Paris se bat, sorties héroïques, désespérées.--Mon Dieu, mon Dieu! nous
assistons à cela. Nous avons donné, nous aussi, nos enfants et nos
frères. Varus, qu'as-tu fait de nos légions?
Encore une nomination honteuse dans les journaux; l'impudeur est en
progrès.
25 janvier.
Succès de Garibaldi à Dijon. Il y a là, je ne sais où, mais sous les
ordres du héros de l'Italie, un autre Italien moins enfant, moins
crédule, moins dupe de certains associés, le doux et intrépide Frapolli,
grand-maître de la maçonnerie italienne, qui, dès le commencement de la
guerre, est venu nous apporter sa science, son dévouement, sa bravoure.
Personne ne parle de lui, c'est à peine si un journal l'a nommé. Il n'a
pas écrit une ligne, il ne s'est même pas rappelé à ses amis. Modeste,
pur et humain comme Barbès, il agit et s'efface,--et il y a eu dans
certains journaux des éloges pour de certains éhontés qu'on a nommés à
de hauts grades en dépit des avertissements de la presse mieux
renseignée. Malheur! tout est souillé, tout tombe en dissolution. Le
mépris de l'opinion semble érigé en système.
26 janvier.
Encore une levée, celle des conscrits par anticipation. On a des hommes
à n'en savoir que faire, des hommes qu'il faut payer et nourrir, et qui
seront à peine bons pour se battre dans six mois; ils ne le seront
jamais, si on continue à ne pas les exercer et à ne les armer qu'au
moment de les conduire au feu. Mon troisième petit-neveu vient de
s'engager.
27.
Visites de jeunes officiers de mobilisés, enfants de nos amis du Gard.
Ils sont en garnison dans le pays on ne peut plus mal, et ne faisant
absolument rien, comme les autres. Châteauroux regorge de troupes de
toutes armes qui vont et viennent, on ne saura certainement jamais
pourquoi. A La Châtre, on a de temps en temps un passage annoncé; on
commande le pain, il reste au compte des boulangers. L'intendance a
toujours un règlement qui lui défend de payer. D'autres fois la troupe
arrive à l'improviste, on n'a reçu aucun avis, le pain manque.
Heureusement les habitants de La Châtre pratiquent l'hospitalité d'une
manière admirable; ils donnent le pain, la soupe, le vin, la viande à
discrétion: ils coucheraient sur la paille plutôt que de ne pas donner
de lit à leur hôte. Ils n'ont pas été épuisés; mais dans les villes à
bout de ressources les jeunes troupes souffrent parfois cruellement, et
on s'étonne de leur résignation. Le découragement s'en mêle. Subir tous
les maux d'une armée en campagne et ne recevoir depuis trois et quatre
mois aucune instruction militaire, c'est une étrange manière de servir
son pays en l'épuisant et s'épuisant soi-même.
Un peu de _fantaisie_ vient égayer un instant notre soirée, c'est une
histoire qui court le pays. Trois Prussiens (toujours trois!) ont envahi
le département, c'est-à-dire qu'ils en ont franchi la limite pour
demander de la bière et du tabac dans un cabaret. De plus, ils ont
demandé le nom de la localité. En apprenant qu'ils étaient dans l'Indre,
ils se sont retirés en toute hâte, disant qu'il leur était défendu d'y
entrer, et que ce département ne serait pas envahi à cause du château de
Valençay, le duc ayant obtenu de la Prusse, où ses enfants sont au
service du roi, qu'on respecterait ses propriétés.
Il y a déjà quelque temps que cette histoire court dans nos villages.
Les habitants de Valençay ont dit que si les Prussiens respectaient
seulement les biens de leur seigneur et ravageaient ceux du paysan, ils
brûleraient le château.
Il y a quelque chose qu'on dit être vrai au fond de ce roman, c'est que
le duc de Valençay aurait écrit de Berlin à son intendant d'emballer et
de faire partir les objets précieux, et que, peu après, il aurait donné
l'ordre de tout laisser en place. Qu'on lui ait promis en Prusse de
respecter son domaine seigneurial, cela est fort possible; mais que
cette promesse se soit étendue au département, c'est ce que nous ne
croirons jamais, malgré la confiance qu'elle inspire aux amateurs de
merveilleux.
28 janvier.
Lettres de Paris du 15. Morère est bien vivant, Dieu merci! Par une
chance inespérée, à cette date nous n'avions ni morts ni malades parmi
nos amis; mais depuis treize jours de bombardement, de froid et
peut-être de famine de plus!--Mon bon Plauchut m'écrit qu'il _mange sa
paillasse_, c'est-à-dire que le pain de Paris est fait de paille hachée.
Il me donne des nouvelles de tous ceux qui m'intéressent. Il m'en donne
aussi de mon pied-à-terre de Paris, qui a reçu un obus dans les reins.
Le 15, on jouait _François le Champi_ au profit d'une ambulance. Cette
pièce, jouée pour la première fois en 49, sous la République, a la
singulière destinée d'être jouée encore sous le bombardement. Une
bergerie!
Mes pauvres amis sont héroïques, ils ne veulent pas se plaindre, ils ne
_veulent_ souffrir de rien. J'ai des nouvelles des Lambert. Leur cher
petit enfant mord à belles dents dans les mets les plus étranges. On a
été forcé de l'emporter la nuit dans un autre quartier. Les bombes leur
sifflaient aux oreilles. Berton, père et fils, ont été de toutes les
sorties comme volontaires. D'autres excellents artistes sont aussi sur
la brèche, les hommes aux remparts, les femmes aux ambulances. Tous sont
déjà habitués aux obus et les méprisent. Les gamins courent après. Paris
est admirable, on est fier de lui!
28 au soir.
Mais les exaltés veulent le mâter, le livrer peut-être. Il y a encore eu
une tentative contre l'Hôtel-de-Ville, et cette fois des gardes
nationaux insurgés ont tiré sur leurs concitoyens. Ce parti, si c'en est
un, se suicide. De telles provocations dans un pareil moment sont
criminelles et la première pensée qui se présente à l'esprit est
qu'elles sont payées par la Prusse. On saura plus tard si ce sont des
fous ou des traîtres. Quels qu'ils soient, ils tuent, ils provoquent la
tuerie: ce ne sont pas des Français, ou ce ne sont pas des hommes.
On parle d'armistice et même de capitulation. Ces émeutes rendent
peut-être la catastrophe inévitable. Les journaux anglais annoncent la
fin de la guerre. Le gouvernement de Bordeaux s'en émeut et nous défend
d'y croire. Ne lui en déplaise, nous n'y croyons que trop. La misère
doit sévir à Paris. On a beau nous le cacher, nos amis ont beau nous le
dissimuler, cela devient évident. Le bois manque, le pain va manquer.
L'exaltation des clubs va servir de prétexte à ce qui reste de bandits à
Paris,--et il en reste toujours,--pour piller les vivres et peut-être
les maisons. La majorité de la garde nationale paraît irritée et blâme
la douceur du général Trochu. Le général Vinoy est nommé gouverneur de
Paris à sa place. Est-ce l'énergie, est-ce la patience qui peuvent
sauver une pareille situation?--Elle est sans exemple dans l'histoire.
Les Prussiens sont-ils appelés à la résoudre en brûlant Paris? On ne
ferme pas l'oeil de la nuit, on voudrait être mort jusqu'à demain,--et
peut-être que demain ce sera pire!
Dimanche 29 janvier.
C'en est fait! Paris a capitulé, bien qu'on ne prononce pas encore ce
mot-là. Un armistice est signé pour vingt et un jours. Convocation d'une
assemblée de députés à Bordeaux: c'est Jules Favre qui a traité à
Versailles. On va procéder à la hâte aux élections. On ne sait rien de
plus. Y aura-t-il ravitaillement pour le pauvre Paris affamé? car il est
affamé, la chose est claire à présent! La paix sortira-t-elle de cette
suspension d'armes? Pourrons-nous communiquer avec Paris? A quelles
conditions a-t-on obtenu ce sursis au bombardement? Il est impossible
que l'ennemi n'ait pas exigé la reddition d'un ou de plusieurs forts.
Il n'y a pas d'illusion à conserver. Cela devait finir ainsi! L'émeute a
dû être plus grave qu'on ne l'a avoué. Les Prussiens en profitent.
Malheureux agitateurs! que le désastre, la honte et le désespoir du pays
vous étouffent, si vous avez une conscience!
Le désordre et le dégoût où l'on a jeté la France rendaient notre perte
inévitable. Mais fallait-il laisser dire à nos ennemis:
--Ce peuple insensé se livre lui-même! Les haines qui le divisent ont
fait plus que nos boulets, plus que la famine elle-même!
Ah! mécontents de Paris, vous qui accusez vos chefs de trahison, et vous
aussi qui les abandonnez parce qu'ils veulent épargner la vie des
émeutiers, si les choses sont comme elles paraissent, vous êtes tous
bien coupables, mais si malheureux qu'on vous plaint tous et qu'on
tâchera d'arracher de son coeur cette page de votre histoire pour ne se
rappeler que cinq mois de patience, d'union, d'héroïsme véritable!
On vous plaint et on vous aime tous quand même: vous n'êtes plus
écrasés par les bombes, vos pauvres enfants vont avoir du pain. On
respire en dépit d'une douleur profonde, et on veut la paix,--oui, la
paix au prix de notre dernier écu, pourvu que vous échappiez à cette
torture! Quant à moi, il était au-dessus de mes forces de la contempler
plus longtemps, et j'avoue qu'en ce moment je suis irritée contre ceux
qui reprochent à votre gouvernement d'avoir cédé devant l'horreur de vos
souffrances. On réfléchira demain, aujourd'hui on pleure et on aime:
arrière ceux qui maudissent!
Janvier.
A présent nous savons pourquoi Paris a dû subir si brusquement son sort.
Encore une fois nous n'avons plus d'armée! Tandis que celles de l'Ouest
et du Nord sont en retraite, celle de l'Est est en déroute. Le
malheureux Bourbaki, harcelé, dit-on, par les exigences, les soupçons et
les reproches de la dictature de Bordeaux, s'est brûlé la cervelle.
Aucune dépêche ne nous en a informés, les journaux que nous pouvons nous
procurer le disent timidement dans un entrefilet. Mais on le sait trop à
Versailles, et devant l'évidence Jules Favre a dû perdre tout espoir.
Ce nouveau drame est navrant. Celui-là ne trahissait pas qui s'est tué
pour ne pas survivre à la défaite!
31 janvier.
Dépêche officielle.--_Alea jacta est!_ La dictature de Bordeaux rompt
avec celle de Paris. Il ne lui manquait plus, après avoir livré par ses
fautes la France aux Prussiens, que d'y provoquer la guerre civile, par
une révolte ouverte contre le gouvernement dont il est le délégué!
Peuple, tu te souviendras peut-être cette fois de ce qu'il faut attendre
des pouvoirs irresponsables! Tu en as sanctionné un qui t'a jeté dans
cet abîme, tu en as subi un autre que tu n'avais pas sanctionné du tout
et qui l'y plonge plus avant, grâce au souverain mépris de tes droits.
Deux malades, un somnambule et un épileptique, viennent de consommer ta
perte. Relève-toi, si tu peux!
«L'occupation des forts de Paris par les Prussiens, dit cette curieuse
dépêche, _semble_ indiquer que la capitale a été rendue en tant que
place forte. La convention qui est intervenue _semble_ avoir surtout
pour objet la formation et la nomination _d'une assemblée_.
«La politique soutenue et pratiquée par le ministre de l'intérieur et de
la guerre est toujours la même: _guerre à outrance, résistance jusqu'à
complet épuisement!_»
Entends-tu et comprends-tu, pauvre peuple? Le _complet épuisement_ est
prévu, inévitable, et le voilà décrété!
«Employez donc toute votre énergie, dit la dépêche en s'adressant à ses
préfets, à maintenir le _moral_ des populations!»
Le moyen est sublime! Promettez-leur le complet épuisement! Voilà tout
ce que vous avez à leur offrir. Eh bien! c'est déjà fait. Vous avez tout
pris, et cela ne vous a servi à rien. Il faut aviser au moyen de vider
deux fois chaque bourse vide et de tuer une seconde fois chaque homme
mort!
Viennent ensuite des ordres relatifs à la discipline.
«Les troupes devront être exercées tous les jours pendant de longues
heures pour s'aguerrir.»
Il est temps d'y songer, à présent que celles qui savaient se battre
sont prisonnières ou cernées, et que celles qui ne savent rien sont
démoralisées par l'inaction et décimées par les maladies! Ferez-vous
repousser les pieds gelés que la gangrène a fait tomber dans vos
campements infects? Ressusciterez-vous les infirmes, les phthisiques,
les mourants que vous avez fait partir et qui sont morts au bout de
vingt-quatre heures? Rétablirez-vous la discipline dont vous vous êtes
préoccupé tout récemment et que vous avez laissée périr comme une chose
dont _l'élément civil_ n'avait aucun besoin?
Mais voici le couronnement du mépris pour les droits de la nation: Après
avoir décrété la guerre à outrance, le ministre de l'intérieur et de la
guerre, l'homme qui n'a pas reculé devant cette double tâche, ajoute:
--_Enfin, il n'est pas jusqu'aux élections qui ne puissent et ne doivent
être mises à profit_.
Et puis, tout de suite, vient l'ordre d'imposer la volonté
gouvernementale, j'allais dire _impériale_, aux électeurs de la France.
--Ce _qu'il faut_ à la France, c'est une assemblée _qui veuille la
guerre et soit décidée à tout_.
«Le membre du gouvernement qui est attendu arrivera sans doute demain
matin. Le _ministre_,--c'est de lui-même que parle M. Gambetta,--_le
ministre s'est fixé un délai qui expire demain à trois heures_.»
C'est-à-dire que, si l'on tarde à lui céder, il passera outre et régnera
seul. Le tout finit par un refrain de cantate:
--Donc, patience! fermeté! courage! union et discipline!
Voilà comme M. Gambetta entend ces choses! Quand il a apposé beaucoup de
points d'exclamation au bas de ses dépêches et circulaires, il croit
avoir sauvé la patrie.
Nous voilà bien et dûment avertis que Paris ne compte pas, que c'est une
place forte comme une autre, qu'on peut ne pas s'en soucier et continuer
_l'épuisement_ rêvé par la grande âme du ministre pendant que l'ennemi,
maître des forts, réduira en cendre la capitale du monde civilisé. Il
n'entre pas dans la politique, si modestement _suivie_ et _pratiquée_
par le _ministre_, de s'apitoyer sur une ville qui a eu la lâcheté de
succomber sans son aveu!
Ce déplorable enivrement d'orgueil qui conduit un homme, fort peu
guerrier, à la férocité froide et raisonnée, est une note à prendre et à
retenir. Voilà ce que le pouvoir absolu fait de nous! Dépêchez-vous de
vous donner _des maîtres_, pauvres moutons du Berry!
1er février.
Aujourd'hui le _ministre_ refait sa thèse. Il change de ton à l'égard de
Paris. C'est une ville sublime, qui ne s'est défendue que pour lui
donner le temps de sauver la France, et il nous assure qu'elle est
sauvée, vu qu'il a formé «des armées _jeunes encore_, mais _auxquelles_
il n'a manqué _jusqu'à_ présent _que la_ solidité _qu'on_ n'acquiert
_qu'à_ la longue.»
Il absout Paris, mais il accuse le gouvernement de Paris, dont
apparemment il ne relève plus.
--_On a signé à notre insu, sans nous avertir, sans nous consulter, un
armistice dont nous n'avons connu que tardivement la coupable légèreté,
qui livre aux troupes prussiennes des départements occupés par nos
soldats, et qui nous impose l'obligation de rester trois semaines au
repos pour réunir, dans les tristes circonstances où se trouve le pays,
une assemblée nationale. Cependant_ _personne ne vient de Paris, et il
faut agir._
On s'imagine qu'après avoir ainsi tancé la _légèreté coupable_ de son
gouvernement, le _ministre_ va lui résister? Il l'avait annoncé hier, il
s'était fixé un délai. Le délai est expiré, et il n'ose! Il va obéir et
s'occuper d'avoir une assemblée _vraiment nationale_. Pardonnons-lui une
heure d'égarement, passons-lui encore cette proclamation illisible,
impertinente, énigmatique. Espérons qu'il n'aura pas de candidats
officiels, bien qu'il semble nous y préparer. Espérons que, pour la
première fois depuis une vingtaine d'années, le suffrage universel sera
entièrement libre, et que nous pourrons y voir l'expression de la
volonté de la France.
Ce retard du délégué de Paris, qui offense et irrite le délégué de
Bordeaux, nous inquiète, nous autres. Paris aurait-il refusé de
capituler malgré l'occupation des forts? Paris croit-il encore que nos
armées sont à dix lieues de son enceinte? On l'a nourri des mensonges du
dehors, et c'est là un véritable crime. Nos anxiétés redoublent.
Peut-être qu'au lieu de manger on s'égorge.--Le ravitaillement s'opère
pourtant, et on annonce qu'on peut écrire des lettres _ouvertes_ et
envoyer des denrées.
2 février.
J'ai écrit quinze lettres, arriveront-elles?--Il fait un temps
délicieux; j'ai écrit la fenêtre ouverte. Les bourgeons commencent à se
montrer, le perce-neige sort du gazon ses jolies clochettes blanches
rayées de vert. Les moutons sont dans le pré du jardin, mes
petites-filles les gardent en imitant, à s'y tromper, les cris et appels
consacrés des bergères du pays. Ce serait une douce et heureuse journée,
s'il y avait encore de ces journées-là; mais le parti Gambetta nous en
promet encore de bien noires. Il a pris le mot d'ordre; il veut la
_guerre à outrance_ et le _complet épuisement_. Pour quelques-uns, c'est
encore quelques mois de pouvoir; pour les désintéressés, c'est la
satisfaction sotte d'appartenir au parti qui domine la situation et
fait trembler la volaille, c'est-à-dire les timides du parti
opposé;--mais le paysan et l'ouvrier ne tremblent pas tant qu'on se
l'imagine! Le paysan surtout est très-calme, il sourit et se prépare à
voter, quoi?--La paix à outrance peut-être; on l'y provoque en le
traitant de lâche et d'idiot. L'autre jour, un vieux disait:
--Ils s'y prennent comme ça? On leur fera voir qu'on n'attrape pas les
mouches avec du vinaigre.
Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils se prononceront ici en masse
contre le complet épuisement, et ils n'auront pas tort.
--Avec quoi, disent-ils, nourrira-t-on ceux que l'ennemi a ravagés, si
on ravage le reste?
Ils n'ignorent pas que les provinces défendues souffrent autant des
nationaux que des ennemis, et, comme le vol des prétendus fournisseurs
et le pillage des prétendus francs-tireurs entrent à présent sans
restriction et sans limite dans nos prétendus moyens de défense, ils ne
veulent plus se défendre avec un gouvernement qui ne les préserve de
rien et les menace de tout.
Vendredi 3 février.
Le mal augmente. La menace se dessine. Le ministre de Bordeaux décrète
de son chef des incompatibilités que la République ne doit pas
connaître. Il exclut non-seulement de l'éligibilité les membres de
toutes les familles déchues du trône, mais encore les anciens candidats
officiels, les anciens préfets de l'Empire, auxquels, par une logique
d'un nouveau genre, il substitue les siens. On ne pourra pas élire les
préfets d'il y a six mois; en revanche, on pourra élire les préfets
actuellement en fonctions! C'est le coup d'État de la folie; il y a des
gens pour l'admirer et en accepter les conséquences.--Que fait donc le
gouvernement de Paris, qui, on le sait, ne veut pas accepter cette
modification à la première, à la plus sacrée des lois républicaines?
L'ennemi l'empêche-t-il de communiquer avec la délégation? Ce serait de
la part de M. de Bismarck une nouvelle et sanglante perfidie que de
vouloir outrager et avilir le suffrage universel.
Beaucoup de préfets n'oseront pas, j'espère, afficher l'outrage au
peuple sur les murs des villes. Ce serait le signal de grands désordres.
Les maires ne l'oseront pas dans les campagnes. Dieu nous préserve des
colères de la réaction, si stupidement provoquées et si cruellement
aveugles quand elles prennent leur revanche! Que la soupape de sûreté
s'ouvre vite, que le gouvernement de Paris répare la faute de son
ex-collègue, et que le peuple vote librement! Tout est perdu sans cela.
Une guerre civile, et c'est maintenant que la paix avec l'étranger
devient à jamais honteuse pour la France.
Vendredi soir.
Enfin! Jules Simon est arrivé à Bordeaux avec un décret signé de tous
les membres du gouvernement de Paris, donnant un démenti formel aux
prétentions du délégué. Se prononcera-t-il aussi contre la mesure qui
vient de faire un si grand scandale, et dont le ministre de la justice a
endossé la cruelle responsabilité? L'atteinte portée ces jours-ci à
l'inamovibilité de la magistrature a été pour nous, qui aimons et
respectons Crémieux, une douloureuse stupéfaction. Certes les magistrats
frappés par cette mesure n'ont pas nos sympathies; mais détruire un
principe pour punir quelques coupables, et se résoudre à un tel acte au
moment de perdre le pouvoir, c'est inexplicable de la part d'un homme
dont l'intelligence et la droiture d'intentions n'ont jamais été mises
en doute, que je sache. Que s'est-il donc passé? Cette verte vieillesse
s'est-elle affaissée tout d'un coup sous la pression des exaltés?
Le parti Gambetta était donc fermement convaincu que _la guerre
commençait_, qu'il fallait entrer dans la voie des grandes mesures
dictatoriales pour donner un nouvel élan à la France, et qu'on avait un
an de lutte acharnée, ou une prochaine série de grandes victoires pour
arriver au consulat?
A Paris, on est triste, mais résigné; il n'y a pas eu le moindre
trouble, bien qu'on l'ait beaucoup donné à entendre pour nous effrayer.
Il y a un système à la fois réactionnaire et républicain pour nous
brouiller avec Paris; les meneurs des deux partis s'y acharnent.
Nous apprenons enfin que l'armée de Bourbaki a passé en Suisse au moment
d'être cernée et détruite. L'ignorait-on à Bordeaux? A coup sûr, M. de
Bismarck ne l'a pas laissé ignorer à Paris.
Le pauvre général Bourbaki n'est pas mort, bien qu'il se soit mis
réellement une balle dans la tête. Les uns disent qu'il est légèrement
blessé, d'autres qu'il l'est mortellement. Quoi qu'il en soit, il a
voulu mourir; c'est le seul général qui ait manqué de philosophie devant
la défaite. Tous les autres se portent bien. Tant mieux pour ceux qui se
sont bien battus!
4 février.
Les feuilles poussent aux arbres, mais nos beaux blés sont rentrés sous
terre. La campagne, si charmante chez nous en cette saison, est d'un ton
affreux. Des espaces immenses sont rasés par la gelée. Il est dit que
nous perdrons tout, même l'espérance. M. de Bismarck nous envoie des
dépêches! Il déclare qu'il n'admet pas les _incompatibilités_ de M.
Gambetta. C'est lui qui nous protége contre notre gouvernement. C'est la
scène grotesque passant à travers le drame sombre.
Lettres du Midi. Ils sont effrayés. Le coup d'État les menace,
disent-ils, de grands malheurs. Beaucoup de bons républicains vont voter
pour les conservateurs. C'est une combinaison fortuite amenée par la
situation.
Ici tout se passera en douceur comme de coutume, mais la liste
républicaine aura si peu de voix que le parti Gambetta payera cher la
faute de son chef. Il y a là des noms aimés; mais, pour défendre le
système qu'ils s'obstinent à représenter, il faudrait fausser sa propre
conscience, et peu de gens estimables s'y décideront. Il y en aura
pourtant; il y a toujours des politiques _purs_ qui font bon marché de
leurs scrupules et de leurs répugnances pour obéir à un système convenu;
c'est même cela qu'ils appellent la _conduite politique_. J'avoue que
j'ai toujours eu de l'aversion pour cette stratégie de transaction.
Dans sa proclamation dernière, M. Gambetta disait, en finissant, une
parole énigmatique:
--Pour atteindre ce but sacré (la guerre à outrance représentée par le
choix des candidats), il faut y dévouer nos coeurs, nos volontés, notre
vie, et, _sacrifice difficile peut-être, laisser là nos préférences_.
Aux armes! aux armes! etc.
Le parti entend sans doute son chef à demi-mot. Pour nous, simples
mortels sans malice, nous nous posons des questions devant le texte
mystérieux. Ne serait-ce pas l'annonce d'une évolution politique comme
celle de ces républicains du Midi qui m'écrivaient hier:
«Devant l'ennemi du suffrage universel, nous passerons à l'ennemi de
l'ennemi!»
M. Gambetta, passant à l'alliance avec les rouges qu'il a contenus
jusqu'ici dans les villes agitées par eux, serait plus logique;
jusqu'ici ses _préférences_ ont été pour ses confrères de Paris qui lui
ont confié nos destinées, faisant en cela, selon nous, acte d'énorme
légèreté. A présent, le dictateur va sans doute donner sa confiance et
son appui aux ennemis d'hier, et je ne vois pas pourquoi ils ne
s'entendraient pas, puisqu'ils sont aussi friands que lui de dictature
et de coups d'État.
5 février.
Ni lettres, ni journaux pour personne; on est en si grande défiance
qu'on croit ce silence _commandé_. On s'inquiète de ce qui se passe à
Bordeaux entre Jules Simon et la dictature.
6.
Pas plus de nouvelles qu'hier; nous n'avons que les journaux
d'avant-hier, qui disent que l'armistice, mal réglé ou mal compris, a
amené de nouveaux malheurs pour nos troupes. Nous sommes inquiets d'une
partie de nos mobilisés qui a été conduite au feu, comme nous le
redoutions, sans avoir appris à tenir un fusil, et qui s'est trouvée à
l'affaire de la reprise du faubourg de Blois. Ils s'y sont jetés comme
des fous, traversant la Loire en désordre sur un pont miné, tombant dans
la rivière, sortant de là en riant pour aller droit aux Prussiens
embusqués dans les maisons, tirant au hasard leurs mauvais fusils qui
éclataient dans leurs mains, et vers le soir se tuant les uns les autres
faute de se reconnaître et faute de direction. Le lendemain, nos pauvres
enfants étaient cernés; la retraite leur était absolument coupée, et ils
attendaient l'écrasement final lorsque, après six heures d'attente dans
la boue, l'arme au pied, leur colonel fut obligé de leur laisser
connaître l'armistice, mais en leur déclarant qu'il ne l'acceptait pas.
Si Gambetta dure, ce colonel intelligent sera décoré ou général.--Avec
de tels chefs, l'_épuisement_ désiré ira vite, et le pouvoir de ceux qui
sacrifient ainsi la jeunesse d'un pays ne sera pas d'aussi longue durée
qu'ils l'espèrent.
Mardi 7 février.
On raconte enfin la lutte entre Jules Simon et M. Gambetta; elle a été
vive, et tous les journaux qui se sont permis de publier le décret du
gouvernement de Paris relatif à la liberté des élections ont été saisis
à Bordeaux. Le coup d'État est complet!
Une lettre nous apprend ce soir que Jules Simon l'emporte, qu'il a dû
montrer une fermeté qui n'a pas été sans péril pour lui, que M. Gambetta
se décide à donner sa démission, et que le décret de Paris qui annule le
sien sera publié _demain_.
Demain! c'est le jour du vote! On aura commencé à voter, et dans
beaucoup de localités on aura fini de voter sans savoir qu'on est libre
de choisir son candidat; mais en revanche les préfets en fonctions
pourront être élus dans les localités qu'ils administrent encore. On
promène déjà partout des listes officielles qu'on appelle listes
républicaines. Ainsi le premier appel au peuple fait par cette
république-là aura suivi la forme impériale et admis des
incompatibilités inconnues sous l'empire. C'est une honte! mais qu'elle
retombe sur ceux qui l'acceptent!
Rendons justice au gouvernement de Paris, il a fait cette fois son
devoir autant qu'il l'a pu, et oublions vite ce mauvais rêve d'un coup
de dictature avorté. Le vote sera libre quand même, grâce à la ferme
volonté que montrent les masses d'exercer leur droit dans toute son
étendue.
Il y a ici diverses listes de conciliation qui ne nuiront pas à la
principale, la liste dite libérale, celle de la paix, comme l'appellent
les paysans. L'autre, c'est celle de la guerre. Ils ne s'y tromperont
pas.
Aucun symptôme de bonapartisme ni de cléricalisme dans les esprits
autour de nous. Je ne connais aucun des candidats qui représentent pour
eux le vote pour la paix; je vis cloîtrée, je ne vois même presque
jamais les paysans de la nouvelle génération.
Ils ont beaucoup grandi en fierté et en bien-être, ces paysans de vingt
à quarante ans; ils ne demandent jamais rien. Quand on les rencontre,
ils n'ôtent plus leur chapeau. S'ils vous connaissent, ils viennent à
vous et vous tendent la main. Tous les étrangers qui s'arrêtent chez
nous sont frappés de leur bonne tenue, de leur aménité et de l'aisance
simple, amicale et polie de leur attitude. Vis-à-vis des personnes
qu'ils estiment, ils sont, comme leurs pères, des modèles de
savoir-vivre; mais plus que leurs pères, qui en avaient déjà le
sentiment, ils ont la notion et la volonté de l'égalité: c'est le droit
de suffrage qui leur a fait monter cet échelon. Ceux qui les traitent
tout bas de brutes n'oseraient les braver ouvertement. Il n'y ferait pas
bon.
Il y a bien eu quelques menaces dans quelques communes d'alentour. Dans
la nôtre et dans les plus voisines, nous savons qu'il y a eu accord et
engagement pris d'observer le plus grand calme, de n'échanger avec
personne un seul mot irrité ou irritant, de ne pas s'enivrer, de partir
tous ensemble et de revenir de même, sans se mêler à aucune querelle, à
aucune discussion. Ils ont tous leur bulletin en poche. Ceux qui ne
savent pas lire connaissent au moins certaines lettres qui les guident,
ou, s'ils ne les connaissent pas, ils en remarquent la forme et
l'arrangement avec la sûreté d'observation qui aide le sauvage à
retrouver sa direction dans la forêt vierge. Ils ne disent jamais chez
nous d'avance pour qui ils voteront, ils se soucient fort peu des noms
propres à l'heure qu'il est. Ils ne connaissent pas plus que moi les
candidats qui passent pour représenter leur opinion. S'ils font quelques
questions, c'est sur la profession et la situation des candidats; le
mot _avocat_ les met en défiance. _Avocat_ est une injure au village.
Ils aiment les gros industriels, les agriculteurs éclairés, en général
tous ceux qui réussissent dans leurs entreprises. Ils rejettent certains
noms qu'ils aiment personnellement en disant:
--Que voulez-vous? il n'a pas su faire ses affaires, il ne saurait pas
faire celles des autres!
Et ceci est une question d'ordre, d'économie, de sagesse et
d'intelligence, ce n'est pas une question de clocher. Le paysan n'a rien
à gagner chez nous au changement de personnes. Étant d'un des
départements les plus noirs sur la carte de l'instruction, il est au
moins préservé de l'ambition par son ignorance. Il n'aspire à aucun
emploi, il sait qu'il n'y en a pas pour qui ne sait pas lire. Il ne
désire pas sortir de son pays, où il est propriétaire, c'est-à-dire un
citoyen égal aux autres, pour aller dans des villes où son ignorance le
placerait au-dessous de beaucoup d'autres. L'instruction partielle n'a
d'ailleurs pas toujours de bons résultats, elle détache l'homme de son
état et de son milieu parce qu'elle le différencie de ses égaux. Il faut
qu'elle soit donnée à tous pour être un bien commun dont personne n'ait
lieu d'abuser.
Enfin! nous verrons demain si tout se passera sans désordre et sans
vexation. On est très-bon dans notre pays, et nous avons un excellent
sous-préfet, qui, sous l'Empire tout comme aujourd'hui, a professé et
professe un grand respect pour la liberté des opinions. Si on se
querelle, ce ne sera pas sa faute.
Un de nos mobilisés a écrit; malgré l'armistice, ils couchent plus que
jamais dans la boue, et malgré l'espoir et l'annonce de la reprise
prochaine des hostilités, moins que jamais on ne les exerce. Il y a eu
des morts et des blessés, il y a surtout des malades. Un médecin de La
Châtre, le docteur Boursault, malgré son âge assez avancé et sa fortune
assez médiocre, s'est attaché gratuitement au service du bataillon.
Je donnerais beaucoup pour être sûre que le dictateur a donné sa
démission. Je commençais à le haïr pour avoir fait tant souffrir et
mourir inutilement. Ses adorateurs m'irritaient en me répétant qu'il
nous a sauvé l'honneur. Notre honneur se serait fort bien sauvé sans
lui. La France n'est pas si lâche qu'il lui faille avoir un professeur
de courage et de dévouement devant l'ennemi. Tous les partis ont eu des
héros dans cette guerre, tous les contingents ont fourni des martyrs.
Nous avons bien le droit de maudire celui qui s'est présenté comme
capable de nous mener à la victoire et qui ne nous a menés qu'au
désespoir. Nous avions le droit de lui demander un peu de génie, il n'a
même pas eu de bon sens.
Que Dieu lui pardonne! Je vais me dépêcher de l'oublier, car la colère
et la méfiance composent un milieu où je ne vivrais pas mieux qu'un
poisson sur un arbre. Ceux qui ne sont pas contents du dictateur disent
qu'il aura des comptes sévères à rendre à la France, et que son avenir
n'est pas riant. Je souhaite qu'on le laisse tranquille. S'il faut
qu'une enquête se fasse sur sa probité, que je ne révoque point en
doute--les exaltés ne sont pas cupides--dès qu'il se sera justifié,
qu'on lui pardonne tout, en raison de la raison qui lui manque. Le
chauffeur maladroit qui fait éclater la chaudière n'est pas punissable
quand il saute avec elle.
Il pleut, le vent souffle en foudre. Il y a dans l'air une détente qui
ne sera pas sans influence sur notre espèce nerveuse et impressionnable.
Non! on ne se battra pas demain.
8 février.
Dès le matin, les paysans des deux sections de la commune étaient réunis
devant l'église. Les vieux et les infirmes voulaient se traîner au
chef-lieu de canton, qui est à six kilomètres. Mon fils fait atteler
pour eux un grand chariot qu'on accepte, et il s'en va à pied avec les
jeunes. Sur la route, on rencontre les autres communes marchant en ordre
avec leurs vieillards conduits par les voitures des voisins, qui, sans
s'être concertés, ont tous eu l'idée de fournir des moyens de transport,
et de se servir de leurs jambes plutôt que de laisser un électeur privé
de son droit. Pas une abstention! Ce vote au chef-lieu de canton a paru
une espèce de défi qu'on a voulu accepter.--Dans la journée, on vient
nous dire que tout est calme, qu'il n'y a pas eu l'ombre d'une querelle,
et notre village rentre sans avoir manqué à sa parole.
Les journaux confirment la démission Gambetta, et annoncent l'arrivée à
Bordeaux de plusieurs membres du gouvernement de Paris.--Je reçois de
Paris une première lettre par la poste; mais, comme les Prussiens
veulent lire notre pensée, on ne se la dit pas et on est moins bien
informé que par les ballons.
Jeudi 9 février.
J'ai attendu Maurice, qui est rentré à trois heures du matin. Il avait
été cloué à un bureau de dépouillement. La liste _libérale_ l'emporte
jusqu'ici chez nous dans la proportion de cent contre un.
On m'assure que les choix de notre département sont réellement libéraux
et même républicains, qu'en tout cas ils ne sont nullement
réactionnaires. Dieu veuille qu'il en soit ainsi dans toute la France,
et que les hommes du passé ne profitent pas trop de l'irritation
produite dans les masses par la tentative d'étouffement du vote. J'ai de
l'espérance aujourd'hui; notre pauvre France a appelé le bon sens à son
aide, et elle est disposée à l'écouter. Ce n'est pas une majorité
restauratrice que le bon sens demande, c'est une majorité réparatrice.
Se sentira-t-elle le pouvoir et les moyens de continuer la guerre? Je ne
le crois pas; mais, s'il est constaté qu'elle les a encore, espérons
qu'elle ne sera pas lâche et qu'elle usera de ce pouvoir et de ces
moyens.
Quoi qu'il arrive, l'équilibre rompu entre la France et son expression
va se rétablir. C'était la première condition pour nous rendre compte
de notre situation, qu'on nous défendait de connaître et que nous
allons pouvoir juger en famille. On avait exclu du conseil les
principaux intéressés, ceux qui supportent les plus lourdes charges; il
était temps de se rappeler qu'ils n'appartiennent pas plus à un parti
qu'ils ne doivent appartenir à un souverain. Puisque, grâce à la
Révolution de 89, tout homme est un citoyen, il est indispensable de
reconnaître que tout citoyen est un homme, que par conséquent nul ne
peut disposer des biens et de la vie de son semblable sans le consulter.
Ce n'est pas parce que l'Empire en a disposé par surprise qu'une
république a le droit d'agir de même et de sacrifier l'homme à l'idée,
l'homme fût-il stupide et l'idée sublime.
Une guerre continuée ainsi ne pouvait produire l'élan miraculeux des
guerres patriotiques. D'ailleurs les choses de fait sont entrées dans
une nouvelle phase de développement. En même temps que la science
appliquée à l'industrie nous donnait l'emploi de la vapeur, de
l'électricité, et tant d'autres découvertes merveilleuses et fécondes,
elle accomplissait fatalement le cercle de son activité, elle trouvait
des moyens de destruction dont nous n'avons pas pu nous pourvoir à
temps, et qui ont mis à un moment donné la force matérielle au-dessus de
la force morale. Nous subissons un accident terrible, ce n'est rien de
plus. L'homme qui eût pu rendre immédiatement applicable un engin de
guerre supérieur à tous les engins connus eût plus fait pour notre salut
que tout un parti avec des paroles vides et un système d'excitations
inutiles. M. Ollivier nous avait bien déjà parlé d'un _rempart de
poitrines humaines_, parole féroce, si elle n'eût été irréfléchie. Les
poitrines humaines ont beau battre pour la patrie, le canon les
traverse, et jamais un ingénieur militaire ne les assimilera à des
moellons. L'homme de coeur ne peut entendre les métaphores de
l'éloquence sans éprouver un déchirement profond. Le paysan, à qui on
prend ses fils pour faire des fortifications avec sa chair et son sang,
a raison de ne pas aimer les avocats.
10 février.
A présent que les communications régulières sont rétablies ou vont
l'être, je n'ai plus besoin de mes propres impressions pour vivre de la
vie générale. Je cesserai donc ce journal, qui devient inutile à moi et
à ceux de mes amis qui le liront avec quelque intérêt. Dans l'isolement
plus ou moins complet où la guerre a tenu beaucoup de provinces, il
n'était pas hors de propos de résumer chaque jour en soi l'effet du
contre-coup des événements extérieurs. Très-peu parmi nous ont eu durant
cette crise le triste avantage de la contempler sans égarement d'esprit
et sans catastrophe immédiate. Je dis que c'est un triste avantage,
parce que, dans cette inaction forcée, on souffre plus que ceux qui
agissent. Je le sais par expérience; en aucun temps de ma vie, je n'ai
autant souffert!
Je n'ai pas voulu faire une page d'histoire, je ne l'aurais pas pu;
mais toute émotion soulevée par l'émotion générale appartient quand même
à l'histoire d'une époque. J'ai traversé cette tourmente comme dans un
îlot à chaque instant menacé d'être englouti par le flot qui montait.
J'ai jugé à travers le nuage et l'écume les faits qui me sont parvenus;
mais j'ai tâché de saisir l'esprit de la France dans ces convulsions
d'agonie, et à présent je voudrais pouvoir lui toucher le coeur pour
savoir si elle est morte.
On ne peut juger que par induction, je tâte mon propre coeur et j'y
trouve encore le sentiment de la vie. Si ce n'est pas l'espoir, c'est
toujours la foi, et si ce n'était même plus la foi, ce serait encore
l'amour; tant qu'on aime, on n'est pas mort. La France ne peut pas se
haïr elle-même, plus que jamais elle est la nation qui aime et qu'on
aime. Si le gouvernement qui jurait de la sauver ou de mourir avec elle
n'a su faire ni l'un ni l'autre, quelque espérance que nous ayons fondée
sur ce gouvernement, quelques sympathies qu'il ait pu nous inspirer ou
qu'il nous inspire encore, accusons-le plutôt que de condamner la
France. Repoussons avec indignation le système de défense de ceux qui
nous disent qu'elle est perdue, parce qu'elle n'a pas voulu être sauvée.
Ce serait le même mensonge qui a été prononcé à Sedan lorsqu'on nous a
lâchement accusés d'avoir voulu la guerre. Dire que la France ne peut
plus enfanter de braves soldats ni de bons citoyens, parce qu'elle a été
bonapartiste, c'est un blasphème. Elle a proclamé la république à Paris
avec un enthousiasme immense, elle l'a acceptée en province avec une
loyauté unanime. Le premier cri a été partout:
--Vive la patrie!
Et tout le monde était debout ce jour-là. La France de toutes les
opinions a offert ou donné sans hésitation le sang qu'elle avait dans
les veines, l'argent qu'elle avait dans les mains. Le paysan le plus
encroûté a marché comme les autres. Les sujets les plus impropres aux
fatigues s'y sont traînés quand même, des mères ont vu partir leurs
trois fils, des fermiers tous leurs gars; des hommes mariés ont quitté
leurs jeunes enfants, des soldats qui avaient fait sept ans de service
ont repris le sac et le fusil. Je ne parle pas des riches qui ont quitté
avec orgueil leurs affections et leur bien-être, des industriels, des
savants et des artistes qui ont fait si bon marché de leurs précieuses
vies, et qui se sont volontairement dévoués, des jeunes gens engagés
dans des carrières honorables ou lucratives qui ont tout sacrifié pour
servir la grande cause: je parle de ceux qu'on accuse, qu'on méconnaît
et qu'on méprise, je parle des ignorants et des simples qui croyaient
encore à l'empereur trahi, vieille légende des temps passés, et qui
n'aimaient pas du tout la République, parce que _rien ne va sans un
maître_. Je ne peux pas sans douleur entendre maudire ce pauvre d'esprit
qui est allé se faire tuer, ou, ce qui est pis, mourir de froid, de faim
et de misère dans la neige et la boue des campements. Si Jésus revenait
au monde, il écrirait avec notre sang sur le sable de nos chemins:
«En vérité, je vous le dis, celui-ci, qui ne comprend pas et qui marche
avec vous est le meilleur d'entre vous.»
Finissons-en avec ces récriminations contre l'ignorance, avec cette
malédiction sur le suffrage universel, avec ces projets, ces désirs ou
ces menaces de méconnaître son autorité. La paix est maintenant
inévitable, l'exaltation de parti la repousse et cherche à nous
entretenir d'illusions funestes. Elle a promis ce qu'elle n'a pu tenir,
elle ne veut pas en avoir le démenti, elle sacrifierait des millions
d'hommes plutôt que de s'avouer impuissante ou impopulaire. Il est temps
que le gros bon sens intervienne. Il ne saura pas juger le différend, il
le fera cesser. Je vois aux prises une impitoyable machine de guerre, la
Prusse, et un homme nu, blessé, héroïque, la France militaire. Cet
homme, exaspéré par l'inégalité de la lutte, veut mourir, il se jette en
désespéré sous les roues de la machine. Debout, Jacques Bonhomme! place
entre ce sublime malheureux et la machine aveugle ta lourde main, plus
solide que tous les engins de la royauté. Arrête le vainqueur et sauve
le vaincu, dût-il te maudire et t'insulter. Tu veux qu'il vive, toi,
paysan qui par métier sèmes la vie sur la terre. Tu veux que le blé
repousse, et que la France renaisse. Voici tantôt le moment de ressemer
ton champ gelé. On va crier que tu as tué l'honneur. Tu laisseras dire,
toi qui portes toujours tous les fardeaux, tu porteras encore celui-ci.
L'ingrate patrie est bien heureuse que tu ne connaisses pas le point
d'honneur, et que tu te trouves là, dans les situations extrêmes, pour
trancher sans scrupule et sans passion les questions insolubles!
Et à présent faisons une fervente prière au génie de la France.
Puisse-t-il nous bien inspirer et faire entrer dans tous les esprits la
notion du droit! Il est si clair et si précis, ce droit acquis et payé
si cher par nos révolutions! Liberté de la parole écrite ou orale,
liberté de réunion, liberté du vote, liberté de conscience, liberté de
réunion et d'association,--que peut-on vouloir de plus, et quelles
théories particulières peuvent primer ces droits inaliénables? N'est-ce
pas donner l'essor à toutes les idées que d'assurer les droits de la
discussion? Si nous savons maintenir ces droits, ne sera-ce pas un
véritable attentat contre l'humanité que la conspiration et
l'usurpation, de quelque part qu'elles viennent?
L'orgueil des partis ne veut pas souffrir le contrôle de tous: sachons
distinguer les vanités exubérantes des convictions sincères, n'imposons
silence à personne, mais apprenons à juger, et que l'abandon soit le
châtiment des écoles qui veulent s'imposer par la voie de fait, l'injure
et la menace. Ne subissons l'entraînement ni des vieux partis ni des
nouveaux. Le véritable républicain n'appartient à aucun, il les examine
tous, il les discute, il les juge. Son opinion ne doit jamais être
arrêtée systématiquement, car l'intelligence qui ne fonctionne plus est
une intelligence morte; qui n'apprend plus rien ne compte plus.
Observons le rayonnement des idées nouvelles à mesure qu'elles se
produiront, et sachons si elles sont étoiles ou bolides, c'est-à-dire
éclosion de vie ou débris de mort. La France a le sens critique si
développé et tant d'organes éminents de cette haute puissance, qu'il ne
lui faudra pas beaucoup de temps pour s'éclairer sur la valeur des
offres de salut qui lui sont faites de toutes parts. Cette discussion, à
la condition d'être loyale et sérieuse, fera aisément justice du mandat
_impératif_, qui n'est autre chose que la tyrannie de l'ignorance, si
bien exploitée par le parti de l'Empire. Faisons des voeux pour que la
distinction du droit et de la fonction déléguée soit bien comprise et
bien établie par nos écrivains, nos assemblées, nos publicistes de tout
genre. Ils auront beaucoup à faire à ce moment de réveil général qui va
suivre, à la grande surprise des autres nations, l'espèce d'agonie où
elles nous voient tombés. Il sera urgent de démontrer que le mandat
impératif est une idée sauvage, et qu'il y aurait erreur funeste à en
accepter l'outrage pour conquérir la popularité. Le droit du peuple à
choisir ses représentants, à consulter sa raison et sa conscience doit
être également libre, ou bien la représentation n'est plus qu'une lutte
aveugle, un conflit stupide entre les esclaves de tous les partis. Il
serait temps de se défaire de ces errements de l'Empire. Nés fatalement
dans son atmosphère, espérons qu'ils finiront avec lui.
Il y aura certainement aussi à éclairer l'Assemblée constituante qui
succédera prochainement à celle-ci sur un point essentiel, le droit de
plébiscite. Il ne faut pas que ce droit, devenu monstrueux, établisse la
volonté du peuple au-dessus de celle des assemblées élues par lui; si le
peuple est souverain, ce n'est pas un souverain absolu qu'il faille
rendre indépendant de tout contrôle, priver de tout équilibre. Le
plébiscite peut être la forme expéditive que prendra, dans un avenir
éloigné, la volonté d'une nation arrivée à l'âge de maturité; mais
longtemps encore il sera un attentat à la liberté du peuple lui-même,
puisqu'il est, par sa forme absolue et indiscutable, une sorte de
démission qu'il peut donner de sa propre autorité. Je crois que, si ce
droit n'est pas supprimé, il pourra être modifié par une loi qui en
soumettra l'exercice aux décisions des assemblées. En temps normal et
régulier, il ne faut jamais qu'un pouvoir exécutif puisse en appeler de
l'Assemblée au peuple et réciproquement. Je ne sais même pas s'il est
des cas exceptionnels où cet appel ne serait point un crime contre la
raison et la justice.
Mais _ce ne sont pas là mes affaires_, dit la fourmi, et je ne suis
qu'une fourmi dans ce chaos de montagnes écroulées et de volcans qui
surgissent; je fais des rêves, des voeux, et j'attends.
Chers amis, que je vais enfin retrouver, aurez-vous tous été logiques
avec vous-mêmes sous cette dictature compliquée d'une guerre atroce?
Quelles vont être vos élections de Paris?
Je n'ai qu'un désir: c'est qu'elles soient l'expression de toutes les
idées qui vous agitent dans tous les sens. Un parti trop prédominant
serait un malheur en ce moment où il faut que la lumière se fasse.
Si je dois encore une fois assister à la mort de la république, j'en
ressentirai une profonde douleur. On ne voit pas sans effroi et sans
accablement le progrès faire fausse route, l'avenir reculer, l'homme
descendre, la vie morale s'éclipser; mais, si cette amertume nous est
réservée, ô mes amis, ne maudissons pas la France, ne la boudons pas, ne
nous croyons pas autorisés à la mépriser; elle passe par une si forte
épreuve! Ne disons jamais qu'elle est finie, qu'elle va devenir une
Pologne; est-ce que la Pologne n'est pas destinée à renaître?
L'Allemagne aussi renaîtra; riche et fière aujourd'hui, elle sera demain
plus malade que nous de ces grandes maladies des nations, nécessaires à
leur renouvellement. Il y a encore en Allemagne de grands coeurs et de
grands esprits qui le savent et qui attendent, tout en gémissant sur nos
désastres; ceux-là engendreront par la pensée la révolution qui
précipitera les oppresseurs et les conquérants. Sachons attendre aussi,
non une guerre d'extermination, non une revanche odieuse comme celle qui
nous frappe; attendons au contraire une alliance républicaine et
fraternelle avec les grandes nations de l'Europe. On nous parle
d'amasser vingt ans de colère et de haine pour nous préparer à de
nouveaux combats! Si nous étions une vraie, noble, solide et florissante
république, il ne faudrait pas dix ans pour que notre exemple fût suivi,
et que nous fussions vengés sans tirer l'épée!
Le remède est bien plus simple que nous ne voulons le croire. Tous les
bons esprits le voient et le sentent. Allons-nous nous déchirer les
entrailles, quand une bonne direction donnée par nous-mêmes à nos coeurs
et à nos consciences aurait plus de force que tous les canons dont la
Prusse menace la civilisation continentale? Croyez bien qu'elle le sait,
la Prusse! La paix que l'on va négocier n'éteindra pas la guerre occulte
qu'elle est résolue à faire à notre république. Quand elle ne nous
tiendra plus par la violence, elle essayera de nous tenir encore par
l'intrigue, la corruption, la calomnie, les discordes intérieures.
Serrons nos rangs et méfions-nous de l'étranger! Il est facile à
reconnaître; c'est celui qui se dit plus Français que la France.