JOURNAL D'UN VOYAGEUR PENDANT LA GUERRE
PAR
GEORGE SAND
(L.-A. AURORE DUPIN) VEUVE DE M. LE BARON DUDEVANT
PARIS MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS RUE AUBER, 3, PLACE DE L'OPÉRA
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LIBRAIRIE NOUVELLE BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE DE
GRAMMONT
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1871
Droits de reproduction et de traduction réservés
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Nohant, 15 septembre 1870.
Quelle année, mon Dieu! et comme la vie nous a été rigoureuse! La vie
est un bien pourtant, un bien absolu, qui ne se perd ni ne diminue dans
le sublime total universel. Les hommes de ce petit monde où nous sommes
n'en ont encore qu'une notion confuse, un sentiment fiévreux,
douloureux, étroit. Ils font un misérable usage des fugitives années où
ils croient pouvoir dire _moi_, sans songer qu'avant et après cette
passagère affirmation, leur moi a déjà été et sera encore un moi
inconscient peut-être de l'avenir et du passé, mais toujours plus
affirmatif et plus accusé.
Des milliers d'hommes viennent de joncher les champs de bataille de
leurs cadavres mutilés. Chers êtres pleurés! une grande âme s'élève avec
la fumée de votre sang injustement, odieusement répandu pour la cause
des princes de la terre. Dieu seul sait comment cette âme magnanime se
répartira dans les veines de l'humanité; mais nous savons au moins
qu'une partie de la vie de ces morts passe en nous et y décuple l'amour
du vrai, l'horreur de la guerre pour la guerre, le besoin d'aimer, le
sentiment de la vie idéale, qui n'est autre que la vie normale telle que
nous sommes appelés à la connaître. De cette étreinte furieuse de deux
races sortira un jour la fraternité, qui est la loi future des races
civilisées. Ta mort, ô grand cadavre des armées, ne sera donc pas
perdue, et chacun de nous portera dans son sein un des coeurs qui ont
cessé de battre.
Ces réflexions me saisissent au lever du soleil, après quatre jours de
fièvre que vient de dissiper ou plutôt d'épuiser une nuit d'insomnie. En
ouvrant ma fenêtre, en aspirant la fraîcheur du matin et le profond
silence d'une campagne encore matériellement tranquille, je me demande
si tout ce que je souffre depuis six semaines n'est point un rêve.
Est-il possible que ce matin bleu, cette verdure renouvelée après un été
torride, ces nuages roses qui montent dans le ciel, ces rayons d'or qui
percent les branches, ne soient pas l'aurore d'un jour heureux et pur?
Est-il possible que les héros de nos places de guerre souffrent mille
morts à cette heure, et que Paris entende déjà peut-être gronder le
canon allemand autour de ses murailles? Non, cela n'est pas. J'ai eu le
cauchemar, la fièvre a déchaîné sur moi ses fantômes, elle m'a brisée.
Je m'éveille, tout est comme auparavant. Les vendangeurs passent, les
coqs chantent, le soleil étend sur l'herbe ses tapis de lumière, les
enfants rient sur le chemin.--Horreur! voilà des blessés qui reviennent,
des conscrits qui partent: malheur à moi, je n'avais pas rêvé!
Et devant moi se déroule de nouveau cette funeste demi-année dont j'ai
bu l'amertume en silence: Mon fils gravement malade pendant seize nuits
que j'ai passées à son chevet,--attendant d'heure en heure, durant
plusieurs de ces nuits lugubres, que ma belle-fille m'apportât des
nouvelles de mes deux petits-enfants sérieusement malades aussi: et
puis, quelques jours plus tard, quand le printemps splendide éclatait en
pluie de fleurs sur nos têtes, vingt autres nuits passées auprès de mon
fils malade encore. Et puis une grande fatigue, le travail en retard, un
effort désespéré pour reprendre ma tâche au milieu d'un été que je n'ai
jamais vu, que je ne croyais pas possible dans nos climats tempérés: des
journées où le thermomètre à l'ombre montait à 45 degrés, plus un brin
d'herbe, plus une fleur au 1er juillet, les arbres jaunis perdant
leurs feuilles, la terre fendue s'ouvrant comme pour nous ensevelir,
l'effroi de manquer d'eau d'un jour à l'autre, l'effroi des maladies et
de la misère pour tout ce pauvre monde découragé de demander à la terre
ce qu'elle refusait obstinément à son travail, la consternation de sa
fauchaison à peu près nulle, la consternation de sa moisson misérable,
terrible sous cette chaleur d'Afrique qui prenait un aspect de fin du
monde! Et puis des fléaux que la science croyait avoir conjurés et
devant lesquels elle se déclare impuissante, des varioles foudroyantes,
horribles, l'incendie des bois environnants élevant ses fanaux sinistres
autour de l'horizon, des loups effarés venant se réfugier le soir dans
nos maisons! Et puis des orages furieux brisant tout, et la grêle
meurtrière achevant l'oeuvre de la sécheresse!
Et tout cela n'était rien, rien en vérité! Nous regrettons ce temps si
près de nous dont il semble qu'un siècle de désastres nous sépare déjà.
La guerre est venue, la guerre au coeur de la France, et aujourd'hui
Paris investi! Demain peut-être, pas plus de nouvelles de Paris que de
Metz! Je ne sais pas comment nos coeurs ne sont pas encore brisés. On
ne se parle plus dans la crainte de se décourager les uns les autres.
17 septembre.
Aujourd'hui pas de lettres de Paris, pas de journaux. La lutte
colossale, décisive, est-elle engagée? Je me lève encore avec le jour
sans avoir pu dormir un instant. Le sommeil, c'est l'oubli de tout; on
ne peut plus le goûter qu'au prix d'une extrême fatigue, et nous sommes
dans l'inaction! On ne peut s'occuper des campagnes apparemment; rien
pour organiser ce qui reste au pays de volontés encore palpitantes, rien
pour armer ce qui reste de bras valides. Il n'y en a pourtant plus
guère; on a déjà appelé tant d'hommes! Notre paysan a pleuré, frémi, et
puis il est parti en chantant, et le vieux, l'infirme, le patient est
resté pour garder la famille et le troupeau, pour labourer et ensemencer
le champ. Beauté mélancolique de l'homme de la terre, que tu es
frappante et solennelle au milieu des tempêtes politiques! Tandis que
le riche, vaillant ou découragé, abandonne son bien-être, son industrie,
ses espérances personnelles, pour fuir ou pour combattre, le vieux
paysan, triste et grave, continue sa tâche et travaille pour l'an
prochain. Son grenier est à peu près vide; mais, fût-il plein, il sait
bien que d'une manière ou de l'autre il lui faudra payer les frais de la
guerre. Il sait que cet hiver sera une saison de misère et de
privations; mais il croit au printemps, lui! La nature est toujours pour
lui une promesse, et je l'ai trouvé moins affecté que moi en voyant
mourir cet été le dernier brin d'herbe de son pré, la dernière fleurette
de son sillon. J'avais un chagrin d'artiste en regardant périr la
plante, la fleur, ce sourire pur et sacré de la terre, cette humble et
perpétuelle fête de la saison de vie. Tandis que je me demandais si le
sol n'était pas à jamais desséché, si la séve de la rose n'était pas à
jamais tarie, si je retrouverais jamais l'ancolie dans les foins ou la
scutellaire au bord de l'eau tarie, il ne se souciait, lui, que de ce
qu'il pourrait faire manger à sa chèvre ou à son boeuf durant l'hiver;
mais il avait plus de confiance que moi dans l'inépuisable générosité du
sol. Il disait:
--Qu'un peu de pluie nous vienne, nous sèmerons vite, et nous
recueillerons en automne.
Mon imagination me montrait un cataclysme là où sa patience ne
constatait qu'un accident. Il ne s'apercevait guère du luxe évanoui, du
bleuet absent des blés, du lychnis rose disparu de la haie. Il arrachait
une poignée d'herbe avec la racine sèche, et après un peu d'étonnement,
il disait:
--L'herbe pourtant, l'herbe ça ne peut pas mourir!
Il n'a pas la compréhension raisonnée, mais il a l'instinct profond,
inébranlable, de l'impérissable vitalité. Le voilà en présence de la
famine pour son compte, aux prises avec les aveugles éventualités de la
guerre: comme il est calme! Au milieu de ses préjugés, de ses
entêtements, de son ignorance, il a un côté vraiment grand. Il
représente l'_espèce_ avec sa persistante confiance dans la loi du
renouvellement.
Boussac (Creuse), 20 septembre.
On dit que récapituler ses maux porte malheur. Cela est vrai pour nous
aujourd'hui. La variole s'est déclarée foudroyante, épidémique autour de
nous; nous avons renvoyé les enfants et leur mère, et aujourd'hui force
nous est de les rejoindre, car le fléau est installé pour longtemps
peut-être, et nous ne pouvons vivre ainsi séparés. Nous voilà fuyant
quelque chose de plus aveugle et de plus méchant encore que la guerre,
après avoir tenté vainement d'y apporter remède; hélas! il n'y en a pas;
le paysan chasse le médecin ou le voit arriver avec effroi. Partons
donc! Une balle n'est rien, elle ne tue que celui qu'elle frappe, mais
ce mal subit qu'il faut absolument communiquer à l'être dévoué qui vous
soigne, à votre enfant, à votre mère, à votre meilleur ami!... Il faut
donc alors mourir en se haïssant soi-même, en se maudissant, en se
reprochant comme un crime d'avoir vécu une heure de trop!
La chaleur est écrasante, la sécheresse va recommencer; elle n'a pas
cessé ici, dans ce pays granitique, littéralement cuit. Nous couchons
dans une petite auberge très-propre; abondance de plats fortement
épicés, pas d'eau potable. Le pays est admirable quand même. La couleur
est morte sur les arbres, mais les belles formes et les beaux tons des
masses rocheuses bravent le manque de parure végétale. Les bestiaux
épars, cherchant quelques brins d'herbe sous la fougère, ont un grand
air de tristesse et d'ennui; leurs robes sont ternes, tandis que les
flancs dénudés des collines brillent au soleil couchant comme du métal
en fusion. Le soleil baisse encore, tout s'illumine, et les vastes
brûlis de bruyère forment à l'horizon des zones de feu véritable qu'on
ne distingue plus de l'embrasement général que par un ton cerise plus
clair. Sommes-nous en Afrique ou au coeur de la France? Hélas! c'est
l'enfer avec ses splendeurs effrayantes où l'âme navrée des souvenirs de
la terre fait surgir les visions de guerre et d'incendie. Ailleurs on
brûle tout de bon les villages, on tue les hommes, on emmène les
troupeaux. Et ce n'est pas loin, ce qu'on ne voit pas encore! Ce
magnifique coucher de soleil, c'est peut-être la France qui brûle à
l'horizon!
Saint-Loup (Creuse), 21 septembre.
Le Puy-de-Dôme et la fière dentelure des volcans d'Auvergne se sont
découpés tantôt dans le ciel au delà du plateau que nous traversions,
premier échelon du massif central de la France. Quelle placidité dans
cette lointaine apparition des sommets déserts! Voilà le rempart naturel
qu'au besoin la France opposerait à l'invasion; qu'il est majestueux
sous son voile de brume rosée! Les plaines immenses qui s'échelonnent
jusqu'à la base semblent le contempler dans un muet recueillement.
Ici tout est calme, encore plus qu'aux bords de l'Indre. Les gens sont
pourtant plus actifs et plus industrieux; ils ont plus de routes et de
commerce, mais ils sont plus sobres et plus graves. Le paysan vit de
châtaignes et de cidre, il sait se passer de pain et de vin; sa vache et
son boeuf ne sont pas plus difficiles que son âne. Ils mangent ce qu'ils
trouvent, et sont moins éprouvés par la sécheresse que nos bêtes
habituées à la grasse prairie. Ce pays-ci n'attirera pas la convoitise
de l'étranger. La nature lui sera revêche, si l'habitant ne lui est pas
hostile.
Nous voici chez d'adorables amis, dans une vieille maison très-commode
et très-propre, aussi bien, aussi heureux qu'on peut l'être par ces
temps maudits. L'air est sain et vif, le soleil a tout dévoré, et le
danger de famine est bien plus effrayant encore que chez nous. Ils n'ont
pas eu d'orage, pas une goutte d'eau depuis six mois! Deux beaux petits
garçons jouent au soleil, sous de pauvres acacias dénudés, avec nos
deux petites filles, charmées du changement de place, un petit âne d'un
bon caractère, et un gros chien qui flaire les nouveau-venus d'un air
nonchalant. Les enfants rient et gambadent, c'est un heureux petit monde
à part qui ne s'inquiète et ne s'attriste de rien. Au commencement de la
guerre, nous ne voulions pas qu'on en parlât devant nos filles; nous
avions peur qu'elles n'eussent peur. Nous les retrouvons déjà
acclimatées à cette atmosphère de désolation; elles ont voyagé, elles
ont fait une vingtaine de lieues; elles parlent bataille, elles jouent
aux Prussiens avec ces garçons, qui se font des fusils avec des tiges de
roseau. C'est un jeu nouveau, une fiction, cela n'est pas arrivé, cela
n'arrivera pas. Les enfants décidément ne connaissent pas la peur du
réel.
22 septembre.
Chez nous, j'étais physiquement très-malade. Étais-je sous l'influence
de l'air empesté du pauvre Nohant? Aujourd'hui je me sens guérie, mais
le coeur ne reprend pas possession de lui-même. On avait naguère, dans
la tranquillité de la vie retirée et studieuse, cette petite joie
intérieure qui est comme le sentiment de l'état de santé de la
conscience personnelle. Aujourd'hui il n'y a plus du tout de
personnalité possible; le devoir accompli, toujours aimé, mais
impuissant au delà d'une étroite limite, ne console plus de rien. Voici
les temps de calamité sociale où tout être bien organisé sent frémir en
soi les profondes racines de la solidarité humaine. Plus de chacun pour
soi, plus de chacun chez soi! La communauté des intérêts éclate. L'avare
qui compte sa réserve est effrayé de cette stérile ressource qui
s'écoulera sans se renouveler. Il est malheureux, irrité; il voudrait
égorger l'inconnu, la crise, tout ce qui tombera sous sa main. Il
cherche un lieu sûr pour cacher sa bourse, non pas tant pour la dérober
à l'Allemand, avec lequel il se résigne à transiger, que pour se
dispenser de nourrir son voisin affamé l'hiver prochain. Celui qui n'a
pas la même préoccupation personnelle est malheureux autrement, sa
souffrance est plus noble, mais elle est plus profonde et plus
constante. Il ne se dit pas comme l'avare qu'il réussira peut-être, à
force de soins, à ne pas trop manquer. Quand l'avare a saisi cette
espérance, il s'endort rassuré. L'autre, celui qui fait bon marché de
lui-même, ne réfléchit pas tant à son lendemain. Son sommeil est un rêve
amer où l'âme se tord sous le poids du malheur commun. Pauvre soldat de
l'humanité, il veut bien mourir pour les autres, mais il voudrait que
les autres fussent assurés de vivre, et quand la voix de la vision crie
à son oreille: _Tout meurt!_ il s'agite en vain, il étend ses mains dans
le vide. Il se sent mourir autant de fois qu'il y a de morts sur la
terre.
22 septembre.
Heureux ceux qui croient que la vie n'est qu'une épreuve passagère, et
qu'en la méprisant ils gagneront une éternité de délices! Ce calcul
égoïste révolte ma conscience, et pourtant je crois que nous vivons
éternellement, que le soin que nous prenons d'élever notre âme vers le
vrai et le bien nous fera acquérir des forces toujours plus pures et
plus intenses pour le développement de nos existences futures; mais
croire que le ciel est ouvert à deux battants à quiconque dédaigne la
vie terrestre me semble une impiété. Une place nous est échue en ce
monde; purifions-la, si elle est malsaine. La vie est un voyage;
rendons-le utile, s'il est pénible. Des compagnons nous entourent au
hasard; quels qu'ils soient, voyageons à frais communs; ne prions pas,
plutôt que de prier seuls. Travaillons, marchons, déblayons ensemble. Ne
disons pas devant ceux qui meurent en chemin qu'ils sont heureux d'être
délivrés de leur tâche. Le seul bonheur qui nous soit assigné en ce
monde, c'est précisément de bien faire cette tâche, et la mort qui
l'interrompt n'est pas une dispense de recommencer ailleurs. Il serait
commode, en vérité, d'aller s'asseoir au septième ciel pour avoir vécu
une fois.
23 septembre.
Un soleil ardent traversant un air froid: ceci ressemble au printemps du
Midi; mais la sécheresse des plantes nous rappelle que nous sommes au
pays de la soif. On a grand'peine ici à se procurer de l'eau, et elle
n'est pas claire; une pauvre petite source hors du village alimente
comme elle peut bêtes et gens. Les rivières ne coulent plus. On nous a
menés aujourd'hui voir le gouffre de la _Tarde_. La Tarde est un torrent
qui forme aux plateaux que nous traversons une ceinture infranchissable
en hiver; il est enfoui dans d'étroites gorges granitiques qui se
bifurquent ou se croisent en labyrinthe, et il y roule une masse d'eau
d'une violence extrême. Le gouffre, où nous sommes descendus, offre
encore un profond réservoir d'eau morte sous les roches qui surplombent.
Le poisson s'y est réfugié. A deux pas plus loin, la Tarde disparaît et
reparaît de place en place; elle semble revivre, marcher avec le vent
qui la plisse, mais elle s'arrête et se perd toujours. En mille
endroits, on passe la furieuse à pied sec, sur des entassements de
roches brisées ou roulées qui attestent sa puissance évanouie. Rien
n'est plus triste que cette eau dormante, enchaînée, trouble et morne,
qui a conservé à ses rives escarpées un peu de fraîcheur printanière,
mais qui semble leur dire: «Buvez encore aujourd'hui, demain je ne serai
plus.»
J'avais un peu oublié nos peines. Il y avait de ces recoins charmants où
quelques fleurettes vous sourient encore et où l'on rêve de passer tout
seul un jour de _far niente_, sans souvenir de la veille, sans
appréhension du lendemain. En face, un formidable mur de granit couronné
d'arbres et brodé de buissons; derrière soi, une pente herbeuse rapide,
plantée de beaux noyers; à droite et à gauche, un chaos de blocs dans le
lit du torrent; sous les pieds, on a cet abîme où, à la saison des
pluies, deux courants refoulés se rencontrent et se battent à grand
bruit, mais où maintenant plane un silence absolu. Un vol de libellules
effleure l'eau captive et semble se rire de sa détresse. Une chèvre tond
le buisson de la muraille à pic; par où est-elle venue, par où s'en
ira-t-elle? Elle n'y songe pas; elle vous regarde, étonnée de votre
étonnement. Je contemplais la chèvre, je suivais le vol des demoiselles,
je cueillais des scabieuses lilas; quelqu'un dit près de moi:
--Voilà une retraite assez bien fortifiée contre les Prussiens!
Tout s'évanouit, la nature disparaît. Plus de contemplation. On se
reproche de s'être amusé un instant. On n'a pas le droit d'oublier.
Va-t'en, poésie, tu n'es bonne à rien!
Mon âme est-elle plus en détresse que celle des autres? Il y a si
longtemps que j'ai abandonné à ma famille les soins de la vie pratique,
que je suis redevenue enfant. J'ai vécu au-dessus du possible immédiat,
ne tenant bien compte que du possible éternel. Certes j'étais dans le
vrai absolu, mais non dans le vrai relatif. Je le savais bien; je me
disais que le relatif, auquel je suis impropre, ne me regardait pas, que
je n'y pouvais faire autorité, et qu'il était d'une sage modestie de ne
plus m'en mêler. Aujourd'hui je vois que la réflexion qui s'étend à
l'ensemble des faits humains est méconnue dans toute l'Europe, que les
nations sont régies par la loi brutale de l'égoïsme, qu'elles sont
insensibles à l'égorgement d'une civilisation comme la nôtre, que
l'Allemagne prend sa revanche de nos victoires, comme si un demi-siècle
écoulé depuis ne l'avait pas initiée à la loi du progrès et à la notion
de solidarité, que la faute d'un prince aveugle lui sert de prétexte
pour nous détruire, que c'est bien l'Allemagne qui veut anéantir la
France! Tout le monde agit pour arriver à l'issue violente de cette
lutte monstrueuse, et moi, je suis ici à m'étonner encore, en proie à
une stupeur où je sens que mon âme expire!
24 septembre.
S...[a] est une de ces supériorités enfoncées dans la vie pratique, qui
s'y font un milieu restreint, et ne se doutent pas qu'elles pourraient
s'étendre indéfiniment. Doué d'une activité à la fois ardente et
raisonnée, il s'intitule simple paysan, et pourrait être ministre d'État
mieux que bien d'autres qui l'ont été. Il a su faire, d'une terre en
friche, une propriété relativement riche. Pour qui sait l'histoire de la
terre dans ces pays ingrats, réussir sans enfouir dans le sol plus
d'argent qu'il n'en peut rendre est un problème ardu. Cela s'est fait
par lui sans capitaux, sans risques, avec ardeur, gaieté, douceur
paternelle. Sa femme est sa véritable moitié: similitude de goûts,
d'opinions, de caractère; deux êtres dont les forces s'unissent et
s'augmentent sous le lien d'une tendresse infinie. Couple rare, d'une
touchante simplicité et d'une valeur qu'il ignore!
[Note a: Sigismond Maulmond.]
Ils ont beau dire, ils ne sont point paysans. Ils appartiennent à la
bonne bourgeoisie, à la vraie, celle qui identifie sa tâche à celle du
laboureur et le considère comme son égal; mais cette égalité n'est pas
la similitude. On a beau défendre au paysan d'appeler _mon maître_ le
propriétaire du champ qu'il cultive, il veut que la possession soit une
autorité. Il ne voit dans la société qu'une hiérarchie de maîtrises à
conserver, car il est maître aussi chez lui, et il n'y a pas longtemps
qu'il admet sa femme à sa table. Il a de la maîtrise cette notion
qu'elle n'est pas donnée par le travail et pour le travail seulement. Il
veut qu'elle soit de tous les instants et s'étende à tous les actes de
la vie. C'est en vain que le bourgeois éclairé lui dit:
--Je ne suis que le patron, celui qui dirige l'emploi des forces. Quand
la charrue est rentrée, quand le boeuf est à l'étable, je n'ai plus
d'autorité; vous êtes mon semblable, nous pouvons manger ensemble ou
séparément, nous pouvons penser, agir, voter, chacun à sa guise. En
dehors de la fonction spéciale qui nous lie à la terre par un contrat
passé entre nous, chacun de nous s'appartient.
Le paysan comprend fort bien; mais il ne veut pas qu'il en soit ainsi.
Il ne veut pas être l'égal du _maître_, parce qu'il ne veut pas, sur
l'échelon infime qu'il occupe, admettre un pouvoir égal au sien. Il
prend la société pour un régiment où la consigne est de toutes les
heures. Aussi se plie-t-il au régime militaire avec une prodigieuse
facilité. Là où le bourgeois porte une notion de dévouement à la patrie
qui lui fait accepter les amertumes de l'esclavage, le paysan porte la
croyance fataliste que l'homme est fait pour obéir.
On s'assemble sur la place du village, on fait l'exercice avec quelques
fusils de chasse et beaucoup de bâtons. Il y a là encore de beaux hommes
qui seront pris par la prochaine levée et qui n'y croient pas encore. On
sort du village, on apprend à marcher ensemble, à se taire dans les
rangs, à se diviser, à se masser. L'un d'eux disait:
--Je n'ai pas peur des Prussiens.
--Alors, répond un voisin, tu es décidé à te battre?
--Non. Pourquoi me battrais-je?
--Pour te défendre. S'ils prennent ta vache, qu'est-ce que tu feras?
--Rien. Ils ne me la prendront pas.
--Pourquoi?
--Parce qu'ils n'en ont _pas le droit_.
_Sancta simplicitas!_ Toute la logique du paysan est dans cette notion
du tien et du mien, qui lui parait une loi de nature imprescriptible.
Ils n'en ont _pas le droit_!--Le mot, rapporté à table, nous a fait
rire, puis je l'ai trouvé triste et profond. Le droit! cette convention
humaine, qui devient une religion pour l'homme naïf, que la société
méconnaît et bouleverse à chaque instant dans ses mouvements politiques!
Quand viendra l'impôt forcé, l'impôt terrible, inévitable, des frais de
guerre, tous ces paysans vont dire que l'État n'a _pas le droit_! Quelle
résistance je prévois, quelles colères, quels désespoirs au bout d'une
année stérile! Comment organiser une nation où le paysan ne comprend pas
et domine la situation par le nombre?
25 septembre.
S... veut nous arracher à la tristesse; il nous fait voir le pays. La
région qui entoure Saint-Loup n'est pas belle: les arbres,
très-nombreux, sont moitié plus petits et plus maigres que ceux du
Berri, déjà plus petits de moitié que ceux de la Normandie. Ainsi on
pourrait dire que la Creuse ne produit que des quarts d'arbres. Elle se
rachète au point de vue du rapport par la quantité, et on appelle le
territoire où nous sommes la Limagne de la Marche. Triste Limagne, sans
grandeur et sans charme, manquant de belles masses et d'accidents
heureux; mais au delà de ce plateau sans profondeur de terre végétale,
les arbres s'espacent et se groupent, des versants s'accusent, et dans
les creux la végétation trouve pied. Les belles collines de Boussac,
crénelées de puissantes pierres druidiques, reparaissent pour encadrer
la partie ouest. A l'est, les hauteurs de Chambon font rebord à la vaste
cuve fertile, coupée encore de quelques landes rétives et semée, au
fond, de vastes étangs, aujourd'hui desséchés en partie et remplis de
sables blancs bordés de joncs d'un vert sombre. Un seul de ces étangs a
encore assez d'eau pour ressembler à un lac. Le soleil couchant y plonge
comme dans un miroir ardent. Ma petite-fille Aurore, qui n'a jamais vu
tant d'eau à la fois, croit qu'elle voit la mer, et le contemple en
silence tant qu'elle peut l'apercevoir à travers les buissons du chemin.
L'abbaye de Beaulieu est située dans une gorge, au bord de la Tarde, qui
y dessine les bords d'un vallon charmant. Là il y a des arbres qui sont
presque des arbres. Cette enceinte de fraîches prairies et de
plantations déjà anciennes, car elles datent du siècle dernier, a
conservé de l'herbe et du feuillage à discrétion. Le ravin lui fait une
barrière étroite, mais bien mouvementée, couverte de bois à pic et de
rochers revêtus de plantes. Ce serait là, au printemps, un jardin
naturel pour la botanique; mais je ne vois plus rien qu'un ensemble, et
on dit encore autour de moi:
Les Prussiens ne s'aviseront pas de venir ici!
--Toujours l'ennemi, le fléau devant les yeux! Il se met en travers de
tout; c'est en vain que la terre est belle et que le ciel sourit. Le
destructeur approche, les temps sont venus. Une terreur apocalyptique
plane sur l'homme, et la nature s'efface.
On organise la défense; s'ils nous en laissent le temps, la peur fera
place à la colère. Ceux qui raisonnent ne sont pas effrayés du fait, et
j'avoue que la bourrasque de l'invasion ne me préoccupe pas plus pour
mon compte que le nuage qui monte à l'horizon dans un jour d'été. Il
apporte peut-être la destruction aussi, la grêle qui dévaste, la foudre
qui tue; le nuage est même plus redoutable qu'une armée ennemie, car nul
ne peut le conjurer et répondre par une artillerie terrestre à
l'artillerie céleste. Pourtant notre vie se passe à voir passer les
nuages qui menacent; ils ne crèvent pas tous sur nos têtes, et l'on se
soucie médiocrement du mal inévitable. La vie de l'homme est ainsi faite
qu'elle est une acceptation perpétuelle de la mort; oubli inconscient ou
résignation philosophique, l'homme jouit d'un bien qu'il ne possède pas
et dont aucun bail ne lui assure la durée. Que l'orage de mort passe
donc! qu'il nous emporte plusieurs ou beaucoup à la fois! Y songer, s'en
alarmer sans cesse, c'est mourir d'avance, c'est le suicide par
anticipation.
Mais la tristesse que l'on sent est plus pénible que la peur. Cette
tristesse, c'est la contagion de celle des autres. On les voit s'agiter
diversement dans un monde près de finir, sans arriver à la
reconstruction d'un monde nouveau. On m'écrit de divers lieux et de
divers points de vue:
«Nous assistons à l'agonie des races latines!»
Ne faudrait-il pas dire plutôt que nous touchons à leur renouvellement?
Quelques-uns disent même que la transmission d'un nouveau sang dans la
race vaincue modifiera en bien ou en mal nos instincts, nos
tempéraments, nos tendances. Je ne crois pas à cette fusion physique des
races. La guerre n'amène pas de sympathie entre le vainqueur et le
vaincu. La brutalité cosaque n'a pas implanté en France une monstrueuse
génération de métis dont il y ait eu à prendre note. En Italie, pendant
une longue occupation étrangère, la fierté, le point d'honneur
patriotique n'ont permis avec l'ennemi que des alliances rares et
réputées odieuses. Nos courtisanes elles-mêmes y regarderont à deux fois
avant de se faire prussiennes, et d'ailleurs la bonne nature, qui est
logique, ne permet pas aux courtisanes d'être fécondes.
Ce n'est donc pas de là que viendra le renouvellement. Il viendra de
plus haut, et la famille teutonne sera plus modifiée que la nôtre par ce
contact violent que la paix, belle ou laide, rendra plus durable que la
guerre. Quel est le caractère distinctif de ces races? La nôtre n'a pas
assez d'ordre dans ses affaires, l'autre en a trop. Nous voulons penser
et agir à la fois, nous aspirons à l'état normal de la virilité humaine,
qui serait de vouloir et pouvoir simultanément. Nous n'y sommes point
arrivés, et les Allemands nous surprennent dans un de ces paroxysmes où
la fièvre de l'action tourne au délire, par conséquent à l'impuissance.
Ils arrivent froids et durs comme une tempête de neige, implacables dans
leur parti pris, féroces au besoin, quoique les plus doux du monde dans
l'habitude de la vie. Ils ne pensent pas du tout, ce n'est pas le
moment; la réflexion, la pitié, le remords, les attendent au foyer. En
marche, ils sont machines de guerre inconscientes et terribles. Cette
guerre-ci particulièrement est brutale, sans âme, sans discernement,
sans entrailles. C'est un échange de projectiles plus ou moins nombreux,
ayant plus ou moins de portée, qui paralyse la valeur individuelle, rend
nulles la conscience et la volonté du soldat. Plus de héros, tout est
mitraille. Ne demandez pas où sera la gloire des armes, dites où sera
leur force, ni qui a le plus de courage; il s'agit bien de cela!
demandez qui a le plus de boulets.
C'est ainsi que la civilisation a entendu sa puissance en Allemagne. Ce
peuple positif a supprimé jusqu'à nouvel ordre la chimère de l'humanité.
Il a consacré dix ans à fondre des canons. Il est chez nous, il nous
foule, il nous ruine, il nous décime. Nous contemplons avec stupeur sa
splendeur mécanique, sa discipline d'automates savamment disposés. C'est
un exemple pour nous, nous en profiterons; nous prendrons des notions
d'ordre et d'ensemble. Nous aurons épuisé les efforts désordonnés, les
fantaisies périlleuses, les dissensions où chacun veut être tout. Une
cruelle expérience nous mûrira; c'est ainsi que l'Allemagne nous fera
faire un pas en avant. Dussions-nous être vaincus par elle en apparence,
nous resterons le peuple initiateur qui reçoit une leçon et ne la subit
pas. Ce refroidissement qu'elle doit apporter à nos passions trop vives
ne sera donc pas une modification de notre tempérament, un abaissement
de chaleur naturelle comme l'entendrait une physiologie purement
matérialiste; ce sera un accroissement de nos facultés de réflexion et
de compréhension. Nous reconnaîtrons qu'il y a chez ce peuple un
stoïcisme de volonté qui nous manque, une persistance de caractère, une
patience, un savoir étendu à tout, une décision sans réplique, une vertu
étrange jusque dans le mal qu'il croit devoir commettre. Si nous gardons
contre lui un ressentiment politique amer, notre raison lui rendra
justice à un point de vue plus élevé.
Quant à lui, en cet instant, sans doute, il s'arroge le droit de nous
mépriser. Il ne se dit pas qu'en frappant nos paysans de terreur il est
le criminel instigateur des lâchetés et des trahisons. Il dédaigne ce
paysan qui ne sait pas lire, qui ne sait rien, qui a puisé dans le
catholicisme tout ce qui tendait à l'abrutir par la fausse
interprétation du christianisme. L'Allemand, à l'heure qu'il est, raille
le désordre, l'incurie, la pénurie de moyens où l'empire a laissé la
France. Il nous traite comme une nation déchue, méritant ses revers,
faite pour ramper, bonne à détruire; mais les Allemands ne sont pas tous
aveuglés par l'abus de la force. Il y a des nuances de pays et de
caractère dans cette armée d'invasion. Il y a des officiers instruits,
des savants, des hommes distingués, des bourgeois jadis paisibles et
humains, des ouvriers et des paysans honnêtes chez eux, épris de musique
et de rêverie. Ce million d'hommes que l'Allemagne a vomi sur nous ne
peut pas être la horde sauvage des innombrables légions d'Attila. C'est
une nation différente de nous, mais éclairée comme nous par la
civilisation et notre égale devant Dieu. Ce qu'elle voit chez nous,
beaucoup le comprendront, et l'ivresse de la guerre fera place un jour à
de profondes réflexions. Il me semble que j'entends un groupe
d'étudiants de ce docte pays s'entretenir en liberté dans un coin de nos
mornes campagnes. Des gens de Boussac qui ont l'imagination vive
prétendaient ces jours-ci avoir vu trois Prussiens, le casque en tête,
assis au clair de la lune, sur les pierres _jaumâtres_, ces blocs
énormes qui surmontent le vaste cromlech du mont Barlot.
Ils ont pu les voir! Leurs âmes effarées ont vu trois âmes pensives que
la rêverie faisait flotter sur les monuments druidiques de la vieille
Gaule, et qui devisaient entre elles de l'avenir et du passé. Qui sait
le rôle de l'idée quand elle sort de nous pour embrasser un horizon
lointain dans le temps et dans l'espace? Elle prend peut-être alors une
figure que les extatiques perçoivent, elle prononce peut-être des
paroles mystérieuses qu'une autre âme rêveuse peut seule entendre.
Donc supposons; ils étaient trois: un du nord de l'Allemagne, un du
centre, un du midi. Celui du nord disait:
--Nous tuons, nous brûlons, comme nous avons été tués et brûlés par la
France. C'est justice, c'est la loi du retour, la peine du talion. Vive
notre césar qui nous venge!
Celui du midi disait:
--Nous avons voulu nous séparer du césar du midi; nous tuons et brûlons
pour inaugurer le césar du nord!
Et l'Allemand du centre disait:
--Nous tuons et brûlons pour n'être pas tués et brûlés par le césar du
nord ou par celui du midi.
Alors de la grande pierre jadis consacrée, dit-on, aux sacrifices
humains, sortit une voix sinistre qui disait:
--Nous avons tué et brûlé pour apaiser le dieu de la guerre. Les césars
de Rome nous ont tués et brûlés pour étendre leur empire.
--Les césars sont dieux! s'écria le Prussien.
--Craignons les césars! dit le Bavarois.
--Servons les césars! ajouta le Saxon.
--Craignez la Gaule! reprit la voix de la pierre; c'est la terre où les
vivants sont mangés par les morts.
--La Gaule est sous nos pieds, dirent en riant les trois Allemands en
frappant la pierre antique du talon de leurs bottes.
Mais la voix répondit:
--Le cadavre est sous vos pieds; l'âme plane dans l'air que vous
respirez, elle vous pénètre, elle vous possède, elle vous embrasse et
vous dompte. Attachée à vous, elle vous suivra; vous l'emporterez chez
vous vivante comme un remords, navrante comme un regret, puissante comme
une victime inapaisable que rien ne réduit au silence. A tout jamais
dans la légende des siècles, une voix criera sur vos tombes:
«Vous avez tué et brûlé la France, qui ne voulait plus de césars, pour
faire à ses dépens la richesse et la force d'un césar qui vous détruira
tous!»
Les trois étrangers gardèrent le silence; puis ils ôtèrent leurs casques
teutons, et la lune éclaira trois belles figures jeunes et douces, qui
souriaient en se débarrassant d'un rêve pénible. Ils voulaient oublier
la guerre et rêvaient encore. Ils se croyaient transportés dans leur
patrie, à l'ombre de leurs tilleuls en fleurs, tandis que leurs
fiancées préparaient leurs pipes et rinçaient leurs verres. Il leur
semblait qu'un siècle s'était écoulé depuis un rude voyage à travers la
France. Ils disaient:
--Nous avons été bien cruels!
--La France le méritait.
--Au début, oui, peut-être, elle était insolente et faible; mais le
châtiment a été trop loin, et sa faiblesse matérielle est devenue une
force morale que nous n'avons su ni respecter ni comprendre.
--Ces Français, dit le troisième, sont les martyrs de la civilisation;
elle est leur idéal. Ils souffrent tout, ils s'exposent à tout pour
connaître l'ivresse de l'esprit; que ce soit empire ou république, libre
disposition de soi-même ou démission de la volonté personnelle, ils sont
toujours en avant sur la route de l'inconnu. Rien ne dure chez eux, tout
se transforme, et, qu'ils se trompent ou non, ils vont jusqu'au bout de
leur illusion. C'est un peuple insensé, ingouvernable, qui échappe à
tout et à lui-même. Ne nous reprochons pas trop de l'avoir foulé. Il est
si frivole qu'il n'y songe déjà plus.
--Et si vivace qu'il ne l'a peut-être pas senti!
Ils burent tous trois à l'unité et à la gloire de la vieille Allemagne;
mais la grande pierre du mont Barlot trembla, et, ne sachant plus où ils
étaient, tombant d'un rêve dans un autre, ils s'éveillèrent enfin,
où?... peut-être à l'ambulance, où tous trois gisaient blessés,
peut-être à la lueur d'un feu de bivac, et comme c'étaient trois jeunes
hommes intelligents et instruits, fatigués ou souffrants, dégrisés à
coup sûr des combats de la veille, puisqu'ils pouvaient penser et rêver,
ils se dirent que cette guerre était un cauchemar qui prenait les
proportions d'un crime dans les annales de l'humanité, que le vainqueur,
quel qu'il fût, aurait à expier par des siècles de lutte ou de remords
l'appui prêté à l'ambition des princes de la terre. Peut-être
rougirent-ils, sans se l'avouer, du rôle de dévastateurs et de pillards
que leur faisait jouer l'ambition des maîtres; peut-être
éprouvèrent-ils déjà l'expiation du repentir en voyant la victime qu'on
leur donnait à dévorer, si héroïque dans sa détresse, si ardente à
mourir, si éprise de liberté, que vingt ans d'aspirations refoulées
n'ont fait qu'amener une explosion de jeunesse et de vie là où
l'Allemagne s'attendait à trouver l'épuisement et l'indifférence.
* * * * *
Ce qui est assuré, ce que l'on peut prédire, c'est qu'un temps n'est pas
loin où la jeunesse allemande se réveillera de son rêve. Plongée
aujourd'hui dans l'erreur que nous venons de subir, et qui consiste à
croire que la grandeur d'une race est dans sa force matérielle et peut
se personnifier dans la politique d'un homme, elle reconnaîtra que nul
homme ne peut être investi du pouvoir absolu sans en abuser. L'empereur
des Français n'a pas su porter le lourd fardeau qu'il avait assumé sur
lui. Mieux conseillé par un homme d'action pure, le roi Guillaume est au
sommet de la puissance de fait; il n'en est pas moins condamné, quelle
que soit l'intelligence de son ministre, quelque réglée et assurée que
soit sa force, quelque habile et obstinée que semble sa politique, à
voir s'écrouler son prestige. Les temps sont mûrs; ce qui se passe
aujourd'hui chez nous est le glas des monarchies absolues: nous aurons
été près de périr par la faute d'un seul, n'est-ce pas un enseignement
dont l'Allemagne sera frappée? Si nous nous relevons, ce sera par le
réveil de l'énergie individuelle et par la conviction de l'universelle
solidarité. Guillaume continue en ce moment la partie que Napoléon III
vient de perdre. Plus valide, plus lucide, mieux préparé, il semble
triompher de l'Europe anéantie. Il brave toutes les puissances, il
arrive à cette ivresse fatale qui marque la fin des empires. Détrompés
les premiers, nous expions les premiers, comme toujours! Dans vingt ans,
si nous avons réussi à écarter la chimère du règne, nous serons un grand
peuple régénéré. Dans vingt ans, si l'Allemagne s'endort sous le
sceptre, elle sera ce que nous étions hier, un peuple trompé, corrompu,
désarmé.
26 septembre.
On nous dit qu'il y a de bonnes et grandes nouvelles. Nous n'y croyons
pas. Ces pays éloignés de la scène sont comme les troisièmes dessous
d'un théâtre, où le signal qui doit avertir les machinistes ne
résonnerait plus. Paris investi, les lignes télégraphiques coupées, nous
sommes plus loin de l'action que l'Amérique. Mes enfants et nos amis
s'en vont à trois lieues d'ici pour savoir si quelque dépêche est
arrivée. Je reste seule à la maison; il y a une bibliothèque de vieux
livres de droit et de médecine. Je trouve l'ancien recueil des _Causes
célèbres_. J'essaye de lire. Toutes ces histoires doivent être
intéressantes quand on a l'esprit libre. Dans la disposition où est le
mien, je ne saurais rien juger; de plus il me semble que _juger_ sans
appel est impossible à tous les points de vue, et que tous ces grands
procès _jugés_ ne condamnent personne au tribunal de l'avenir. Peu de
faits réputés authentiques sont absolument prouvés, et lorsque la
torture était un moyen d'arracher la vérité, les aveux ne prouvaient
absolument rien; mais je ne m'arrête pas aux causes tragiques. Ces
épisodes de la vie humaine paraissent si petits quand tout est drame
vivant et tragédie sanglante dans le monde! Je cherche quelque intérêt
dans les causes civiles rapportées dans ce recueil: des enfants
méconnus, désavoués, qui forcent leurs parents à les reconnaître ou qui
parviennent à se faire attribuer leur héritage; des personnages disparus
qui reparaissent et réussissent ou ne réussissent pas à recouvrer leur
état civil, les uns condamnés comme imposteurs, les autres réintégrés
dans leurs noms et dans leurs biens; des arrêts rendus pour et contre
dans les mêmes causes, des témoignages qui se contredisent, des faits
qui, dans l'esprit du lecteur, disent en même temps oui et non: où est
la vérité dans ces aventures romanesques, souvent invraisemblables à
force d'être inexplicables? Où est l'impartialité possible quand c'est
quelquefois le méchant qui semble avoir raison du doux et du faible? Où
est la certitude pour le magistrat? A-t-elle pu exister pour lui, quand
la postérité impartiale ne démêle pas, au milieu de ces détails
minutieux, le mensonge de la vérité?
Les enquêtes réciproques sont suscitées par la passion; elles dévoilent
ou inventent tant de turpitudes chez les deux parties qu'on arrive à ne
rien croire ou à ne s'intéresser à personne. Cette lecture ne me porte
pas à rechercher le réalisme dans l'art, non pas tant à cause du manque
d'intérêt du réel qu'à cause de l'invraisemblance. Il est étrange que
les choses _arrivées_ soient généralement énigmatiques. Les actions sont
presque toujours en raison inverse des caractères. Toute la logique
humaine est annulée quand, au lieu de s'élever au-dessus des intérêts
matériels, l'homme fait de ces intérêts le mobile absolu de sa conduite.
Il tombe alors sous la loi du hasard, car il appartient à des
éventualités qui ne lui appartiennent pas, et si sa destinée est folle
et bizarre, il semble devenir bizarre et fou lui-même.
Les nouvelles d'hier, c'est la démarche de Jules Favre auprès de M. de
Bismarck. De quelque façon qu'on juge cette démarche au point de vue
pratique, elle est noble et humaine, elle a un caractère de sincérité
touchante. Nous en sommes émus, et nos coeurs repoussent avec le sien la
paix honteuse qui nous est offerte.
Ce n'est pas l'avis de tout le monde. On voudrait généralement dans nos
provinces du centre la paix à tout prix. Il n'y a pas à s'arrêter aux
discussions quand on n'a affaire qu'à l'égoïsme de la peur; mais tous ne
sont pas égoïstes et peureux, tant s'en faut. Il y a grand nombre
d'honnêtes gens qui s'effrayent de la tâche assumée par le gouvernement
de la défense nationale et de l'effroyable responsabilité qu'il accepte
en ajournant les élections. Il s'agit, disent-ils, de faire des miracles
ou d'être voués au mépris et à l'exécration de la France. S'ils ne font
que le possible, nous pouvons succomber, et on les traitera d'insensés,
d'incapables, d'ambitieux, de fanfarons. Ils auront aggravé nos maux,
et, quand même ils se feraient tuer sur la brèche, ils seront maudits à
jamais. Voilà ce que pensent, non sans quelque raison, des personnes
amies de l'institution républicaine et sympathiques aux hommes qui
risquent tout pour la faire triompher. L'émotion, l'enthousiasme, la
foi, leur répondent:
--Oui, ces hommes seront maudits de la foule, s'ils succombent; mais ils
triompheront. Nous les aiderons, nous voulons, nous pouvons avec eux!
S'il faut des miracles, il y en aura. Ne vous inquiétez pas de ce
premier effroi où nous sommes, il se dissipera vite. En France, les
extrêmes se touchent. Ce peuple tremblant et consterné va devenir
héroïque en un instant!
C'est beaucoup promettre. Entre la foi et l'illusion, il y a un abîme.
Que la France se relève un jour, je n'en doute pas. Qu'elle se réveille
demain, je ne sais. Le devoir seul a raison, et le devoir, c'était de
refuser le démembrement; l'honneur ne se discute pas.
Mais retarder indéfiniment les élections, ceci n'est pas moins risqué
que la lutte à outrance, et il ne me paraît pas encore prouvé que le
vote eût été impossible. Le droit d'ajournement ne me paraît pas non
plus bien établi. Je me tais sur ce point quand on m'en parle. Nous ne
sommes pas dans une situation où la dispute soit bonne et utile; je n'ai
pas d'ailleurs l'orgueil de croire que je vois plus clair que ceux qui
gouvernent le navire à travers la tempête. Pourtant la conscience
intérieure a son obstination, et je ne vois pas qu'il fût impossible de
procéder aux élections, même après l'implacable réponse du roi
Guillaume. Nous appeler tous à la résistance désespérée en nous imposant
les plus terribles sacrifices, c'est d'une audace généreuse et grande;
nous empêcher de voter, c'est dépasser la limite de l'audace, c'est
entrer dans le domaine de la témérité.
Ou bien encore c'est, par suite d'une situation illogique, le fait
d'une illogique timidité. On nous juge capables de courir aux armes un
contre dix, et on nous trouve incapables pour discuter par la voix de
nos représentants les conditions d'une paix honorable. Il y a là
contradiction flagrante: ou nous sommes dignes de fonder un gouvernement
libre et fier, ou nous sommes des poltrons qu'il est dérisoire d'appeler
à la gloire des combats.
Ne soyez pas surpris, si vos adversaires vous crient que vous êtes plus
occupés de maintenir la république que de sauver le pays. Vos
adversaires ne sont pas tous injustes et prévenus. Je crois que le grand
nombre veut la délivrance du pays; mais plus vous proclamez la
république, plus ils veulent, en vertu de la liberté qu'elle leur
promet, se servir de leurs droits politiques. Sommes-nous donc dans une
impasse? Le trouble des événements est-il entré dans les esprits d'élite
comme dans les esprits vulgaires? L'égoïsme est-il seul à savoir ce
qu'il lui faut et ce qu'il veut?
27 septembre.
Nous sommes difficiles à satisfaire en tout temps, nous autres Français.
Nous sommes la critique incarnée, et dans les temps difficiles la
critique tourne à l'injure. En vertu de notre expérience, qui est
terrible, et de notre imagination, qui est dévorante, nous ne voulons
confier nos destinées qu'à des êtres parfaits; n'en trouvant pas, nous
nous éprenons de l'inconnu, qui nous leurre et nous perd. Aussi tout
homme qui s'empare du pouvoir est-il entouré du prestige de la force ou
de l'habileté. Qu'il fasse autrement que les autres, c'est tout ce qu'on
lui demande, et on ne regarde pas au commencement si c'est le mal ou le
bien. Admirer, c'est le besoin du premier jour, estimer ne semble pas
nécessaire, éplucher est le besoin du lendemain, et le troisième jour on
est bien près déjà de haïr ou de mépriser.
Un gouvernement d'occasion à plusieurs têtes ne répond pas au besoin
d'aventures qui nous égare. Quels que soient le patriotisme et les
talents d'un groupe d'hommes choisis d'avance par l'élection pour
représenter la lutte contre le pouvoir absolu, ce groupe ne peut
fonctionner à souhait qu'en vertu d'une entente impossible à contrôler.
On suppose toujours que des idées contradictoires le paralysent, et le
paysan dit:
--Comment voulez-vous qu'ils s'entendent? Quand nous sommes trois au
coin du feu à parler des affaires publiques, nous nous disputons!
Aussi le simple, qui compose la masse illettrée, veut toujours un
maître; il a le monothéisme du pouvoir. La culture de l'esprit amène
l'analyse et la réflexion, qui donnent un résultat tout contraire. La
raison nous enseigne qu'un homme seul est un zéro, que la sagesse a
besoin du concours de plusieurs, et que le droit s'appuie sur
l'assentiment de tous. Un homme sage et grand à lui tout seul est une si
rare exception, qu'un gouvernement fondé sur le principe du monothéisme
politique est fatalement une cause de ruine sociale. Pour faire
idéalement l'homme sage et fort qui est un être de raison, il faut la
réunion de plusieurs hommes relativement forts et sages, travaillant,
sous l'inspiration d'un principe commun, à se compléter les uns les
autres, à s'enrichir mutuellement de la richesse intellectuelle et
morale que chacun apporte au conseil.
Ce raisonnement, qui entre aujourd'hui dans toutes les têtes dégrossies
par l'éducation, n'est pas encore sensible à l'ignorant; il part de
lui-même, de sa propre ignorance, pour décréter qu'il faut un plus
savant que lui pour le conduire, et au-dessus de celui-là un plus savant
encore pour conduire l'autre, et toujours ainsi, jusqu'à ce que le
savoir se résume dans un fétiche qu'il ne connaîtra jamais, qu'il ne
pourra jamais comprendre, mais qui est né pour posséder le savoir
suprême. Celui qui juge ainsi est toujours l'homme du moyen âge, le
fataliste qui se refuse aux leçons de l'expérience; il ne peut profiter
des enseignements de l'histoire, il ne sait rien de l'histoire. Pauvre
innocent, il ne sait pas encore que les castes en se confondant ont
cessé de représenter des réserves d'hommes pour le commandement ou la
servitude, qu'il n'y a plus de races prédestinées à fournir un savant
maître pour les foules stupides, que le savoir s'est généralisé sans
égard aux priviléges, que l'égalité s'est faite, et que lui seul,
l'ignorant, est resté en dehors du mouvement social. Louis Blanc avait
eu une véritable révélation de l'avenir, lorsqu'en 1848 il opinait pour
que le suffrage universel ne fût proclamé qu'avec cette restriction:
L'instruction gratuite obligatoire est entendue ainsi, que tout homme ne
sachant pas lire et écrire dans trois ou cinq ans à partir de ce jour
perdra son droit d'électeur.--Je ne me rappelle pas les termes de la
formule, mais je ne crois pas me tromper sur le fond.--Cette sage mesure
nous eût sauvés des fautes et des égarements de l'empire, si elle eût
été adoptée. Tout homme qui se fût refusé au bienfait de l'éducation se
fût déclaré inhabile à prendre part au gouvernement, et on eût pu
espérer que la vérité se ferait jour dans les esprits.