux est encombré de fuyards
dans un état déplorable. Les Prussiens n'auraient fait que traverser
Rouen. Le gouvernement est à Bordeaux.
14 décembre.
On dit que l'ennemi est en route en partie sur Bourges, et que de
l'autre côté il bombarde Blois. Les Prussiens paraissent vouloir
descendre la Loire jusqu'à Nevers, traverser le centre pour se reformer
à Poitiers, c'est-à-dire envahir une nouvelle zone entre le Midi et
Paris. Nous devons avoir eu encore une grosse défaite entre Vierzon et
Issoudun; on n'en parle pas, mais il y a tant de fuyards et dans un tel
état d'indiscipline qu'on suppose un nouveau malheur. Nous sommes sans
journaux et sans dépêches; le gouvernement est en voyage. Ce soir, un
journal nous arrive de Bordeaux; il ne nous parle que de l'installation
de ces messieurs.
15.
Nous aurions repris Vierzon; mais qu'en sait-on? De Blois, on ne sait
rien. Le général Chanzy donne encore de l'espérance. Il paraît être
résolu, bien armé et avoir de bonnes troupes. Bourbaki serait à Bourges,
occupé à rallier les fuyards du corps d'armée du centre de la Loire: On
dit qu'ils ont tellement ravagé la campagne qu'il ne reste plus un arbre
autour de Bourges. C'était un riche pays maraîcher; espaliers et
légumes seraient rasés comme par le feu. On annonce ce soir que
Bourbaki est reparti avec cette armée reformée à la hâte et sans
résistance. Ils veulent bien se battre, ces pauvres troupiers, ils
veulent surtout se battre. Ce qu'ils ne supportent pas, ce que les
Prussiens les plus soumis ne supporteraient pas mieux, c'est la famine,
la misère, la cruauté du régime qu'on leur impose.--Au lieu de se
rapprocher de Paris, Bourbaki aurait l'intention d'aller _couper la
retraite_ aux Prussiens vers la frontière. Seraient-ils en retraite? Et
on nous le cacherait! Il y a dans l'atroce drame qui se joue l'élément
burlesque obligé.
Passage de M. Cathelineau à Châteauroux à la tête d'un beau corps de
francs-tireurs qui disent leurs prières devant les populations, bien
qu'ils ne soient ni Vendéens ni Bretons, et qu'ils ne se soient pas
encore battus.
16.
Calme plat, silence absolu. Le repos est dans l'air. Le temps est rose
et gris, les blés poussent à perte de vue. Il ne passe personne, on ne
voit pas une poule dans les champs. Cette tranquillité extraordinaire
nous frappe tellement que nous nous demandons si la guerre est finie,
s'il y a eu guerre, si nous ne rêvons pas depuis quatre mois.--Nous
serons peut-être envahis demain.
Ce soir, une petite dépêche. Romorantin a été traversé et rançonné. Nos
mobiles ont donné dans une escarmouche et tiré quelques coups de fusil.
17 décembre.
Un mot d'Alexandre Dumas pour m'apprendre la mort de son père. Il était
le génie de la vie, il n'a pas senti la mort. Il n'a peut-être pas su
que l'ennemi était à sa porte et assistait à sa dernière heure, car on
dit que Dieppe est occupé.--Absence totale de nouvelles. A la Châtre, on
est consterné, on croit avoir entendu le canon hier dans la soirée. Dans
la campagne, on l'a entendu aussi. Je crois que ç'a dû être un tonnerre
sourd, le ciel était noir comme de l'encre. Il a passé dans la nuit
environ trois mille déserteurs de toutes armes. Ils ont couché emmi les
champs, jetant leurs fusils, leurs bidons, et envoyant paître leurs
officiers.
18.
Même absence de nouvelles officielles. Le gouvernement s'installe à
Bordeaux. Chanzy tenait encore il y a trois jours autour de Vendôme,
battant fort bien les Prussiens, à ce qu'on assure et ceci paraît
sérieux. Le sous-préfet d'Issoudun a fait savoir que Vierzon était
occupé pour la troisième fois par l'ennemi. Bourbaki se serait replié
sur Issoudun, renonçant à défendre le centre et se portant sur l'est. De
toute façon, l'ennemi est fort près de nous. On s'y habitue, bien qu'on
n'ait pas la consolation de pouvoir lui opposer la moindre résistance.
Il passera ici comme un coup de vent sur un étang. Je regarde mon jardin
en attendant qu'on mette les arbres la racine en l'air, je dîne en
attendant que nous n'ayons plus de pain, je joue avec mes enfants en
attendant que nous les emportions sur nos épaules, car on réquisitionne
les chevaux, même les plus nécessaires, et je travaille en attendant que
mes griffonnages allument les pipes de ces bons Prussiens.
19.
Le temps se remet au froid. Pas plus de nouvelles qu'auparavant. Un
journal insinue qu'il se passe de _grandes choses_: c'est bien mauvais
signe! Toute la Normandie est envahie. Ils ont ravagé le plus beau pays
de France. La Touraine est de plus en plus menacée. Il est difficile de
se persuader que tout aille bien.
26.
Même silence. Nous sommes si inquiets que nous lirions de l'_officiel_
avec plaisir. Sommes-nous perdus, qu'on ne trouve rien à dire?
21 décembre.
On parle de nouveaux troubles à Paris. Le parti de la Commune songe-t-il
encore à ses affaires au milieu de l'agonie de la France? Il paraît que
sa doctrine est de s'emparer du pouvoir de vive force. La dictature est
la furie du moment, et jamais la pitoyable impuissance des pouvoirs sans
contrôle n'a été mieux démontrée. S'il nous faut en essayer de nouveaux,
la France se fâchera; elle garde le silence sombre des explosions
prochaines. Ce qui résulte des mouvements de Belleville,--on les appelle
ainsi,--c'est qu'une école très-pressée de régner à son tour nous menace
de nouvelles aventures. Ces expériences coûtent trop cher. La France
n'en veut plus. Elle prouve, par une patience vraiment admirable,
qu'elle réprouve la guerre civile: elle sait aussi qu'il n'y en aura
pas, parce qu'elle _ne le veut pas_; mais aux premières élections elle
brisera les républicains ambitieux, et peut-être, hélas! la république
avec eux. En tout cas, elle n'admettra plus de gouvernement conquis à
coups de fusil, pas plus de 2 décembre que de 31 octobre. C'est se faire
trop d'illusions que de se croire maîtres d'une nation comme la nôtre
parce qu'on a enfoncé par surprise les portes de l'Hôtel-de-Ville et
insulté lâchement quelques hommes sans défense. Je ne connais pas les
théories de la Commune moderne, je ne les vois exposées nulle part; mais
si elles doivent s'imposer par un coup de main, fussent-elles la panacée
sociale, je les condamne au nom de tout ce qui est humain, patient,
indulgent même mais jaloux de liberté et résolu à mourir plutôt que
d'être converti de force à une doctrine, quelle qu'elle soit.
Le mépris des masses, voilà le malheur et le crime du moment. Je ne puis
guère me faire une opinion nette sur ce qui se passe aujourd'hui dans ce
monde fermé qui s'appelle Paris; il nous paraît encore supérieur à la
tourmente. Nous ignorons s'il est content de ses mandataires. Toutes
les lettres que nous en recevons sont exclusivement patriotiques. Si
quelque plainte s'échappe, c'est celle d'être gouverné trop mollement.
C'est un malheur sans doute, mais on ne peut se défendre de respecter
une dictature scrupuleuse, humaine et patiente. Il est si facile d'être
absolu, si rare et si malaisé d'être doux dans une situation violente et
menacée! Je crois encore ce gouvernement composé d'hommes de bien.
Ont-ils l'habileté, la science pratique? On le saura plus tard; à
présent nous ne voulons pas les juger, c'est un sentiment général. La
crise atroce qu'ils subissent nous les rend sacrés. D'ailleurs il me
semble qu'ils professent avec nous le respect de la volonté générale,
puisque après l'émeute ils ont soumis leur réélection au plébiscite de
Paris. C'est aller aussi loin que possible dans cette voie, c'est aller
jusqu'au danger de sanctionner tous les autres plébiscites.
Le principe radicalement contraire semble gouverner l'esprit de la
Commune, et, symptôme plus grave, plus inquiétant, gouverner l'esprit
du parti républicain qui régit à cette heure le reste de la France, bien
qu'il soit l'ennemi déclaré et très-irrité de la Commune.
Ce parti, que nous pouvons mieux juger, puisqu'il nous entoure, se
sépare chaque jour ouvertement du peuple, dans les villes parce que
l'ouvrier est plus ardent que lui, dans les campagnes parce que le
paysan l'est moins. Il est donc forcé de réprimer l'émeute dans les
centres industriels, de redouter et d'ajourner le vote dans toute la
France agricole. Il est contraint à se défendre des deux côtés à la
fois, sous peine de tomber et d'abandonner la tâche qu'il a assumée sur
lui de sauver le territoire. Malheureuse République, c'est trop
d'ennemis sur les bras! Dans quel jour d'ivresse nous t'avons saluée
comme la force virile d'une nation en danger! Nous ne pouvions prévoir
que tu essayerais de te passer de la sanction du peuple ou que tu te
verrais forcée de t'en passer.--Ce qui est certain aujourd'hui, c'est
que la délégation et ses amis personnels désirent s'en passer, et
qu'ils y travailleront au lendemain de la pacification, quelle qu'elle
soit.