George Sand

Journal d'un voyageur pendant la guerre
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Puissé-je faire un mauvais rêve! mais je vois reparaître sans
modification les théories d'il y a vingt ans. Des théories qui ne cèdent
rien à l'épreuve du temps et de l'expérience sont pleines de dangers.
S'il est vrai que le progrès doive s'accomplir par l'initiative de
quelques-uns, s'il est vrai qu'il parte infailliblement du sein des
minorités, il n'en est pas moins vrai que la violence est le moyen le
plus sauvage et le moins sûr pour l'imposer. Que les majorités soient
généralement aveugles, nul n'en doute; mais qu'il faille les opprimer
pour les empêcher d'être oppressives, c'est ce que je ne comprends plus.
Outre que cela me paraît chimérique, je crois voir là un sophisme
effrayant; tout ce que, depuis le commencement du rôle de la pensée dans
l'histoire du monde, la liberté a inspiré à ses adeptes pour flétrir la
tyrannie, on peut le retourner contre ce sophisme. Aucune tyrannie ne
peut être légitime, pas même celle de l'idéal. On sait des gens qui se
croient capables de gouverner le monde mieux que tout le monde, et qui
ne craindraient pas de passer par-dessus un massacre pour s'emparer du
pouvoir. Ils sont pourtant très-doux dans leurs moeurs et incapables de
massacrer en personne, mais ils chauffent le tempérament irascible d'un
groupe plus ou moins redoutable, et se tiennent prêts à profiter de son
audace. Je ne parle pas de ceux qui sont poussés à jouer ce rôle par
ambition, vengeance ou cupidité. De ceux-là, je ne m'occupe pas; mais de
très-sincères théoriciens accepteraient les conséquences de ce dilemme:
«la république ne pouvant s'établir que par la dictature, tous les
moyens sont bons pour s'emparer de la dictature quand on veut avec
passion fonder ou sauver la république.»

--C'est une passion sainte, ajoutent-ils, c'est le feu sacré, c'est le
patriotisme, c'est la volonté féconde sans laquelle l'humanité se
traînera éternellement dans toutes les erreurs, dans toutes les
iniquités, dans toutes les bassesses. Le salut est dans nos mains;
périsse la liberté du moment pour assurer l'égalité et la fraternité
dans l'avenir! Égorgeons notre mère pour lui infuser un nouveau sang!

Cela est très-beau selon vous, gens de tête et main, mais cela répugnera
toujours aux gens de coeur; en outre cela est impraticable. On ne fait
pas revivre ce qu'on a tué, et le peuple d'aujourd'hui, fils de la
liberté, n'est pas disposé à laisser consommer le parricide. D'ailleurs
cette théorie n'est pas neuve; elle a servi, elle peut toujours servir à
tous les prétendants: il ne s'agit que de changer certains mots et
d'invoquer comme but suprême le bonheur et la gloire des peuples; mais,
comme malgré tout le seul prétendant légitime, c'est la république, que
n'eussions-nous pas donné pour qu'elle fût le sauveur! Il y avait bien
des chances pour qu'elle le fût en s'appuyant sur le vote de la France.
La France dira un jour à ces hommes malheureux qu'ils ont eu tort de
douter d'elle, et qu'il eût fallu saisir son heure. Ils l'ont condamnée
sans l'entendre, ils l'ont blessée; s'ils succombent, elle les
abandonnera, peut-être avec un excès d'ingratitude: les revers ont
toujours engendré l'injustice.

Mon appréciation n'est sans doute pas sans réplique. Quand l'histoire de
ces jours confus se fera, peut-être verrons-nous que la république a
subi une fatalité plutôt qu'obéi à une théorie. L'absence de
communication matérielle entre Paris et la France nous a interdit aux
uns et aux autres de nous mettre en communication d'idées; probablement
le gouvernement de Paris a été mal renseigné par celui de Tours, parce
que celui de Tours a été mal éclairé par son entourage. En septembre, on
était très-patriote dans la région intermédiaire de l'opinion, et c'est
toujours là qu'est le nombre. Malheureusement autour des pouvoirs
nouveaux il y a toujours un attroupement d'ambitions personnelles et de
prétendues capacités qui obstrue l'air et la lumière. Le parti
républicain est spécialement exposé aux illusions d'un entourage qui
dégénère vite en camaraderie bruyante, et tout d'un coup la bohème y
pénètre et l'envahit. La bohème n'a pas d'intérêt à voir s'organiser la
défense; elle n'a pas d'avenir, elle n'est point pillarde par nature,
elle profite du moment, ne met rien dans ses poches, mais gaspille le
temps et trouble la lucidité des hommes d'action.

Que l'ajournement indéfini du vote soit une faute volontaire ou
inévitable, la théorie qui consiste à s'en passer ou à le mutiler règne
en fait et subsiste en réalité. Sera-t-elle exposée catégoriquement
quand nous aurons repris possession de nous-mêmes? Professée dans des
clubs qui souvent sont des coteries, elle n'a pas de valeur, il lui faut
la grande lumière; sera-t-elle posée dans des journaux, discutée dans
des assemblées?--Il faudra bien l'aborder d'une manière ou de l'autre,
ou elle doit s'attendre à être persécutée comme une doctrine ésotérique,
et si elle a des adeptes de valeur, ils se devront à eux-mêmes de ne pas
la tenir secrète. Peut-être des journaux de Paris qu'il ne nous est pas
donné de lire ont-ils déjà démasqué leurs batteries.

Qui répondra à l'attaque? Les partisans du droit divin plaideront-ils la
cause du droit populaire? Ils en sont bien capables, mais l'oseront-ils?
Les orléanistes, qui sont en grande force par leur tenue, leur entente
et leur patiente habileté, accepteront-ils cette épreuve du suffrage
universel pour base de leurs projets, eux qui ont été renversés par la
théorie du droit sans restriction et sans catégories? On verra alors
s'ils ont marché avec le temps. Malheureusement, s'ils sont conséquents
avec eux-mêmes, ils devront vouloir épurer le régime parlementaire et
rétablir le cens électoral. Les républicains qui placent leur principe
au-dessus du consentement des nations se trouveraient donc donner la
main aux orléanistes et aux cléricaux? Le principe contraire serait donc
confié à la défense des bonapartistes exclusivement? Il ne faudrait
pourtant pas qu'il en fût ainsi, car le bonapartisme a abusé du peuple
après l'avoir abusé, et c'est à lui le premier qu'était réservé le
châtiment inévitable de s'égarer lui-même après avoir égaré les autres.
Il pouvait fonder sur la presque unanimité des suffrages une société
nouvelle vraiment grande. Il a fait fausse route dès le début, la France
l'a suivi, elle s'est brisée. Serait-elle assez aveugle pour
recommencer?

Ceux qui croient la France radicalement souillée pensent qu'on peut la
ressaisir par la corruption. J'ai meilleure opinion de la France, et si
je me méfiais d'elle à ce point, je ne voudrais pas lui faire l'honneur
de lui offrir la république. J'ai entendu dire par des hommes prêts à
accepter des fonctions républicaines:

--Nous sommes une nation _pourrie_. Il faut que l'invasion passe sur
nous, que nous soyons écrasés, ruinés, anéantis dans tous nos intérêts,
dans toutes nos affections; nous nous relèverons alors! le désespoir
nous aura retrempés, nous chasserons l'étranger et nous créerons chez
nous l'idéal.

C'était le cri de douleur d'hommes très-généreux, mais quand cette
conviction passe à l'état de doctrine, elle fait frissonner. C'est
toujours le projet d'égorger la mère pour la rajeunir. Grâce au ciel, le
fanatisme ne sauve rien, et l'alchimie politique ne persuade personne.
Non, la France n'est pas méprisable parce que vous la méprisez; vous
devriez croire en elle, y croire fermement, vous qui prétendez diriger
ses forces. Vous vous présentez comme médecins, et vous crachez sur le
malade avant même de lui avoir tâté le pouls. Tout cela, c'est le
vertige de la chute. Il y a bien de quoi égarer les cerveaux les plus
solides, mais tâchons de nous défendre et de nous ressaisir.
Républicains, n'abandonnons pas aux partisans de l'Empire la défense du
principe d'affranchissement proclamé par nous, exploité par eux; ne
maudissons pas l'enfant que nous avons mis au monde, parce qu'il a agi
en enfant. Redressez ses erreurs, faites-les lui comprendre, vous qui
avez le don de la parole, la science des faits, le sens de la vie
pratique. Ce n'est pas aux artistes et aux rêveurs de vous dire comment
on influence ses contemporains dans le sens politique. Les rêveurs et
les artistes n'ont à vous offrir que l'impressionnabilité de leur
nature, certaine délicatesse d'oreille qui se révolte quand vous touchez
à faux l'instrument qui parle aux âmes. Nous n'espérons pas renverser
des théories qui ne sont pas les nôtres, qui se piquent d'être mieux
établies; mais nous nous croyons en rapport, à travers le temps et
l'espace, avec une foule de bonnes volontés qui interrogent leur
conscience et qui cherchent sincèrement à se mettre d'accord avec elle.
Ces volontés-là défendront la cause du peuple, le suffrage universel;
elles chercheront avec vous le moyen de l'éclairer, de lui faire
comprendre que l'intérêt de tous ne se sépare pas de l'intérêt de
chacun. N'y a-t-il pas des moyens efficaces et prompts pour arriver à ce
but? Certes vous eussiez dû commencer par donner l'éducation, mais
peut-être l'ignorant l'eût-il refusée. Il ne tenait pas à son vote
alors, et quand on lui disait qu'il en serait privé s'il ne faisait pas
instruire ses enfants, il répondait:

--Peu m'importe.

Aujourd'hui ce n'est plus de même, le dernier paysan est jaloux de son
droit et dit:

--Si on nous refuse le vote, nous refuserons l'impôt.

C'est un grand pas de fait. Donnez-lui l'instruction, il est temps.
Fondez une véritable république, une liberté sincère, sans
arrière-pensée, sans récrimination surtout. Ne mettez aucun genre
d'entrave à la pensée, décrétez en quelque sorte l'idéal, dites sans
crainte qu'il est au-dessus de tout; mais entendez-vous bien sur ce mot
_au-dessus_, et ne lui donnez pas un sens arbitraire. La république est
au-dessus du suffrage universel uniquement pour l'inspirer; elle doit
être la région pure où s'élabore le progrès, elle doit avoir pour moyens
d'application le respect de la liberté et l'amour de l'égalité, elle
n'en peut avouer d'autres, elle n'en doit pas admettre d'autres. Si elle
cherche dans la conspiration, dans la surprise, dans le coup d'Etat ou
le coup de main, dans la guerre civile en un mot, l'instrument de son
triomphe, elle va disparaître pour longtemps encore, et les hommes
égarés qui l'auront perdue ne la relèveront jamais.

Il en coûte à l'orgueil des sectaires de se soumettre au contrôle du
gros bon sens populaire. Ils ont généralement l'imagination vive,
l'espérance obstinée. Ils ont généralement autour d'eux une coterie ou
une petite église qu'ils prennent pour l'univers, et qui ne leur permet
pas de voir et d'entendre ce qui se passe, ce qui se dit et se pense de
l'autre côté de leur mur. La plaie qui ronge les cours, la courtisanerie
les porte fatalement à une sorte d'insanité mentale. L'enthousiasme
prédomine, et le jugement se trouble. Cette courtisanerie est d'autant
plus funeste qu'elle est la plupart du temps désintéressée et sincère.
J'ai travaillé toute ma vie à être modeste; je déclare que je ne
voudrais pas vivre quinze jours entourée de quinze personnes persuadées
que je ne peux pas me tromper. J'arriverais peut-être à me le persuader
à moi-même.

La contradiction est donc nécessaire à la raison humaine, et quand une
de nos facultés étouffe les autres, il n'y a qu'un remède pour nous,
remettre en équilibre, c'est qu'au nom d'une faculté opposée nous soyons
contenus, corrigés au besoin. La grandeur, la beauté, le charme de la
France, c'est l'imagination; c'est par conséquent son plus grand péril,
la cause de ses excès, de ses déchirements et de ses chutes. Quand nous
avons demandé avec passion le suffrage universel, qui est vraiment un
idéal d'égalité, nous avons obéi à l'imagination, nous avons acclamé cet
idéal sans rien prévoir des lourdes réalités qui allaient le tourner
contre nos doctrines; ce fut notre nuit du 4 août. Il s'est mis tout
d'un coup à représenter l'égoïsme et la peur; il a proclamé l'empire
pour se débarrasser de l'anarchie dont nos dissentiments le menaçaient.
Il n'a pas voulu limiter le pouvoir auquel il se livrait; tout au
contraire il l'a exagéré jusqu'à lui donner un blanc-seing pour toutes
les erreurs où il pourrait tomber. Cet aveuglement qui vous irrite
aujourd'hui, c'est pourtant la preuve d'une docilité que la république
sera heureuse de rencontrer quand elle sera dans le vrai.

Avons-nous d'ailleurs le droit de dire que les masses veulent toujours,
obstinément et sans exception, le repos à tout prix? La guerre d'Italie,
cette généreuse aventure que nous payons si cher aujourd'hui, ne
l'a-t-il pas consentie sans hésitation, n'a-t-il pas donné des flots de
sang pour la délivrance de ce peuple qui ne peut nous en récompenser, et
qui d'ailleurs ne s'en soucie pas? Les masses qui, par confiance ou par
engouement, font de pareils sacrifices, de si coûteuses imprudences, ne
sont donc pas si abruties et si rebelles à l'enthousiasme. Ce reste
d'attachement légendaire pour une dynastie dont le chef lui avait donné
tant de fausse gloire et fait tant de mal réel n'est-il pas encore une
preuve de la bonté et de la générosité du peuple? Maudire le peuple,
c'est vraiment blasphémer. Il vaut mieux que nous.

En ce moment, j'en conviens, il ne représente pas l'héroïsme, il aspire
à la paix; il voit sans illusion les chances d'une guerre où nous
paraissons devoir succomber. Il n'est pas en train de comprendre la
gloire; sur quelques points, il trahit même le patriotisme. Il aurait
bien des excuses à faire valoir là où l'indiscipline des troupes et les
exactions des corps francs lui ont rendu la défense aussi préjudiciable
et plus irritante que l'invasion. Entre deux fléaux, le malheureux
paysan a dû chercher quelquefois le moindre sans le trouver.

Généralement il blâme l'obstination que nous mettons à sauver l'honneur;
il voudrait que Paris eût déjà capitulé, il voit dans le patriotisme
l'obstacle à la paix. Si nous étions aussi foulés, aussi à bout de
ressources que lui, le patriotisme nous serait peut-être passablement
difficile. Là où l'honneur résiste à des épreuves pareilles à celles du
paysan, il est sublime.

Pauvre Jacques Bonhomme! à cette heure de détresse et d'épuisement, tu
es certainement en révolte contre l'enthousiasme, et, si l'on t'appelait
à voter aujourd'hui, tu ne voterais ni pour l'empire, qui a entamé la
guerre, ni pour la république, qui l'a prolongée. T'accuse et te méprise
qui voudra. Je te plains, moi, et en dépit de tes fautes je t'aimerai
toujours! Je n'oublierai jamais mon enfance endormie sur tes épaules,
cette enfance qui te fut pour ainsi dire abandonnée et qui te suivit
partout, aux champs, à l'étable, à la chaumière. Ils sont tous morts,
ces bons vieux qui m'ont portée dans leurs bras, mais je me les rappelle
bien, et j'apprécie aujourd'hui jusqu'au moindre détail la chasteté, la
douceur, la patience, l'enjouement, la poésie, qui présidèrent à cette
éducation rustique au milieu de désastres semblables à ceux que nous
subissons aujourd'hui. J'ai trouvé plus tard, dans des circonstances
difficiles, de la sécheresse et de l'ingratitude. J'en ai trouvé partout
ailleurs et plus choquantes, moins pardonnables! J'ai pardonné à tous
et toujours. Pourquoi donc bouderais-je le paysan parce qu'il ne sent
pas et ne pense pas comme moi sur certaines choses? Il en est d'autres
essentielles sur lesquelles on est toujours d'accord avec lui, la
probité et la charité, deux vertus qu'autour de moi je n'ai jamais vues
s'obscurcir que rarement et très-exceptionnellement. Et quand il en
serait autrement, quand au fond de nos campagnes, où la corruption n'a
guère pénétré, le paysan mériterait tous les reproches qu'une
aristocratie intellectuelle trop exigeante lui adresse, ne serait-il pas
innocenté par l'état d'enfance où on l'a systématiquement tenu? Quand on
compare le budget de la guerre à celui de l'instruction publique, on n'a
vraiment pas le droit de se plaindre du paysan, quoi qu'il fasse.


               22 décembre.

Froid, neige et verglas, c'est-à-dire torture ou mort pour ceux qui
n'ont pas d'abri, peut-être pour les pauvres de Paris, car on dit que
le combustible va manquer.--On déménage Bourges de son matériel.--Petits
combats dans la Bourgogne. Garibaldi est là et annonce sa démission. Je
m'étonne qu'il ne l'ait pas déjà donnée, car, s'il y a des héros dans
ces corps de volontaires, il y a aussi, et malheureusement en grand
nombre, d'insignes bandits qui sont la honte et le scandale de cette
guerre.--Toujours sans nouvelles de nos armées, tranquillité mortelle!


               23, 24 décembre.

Depuis deux jours, bonnes nouvelles de Paris, de l'armée du Nord et de
celle de la Loire. On est si malheureux, on voit un si effroyable
gaspillage d'hommes et d'argent, qu'on doute de ce qui devrait réjouir.
Quelle triste veillée de Noël! Je fais des robes de poupée et des jouets
pour le réveil de mes petites-filles. On n'a plus le moyen de leur faire
de brillantes surprises, et l'arbre de Noël des autres années exige une
fraîcheur de gaieté que nous n'avons plus. Je taille et je couds toute
la nuit pour que le père Noël ne passe pas sur leur sommeil de minuit
les mains vides. Nous étions encore si heureux l'année dernière! Nos
meilleurs amis étaient là, on soupait ensemble, on riait, on s'aimait.
Si quelqu'un eût pu lire dans un avenir si proche et le prédire, c'eût
été comme la foudre tombant sur la table.


               25, dimanche.

La neige tombe à flots. Ma nièce et son fils aîné viennent dîner, on
tâche de se distraire, puisque les bonnes nouvelles ne sont pas encore
démenties ou suivies de malheurs nouveaux; mais on retombe toujours dans
l'effroi du lendemain.


               26.

Les communications sont rétablies entre Vierzon et Châteauroux. On saura
peut-être enfin ce qui s'est passé par là.


               27.

On ne le sait pas. Le froid augmente.


               28.

Lettre de Paris du 22. Ils disent qu'ils peuvent manger du cheval
pendant quarante-cinq jours encore.


               29 décembre.

Il paraît; on assure, on nous annonce sous toutes réserves,--c'est
toujours la même chose. Les journaux en disent trop ou pas assez. Ils ne
nous rassurent pas, et ce qu'ils donnent à entendre suffit pour mettre
l'ennemi au courant de tous nos mouvements. Le combat de Nuits a été
sérieux, sans résultats importants,--comme tous les autres!


               30.

Les dépêches sont plus affirmatives que jamais. L'ennemi paraît reculer;
je crois qu'il se concentre sur Paris. Il est évident que, sur plusieurs
points, malgré nos atroces souffrances, nous nous battons bien. Là où le
courage peut quelque chose, nous pouvons beaucoup; mais en dehors des
nouvelles officielles il y a l'histoire intime qui se communique de
bouche en bouche, et qui nous révèle des dilapidations épouvantables au
préjudice de nos troupes. Il est impossible que nous triomphions,
impossible!

Savoir cela, le sentir jusqu'à l'évidence, et apprendre que les
Prussiens vont peut-être bombarder Paris! Ils ont, dit-on, démasqué des
batteries sur l'enceinte--_avec pertes considérables_, dit
succinctement la dépêche. Pertes pour qui?


               31 décembre 1870.

Toujours froid glacial. Nous sommes surpris par la visite de notre ami
Sigismond avec son fils. Ils n'ont pas plus d'illusions que nous, et
nous nous quittons en disant:

--Tout est perdu!

A minuit, j'embrasse mes enfants. Nous sommes encore vivants, encore
ensemble. L'exécrable année est finie; mais, selon toute apparence, nous
entrons dans une pire.

Il est pourtant impossible que tant de malheur ne nous laisse pas
quelque profit moral. Pour mon compte, je sens que mon esprit a fait un
immense voyage. J'ignore encore ce qu'il y aura gagné; mais je ne crois
pas qu'il y ait perdu absolument son temps. Il a été obligé de faire de
grands efforts pour se déprendre de certaines ardeurs d'espérance; il en
a eu de plus grands encore à faire pour conserver des croyances dont
l'application était un cruel démenti à la vérité. Il n'érigera point en
système à son usage ce qu'il a senti se dégager de vrai au milieu de ses
angoisses. Il voyagera au jour le jour, comme il a toujours fait. Il
regardera toujours avidement, peut-être verra-t-il mieux.

Il m'en a coûté des larmes, je l'avoue, pour reconnaître que, dans cet
élan républicain qui nous avait enivrés, il n'y avait pas assez
d'éléments d'ordre et de force. Il eût fallu le savoir, consentir à se
juger soi-même et demander la paix avec moins de confiance dans la
guerre. L'erreur funeste a été de croire que notre courage et notre
dévouement suffiraient là où il fallait le sens profond de la vie
pratique. Nous ne l'avons pas eu, le gouvernement de Paris n'a pas pu
diriger la France; ses délégués ne l'ont pas su. La France est devenue
la proie de spéculations monstrueuses en même temps que l'armée en est
la victime. Toute la science politique consistait à distinguer, entre
tant de dévouements qui s'offraient, les boucs d'avec les brebis. Ceci
dépassait les forces de deux vieillards,--hommes d'honneur à coup sûr,
mais débordés et abusés dès les premiers jours,--et celles d'un jeune
homme sans expérience de la vie politique et sans sagesse suffisante
pour se méfier de lui-même.

Tout serait pardonnable et déjà pardonné, malgré ce qu'il nous en coûte,
si la résolution de n'en pas appeler à la France n'avait prévalu. Il
s'est produit sourdement et il se produit aujourd'hui ouvertement une
résistance à notre consentement qui nous autorise à de suprêmes
exigences. Nous voulons qu'on s'avoue incapable ou qu'on nous sauve.
Nous continuons nos sacrifices, nous étouffons nos indignations contre
une multitude d'infamies autorisées ou tolérées, nous engageons le
peuple à attendre, à subir, à espérer encore; mais tout empire, et le
ton du parti qui s'impose devient rogue et menaçant.

C'est le commencement d'une fin misérable dont nous payerons le dommage.
La délégation dictatoriale va finir comme a fini celle de l'Empire. La
vraie république sauvera-t-elle son principe à travers ce
cataclysme?--Je le sauve dans ma conscience et dans mon âme; mais je ne
puis répondre que de moi.

Le roi Guillaume va sans doute écrire une belle lettre de jour de l'an à
sa femme. Rien de mieux; mais pourquoi les journaux allemands
reproduisent-ils avec enthousiasme ce que le roi dit à la reine, ce que
la reine dit au roi? C'est pour l'édification de la _chrétienté_ sans
doute, les rois sont si pieux! Ils remercient Dieu si humblement de tout
le sang qu'ils font répandre, de toutes les villes qu'ils brûlent ou
bombardent, de tous les pillages commis en leur nom! Ils vont rétablir
en Allemagne le culte des saints. J'imagine que saint Shylock et saint
Mandrin seront destinés à fêter la campagne de France et le bombardement
de Paris.


               Nohant, 1er janvier 1871.

Pas trop battus aujourd'hui; on se défend bien autour de Paris, Chanzy
tient bon et fera, dit-on, sa jonction avec Faidherbe, que je sais être
un homme de grand mérite. Bourbaki dispose de forces considérables. On
se permet un jour d'espérance! C'est peut-être le besoin qu'on a de
respirer; mais que peuvent d'héroïques efforts, si _les causes profondes
d'insuccès_ que personne n'ignore et que nul n'ose dire augmentent
chaque jour?--Et _elles augmentent_!

Pour mes étrennes, Aurore me fait une surprise; elle me chante une
romance que sa mère lui accompagne au piano, et elle la chante
très-bien. Que c'est joli, cette voix de cinq ans!


               2 janvier.

On nous dit ce matin qu'une dépêche de M. Gambetta est dans les mains de
l'imprimeur, qu'elle est très-longue et contient des nouvelles
importantes. Nous l'attendons avec impatience, lui faisant grâce de
beaucoup de lieux communs, pourvu qu'il nous annonce une victoire ou
d'utiles réformes. Hélas! c'est un discours qu'il a prononcé à Bordeaux
et qu'il nous envoie comme étrennes. Ce discours est vide et froid. Il y
a bien peu d'orateurs qui supportent la lecture. L'avocat est comme le
comédien, il peut vous émouvoir, vous exalter même avec un texte banal.
Il faut croire que M. Gambetta est un grand acteur, car il est un
écrivain bien médiocre.

Les nouvelles verbales ou par lettres sont déplorables.


               4 janvier.

Lettre de Paris.--_Nous voulons bien mourir, surtout mourir_,
disent-ils. Ce peu de mots en dit beaucoup: ils sont désespérés!...
comme nous.


               5 janvier.

Plus de nouvelles du tout. On nous annonce que pendant douze jours il
n'y aura plus de communications à cause d'un grand mouvement de troupes.
Nous allons donc voir des prodiges d'activité bien entendue? Il serait
temps.--Histoire non officielle, c'est maintenant la seule qui soit
vraie: le général Bourbaki a refusé la direction militaire de la
dictature et déclaré qu'il voulait agir librement ou se retirer.


               6 janvier.

Échec à Bourgtheroulde. C'est près de Jumiéges. Ont-ils ravagé
l'intéressante demeure et le musée de nos amis Cointet? Les barbares
respecteront-ils les ruines historiques?


               7.

Depuis douze jours, on bombarde Paris. Le sacrilége s'accomplit. La
barbarie poursuit son oeuvre: jusqu'ici elle est impuissante; mais ils
se rapprocheront du but. Ils sont les plus forts, et la France est
ruinée, pillée, ravagée à la fois par l'ennemi implacable et les _amis_
funestes.


               8.

Tempête de neige qui nous force d'allumer à deux heures pour travailler.
Toujours des combats partiels; l'ennemi ne s'étend pas impunément. Les
soldats que les blessures ou les maladies nous ramènent nous disent que
le Prussien _en personne_ n'est pas solide et ne leur cause aucune
crainte. On court sur lui sans armes, il se laisse prendre armé. Ce qui
démoralise nos pauvres hommes, c'est la pluie de projectiles venant de
si loin qu'on ne peut ni l'éviter ni la prévoir. Notre artillerie, à
nous, ne peut atteindre à grande distance et ne peut tenir de près. Il
résulte de tout ce qu'on apprend que la guerre était impossible dès le
début, que depuis tout s'est aggravé effroyablement, et qu'aujourd'hui
le mal est irréparable.--Pauvre France! il faudrait pourtant ouvrir les
yeux et sauver ce qui reste de toi!


               Lundi 9.

Neige épaisse, blanche, cristallisée, admirable. Les arbres, les
buissons, les moindres broussailles sont des bouquets de diamants: à un
moment, tout est bleu. Chère nature, tu es belle en vain! Je te regarde
comme te regardent les oiseaux, qui sont tristes parce qu'ils ont froid.
Moi, j'ai encore un bon feu qui m'attend dans ma chambre, mais j'ai
froid dans le coeur pour ceux qui n'ont pas de feu, et, chose bizarre,
mon corps ne se réchauffe pas. Je me brûle les mains en me demandant si
je suis morte, et si l'on peut penser et souffrir étant mort.

Rouen se justifie et donne un démenti formel à ceux qui l'ont accusé de
s'être vendu. J'en étais sûre!


               10 janvier.

C'est l'anniversaire d'Aurore. Sa soeur vient à bout de lui faire un
bouquet avec trois fleurettes épargnées par la gelée dans la serre
abandonnée. Triste bouquet dans les petites mains roses de Gabrielle!
Elles s'embrassent follement, elles s'aiment, elles ne savent pas qu'on
peut être malheureux. Nos pauvres enfants! nous tâcherons de vivre pour
elles; mais nous ne pourrions plus le leur promettre. Maurice ne veut à
aucun prix s'éloigner du danger. Nous y resterons, lui et moi, car je ne
veux pas le quitter. Je le lui promets pourtant, mais je ne m'en irai
pas. Du moment que cela est décidé avec moi-même, je suis très-calme.

On annonce des victoires sur tous les points. Faut-il encore espérer?
Nous le voulons bien, mon Dieu!


               Mercredi 11.

La neige est toujours plus belle. Aurore en est très-frappée et voudrait
se coucher dedans! Elle dit qu'elle irait bien avec les soldats pour
jouir de ce plaisir-là. Comme l'enfance a des idées cruelles sans le
savoir!

Elle entend dire qu'il faudrait cacher ce que l'on a de précieux; elle
passe la journée à cacher ses poupées. Cela devient un jeu qui la
passionne.


               Jeudi 12.

A présent ils bombardent réellement Paris. Les bombes y arrivent en
plein.--Des malades, des femmes, des enfants tués.--Deux mille obus dans
la nuit du 9 au 10,--_sans sommation_!


               Vendredi 13.

Mauvaises nouvelles de Chanzy. Il a été héroïque et habile, tout
l'affirme; mais il est forcé de battre en retraite.


               14.

Un ballon est tombé près de Châteauroux; les aéronautes ont dit que hier
le bombardement s'était ralenti.--Chanzy continue sa retraite.


               15 janvier.

Rien, qu'une angoisse à rendre fou!


               16.

La peste bovine nous arrive. Plus de marchés. Beaucoup de gens aisés ne
savent avec quoi payer les impôts. Les banquiers ne prêtent plus, et les
ressources s'épuisent rapidement. La gêne ou la misère est partout. Un
de nos amis qu'blâme les retardataires finit par nous avouer que ses
fermiers ne le payent pas, que ses terres lui coûtent au lieu de lui
rapporter, et que s'il n'eût fait durant la guerre un petit héritage,
dont il mange le capital, il ne pourrait payer le percepteur. Tout le
monde n'a pas un héritage à point nommé. Comme on le mangerait de bon
coeur en ce moment où tant de gens ne mangent pas!

On admire la belle retraite de Chanzy, mais c'est une retraite!


               17 janvier.

Notre ami Girord, préfet de Nevers, est destitué pour n'avoir pas
approuvé la dissolution des conseils généraux. Il avait demandé au
conseil de son département un concours qui lui a été donné par les
hommes de toute opinion avec un patriotisme inépuisable. Il n'a pas
compris pourquoi il fallait faire un outrage public à des gens si
dévoués et si confiants. On lui a envoyé sa destitution par télégramme.
Il a répondu par télégramme avec beaucoup de douceur et d'esprit:

--Mille remercîments!

Il n'a pas fait d'autre bruit, mais l'opinion lui tiendra compte de la
dignité de sa conduite; ces mesures révolutionnaires sont bien
intempestives, et dans l'espèce parfaitement injustes. La délégation est
malade, elle entre dans la phase de la méfiance.

Dégel, vent et pluie. Tous les arbustes d'ornement sont gelés. Les blés,
si beaux naguère, ont l'air d'être perdus. Encore cela? Pauvre paysan,
pauvres nous tous!

Nous avons des nouvelles du camp de Nevers, qui a coûté tant de travail
et d'argent. Il n'a qu'un défaut, c'est qu'il n'existe pas. Comme celui
d'Orléans, il était dans une situation impossible. On en fait un
nouveau, on dépense, encore vingt-cinq millions pour acheter un terrain,
le plus cher et le plus productif du pays. Le général, l'état-major, les
médecins sont là, logés dans les châteaux du pays; mais il n'y a pas de
soldats, ou il y en a si peu qu'on se demande à quoi sert ce camp. Les
officiers sont dévorés d'ennui et d'impatience. Il y a tantôt trois mois
que cela dure.


               18.

Le bombardement de Paris continue; on a le coeur si serré qu'on n'en
parle pas, même en famille. Il y a de ces douleurs qui ne laissent pas
de place à la réflexion, et qu'aucune parole ne saurait exprimer.

Jules Favre, assistant à l'enterrement de pauvres enfants tués dans
Paris par les obus, a dit:

«Nous touchons à la fin de nos épreuves.»

Cette parole n'a pas été dite à la légère par un homme dont la profonde
sensibilité nous a frappés depuis le commencement de nos malheurs.
Croit-il que Paris peut-être délivré? Qui donc le tromperait avec cette
illusion féroce? ignore-t-il que Chanzy a honorablement perdu la partie,
et que Bourbaki, plus près de l'Allemagne que de Paris, se heurte
bravement contre l'ennemi et ne l'entame pas? Je crois plutôt que Jules
Favre voit la prochaine nécessité de capituler, et qu'il espère encore
une paix honorable.

Ce mot _honorable_, qui est dans toutes les bouches, est, comme dans
toutes les circonstances où un mot prend le dessus sur les idées, celui
qui a le moins de sens. Nous ne pouvons pas faire une paix qui nous
déshonore après une guerre d'extermination acceptée et subie si
courageusement depuis cinq mois. Paris bombardé depuis tant de jours et
ne voulant pas encore se rendre ne peut pas être déshonoré. Quand même
le Prussien cynique y entrerait, la honte serait pour lui seul. La paix,
quelle qu'elle soit, sera toujours un hommage rendu à la France, et plus
elle sera dure, plus elle marquera la crainte que la France vaincue
inspire encore à l'ennemi.

C'est _ruineuse_ qu'il faut dire. Ils nous demanderont surtout de
l'argent, ils l'aiment avec passion. On parle de trois, de cinq, de sept
milliards. Nous aimerions mieux en donner dix que de céder des
provinces qui sont devenues notre chair et notre sang. C'est là où l'on
sent qu'une immense douleur peut nous atteindre. C'est pour cela que
nous n'avons pas reculé devant une lutte que nous savions impossible,
avec un gouvernement captif et une délégation débordée; mais, fallût-il
nous voir arracher ces provinces à la dernière extrémité, nous ne
serions pas plus déshonorés que ne l'est le blessé à qui un boulet a
emporté un membre.

Non, à l'heure qu'il est, notre honneur national est sauvé. Que l'on
essaye encore pour l'honneur de perdre de nouvelles provinces, que les
généraux continuent le duel pour l'honneur, c'est une obstination
héroïque peut-être, mais que nous ne pouvons plus approuver, nous qui
savons que tout est perdu. La partie ardente et généreuse de la France
consent encore à souffrir, mais ceux qui répondent de ses destinées ne
peuvent plus ignorer que la désorganisation est complète, qu'ils ne
peuvent plus compter sur rien. Il le reconnaissent entre eux, à ce
qu'on assure.

Les optimistes sont irritants. Ils disent que la guerre commence, que
dans six mois nous serons à Berlin; peut-être s'imaginent-ils que nous y
sommes déjà. Pourtant, comme ils disent tous la même chose, dans les
mêmes termes, cela ressemble à un mot d'ordre de parti plus qu'à une
illusion. Ériger l'illusion en devoir, c'est entendre singulièrement le
patriotisme et l'amour de l'humanité. Je ne me crois pas forcée de jouer
la comédie de l'espérance, et je plains ceux qui la jouent de bonne foi;
ils auront un dur réveil.

Il serait curieux de savoir par quelle fraction du parti républicain
nous sommes gouvernés en ce moment, en d'autres termes à quel parti
appartient la dictature des provinces. MM. Crémieux et Glais-Bizoin se
sont renfermés jusqu'à présent dans leur rôle de ministres; je ne les
crois pas disposés à d'autres usurpations de pouvoir que celles qui leur
seraient imposées par le gouvernement de Paris. Or le gouvernement de
Paris paraît très-pressé de se débarrasser de son autorité pour en
appeler à celle du pays. Malgré les fautes commises,--l'abandon
téméraire des négociations de paix en temps utile, le timide ajournement
des élections à l'heure favorable,--on voit percer dans tout ce que l'on
sait de sa conduite le sentiment du désintéressement personnel, la
crainte de s'ériger en dictature et d'engager l'avenir. La faiblesse que
semblent lui reprocher les Parisiens, exaltés par le malheur, est
probablement la forme que revêt le profond dégoût d'une trop lourde
responsabilité, peut-être aussi une terreur scrupuleuse en face des
déchirements que pourrait provoquer une autorité plus accusée. A
Bordeaux, il n'en est plus de même. Un homme sans lassitude et sans
scrupule dispose de la France. C'est un honnête homme et un homme
convaincu, nous le croyons; mais il est jeune, sans expérience, sans
aucune science politique ou militaire: l'activité ne supplée pas à la
science de l'organisation. On ne peut mieux le définir qu'en disant que
c'est un tempérament révolutionnaire. Ce n'est pas assez; toutes les
mesures prises par lui sont la preuve d'un manque de jugement qui fait
avorter ses efforts et ses intentions.

Ce manque de jugement explique l'absence d'appréciation de soi-même.
C'est un grand malheur de se croire propre à une tâche démesurée, quand
on eût pu remplir d'une manière utile et brillante un moindre rôle. Il y
a eu là un de ces enivrements subits que produisent les crises
révolutionnaires, un de ces funestes hasards de situation que subissent
les nations mortellement frappées, et qui leur portent le dernier coup;
mais à quel parti se rattache ce jeune aventurier politique? Si je ne me
trompe, il n'appartient à aucun, ce qui est une preuve d'intelligence et
aussi une preuve d'ambition. Il a donné sa confiance, les fonctions
publiques et, ce qui est plus grave, les affaires du pays à tous ceux
qui sont venus s'offrir, les uns par dévouement sincère, les autres pour
satisfaire leurs mauvaises passions ou pour faire de scandaleux
profits. Il a tout pris au hasard, pensant que tous les moyens étaient
bons pour agiter et réveiller la France, et qu'il fallait des hommes et
de l'argent à tout prix. Il n'a eu aucun discernement dans ses choix,
aucun respect de l'opinion publique, et cela involontairement, j'aime à
le croire, mais aveuglé par le principe «qui veut la fin veut les
moyens.» Il faut être bien enfant pour ne pas savoir, après tant
d'expériences récentes, que les mauvais moyens ne conduisent jamais qu'à
une mauvaise fin. Comme il a cherché à se constituer un parti avec tout
ce qui s'est offert, il serait difficile de dire quelle est la règle,
quel est le système de celui qu'il a réussi à se faire; mais ce parti
existe et fait très-bon marché des sympathies et de la confiance du
pays. Il y a un parti Gambetta, et ceci est la plus douloureuse critique
qu'on puisse faire d'une dictature qui n'a réussi qu'à se constituer un
parti très-restreint, quand il fallait obtenir l'adhésion d'un peuple.
On ne fera plus rien en France avec cette étroitesse de moyens. Quand
tous les sentiments sont en effervescence et tous les intérêts en péril,
on veut une large application de principes et non le détail journalier
d'essais irréfléchis et contradictoires qui caractérise la petite
politique. J'espère encore, j'espère pour ma dernière consolation en
cette vie que mon pays, en présence de tant de factions qui le divisent,
prendra la résolution de n'appartenir à aucune et de rester libre,
c'est-à-dire républicain. Il faudra donc que le parti Gambetta se range,
comme les autres, à la légalité, au consentement général, ou bien c'est
la guerre civile sans frein et sans issue, une série d'agitations et de
luttes qui seront très-difficiles à comprendre, car chaque parti a son
but personnel, qu'il n'avoue qu'après le succès. Les gens de bonne foi
qui ont des principes sincères sont ceux qui comprennent le moins des
événements atroces comme ceux des journées de juin. Plus ils sont sages,
plus le spectacle de ces délires les déconcerte.

L'opinion républicaine est celle qui compte le plus de partis, ce qui
prouve qu'elle est l'opinion la plus générale. Comment faire, quel
miracle invoquer pour que ces partis ne se dévorent pas entre eux, et ne
provoquent pas des réactions qui tueraient la liberté? Quel est celui
qui a le plus d'avenir et qui pourrait espérer se rallier tous les
autres? C'est celui qui aura la meilleure philosophie, les principes les
plus sûrs, les plus humains, les plus larges; mais le succès lui est
promis à une condition, c'est qu'il sera le moins ambitieux de pouvoir
personnel, et que nul ne pourra l'accuser de travailler pour lui et ses
amis.

Le parti Gambetta ne présente pas ces chances d'avenir, d'abord parce
qu'il ne se rattache à aucun corps de doctrines, ensuite parce qu'il
s'est recruté indifféremment parmi ce qu'il y a de plus pur et ce qu'il
y a de plus taré, et que dès lors les honnêtes gens auront hâte de se
séparer des bandits et des escrocs. Ceux-ci disparaîtront quand l'ordre
se fera, mais pour reparaître dans les jours d'agitation et se
retrouver coude à coude avec les hommes d'honneur, qu'ils traiteront de
frères et d'amis, au grand déplaisir de ces derniers. Ces éléments
antipathiques que réunissent les situations violentes sont une prompte
cause de dégoût et de lassitude pour les hommes qui se respectent. M.
Gambetta, honnête homme lui-même, éclairé plus tard par l'expérience de
la vie, sera tellement mortifié du noyau qui lui restera, qu'il aura
peut-être autant de soif de l'obscurité qu'il en a maintenant de la
lumière. En attendant, nous qui subissons le poids de ses fautes et qui
le voyons aussi mal renseigné sur les chances d'une _guerre à outrance_
que l'était Napoléon III en déclarant cette guerre insensée, nous ne
sourions pas à sa fortune présente, et, n'était la politesse, nous
ririons au nez de ceux qui s'en font les adorateurs intéressés ou
aveugles.

C'est un grand malheur que ce Gambetta ne soit pas un homme pratique, il
eût pu acquérir une immense popularité et réunir dans un même sentiment
toutes les nuances si tranchées, si hostiles les unes aux autres, des
partisans de la république. Au début, nous l'avons tous accueilli avec
cette ingénuité qui caractérise le tempérament national. C'était un
homme nouveau, personne ne lui en voulait. On avait besoin de croire en
lui. Il est descendu d'un ballon frisant les balles ennemies, incident
très-dramatique, propre à frapper l'imagination des paysans. Dans nos
contrées, ils voulaient à peine y croire, tant ce voyage leur paraissait
fantastique; à présent, le prestige est évanoui. Ils ont ouï dire qu'une
quantité de ballons tombaient de tous côtés, ils ont reçu par cette voie
des nouvelles de leurs absents, ils ont vu passer dans les airs ces
étranges messagers. Ils se sont dit que beaucoup de Parisiens étaient
aussi hardis et aussi savants que M. Gambetta, ils ont demandé avec une
malignité ingénue s'ils venaient pour le remplacer. Au début, ils n'ont
fait aucune objection contre lui. Tout le monde croyait à une éclatante
revanche; tout le monde a tout donné. De son côté le dictateur semblait
donner des preuves de savoir-faire en étouffant avec une prudence
apparente les insurrections du Midi; les modérés se réjouissaient, car
les modérés ont la haine et la peur des rouges dans des proportions
maladives et tant soit peu furieuses. C'est à eux que le vieux Lafayette
disait autrefois:

--Messieurs, je vous trouve enragés de modération.

Les modérés gambettistes sont un peu embarrassés aujourd'hui que la
dictature commence à casser leurs vitres, le moment étant venu où il
faut faire flèche de tout bois. Les rouges d'ailleurs sont dans l'armée
comme les légitimistes, comme les cléricaux, comme les orléanistes.
Évidemment les rouges sont des hommes comme les autres, ils se battent
comme les autres, et il faudra compter avec leur opinion comme avec
celle des autres. Ce serait même le moment d'une belle fusion, si, par
tempérament, les rouges n'étaient pas irréconciliables avec tout ce qui
n'est pas eux-mêmes; c'est le parti de l'orgueil et de l'infaillibilité.
A cet effet, ils ont inventé le mandat impératif que des hommes
d'intelligence, Rochefort entre autres, ont cru devoir subir, sans
s'apercevoir que c'était la fin de la liberté et l'assassinat de
l'intelligence!

Les rouges! c'est encore un mot vide de sens. Il faut le prendre pour ce
qu'il est: un drapeau d'insurrection; mais dans les rangs de ce parti il
y a des hommes de mérite et de talent qui devraient être à sa tête et le
contenir pour lui conserver l'avenir, car ce parti en a, n'en déplaise
aux modérés, c'est même probablement celui qui en a le plus, puisqu'il
se préoccupe de l'avenir avec passion, sans tenir compte du présent.
Qu'on fasse entrer dans ses convictions et dans ses moeurs, un peu trop
sauvages, le respect matériel de la vraie légalité, et, de la confusion
d'idées folles ou généreuses qu'il exhale pêle-mêle, sortiront des
vérités qui sont déjà reconnues par beaucoup d'adhérents silencieux,
ennemis, non de leurs doctrines, mais de leurs façons d'agir. Une
société fondée sur le respect inviolable du principe d'égalité,
représenté par le suffrage universel et par la liberté de la presse,
n'aurait jamais rien à craindre des impatients, puisque leur devise est
_liberté, égalité_: je ne sais s'ils ajoutent _fraternité_: dans ces
derniers temps, ils ont perdu par la violence, la haine et l'injure, le
droit de se dire nos frères.

N'importe! une société parfaitement soumise au régime de l'égalité et
préservée des excès par la liberté de parler, d'écrire et de voter,
aurait dès lors le droit de repousser l'agression de ceux qui ne se
contenteraient pas de pareilles institutions, et qui revendiqueraient le
droit monstrueux de guerre civile. Il faut que les modérés y prennent
garde; si les insurrections éclatent parfois sans autre cause que
l'ambition de quelques-uns ou le malaise de plusieurs, il n'en est pas
de même des révolutions, et les révolutions ont toujours pour cause la
restriction apportée à une liberté légitime. Si, par crainte des
émeutes, la société républicaine laisse porter atteinte à la liberté de
la parole et de l'association, elle fermera la soupape de sûreté, elle
ouvrira la carrière à de continuelles révolutions. M. Gambetta paraît
l'avoir compris en prononçant quelques bonnes paroles à propos de la
liberté des journaux dans ce trop long et trop vague discours du 1er
janvier, dont je me plaignais peut-être trop vivement l'autre jour. S'il
a cette ferme conviction que la liberté de la presse doit être respectée
jusque dans ses excès, s'il désavoue les actes arbitraires de
quelques-uns de ses préfets, il respectera sans doute également le
suffrage universel. Ceci ne fera pas le compte de tous ses partisans,
mais j'imagine qu'il n'est pas homme à sacrifier les principes aux
circonstances.

Je lui souhaite de ne pas perdre la tête à l'heure décisive, et je
regrette de le voir passer à l'état de fétiche, ce qui est le danger
mortel pour tous les souverains de ce monde.


               19 janvier.

On a des nouvelles de Paris du 16. Le bombardement nocturne
continue.--_Nocturne_ est un raffinement. On veut être sûr que les gens
seront écrasés sous leurs maisons. On assure pourtant que le mal _n'est
pas grand_. Lisez qu'il n'est peut-être pas proportionné à la quantité
de projectiles lancés et à la soif de destruction qui dévore le saint
empereur d'Allemagne; mais il est impossible que Paris résiste longtemps
ainsi, et il est monstrueux que nous le laissions résister, quand nous
savons que nos armées reculent au lieu d'avancer.

Du côté de Bourbaki, l'espoir s'en va complètement malgré de brillants
faits d'armes qui tournent contre nous chaque fois.


               20.

Nos généraux ne combattent plus que pour joûter. Ils n'ont pas la
franchise de d'Aurelle de Paladines, qui a osé dire la vérité pour
sauver son armée. Ils craignent qu'on ne les accuse de lâcheté ou de
trahison. La situation est horrible, et elle n'est pas sincère!

Le temps est doux, on souffre moins à Paris; mais les pauvres ont-ils du
charbon pour cuire leurs aliments?--On est surpris qu'ils aient encore
des aliments. Pourquoi donc a-t-on ajourné l'appel au pays il y a trois
mois, sous prétexte que Paris ne pouvait supporter vingt et un jours
d'armistice sans ravitaillement? Le gouvernement ne savait donc pas ce
que Paris possédait de vivres à cette époque? Que de questions on se
fait, qui restent forcément sans réponse!


               21.

Tours est pris par les Prussiens.


               22 et 23.

Toujours plus triste, toujours plus noir, Paris toujours bombardé! on a
le coeur dans un étau. Quelle morne désespérance! on aurait envie de
prendre une forte dose d'opium pour se rendre indifférent par
idiotisme.--Non! on n'a pas le droit de ne pas souffrir. Il faut savoir,
il faudra se souvenir. Il faut tâcher de comprendre à travers les
ténèbres dont on nous enveloppe systématiquement. A en croire les
dépêches officielles, nous serions victorieux tous les jours et sur tous
les points. Si nous avions tué tous les morts qu'on nous signale, il y a
longtemps que l'armée prussienne serait détruite; mais, à la fin de
toutes les dépêches, on nous glisse comme un détail sans importance que
nous avons perdu encore du terrain. Quel régime moral que le compte
rendu journalier de cette tuerie réciproque! Il y a des mots atroces qui
sont passés dans le style officiel:

--_Nos pertes sont insignifiantes,--nos pertes sont peu considérables._

Les jours de désastre, on nous dit avec une touchante émotion:

--Nos pertes sont _sensibles_.

Mais pour nous consoler on ajoute que celles de l'ennemi sont
_sérieuses_, et le pauvre monde à l'affût des nouvelles, va se coucher
content, l'imagination calmée par le rêve de ces cadavres qui jonchent
la terre de France!


               24 janvier.

Nos trois corps d'armée sont en retraite. Les Prussiens ont Tours, Le
Mans; ils auront bientôt toute la Loire. Ils payent cher leurs
avantages, ils perdent beaucoup d'hommes. Qu'importe au roi Guillaume?
l'Allemagne lui en donnera d'autres. Il la consolera de tout avec le
butin, l'Allemand est positif; on y perd un frère, un fils, mais on
reçoit une pendule, c'est une consolation.
                
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