Jonathan Swift

Les Voyages de Gulliver
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J'étais extrêmement embarrassé; je n'osais retourner à l'endroit
où j'avais été attaqué, et, comme j'étais obligé d'aller du côté
du nord, il me fallait toujours ramer, parce que j'avais le vent
du nord-est. Dans le temps que je jetais les yeux de tous côtés
pour faire quelque découverte, j'aperçus, au nord-nord-est, une
voile qui, à chaque instant, croissait à mes yeux. Je balançai un
peu de temps si je devais m'avancer vers elle ou non. À la fin,
l'horreur que j'avais conçue pour toute la race des _yahous_ me
fit prendre le parti de tirer de bord et de ramer vers le sud pour
me rendre à cette même baie d'où j'étais parti le matin, aimant
mieux m'exposer à toute sorte de dangers que de vivre avec des
_yahous_. J'approchai mon canot le plus près qu'il me fut possible
du rivage, et, pour moi, je me cachai à quelques pas de là,
derrière une petite roche qui était proche de ce ruisseau dont
j'ai parlé.

Le vaisseau s'avança environ à une demi-lieue de la baie, et
envoya sa chaloupe avec des tonneaux pour y faire aiguade. Cet
endroit était connu et pratiqué souvent par les voyageurs, à cause
du ruisseau. Les mariniers, en prenant terre, virent d'abord mon
canot, et, s'étant mis aussitôt à le visiter, ils connurent sans
peine que celui à qui il appartenait n'était pas loin. Quatre
d'entre eux, bien armés, cherchèrent de tous côtés aux environs et
enfin me trouvèrent couché la face contre terre derrière la roche.
Ils furent d'abord surpris de ma figure, de mon habit de peaux de
lapins, de mes souliers de bois et de mes bas fourrés. Ils
jugèrent que je n'étais pas du pays, où tous les habitants étaient
nus. Un d'eux m'ordonna de me lever et me demanda en langage
portugais qui j'étais. Je lui fis une profonde révérence, et je
lui dis dans cette même langue, que j'entendais parfaitement, que
j'étais un pauvre _yahou_ banni du pays des Houyhnhnms, et que je
le conjurais de me laisser aller. Ils furent surpris de m'entendre
parler leur langue, et jugèrent, par la couleur de mon visage, que
j'étais un Européen; mais ils ne savaient ce que je voulais dire
par les mots de _yahou_ et de Houyhnhnm; et ils ne purent en même
temps s'empêcher de rire de mon accent, qui ressemblait au
hennissement d'un cheval.

Je ressentais à leur aspect des mouvements de crainte et de haine,
et je me mettais déjà en devoir de leur tourner le dos et de me
rendre dans mon canot, lorsqu'ils mirent la main sur moi et
m'obligèrent de leur dire de quel pays j'étais, d'où je venais,
avec plusieurs autres questions pareilles. Je leur, répondis que
j'étais né en Angleterre, d'où j'étais parti il y avait environ
cinq ans, et qu'alors la paix régnait entre leur pays et le mien;
qu'ainsi j'espérais qu'ils voudraient bien ne me point traiter en
ennemi, puisque je ne leur voulais aucun mal, et que j'étais un
pauvre _yahou_ qui cherchais quelque île déserte où je pusse
passer dans la solitude le reste de ma vie infortunée.

Lorsqu'ils me parlèrent, d'abord je fus saisi d'étonnement, et je
crus voir un prodige. Cela me paraissait aussi extraordinaire que
si j'entendais aujourd'hui un chien ou une vache parler en
Angleterre. Ils me répondirent, avec toute l'humanité et toute la
politesse possibles, que je ne m'affligeasse point, et qu'ils
étaient sûrs que leur capitaine voudrait bien me prendre sur son
bord et me mener _gratis_ à Lisbonne, d'où je pourrais passer en
Angleterre; que deux d'entre eux iraient dans un moment trouver le
capitaine pour l'informer de ce qu'ils avaient vu et recevoir ses
ordres; mais qu'en même temps, à moins que je ne leur donnasse ma
parole de ne point m'enfuir, ils allaient me lier. Je leur dis
qu'ils feraient de moi tout ce qu'ils jugeraient à propos.

Ils avaient bien envie de savoir mon histoire et mes aventures;
mais je leur donnai peu de satisfaction, et tous conclurent que
mes malheurs m'avaient troublé l'esprit. Au bout de deux heures,
la chaloupe, qui était allée porter de l'eau douce au vaisseau,
revint avec ordre de m'amener incessamment à bord. Je me jetai à
genoux pour prier qu'on me laissât aller et qu'on voulût bien ne
point me ravir ma liberté; mais ce fut en vain; je fus lié et mis
dans la chaloupe, et, dans cet état, conduit à bord et dans la
chambre du capitaine.

Il s'appelait Pedro de Mendez. C'était un homme très généreux et
très poli. Il me pria d'abord de lui dire qui j'étais, et ensuite
me demanda ce que je voulais boire et manger. Il m'assura que je
serais traité comme lui-même, et me dit enfin des choses si
obligeantes, que j'étais tout étonné de trouver tant de bonté dans
un _yahou_. J'avais néanmoins un air sombre, morne et fâché, et je
ne répondis autre chose à toutes ses honnêtetés, sinon que j'avais
à manger dans mon canot. Mais il ordonna qu'on me servît un poulet
et qu'on me fît boire du vin excellent, et, en attendant, il me
fit donner un bon lit dans une chambre fort commode. Lorsque j'y
eus été conduit, je ne voulus point me déshabiller, et je me jetai
sur le lit dans l'état où j'étais. Au bout d'une demi-heure,
tandis que tout l'équipage était à dîner, je m'échappai de ma
chambre dans le dessein de me jeter dans la mer et de me sauver à
la nage, afin de n'être point obligé de vivre avec des _yahous_.
Mais je fus prévenu par un des mariniers, et le capitaine, ayant
été informé de ma tentative ordonna de m'enfermer dans ma chambre.

Après le dîner, dom Pedro vint me trouver et voulut savoir quel
motif m'avait porté à former l'entreprise d'un homme désespéré. Il
m'assura en même temps qu'il n'avait envie que de me faire
plaisir, et me parla d'une manière si touchante et si persuasive
que je commençai à le regarder comme un animal un peu raisonnable.
Je lui racontai en peu de mots l'histoire de mon voyage, la
révolte de mon équipage dans un vaisseau dont j'étais capitaine,
et la résolution qu'ils avaient prise de me laisser sur un rivage
inconnu; je lui appris que j'avais, passé trois ans, parmi les
Houyhnhnms, qui étaient des chevaux parlants et des animaux
raisonnants et raisonnables. Le capitaine prit tout cela pour des
visions et des mensonges, ce qui me choqua extrêmement. Je lui dis
que j'avais oublié de mentir depuis que j'avais quitté les
_yahous_ d'Europe; que chez les Houyhnhnms on ne mentait point,
non pas même les enfants et les valets; qu'au surplus, il croirait
ce qu'il lui plairait, mais que j'étais prêt à répondre à toutes
les difficultés qu'il pourrait m'opposer, et que je me flattais de
lui pouvoir faire connaître la vérité.

Le capitaine, homme sensé, après m'avoir fait plusieurs autres
questions pour voir si je ne me couperais pas dans mes discours,
et avoir vu que tout ce que je disais était juste, et que toutes
les parties de mon histoire se rapportaient les unes aux autres,
commença à avoir un peu meilleure opinion de ma sincérité,
d'autant plus qu'il m'avoua qu'il s'était autrefois rencontré avec
un matelot hollandais, lequel lui avait dit qu'il avait pris
terre, avec cinq autres de ses camarades, à une certaine île ou
continent au sud de la Nouvelle-Hollande, où ils avaient mouillé
pour faire aiguade; qu'ils avaient aperçu un cheval chassant
devant lui un troupeau d'animaux parfaitement ressemblants à ceux
que je lui avais décrits, et auxquels je donnais le nom _yahous_,
avec plusieurs autres particularités que le capitaine me dit qu'il
avait oubliées, et dont il s'était mis alors peu en peine de
charger sa mémoire, les regardant comme des mensonges.

Il ajouta que, puisque je faisais profession d'un si grand
attachement à la vérité, il voulait que je lui donnasse ma parole
d'honneur de rester avec lui pendant tout le voyage, sans songer à
attenter sur ma vie; qu'autrement il m'enfermerait jusqu'à ce
qu'il fût arrivé à Lisbonne. Je lui promis ce qu'il exigeait de
moi, mais je lui protestai en même temps que je souffrirais plutôt
les traitements les plus fâcheux que de consentir jamais à
retourner parmi les _yahous_ de mon pays.

Il ne se passa rien de remarquable pendant notre voyage. Pour
témoigner au capitaine combien j'étais sensible à ses honnêtetés,
je m'entretenais quelquefois avec lui par reconnaissance,
lorsqu'il me priait instamment de lui parler, et je tâchais alors
de lui cacher ma misanthropie et mon aversion pour tout le genre
humain. Il m'échappait néanmoins, de temps en temps, quelques
traits mordants et satiriques, qu'il prenait en galant homme, et
auxquels il ne faisait pas semblant de prendre garde. Mais je
passais la plus grande partie du jour seul et isolé dans ma
chambre, et je ne voulais parler à aucun de l'équipage. Tel était
l'état de mon cerveau, que mon commerce avec les Houyhnhnms avait
rempli d'idées sublimes et philosophiques. J'étais dominé par une
misanthropie insurmontable; semblable à ces sombres esprits, à ces
farouches solitaires, à ces censeurs méditatifs, qui, sans avoir
fréquenté les Houyhnhnms, se piquent de connaître à fond le
caractère des hommes et d'avoir un souverain mépris pour
l'humanité.

Le capitaine me pressa plusieurs fois de mettre bas mes peaux de
lapin, et m'offrit, de me prêter de quoi m'habiller de pied en
cap; mais je le remerciai de ses offres, ayant horreur de mettre
sur mon corps ce qui avait été à l'usage d'un _yahou_. Je lui
permis seulement de me prêter deux chemises blanches, qui, ayant
été bien lavées, pouvaient ne me point souiller. Je les mettais
tour à tour, de deux jours l'un, et j'avais soin de les laver moi-
même. Nous arrivâmes à Lisbonne, le 5 de novembre 1715. Le
capitaine me força alors de prendre des habits, pour empêcher la
canaille de nous tuer dans les rues. Il me conduisit à sa maison,
et voulut que je demeurasse chez lui pendant mon séjour en cette
ville. Je le priai instamment de me loger au quatrième étage, dans
un endroit écarté, où je n'eusse commerce avec qui que ce fût. Je
lui demandai aussi la grâce de ne dire à personne ce que je lui
avais raconté de mon séjour parmi les Houyhnhnms, parce que, si
mon histoire était sue, je serais bientôt accablé des visites
d'une infinité de curieux, et, ce qu'il y a de pis, je serais
peut-être brûlé par l'Inquisition.

Le capitaine, qui n'était point marié, n'avait que trois
domestiques, dont l'un, qui m'apportait à manger dans ma chambre,
avait de si bonnes manières à mon égard et me paraissait avoir
tant de bon sens pour un _yahou_, que sa compagnie ne me déplut
point; il gagna sur moi de me faire mettre de temps en temps la
tête à une lucarne pour prendre l'air; ensuite, il me persuada de
descendre à l'étage d'au-dessous et de coucher dans une chambre
dont la fenêtre donnait sur la rue. Il me fit regarder par cette
fenêtre; mais au commencement, je retirais ma tête aussitôt que je
l'avais avancée: le peuple me blessait la vue. Je m'y accoutumai
pourtant peu à peu. Huit jours après, il me fit descendre à un
étage encore plus bas; enfin, il triompha si bien de ma faiblesse,
qu'il m'engagea à venir m'asseoir à la porte pour regarder les
passants, et ensuite à l'accompagner dans les rues.

Dom Pedro, à qui j'avais expliqué l'état de ma famille et de mes
affaires, me dit un jour que j'étais obligé en honneur et en
conscience de retourner dans mon pays et de vivre dans ma maison
avec ma femme et mes enfants. Il m'avertit en même temps qu'il y
avait dans le port un vaisseau prêt à faire voile pour
l'Angleterre, et m'assura qu'il me fournirait tout ce qui me
serait nécessaire pour mon voyage. Je lui opposai plusieurs
raisons qui me détournaient de vouloir jamais aller demeurer dans
mon pays, et qui m'avaient fait prendre la résolution de chercher
quelque île déserte pour y finir mes jours. Il me répliqua que
cette île que je voulais chercher était une chimère, et que je
trouverais des hommes partout; qu'au contraire, lorsque je serais
chez moi, j'y serais le maître, et pourrais y être aussi solitaire
qu'il me plairait.

Je me rendis à la fin, ne pouvant mieux faire; j'étais d'ailleurs
devenu un peu moins sauvage. Je quittai Lisbonne le 24 novembre,
et m'embarquai dans un vaisseau marchand. Dom Pedro m'accompagna
jusqu'au port et eut l'honnêteté de me prêter la valeur de vingt
livres sterling. Durant ce voyage, je n'eus aucun commerce avec le
capitaine ni avec aucun des passagers, et je prétextai une maladie
pour pouvoir toujours rester dans ma chambre. Le 5 décembre 1715,
nous jetâmes l'ancre sur la côte anglaise, environ sur les neuf
heures du matin, et, à trois heures après midi, j'arrivai à
Redriff en bonne santé, et me rendis au logis. Ma femme et toute
ma famille, en me revoyant, me témoignèrent leur surprise et leur
joie; comme ils m'avaient cru mort, ils s'abandonnèrent à des
transports que je ne puis exprimer. Je les embrassai tous assez
froidement, à cause de l'idée de _yahou_ qui n'était pas encore
sortie de mon esprit.

Du premier argent que j'eus, j'achetai deux jeunes, chevaux, pour
lesquels je fis bâtir une fort belle écurie, et auxquels je donnai
un palefrenier du premier mérite, que je fis mon favori et mon
confident. L'odeur de l'écurie me charmait, et j'y passais tous
les jours quatre heures à parler à mes chers chevaux, qui me
rappelaient le souvenir des vertueux Houyhnhnms.

Dans le temps que j'écris cette relation, il y a cinq ans que je
suis de retour de mon voyage et que je vis retiré chez moi. La
première année, je souffris avec peine la vue de ma femme et de
mes enfants, et ne pus presque gagner sur moi de manger avec eux.
Mes idées changèrent dans la suite, et aujourd'hui je suis un
homme ordinaire, quoique toujours un peu misanthrope.




Chapitre XII

_Invectives de l'auteur contre les voyageurs qui mentent dans
leurs relations. Il justifie la sienne. Ce qu'il pense de la
conquête qu'on voudrait faire des pays qu'il a découverts._


Je vous ai donné, mon cher lecteur, une histoire complète de mes
voyages pendant l'espace de seize ans et sept mois; et dans cette
relation, j'ai moins cherché à être élégant et fleuri qu'à être
vrai et sincère. Peut-être que vous prenez pour des contes et des
fables tout ce que je vous ai raconté, et que vous n'y trouvez pas
la moindre vraisemblance; mais je ne me suis point appliqué à
chercher des tours séduisants pour farder mes récits et vous les
rendre croyables. Si vous ne me croyez pas, prenez-vous-en à vous-
même de votre incrédulité; pour moi, qui n'ai aucun génie pour la
fiction et qui ai une imagination très froide, j'ai rapporté les
faits avec une simplicité qui devrait vous guérir de vos doutes.

Il nous est aisé, à nous autres voyageurs, qui allons dans les
pays où presque personne ne va, de faire des descriptions
surprenantes de quadrupèdes, de serpents, d'oiseaux et de poissons
extraordinaires et rares. Mais à quoi cela sert-il? Le principal
but d'un voyageur qui publie la relation de ses voyages, ne doit-
ce pas être de rendre les hommes de son pays meilleurs et plus
sages, et de leur proposer des exemples étrangers, soit en bien,
soit en mal, pour les exciter à pratiquer la vertu et à fuir le
vice? C'est ce que je me suis proposé dans cet ouvrage, et je
crois qu'on doit m'en savoir bon gré.

Je voudrais de tout mon coeur qu'il fût ordonné par une loi,
qu'avant qu'aucun voyageur publiât la relation de ses voyages il
jurerait et ferait serment, en présence du lord grand chancelier,
que tout ce qu'il va faire imprimer est exactement vrai, ou du
moins qu'il le croit tel. Le monde ne serait peut-être pas trompé
comme il l'est tous les jours. Je donne d'avance mon suffrage pour
cette loi, et je consens que mon ouvrage ne soit imprimé qu'après
qu'elle aura été dressée.

J'ai parcouru, dans ma jeunesse, un grand nombre de relations avec
un plaisir infini; mais depuis que j'ai vu les choses de mes yeux
et par moi-même, je n'ai plus de goût pour cette sorte de lecture;
j'aime mieux lire des romans. Je souhaite que mon lecteur pense
comme moi.

Mes amis ayant jugé que la relation que j'ai écrite de mes voyages
avait un certain air de vérité qui plairait au public, je me suis
livré à leurs conseils, et j'ai consenti à l'impression. Hélas!
j'ai eu bien des malheurs dans ma vie; je n'ai jamais eu celui
d'être enclin au mensonge:

_.....Nec, si miserum fortuna Sinonem
Finxit, vanum etiam mendacemque improba finget._

(Vigile, Enéide, liv. II.)

Je sais qu'il n'y a pas beaucoup d'honneur à publier des voyages;
que cela ne demande ni science ni génie, et qu'il suffit d'avoir
une bonne mémoire ou d'avoir tenu un journal exact; je sais aussi
que les faiseurs de relations ressemblent aux faiseurs de
dictionnaires, et sont au bout d'un certain temps éclipsés, comme
anéantis par une foule d'écrivains postérieurs qui répètent tout
ce qu'ils ont dit et y ajoutent des choses nouvelles. Il
m'arrivera peut-être la même chose: des voyageurs iront dans les
pays où j'ai été, enchériront sur mes descriptions, feront tomber
mon livre et peut-être oublier que j'aie jamais écrit. Je
regarderais cela comme une vraie mortification si j'écrivais pour
la gloire; mais, comme j'écris pour l'utilité du public, je m'en
soucie peu et suis préparé à tout événement.

Je voudrais bien qu'on s'avisât de censurer mon ouvrage! En
vérité, que peut-on dire à un voyageur qui décrit des pays où
notre commerce n'est aucunement intéressé, et où il n'y a aucun
rapport à nos manufactures? J'ai écrit sans passion, sans esprit
de parti et sans vouloir blesser personne; j'ai écrit pour une fin
très noble, qui est l'instruction générale du genre humain; j'ai
écrit sans aucune vue d'intérêt et de vanité; en sorte que les
observateurs, les examinateurs, les critiques, les flatteurs, les
chicaneurs, les timides, les politiques, les petits génies, les
patelins, les esprits les plus difficiles et les plus injustes,
n'auront rien à me dire et ne trouveront point occasion d'exercer
leur odieux talent.

J'avoue qu'on m'a fait entendre que j'aurais dû d'abord, comme bon
sujet et bon Anglais, présenter au secrétaire d'État, à mon
retour, un mémoire instructif touchant mes découvertes, vu que
toutes les terres qu'un sujet découvre appartiennent de droit à la
couronne. Mais, en vérité, je doute que la conquête des pays dont
il s'agit soit aussi aisée que celle que Fernand Cortez fit
autrefois d'une contrée de l'Amérique, où les Espagnols
massacrèrent tant de pauvres Indiens nus et sans armes.
Premièrement, à l'égard du pays de Lilliput, il est clair que la
conquête n'en vaut pas la peine, et que nous n'en retirerions pas
de quoi nous rembourser des frais d'une flotte et d'une armée. Je
demande s'il y aurait de la prudence à aller attaquer les
Brobdingnagniens. Il ferait beau voir une armée anglaise faire une
descente en ce pays-là! Serait-elle fort contente, si on
l'envoyait dans une contrée où l'on a toujours une île aérienne
sur la tête, toute prête à écraser les rebelles, et à plus forte
raison les ennemis du dehors qui voudraient s'emparer de cet
empire? Il est vrai que le pays des Houyhnhnms paraît une conquête
assez aisée. Ces peuples ignorent le métier de la guerre; ils ne
savent ce que c'est qu'armes blanches et armes à feu.

Cependant, si j'étais ministre d'État, je ne serais point d'humeur
de faire une pareille entreprise. Leur haute prudence et leur
parfaite unanimité sont des armes terribles. Imaginez-vous,
d'ailleurs, cent mille Houyhnhnms en fureur se jetant sur une
armée européenne! Quel carnage ne feraient-ils pas avec leurs
dents, et combien de têtes et d'estomacs ne briseraient-ils pas
avec leurs formidables pieds de derrière? Certes, il n'y a point
de Houyhnhnm auquel on ne puisse appliquer ce qu'Horace a dit de
l'empereur Auguste:

_Recalcitrat undique tutus_.

Mais, loin de songer à conquérir leur pays, je voudrais plutôt
qu'on les engageât à nous envoyer quelques-uns de leur nation pour
civiliser la nôtre, c'est-à-dire pour la rendre vertueuse et plus
raisonnable.

Une autre raison m'empêche d'opiner pour la conquête de ce pays,
et de croire qu'il soit à propos d'augmenter les domaines de Sa
Majesté britannique de mes heureuses découvertes: c'est qu'à dire
le vrai, la manière dont on prend possession d'un nouveau pays
découvert me cause quelques légers scrupules. Par exemple, une
troupe de pirates est poussée par la tempête je ne sais où. Un
mousse, du haut du perroquet, découvre terre: les voilà aussitôt à
cingler de ce côté-là. Ils abordent, ils descendent sur le rivage,
ils voient un peuple désarmé qui les reçoit bien; aussitôt ils
donnent un nouveau nom à cette terre et en prennent possession au
nom de leur chef. Ils élèvent un monument qui atteste à la
postérité cette belle action. Ensuite, ils se mettent à tuer deux
ou trois douzaines de ces pauvres Indiens, et ont la bonté d'en
épargner une douzaine, qu'ils renvoient à leurs huttes. Voilà
proprement l'acte de possession qui commence à fonder le droit
divin.

On envoie bientôt après d'autres vaisseaux en ce même pays pour
exterminer le plus grand nombre des naturels; on met les chefs à
la torture pour les contraindre à livrer leurs trésors; on exerce
par conscience tous les actes les plus barbares et les plus
inhumains; on teint la terre du sang de ses infortunés habitants;
enfin, cette exécrable troupe de bourreaux employée à cette pieuse
expédition est une _colonie_ envoyée dans un pays barbare et
idolâtre pour le civiliser et le convertir.

J'avoue que ce que je dis ici ne regarde point la nation anglaise,
qui, dans la fondation des colonies, a toujours fait éclater sa
sagesse et sa justice, et qui peut, sur cet article, servir
aujourd'hui d'exemple à toute l'Europe. On sait quel est notre
zèle pour faire connaître la religion chrétienne dans les pays
nouvellement découverts et heureusement envahis; que, pour y faire
pratiquer les lois du christianisme nous avons soin d'y envoyer
des pasteurs très pieux et très édifiants, des hommes de bonnes
moeurs et de bon exemple, des femmes et des filles irréprochables
et d'une vertu très bien éprouvée, de braves officiers, des juges
intègres, et surtout des gouverneurs d'une probité reconnue, qui
font consister leur bonheur dans celui des habitants du pays, qui
n'y exercent aucune tyrannie, qui n'ont ni avarice, ni ambition,
ni cupidité, mais seulement beaucoup de zèle pour la gloire et les
intérêts du roi leur maître.

Au reste, quel intérêt aurions-nous à vouloir nous emparer des
pays dont j'ai fait la description? Quel avantage retirerions-nous
de la peine d'enchaîner et de tuer les naturels? Il n'y a dans ces
pays-là ni mines d'or et d'argent, ni sucre, ni tabac. Ils ne
méritent donc pas de devenir l'objet de notre ardeur martiale et
de notre zèle religieux, ni que nous leur fassions l'honneur de
les conquérir.

Si néanmoins la cour en juge autrement, je déclare que je suis
prêt à attester, quand on m'interrogera juridiquement, qu'avant
moi nul Européen n'avait mis le pied dans ces mêmes contrées: je
prends à témoin les naturels, dont la déposition doit faire foi.
Il est vrai qu'on peut chicaner par rapport à ces deux _yahous_
dont j'ai parlé, et qui, selon la tradition des Houyhnhnms,
parurent autrefois sur une montagne, et sont depuis devenus la
tige de tous les _yahous_ de ce pays-là. Mais il n'est pas
difficile de prouver que ces deux anciens _yahous_ étaient natifs
d'Angleterre; certains traits de leurs descendants, certaines
inclinations, certaines manières, le font préjuger. Au surplus, je
laisse aux docteurs en matière de colonies à discuter cet article,
et à examiner s'il ne fonde pas un titre clair et incontestable
pour le droit de la Grande-Bretagne.

Après avoir ainsi satisfait à la seule objection qu'on me peut
faire au sujet de mes voyages, je prends enfin congé de l'honnête
lecteur qui m'a fait l'honneur de vouloir bien voyager avec moi
dans ce livre, et je retourne à mon petit jardin de Redriff, pour,
m'y livrer, à mes spéculations philosophiques.




EXTRAIT D'UN PAMPHLET SUR L'IRLANDE


Cinq ans après avoir publié le _Voyage au pays des Houyhnhnms_,--
dit M. Taine dans sa remarquable étude sur Jonathan Swift,--il
écrivit en faveur de la malheureuse Irlande un pamphlet qui est
comme le suprême effort de son désespoir et de son génie, sous ce
titre: _Proposition modeste pour empêcher que les enfants des
pauvres en Irlande soient une charge à leurs parents et pour
qu'ils soient utiles à leur pays _(1729). Nous empruntons à
M. Taine la traduction des principaux passages de cet écrit, qui
est resté d'une piquante actualité.

«C'est un triste spectacle pour ceux qui se promènent dans cette
grande ville ou voyagent dans la campagne, que de voir les rues,
les routes et les portes des cabanes couvertes de mendiantes
suivies de trois, quatre ou six enfants, tous en guenilles, et
importunant chaque voyageur pour avoir l'aumône... Tous les partis
conviennent, je pense, que ce nombre prodigieux d'enfants est
aujourd'hui, dans le déplorable état de ce royaume, un très grand
fardeau de plus; c'est pourquoi celui qui pourrait découvrir un
beau moyen aisé et peu coûteux de transformer ces enfants en
membres utiles de la communauté, rendrait un si grand service au
public, qu'il mériterait une statue comme sauveur de la nation. Je
vais donc humblement proposer une idée, qui, je l'espère, ne
saurait rencontrer la moindre objection.

«J'ai été assuré par un Américain de ma connaissance à Londres,
homme très capable, qu'un jeune enfant bien portant, bien nourri,
est, à l'âge d'un an, une nourriture tout à fait délicieuse,
substantielle et saine, rôti ou bouilli, à l'étuvée ou au four; et
je ne doute pas qu'il ne puisse servir également en fricassée ou
en ragoût.

«Je prie donc humblement le public de considérer que des cent
vingt mille enfants, on en pourrait réserver vingt mille pour la
reproduction de l'espèce, desquels un quart serait des mâles, et
que les cent mille autres pourraient, à l'âge d'un an, être
offerts en vente aux personnes de qualité et de fortune dans tout
le royaume, la mère étant toujours avertie de les faire téter
abondamment le dernier mois, de façon à les rendre charnus et gras
pour les bonnes tables. Un enfant ferait deux plats dans un repas
d'amis; quand la famille dîne seule, le train de devant ou de
derrière ferait un plat très raisonnable; assaisonné avec un peu
de poivre et de sel, il serait très bon, bouilli, le quatrième
jour, particulièrement en hiver.

«J'ai compté qu'en moyenne un enfant pesant douze livres à sa
naissance peut en un an, s'il est passablement nourri, atteindre
vingt-huit livres.

«J'ai calculé que les frais de nourriture pour un enfant de
mendiant (et dans cette liste je mets tous les _cottagers_,
laboureurs, et les quatre cinquièmes des fermiers) sont environ de
deux schillings par an, guenilles comprises, et je crois que nul
gentleman ne se plaindra pas de donner dix schillings pour le
corps d'un bon enfant gras, qui lui fournira au moins quatre plats
d'excellente viande nutritive.

«Ceux qui sont plus économes (et j'avoue que les temps le
demandent) pourront écorcher l'enfant, et la peau convenablement
préparée fera des gants admirables pour les dames et des bottes
l'été, pour les gentlemen élégants.

«Quant à notre cité de Dublin, on pourra y disposer des abattoirs
dans les endroits les plus convenables; pour les bouchers, nous
pouvons être certains qu'il n'en manquera pas; pourtant je leur
recommanderais plutôt d'acheter les enfants vivants, et d'en
dresser la viande toute chaude au sortir, au couteau, comme nous
faisons pour les cochons à rôtir.

«Je pense que les avantages de ce projet sont nombreux et visibles
aussi bien que de la plus grande importance.

«Premièrement, cela diminuera beaucoup le nombre des papistes,
dont nous sommes tous les ans surchargés, puisqu'ils sont les
principaux producteurs de la nation.

«Secondement, comme l'entretien de cent mille enfants de deux ans
et au-dessus ne peut être évalué à moins de dix schillings par
tête chaque année, la richesse de la nation s'accroîtrait par là
de cinquante mille guinées par an, outre le profit d'un nouveau
plat introduit sur les tables de tous les gentlemen de fortune qui
ont quelque délicatesse dans le goût. Et l'argent circulerait
entre nous, ce produit étant uniquement de notre cru et de nos
manufactures.

«Troisièmement, ce serait un grand encouragement au mariage, que
toutes les nations sages ont encouragé par des récompenses ou
garanti par des lois et pénalités. Cela augmenterait les soins et
la tendresse des mères pour leurs enfants, quand elles seraient
sûres d'un établissement à vie pour les pauvres petits, institué
ainsi en quelque sorte par le public lui-même.--On pourrait
énumérer beaucoup d'autres avantages, par exemple l'addition de
quelques milliers de pièces à notre exportation de boeuf en baril,
l'expédition plus abondante de la chair du porc, et des
perfectionnements dans l'art de faire de bons jambons; mais
j'omets tout cela et beaucoup d'autres choses par amour de la
brièveté.

«Quelques personnes d'esprit abattu s'inquiètent en outre de ce
grand nombre de pauvres gens qui sont vieux, malades ou estropiés,
et l'on m'a demandé d'employer mes réflexions à trouver un moyen
de débarrasser la nation d'un fardeau pénible; mais là-dessus je
n'ai pas le moindre souci, parce qu'on sait fort bien que tous les
jours ils meurent et pourrissent de froid, de faim, de saleté et
de vermine, aussi vite qu'on peut raisonnablement y compter. Et
quant aux jeunes laboureurs, leur état donne des espérances
pareilles: ils ne peuvent trouver d'ouvrage, et par conséquent
languissent par défaut de nourriture, tellement que si en quelques
occasions on les loue par hasard comme manoeuvres, il n'ont pas la
force d'achever leur travail. De cette façon, le pays et eux-mêmes
se trouvent heureusement délivrés de tous les maux à venir.»

Swift finit par cette ironie de cannibale:

«Je déclare dans la sincérité de mon coeur que je n'ai pas le
moindre intérêt personnel dans l'accomplissement de cette oeuvre
salutaire, n'ayant d'autre motif que le bien public de mon pays.
Je n'ai pas d'enfants dont par cet expédient je puisse tirer un
sou, mon plus jeune ayant neuf ans et ma femme ayant passé l'âge
où elle aurait pu devenir mère.»
        Ce que l'auteur dit des gros-boutiens, des hauts-talons
et des bas-talons dans l'empire de Lilliput regarde
évidemment ces malheureuses disputes qui divisent
l'Angleterre en conformistes et en non conformistes, en
tories et en wihgs. (Note du traducteur.)
        Anciens termes du jargon scolastique.
        Vieillard.
        Variante du célèbre vers de Térence: «Je suis
homme et pense que rien de ce qui concerne les hommes ne
doit m'être indifférent.» Nihil caballini, rien de ce qui
concerne les chevaux.
        «Si le sort fait de Sinon un malheureux, au moins
n'en fera-t-il pas un menteur et un fourbe.»
        Horace, Satires, livre II, sat. 1:
     Flacci
     Verba per attentam non ibunt Cæsaris aurem:
     Cui male si palpere, recalcitrat undique tutus.

«Les vers de Flaccus (Horace) n'iront pas fatiguer
l'oreille de César: quand on le caresse maladroitement,
il se cabre contre la louange, tant il se tient sur ses
gardes»
        Allusion à la conquête du Mexique par les Espagnols,
qui exercèrent des cruautés inouïes à l'égard des naturels
du pays.
                
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