Je ne ferai point ici le détail des curiosités renfermées dans ce
palais; je les réserve pour un plus grand ouvrage, et qui est
presque prêt à être mis sous presse, contenant une description
générale de cet empire depuis sa première fondation, l'histoire de
ses empereurs pendant une longue suite de siècles, des
observations sur leurs guerres, leur politique, leurs lois, les
lettres et la religion du pays, les plantes et animaux qui s'y
trouvent, les moeurs et les coutumes des habitants, avec,
plusieurs, autres matières prodigieusement curieuses et
excessivement utiles. Mon but n'est à présent que de raconter ce
qui m'arriva pendant un séjour de neuf mois dans ce merveilleux
empire.»
Quinze jours après que j'eus obtenu ma liberté, Reldresal,
secrétaire d'État pour le département des affaires particulières,
se rendit chez moi, suivi d'un seul domestique. Il ordonna que son
carrosse l'attendît à quelque distance, et me pria de lui donner
un entretien d'une heure. Je lui offris de me coucher, afin qu'il
pût être de niveau à mon oreille; mais il aima mieux que je le
tinsse dans ma main pendant la conversation. Il commença par me
faire des compliments sur ma liberté et me dit qu'il pouvait se
flatter d'y avoir un peu contribué. Puis il ajouta que, sans
l'intérêt que la cour y avait, je ne l'eusse pas sitôt obtenue;
«car, dit-il; quelque florissant que notre État paraisse aux
étrangers, nous avons deux grands fléaux à combattre: une faction
puissante au dedans, et au dehors l'invasion dont nous sommes
menacés par un ennemi formidable. À l'égard du premier, il faut
que vous sachiez que, depuis plus de soixante et dix lunes, il y a
eu deux partis opposés dans cet empire, sous les noms de
_tramecksan_ et _slamechsan_, termes empruntés des _hauts_ et _bas
talons_ de leurs souliers, par lesquels ils se distinguent. On
prétend, il est vrai, que les _hauts talons_ sont les plus
conformes à notre ancienne constitution; mais, quoi qu'il en soit,
Sa Majesté a résolu de ne se servir que des _bas talons_ dans
l'administration du gouvernement et dans toutes les charges qui
sont à la disposition de la couronne. Vous pouvez même remarquer
que les talons de Sa Majesté impériale sont plus bas au moins d'un
_drurr_ que ceux d'aucun de sa cour.». (Le _drurr_ est environ la
quatorzième partie d'un pouce.) «La haine des deux partis,
continua-t-il, est à un tel degré, qu'ils ne mangent ni ne boivent
ensemble et qu'ils ne se parlent point. Nous comptons que les
_tramecksans_ ou _hauts-talons_ nous surpassent en nombre; mais
l'autorité est entre nos mains. Hélas! nous appréhendons que Son
Altesse impériale, l'héritier présomptif de la couronne, n'ait
quelque penchant aux _hauts-talons _; au moins nous pouvons
facilement voir qu'un de ses talons est plus haut que l'autre, ce
qui le fait un peu clocher dans sa démarche. Or, au milieu de ces
dissensions intestines, nous sommes menacés d'une invasion de la
part de l'île de Blefuscu, qui est l'autre grand empire de
l'univers, presque aussi grand et aussi puissant que celui-ci;
car, pour ce qui est de ce que nous avons entendu dire, qu'il y a
d'autres empires, royaumes et États dans le monde, habités par des
créatures humaines aussi grosses et aussi grandes que vous, nos
philosophes en doutent beaucoup et aiment mieux conjecturer que
vous êtes tombé de la lune ou d'une des étoiles, parce qu'il est
certain qu'une centaine de mortels de votre grosseur
consommeraient dans peu de temps tous les fruits et tous les
bestiaux des États de Sa Majesté. D'ailleurs nos historiens,
depuis six mille lunes, ne font mention d'aucunes autres régions
que des deux grands empires de Lilliput et de Blefuscu. Ces deux
formidables puissances ont, comme j'allais vous dire, été engagées
pendant trente-six lunes dans une guerre très opiniâtre, dont
voici le sujet: tout le monde convient que la manière primitive de
casser les oeufs avant que nous les mangions est de les casser au
gros bout; mais l'aïeul de Sa Majesté régnante, pendant qu'il
était enfant, sur le point de manger un oeuf, eut le malheur de se
couper un des doigts; sur quoi l'empereur son père donna un arrêt
pour ordonner à tous ses sujets, sous de graves peines, de casser
leurs oeufs par le petit bout. Le peuple fut si irrité de cette
loi, que nos historiens racontent qu'il y eut, à cette occasion,
six révoltes, dans lesquelles un empereur perdit la vie et un
autre la couronne. Ces dissensions intestines furent toujours
fomentées par les souverains de Blefuscu, et, quand les
soulèvements furent réprimés, les coupables se réfugièrent dans
cet empire. On suppute que onze mille hommes ont, à différentes
époques, aimé mieux souffrir la mort que de se soumettre à la loi
de casser leurs oeufs par le petit bout. Plusieurs centaines de
gros volumes ont été écrits et publiés sur cette matière; mais les
livres des _gros_-_boutiens_ ont été défendus depuis longtemps, et
tout leur parti a été déclaré, par les lois, incapable de posséder
des charges. Pendant la suite continuelle de ces troubles, les
empereurs de Blefuscu ont souvent fait des remontrances par leurs
ambassadeurs, nous accusant de faire un crime en violant un
précepte fondamental de notre grand prophète Lustrogg, dans le
cinquante-quatrième chapitre du _Blundecral_ (ce qui est leur
Coran). Cependant cela a été jugé n'être qu'une interprétation du
sens du texte, dont voici les mots: _Que tous les fidèles
casseront leurs oeufs au bout le plus commode_. On doit, à mon
avis, laisser décider à la conscience de chacun quel est le bout
le plus commode, ou, au moins, c'est à l'autorité du souverain
magistrat d'en décider. Or, les _gros-boutiens_ exilés ont trouvé
tant de crédit dans la cour de l'empereur de Blefuscu, et tant de
secours et d'appui dans notre pays même, qu'une guerre très
sanglante a régné entre les deux empires pendant trente-six lunes
à ce sujet, avec différents succès. Dans cette guerre, nous avons
perdu; quarante vaisseaux de ligne et un bien plus grand nombre de
petits vaisseaux, avec trente mille de nos meilleurs matelots et
soldats; l'on compte que la perte de l'ennemi, n'est pas moins
considérable. Quoi qu'il en soit, on arme à présent une flotte
très redoutable, et on se prépare à faire une descente sur nos
côtes. Or, Sa Majesté impériale, mettant sa confiance en votre
valeur, et ayant une haute idée de vos forces, m'a commandé de
vous faire ce détail au sujet de ses affaires, afin de savoir
quelles sont vos dispositions à son égard.»
Je répondis au secrétaire que je le priais d'assurer l'empereur de
mes très humbles respects, et de lui faire savoir que j'étais prêt
à sacrifier ma vie pour défendre sa personne sacrée et son empire
contre toutes les entreprises et invasions de ses ennemis. Il me
quitta fort satisfait de ma réponse.
Chapitre V
_L'auteur, par un stratagème très extraordinaire, s'oppose à une
descente des ennemis. L'empereur lui confère un grand titre
d'honneur. Des ambassadeurs arrivent de la part de l'empereur de
Blefuscu pour demander la paix, le feu prend à l'appartement de
l'impératrice. L'auteur contribue beaucoup à éteindre l'incendie._
L'empire de Blefuscu est une île située au nord-nord-est de
Lilliput, dont elle n'est séparée que par un canal qui a quatre
cents toises de large. Je ne l'avais pas encore vu; et, sur l'avis
d'une descente projetée, je me gardai bien de paraître de ce côté-
là, de peur d'être découvert par quelques-uns des vaisseaux de
l'ennemi.
Je fis part à l'empereur d'un projet que j'avais formé depuis peu
pour me rendre maître de toute la flotte des ennemis, qui, selon
le rapport de ceux que nous envoyions à la découverte, était dans
le port, prête à mettre à la voile au premier vent favorable. Je
consultai les plus expérimentés dans la marine pour apprendre
d'eux quelle était la profondeur du canal, et ils me dirent qu'au
milieu, dans la plus haute marée, il était profond de soixante et
dix _glumgluffs_ (c'est-à-dire environ six pieds selon la mesure
de l'Europe), et le reste de cinquante _glumgluffs_ au plus. Je
m'en allai secrètement vers la côte nord-est, vis-à-vis de
Blefuscu, et, me couchant derrière une colline, je tirai ma
lunette et vis la flotte de l'ennemi composée de cinquante
vaisseaux de guerre et d'un grand nombre de vaisseaux de
transport. M'étant ensuite retiré, je donnai ordre de fabriquer
une grande quantité de câbles, les plus forts qu'on pourrait, avec
des barres de fer. Les câbles devaient être environ de la grosseur
d'une aiguille à tricoter. Je triplai le câble pour le rendre
encore plus fort; et, pour la même raison, je tortillai ensemble
trois des barres de fer, et attachai à chacune un crochet. Je
retournai à la côte du nord-est, et, mettant bas mon justaucorps,
mes souliers et mes bas, j'entrai dans la mer. Je marchai d'abord
dans l'eau avec toute la vitesse que je pus, et ensuite je nageai
au milieu, environ quinze toises, jusqu'à ce que j'eusse trouvé
pied. J'arrivai à la flotte en moins d'une demi-heure. Les ennemis
furent si frappés à mon aspect, qu'ils sautèrent tous hors de
leurs vaisseaux comme des grenouilles et s'enfuirent à terre; ils
paraissaient être au nombre d'environ trente mille hommes. Je pris
alors mes câbles, et, attachant un crochet au trou de la proue de
chaque vaisseau, je passai mes câbles dans les crochets. Pendant
que je travaillais, l'ennemi fit une décharge de plusieurs
milliers de flèches, dont un grand nombre m'atteignirent au visage
et aux mains, et qui, outre la douleur excessive qu'elles me
causèrent, me troublèrent fort dans mon ouvrage. Ma plus grande
appréhension était pour mes yeux, que j'aurais infailliblement
perdus si je ne me fusse promptement avisé d'un expédient: j'avais
dans un de mes goussets une paire de lunettes, que je tirai et
attachai à mon nez aussi fortement que je pus. Armé, de cette
façon, comme d'une espèce de casque, je poursuivis mon travail en
dépit de la grêle continuelle de flèches qui tombaient sur moi.
Ayant placé tous les crochets, je commençai à tirer; mais ce fut
inutilement: tous les vaisseaux étaient à l'ancre. Je coupai
aussitôt avec mon couteau tous les câbles auxquels étaient
attachées les ancres, ce qu'ayant achevé en peu de temps, je tirai
aisément cinquante des plus gros vaisseaux et les entraînai avec
moi.
Les Blefuscudiens, qui n'avaient point d'idée de ce que je
projetais, furent également surpris et confus: ils m'avaient vu
couper les câbles et avaient cru que mon dessein n'était que de
les laisser flotter au gré du vent et de la marée, et de les faire
heurter l'un contre l'autre; mais quand ils me virent entraîner
toute la flotte à la fois, ils jetèrent des cris de rage et de
désespoir.
Ayant marché quelque temps, et me trouvant hors de la portée des
traits, je m'arrêtai un peu pour tirer toutes les flèches qui
s'étaient attachées à mon visage et à mes mains; puis, conduisant
ma prise, je tâchai de me rendre au port impérial de Lilliput.
L'empereur, avec toute sa cour, était sur le bord de la mer,
attendant le succès de mon entreprise. Ils voyaient de loin
avancer une flotte sous la forme d'un grand croissant; mais, comme
j'étais dans l'eau jusqu'au cou, ils ne s'apercevaient pas que
c'était moi qui la conduisais vers eux.
L'empereur crut donc que j'avais péri et que la flotte ennemie
s'approchait pour faire une descente; mais ses craintes furent
bientôt dissipées; car, ayant pris pied, on me vit à la tête de
tous les vaisseaux, et l'on m'entendit crier d'une voix forte:
_Vive le très puissant empereur de Lilliput! _Ce prince, à mon
arrivée, me donna des louanges infinies, et, sur-le-champ, me créa
_nardac_, qui est le plus haut titre d'honneur parmi eux.
Sa Majesté me pria de prendre des mesures pour amener dans ses
ports tous les autres vaisseaux de l'ennemi. L'ambition de ce
prince ne lui faisait prétendre rien moins que de se rendre maître
de tout l'empire de Blefuscu, de le réduire en province de son
empire et de le faire gouverner par un vice-roi; de faire périr
tous les exilés gros-boutiens et de contraindre tous ses peuples à
casser les oeufs par le petit bout, ce qui l'aurait fait parvenir
à la monarchie universelle; mais je tâchai de le détourner de ce
dessein par plusieurs raisonnements fondés sur la politique et sur
la justice, et je protestai hautement que je ne serais jamais
l'instrument dont il se servirait pour opprimer la liberté d'un
peuple libre, noble et courageux. Quand on eut délibéré sur cette
affaire dans le conseil, la plus saine partie fut de mon avis.
Cette déclaration ouverte et hardie était si opposée aux projets
et à la politique de Sa Majesté impériale, qu'il était difficile
qu'elle pût me le pardonner; elle en parla dans le conseil d'une
manière très artificieuse, et mes ennemis secrets s'en prévalurent
pour me perdre: tant il est vrai que les services les plus
importants rendus aux souverains sont bien peu de chose lorsqu'ils
sont suivis du refus de servir aveuglément leurs passions.
Environ trois semaines après mon expédition éclatante, il arriva
une ambassade solennelle de Blefuscu avec des propositions de
paix. Le traité fut bientôt conclu, à des conditions très
avantageuses pour l'empereur. L'ambassade était composée de six
seigneurs, avec une suite de cinq cents personnes, et l'on peut
dire que leur entrée fut conforme à la grandeur de leur maître et
à l'importance de leur négociation.
Après la conclusion du traité, Leurs Excellences, étant averties
secrètement des bons offices que j'avais rendus à leur nation par
la manière dont j'avais parlé à l'empereur, me rendirent une
visite en cérémonie. Ils commencèrent par me faire beaucoup de
compliments sur ma valeur et sur ma générosité, et m'invitèrent,
au nom de leur maître, à passer dans son royaume. Je les remerciai
et les priai de me faire l'honneur de présenter mes très humbles
respects à Sa Majesté blefuscudienne, dont les vertus éclatantes
étaient répandues par tout l'univers. Je promis de me rendre
auprès de sa personne royale avant que de retourner dans mon pays.
Peu de jours après, je demandai à l'empereur la permission de
faire mes compliments au grand roi de Blefuscu; il me répondit
froidement qu'il le voulait bien.
J'ai oublié de dire que les ambassadeurs m'avaient parlé avec le
secours d'un interprète. Les langues des deux empires sont très
différentes l'une de l'autre; chacune des deux nations vante
l'antiquité, la beauté et la force de sa langue et méprise
l'autre. Cependant l'empereur, fier de l'avantage qu'il avait
remporté sur les Blefuscudiens par la prise de leur flotte,
obligea les ambassadeurs à présenter leurs lettres de créance et à
faire leur harangue dans la langue lilliputienne, et il faut
avouer qu'à raison du trafic et du commerce qui est entre les deux
royaumes, de la réception réciproque des exilés et de l'usage où
sont les Lilliputiens d'envoyer leur jeune noblesse dans le
Blefuscu, afin de s'y polir et d'y apprendre les exercices, il y a
très peu de personnes de distinction dans l'empire de Lilliput, et
encore moins de négociants ou de matelots dans les places
maritimes qui ne parlent les deux langues.
J'eus alors occasion de rendre à Sa Majesté impériale un service
très signalé. Je fus un jour réveillé, sur le minuit, par les cris
d'une foule de peuple assemblé à la porte de mon hôtel; j'entendis
le mot _burgum_ répété plusieurs fois. Quelques-uns de la cour de
l'empereur, s'ouvrant un passage à travers la foule, me prièrent
de venir incessamment au palais, où l'appartement de l'impératrice
était en feu par la faute d'une de ses dames d'honneur, qui
s'était endormie en lisant un poème blefuscudien. Je me levai à
l'instant et me transportai au palais avec assez de peine, sans
néanmoins fouler personne aux pieds. Je trouvai qu'on avait déjà
appliqué des échelles aux murailles de l'appartement et qu'on
était bien fourni de seaux; mais l'eau était assez éloignée. Ces
seaux étaient environ de la grosseur d'un dé à coudre, et le
pauvre peuple en fournissait avec toute la diligence qu'il
pouvait. L'incendie commençait à croître, et un palais si
magnifique aurait été infailliblement réduit en cendres si, par
une présence d'esprit peu ordinaire, je ne me fusse tout à coup
avisé d'un expédient. Le soir précédent, j'avais bu en grande
abondance d'un vin blanc appelé _glimigrim_, qui vient d'une
province de Blefuscu et qui est très diurétique. Je me mis donc à
uriner en si grande abondance, et j'appliquai l'eau si à propos et
si adroitement aux endroits convenables, qu'en trois minutes le
feu fut tout à fait éteint, et que le reste de ce superbe édifice,
qui avait coûté des sommes immenses, fut préservé d'un fatal
embrasement.
J'ignorais si l'empereur me saurait gré du service que je venais
de lui rendre; car, par les lois fondamentales de l'empire,
c'était un crime capital et digne de mort de faire de l'eau dans
l'étendue du palais impérial; mais je fus rassuré lorsque j'appris
que Sa Majesté avait donné ordre au grand juge de m'expédier des
lettres de grâce; mais on m'apprit que l'impératrice, concevant la
plus grande horreur de ce que je venais de faire, s'était
transportée au côté le plus éloigné de la cour, et qu'elle était
déterminée à ne jamais loger dans des appartements que j'avais osé
souiller par une action malhonnête et impudente.
Chapitre VI
_Les moeurs des habitants de Lilliput, leur littérature, leurs
lois, leurs coutumes et leur manière d'élever les enfants._
Quoique j'aie le dessein de renvoyer la description de cet empire
à un traité particulier, je crois cependant devoir en donner ici
au lecteur quelque idée générale. Comme la taille ordinaire des
gens du pays est un peu moins haute que de six pouces, il y a une
proportion exacte dans tous les autres animaux, aussi bien que
dans les plantes et dans les arbres. Par exemple, les chevaux et
les boeufs les plus hauts sont de quatre à cinq pouces, les
moutons d'un pouce et demi, plus ou moins, leurs oies environ de
la grosseur d'un moineau; en sorte que leurs insectes étaient
presque invisibles pour moi; mais la nature a su ajuster les yeux
des habitants de Lilliput à tous les objets qui leur sont
proportionnés. Pour faire connaître combien leur vue est perçante
à l'égard des objets qui sont proches, je dirai que je vis une
fois avec plaisir un cuisinier habile plumant une alouette qui
n'était, pas si grosse qu'une mouche ordinaire, et une jeune fille
enfilant une aiguille invisible avec de la soie pareillement
invisible.
Ils ont des caractères et des lettres; mais leur façon d'écrire
est remarquable, n'étant ni de la gauche à la droite, comme celle
de l'Europe; ni de la droite à la gauche, comme celle des Arabes;
ni de haut en bas, comme celle des Chinois; ni de bas en haut,
comme celle des Cascaries; mais obliquement et d'un angle du
papier à l'autre, comme celle des dames d'Angleterre.
Ils enterrent les morts la tête directement en bas, parce qu'ils
s'imaginent que, dans onze mille lunes, tous les morts doivent
ressusciter; qu'alors la terre, qu'ils croient plate, se tournera
sens dessus dessous, et que, par ce moyen, au moment de leur
résurrection, ils se trouveront tous debout sur leurs pieds. Les
savants d'entre eux reconnaissent l'absurdité de cette opinion;
mais l'usage subsiste, parce qu'il est ancien et fondé sur les
idées du peuple.
Ils ont des lois et des coutumes très singulières, que
j'entreprendrais peut-être de justifier si elles n'étaient trop
contraires à celles de ma chère patrie. La première dont je ferai
mention regarde les délateurs. Tous les crimes contre l'État sont
punis en ce pays-là avec une rigueur extrême; mais si l'accusé
fait voir évidemment son innocence, l'accusateur est aussitôt
condamné à une mort ignominieuse, et tous ses biens confisqués au
profit de l'innocent. Si l'accusateur est un gueux, l'empereur, de
ses propres deniers, dédommage l'accusé, supposé qu'il ait été mis
en prison ou qu'il ait été maltraité le moins du monde.
On regarde la fraude comme un crime plus énorme que le vol; c'est
pourquoi elle est toujours punie de mort; car on a pour principe
que le soin et la vigilance, avec un esprit ordinaire, peuvent
garantir les biens d'un homme contre les attentats des voleurs,
mais que la probité n'a point de défense contre la fourberie et la
mauvaise foi.
Quoique nous regardions les châtiments et les récompenses comme
les grands pivots du gouvernement, je puis dire néanmoins que la
maxime de punir et de récompenser n'est pas observée en Europe
avec la même sagesse que dans l'empire de Lilliput. Quiconque peut
apporter des preuves suffisantes qu'il a observé exactement les
lois de son pays pendant soixante-treize lunes, a droit de
prétendre à certains privilèges, selon sa naissance et son état,
avec une certaine somme d'argent tirée d'un fonds destiné à cet
usage; il gagne même le titre de _snilpall_, ou de _légitime_,
lequel est ajouté à son nom; mais ce titre ne passe pas à sa
postérité. Ces peuples regardent comme un défaut prodigieux de
politique parmi nous que toutes nos lois soient menaçantes, et que
l'infraction soit suivie de rigoureux châtiments, tandis que
l'observation n'est suivie d'aucune récompense; c'est pour cette
raison qu'ils représentent la justice avec six yeux, deux devant,
autant derrière, et un de chaque côté (pour représenter la
circonspection), tenant un sac plein d'or à sa main droite et une
épée dans le fourreau à sa main gauche, pour faire voir qu'elle
est plus disposée à récompenser qu'à punir.
Dans le choix qu'on fait des sujets pour remplir les emplois, on a
plus d'égard à la probité qu'au grand génie. Comme le gouvernement
est nécessaire au genre humain, on croit que la Providence n'eut
jamais dessein de faire de l'administration des affaires publiques
une science difficile et mystérieuse, qui ne pût être possédée que
par un petit nombre d'esprits rares et sublimes, tel qu'il en naît
au plus deux ou trois dans un siècle; mais on juge que la vérité,
la justice, la tempérance et les autres vertus sont à la portée de
tout le monde, et que la pratique de ces vertus, accompagnée d'un
peu d'expérience et de bonne intention, rend quelque personne que
ce soit propre au service de son pays, pour peu qu'elle ait de bon
sens et de discernement.
On est persuadé que tant s'en faut que le défaut des vertus
morales soit suppléé par les talents supérieurs de l'esprit, que
les emplois ne pourraient être confiés à de plus dangereuses mains
qu'à celles des grands esprits qui n'ont aucune vertu, et que les
erreurs nées de l'ignorance, dans un ministre honnête homme,
n'auraient jamais de si funestes suites, à l'égard du bien public,
que les pratiques ténébreuses d'un ministre dont les inclinations
seraient corrompues, dont les vues seraient criminelles, et qui
trouverait dans les ressources de son esprit de quoi faire le mal
impunément.
Qui ne croit pas à la Providence divine parmi les Lilliputiens est
déclaré incapable de posséder aucun emploi public. Comme les rois
se prétendent, à juste titre, les députés de la Providence, les
Lilliputiens jugent qu'il n'y a rien de plus absurde et de plus
inconséquent que la conduite d'un prince qui se sert de gens sans
religion, qui nient cette autorité suprême dont il se dit le
dépositaire, et dont, en effet, il emprunte la sienne.
En rapportant ces lois et les suivantes, je ne parle que des lois
primitives des Lilliputiens.
Je sais que, par des lois modernes, ces peuples sont tombés dans
un grand excès de corruption: témoin cet usage honteux d'obtenir
les grandes charges en dansant sur la corde, et les marques de
distinction en sautant par-dessus un bâton. Le lecteur doit
observer que cet indigne usage fut introduit par le père de
l'empereur régnant.
L'ingratitude est, parmi ces peuples, un crime énorme, comme nous
apprenons dans l'histoire qu'il l'a été autrefois aux yeux de
quelques nations vertueuses. Celui, disent les Lilliputiens, qui
rend de mauvais offices à son bienfaiteur même doit être
nécessairement l'ennemi de tous les autres hommes.
Les Lilliputiens jugent que le père et la mère ne doivent point
être chargés de l'éducation de leurs propres enfants, et il y a,
dans chaque ville, des séminaires publics, où tous les pères et
les mères excepté les paysans et les ouvriers, sont obligés
d'envoyer leurs enfants de l'un et l'autre sexe, pour être élevés
et formés. Quand ils sont parvenus à l'âge de vingt lunes, on les
suppose dociles et capables d'apprendre. Les écoles sont de
différentes espèces, suivant la différence du rang et du sexe. Des
maîtres habiles forment les enfants pour un état de vie conforme à
leur naissance, à leurs propres talents et à leurs inclinations.
Les séminaires pour les jeunes gens d'une naissance illustre sont
pourvus de maîtres sérieux et savants. L'habillement et la
nourriture des enfants sont simples. On leur inspire des principes
d'honneur, de justice, de courage, de modestie, de clémence, de
religion et d'amour pour la patrie; ils sont habillés par des
hommes jusqu'à l'âge de quatre ans, et, après cet âge, ils sont
obligés de s'habiller eux-mêmes, de quelque grande naissance
qu'ils soient. Il ne leur est permis de prendre leurs
divertissements qu'en présence d'un maître. On permet à leurs père
et mère de les voir deux fois par an. La visite ne peut durer
qu'une heure, avec la liberté d'embrasser leurs fils en entrant et
en sortant; mais un maître, qui est toujours présent en ces
occasions, ne leur permet pas de parler secrètement à leur fils,
de le flatter, de le caresser, ni de lui donner des bijoux ou des
dragées et des confitures.
Dans les séminaires féminins, les jeunes filles de qualité sont
élevées presque comme les garçons. Seulement, elles sont habillées
par des domestiques en présence d'une maîtresse, jusqu'à ce
qu'elles aient atteint l'âge de cinq ans, qu'elles s'habillent
elles-mêmes. Lorsque l'on découvre que les nourrices ou les femmes
de chambre entretiennent ces petites filles d'histoires
extravagantes, de contes insipides ou capables de leur faire peur
(ce qui est, en Angleterre, fort ordinaire aux gouvernantes),
elles sont fouettées publiquement trois fois par toute la ville,
emprisonnées pendant un an, et exilées le reste de leur vie dans
l'endroit le plus désert du pays. Ainsi, les jeunes filles, parmi
ces peuples, sont aussi honteuses que les hommes d'être lâches et
sottes; elles méprisent tous les ornements extérieurs, et n'ont
égard qu'à la bienséance et à la propreté. Leurs exercices ne sont
pas si violents que ceux des garçons, et on les fait un peu moins
étudier; car on leur apprend aussi les sciences et les belles-
lettres. C'est une maxime parmi eux qu'une femme devant être pour
son mari une compagnie toujours agréable, elle doit s'orner
l'esprit, qui ne vieillit point.
Les Lilliputiens sont persuadés, autrement que nous ne le sommes
en Europe, que rien ne demande plus de soin et d'application que
l'éducation des enfants. Ils disent qu'il en est de cela comme de
conserver certaines plantes, de les faire croître heureusement, de
les défendre contre les rigueurs de l'hiver, contre les ardeurs et
les orages de l'été, contre les attaques des insectes, de leur
faire enfin porter des fruits en abondance, ce qui est l'effet de
l'attention et des peines d'un jardinier habile.
Ils prennent garde que le maître ait plutôt un esprit bien fait
qu'un esprit sublime, plutôt des moeurs que de la science; ils ne
peuvent souffrir ces maîtres qui étourdissent sans cesse les
oreilles de leurs disciples de combinaisons grammaticales, de
discussions frivoles, de remarques puériles, et qui, pour leur
apprendre l'ancienne langue de leur pays, qui n'a que peu de
rapport à celle qu'on y parle aujourd'hui, accablent leur esprit
de règles et d'exceptions, et laissent là l'usage et l'exercice,
pour farcir leur mémoire de principes superflus et de préceptes
épineux: ils veulent que le maître se familiarise avec dignité,
rien n'étant plus contraire à la bonne éducation que le pédantisme
et le sérieux affecté; il doit, selon eux, plutôt s'abaisser que
s'élever devant son disciple, et ils jugent l'un plus difficile
que l'autre, parce qu'il faut souvent plus d'effort et de vigueur,
et toujours plus d'attention pour descendre sûrement que pour
monter.
Ils prétendent que les maîtres doivent bien plus s'appliquer à
former l'esprit des jeunes gens pour la conduite de la vie qu'à
l'enrichir de connaissances curieuses, presque toujours inutiles.
On leur apprend donc de bonne heure à être sages et philosophes,
afin que, dans la saison même des plaisirs, ils sachent les goûter
philosophiquement. N'est-il pas ridicule, disent-ils, de n'en
connaître la nature et le vrai usage que lorsqu'on y est devenu
inhabile, d'apprendre à vivre quand la vie est presque passée, et
de commencer à être homme lorsqu'on va cesser de l'être?
On leur propose des récompenses pour l'aveu ingénu et sincère de
leurs fautes, et ceux qui savent mieux raisonner sur leurs propres
défauts obtiennent des grâces et des honneurs. On veut qu'ils
soient curieux et qu'ils fassent souvent des questions sur tout ce
qu'ils voient et sur tout ce qu'ils entendent, et l'on punit très
sévèrement ceux qui, à la vue d'une chose extraordinaire et
remarquable, témoignent peu d'étonnement et de curiosité.
On leur recommande d'être très fidèles, très soumis, très attachés
au prince, mais d'un attachement général et de devoir, et non
d'aucun attachement particulier, qui blesse souvent la conscience
et toujours la liberté, et qui expose à de grands malheurs.
Les maîtres d'histoire se mettent moins en peine d'apprendre à
leurs élèves la date de tel ou tel événement, que de leur peindre
le caractère, les bonnes et les mauvaises qualités des rois, des
généraux d'armée et des ministres; ils croient qu'il leur importe
assez peu de savoir qu'en telle année et en tel mois telle
bataille a été donnée; mais qu'il leur importe de considérer
combien les hommes, dans tous les siècles, sont barbares, brutaux,
injustes, sanguinaires, toujours prêts à prodiguer leur propre vie
sans nécessité et à attenter sur celle des autres sans raison;
combien les combats déshonorent l'humanité et combien les motifs
doivent être puissants pour en venir à cette extrémité funeste;
ils regardent l'histoire de l'esprit humain comme la meilleure de
toutes, et ils apprennent moins aux jeunes gens à retenir les
faits qu'à en juger.
Ils veulent que l'amour des sciences soit borné et que chacun
choisisse le genre d'étude qui convient le plus à son inclination
et à son talent; ils font aussi peu de cas d'un homme qui étudie
trop que d'un homme qui mange trop, persuadés que l'esprit a ses
indigestions comme le corps. Il n'y a que l'empereur seul qui ait
une vaste et nombreuse bibliothèque. À l'égard de quelques
particuliers qui en ont de trop grandes, on les regarde comme des
ânes chargés de livres.
La philosophie chez ces peuples est très gaie, et ne consiste pas
en _ergotisme_ comme dans nos écoles; ils ne savent ce que c'est
que _baroco_ et _baralipton_, que _catégories_, que termes de la
première et de la seconde intention, et autres sottises épineuses
de la dialectique, qui n'apprennent pas plus à raisonner qu'à
danser. Leur philosophie consiste à établir des principes
infaillibles, qui conduisent l'esprit à préférer l'état médiocre
d'un honnête homme aux richesses et au faste d'un financier, et
les victoires remportées sur ses passions à celles d'un
conquérant. Elle leur apprend à vivre durement et à fuir tout ce
qui accoutume les sens à la volupté, tout ce qui rend l'âme trop
dépendante du corps et affaiblit sa liberté. Au reste, on leur
représente toujours la vertu comme une chose aisée et agréable.
On les exhorte à bien choisir leur état de vie, et on tâche de
leur faire prendre celui qui leur convient le mieux, ayant moins
d'égard aux facultés de leurs parents qu'aux facultés de leur âme;
en sorte que le fils d'un laboureur est quelquefois ministre
d'État, et le fils d'un seigneur est marchand.
Ces peuples n'estiment la physique et les mathématiques qu'autant
que ces sciences sont avantageuses à la vie et aux progrès des
arts utiles. En général, ils se mettent peu en peine de connaître
toutes les parties de l'univers, et aiment moins à raisonner sur
l'ordre et le mouvement des corps physiques qu'à jouir de la
nature sans l'examiner. À l'égard de la métaphysique, ils la
regardent comme une source de visions et de chimères.
Ils haïssent l'affectation dans le langage et le style précieux,
soit en prose, soit en vers, et ils jugent qu'il est aussi
impertinent de se distinguer par sa manière de parler que par
celle de s'habiller. Un auteur qui quitte le style pur, clair et
sérieux, pour employer un jargon bizarre et guindé, et des
métaphores recherchées et inouïes, est couru et hué dans les rues
comme un masque de carnaval.
On cultive, parmi eux, le corps et l'âme tout à la fois, parce
qu'il s'agit de dresser un homme, et que l'on ne doit pas former
l'un sans l'autre. C'est, selon eux, un couple de chevaux attelés
ensemble qu'il faut conduire à pas égaux. Tandis que vous ne
formez, disent-ils, que l'esprit d'un enfant, son extérieur
devient grossier et impoli; tandis que vous ne lui formez que le
corps, la stupidité et l'ignorance s'emparent de son esprit.
Il est défendu aux maîtres de châtier les enfants par la douleur;
ils le font par le retranchement de quelque douceur sensible, par
la honte, et surtout par la privation de deux ou trois leçons, ce
qui les mortifie extrêmement, parce qu'alors on les abandonne à
eux-mêmes, et qu'on fait semblant de ne les pas juger dignes
d'instruction. La douleur, selon eux, ne sert qu'à les rendre
timides, défaut très préjudiciable et dont on ne guérit jamais.
Chapitre VII
_L'auteur, ayant reçu avis qu'on voulait lui faire son procès pour
crime de lèse-majesté, s'enfuit dans le royaume de Blefuscu._
Avant que je parle de ma sortie de l'empire de Lilliput, il sera
peut-être à propos d'instruire le lecteur d'une intrigue secrète
qui se forma contre moi.
J'étais peu fait au manège de la cour, et la bassesse de mon état
m'avait refusé les dispositions nécessaires pour devenir un habile
courtisan, quoique plusieurs d'aussi basse extraction que moi
aient souvent réussi à la cour et y soient parvenus aux plus
grands emplois; mais aussi n'avaient-ils pas peut-être la même
délicatesse que moi sur la probité et sur l'honneur. Quoi qu'il en
soit, pendant que je me disposais à partir pour me rendre auprès
de l'empereur de Blefuscu, une personne de grande considération à
la cour, et à qui j'avais rendu des services importants, me vint
trouver secrètement pendant la nuit, et entra chez moi avec sa
chaise sans se faire annoncer. Les porteurs furent congédiés. Je
mis la chaise avec Son Excellence dans la poche de mon
justaucorps, et, donnant ordre à un domestique de tenir la porte
de ma maison fermée, je mis la chaise sur la table et je m'assis
auprès. Après les premiers compliments, remarquant que l'air de ce
seigneur était triste et inquiet, et lui en ayant demandé la
raison, il me pria de le vouloir bien écouter sur un sujet qui
intéressait mon honneur et ma vie.
«Je vous apprends, me dit-il, qu'on a convoqué depuis peu
plusieurs comités secrets à votre sujet, et que depuis deux jours
Sa Majesté a pris une fâcheuse résolution. Vous n'ignorez pas que
Skyresh Bolgolam (_galbet_ ou grand amiral) a presque toujours été
votre ennemi mortel depuis votre arrivée ici. Je n'en sais pas
l'origine; mais sa haine s'est fort augmentée depuis votre
expédition contre la flotte de Blefuscu: comme amiral, il est
jaloux de ce grand succès. Ce seigneur, de concert avec Flimnap,
grand trésorier; Limtoc, le général; Lalcon, le grand chambellan,
et Balmaff, le grand juge, ont dressé des articles pour vous faire
votre procès en qualité de criminel de lèse-majesté et comme
coupable de plusieurs autres grands crimes.»
Cet exorde me frappa tellement, que j'allais l'interrompre, quand
il me pria de ne rien dire et de l'écouter, et il continua ainsi:
«Pour reconnaître les services que vous m'avez rendus, je me suis
fait instruire de tout le procès, et j'ai obtenu une copie des
articles; c'est une affaire dans laquelle je risque ma tête pour
votre service.
ARTICLES DE L'ACCUSATION INTENTÉE CONTRE QUINBUS FLESTRIN
(L'HOMME-MONTAGNE)
Article premier.--D'autant que, par une loi portée sous le règne
de Sa Majesté impériale Cabin Deffar Plune, il est ordonné que
quiconque fera de l'eau dans l'étendue du palais impérial sera
sujet aux peines et châtiments du crime de lèse-majesté, et que,
malgré cela ledit Quinbus Flestrin, par un violement ouvert de
ladite loi, sous le prétexte d'éteindre le feu allumé dans
l'appartement de la chère impériale épouse de Sa Majesté, aurait
malicieusement, traîtreusement et diaboliquement, par la décharge
de sa vessie, éteint ledit feu allumé dans ledit appartement,
étant alors entré dans l'étendue dudit palais impérial;
Article II.--Que ledit Quinbus Flestrin, ayant amené la flotte
royale de Blefuscu dans notre port impérial, et lui ayant été
ensuite enjoint par Sa Majesté impériale de se rendre maître de
tous les autres vaisseaux dudit royaume de Blefuscu, et de le
réduire à la forme d'une province qui pût être gouvernée par un
vice-roi de notre pays, et de faire périr et mourir non seulement
tous les gros-boutiens exilés, mais aussi tout le peuple de cet
empire qui ne voudrait incessamment quitter l'hérésie gros-
boutienne; ledit Flestrin, comme un traître rebelle à Sa très
heureuse impériale Majesté, aurait représenté une requête pour
être dispensé dudit service, sous le prétexte frivole d'une
répugnance de se mêler de contraindre les consciences et
d'opprimer la liberté d'un peuple innocent;
Article III.--Que certains ambassadeurs étant venus depuis peu à
la cour de Blefuscu pour demander la paix à Sa Majesté, ledit
Flestrin, comme un sujet déloyal, aurait secouru, aidé, soulagé et
régalé lesdits ambassadeurs, quoiqu'il les connût pour être
ministres d'un prince qui venait d'être récemment l'ennemi déclaré
de Sa Majesté impériale, et dans une guerre ouverte contre Sadite
Majesté;
Article IV.--Que ledit Quinbus Flestrin, contre le devoir d'un
fidèle sujet, se disposerait actuellement à faire un voyage à la
cour de Blefuscu, pour lequel il n'a reçu qu'une permission
verbale de Sa Majesté impériale, et, sous prétexte de ladite
permission, se proposerait témérairement et perfidement de faire
ledit voyage, et de secourir, soulager et aider le roi de
Blefuscu.....
«Il y a encore d'autres articles, ajouta-t-il; mais ce sont les
plus importants dont je viens de vous lire un abrégé. Dans les
différentes délibérations sur cette accusation, il faut avouer que
Sa Majesté a fait voir sa modération, sa douceur et son équité,
représentant plusieurs fois vos services et tâchant de diminuer
vos crimes. Le trésorier et l'amiral ont opiné qu'on devait vous
faire mourir d'une mort cruelle et ignominieuse, en mettant le feu
à votre hôtel pendant la nuit, et le général devait vous attendre
avec vingt mille hommes armés de flèches empoisonnées, pour vous
frapper au visage et aux mains. Des ordres secrets devaient être
donnés à quelques-uns de vos domestiques pour répandre un suc
venimeux sur vos chemises, lequel vous aurait fait bientôt
déchirer votre propre chair et mourir dans des tourments
excessifs. Le général s'est rendu au même avis, en sorte que,
pendant quelque temps, la pluralité des voix a été contre vous;
mais Sa Majesté, résolue de vous sauver la vie, a gagné le
suffrage du chambellan. Sur ces entrefaites, Reldresal, premier
secrétaire d'État pour les affaires secrètes, a reçu ordre de
l'empereur de donner son avis, ce qu'il a fait conformément à
celui de Sa Majesté, et certainement il a bien justifié l'estime
que vous avez pour lui: il a reconnu que vos crimes étaient
grands, mais qu'ils méritaient néanmoins quelque indulgence: il a
dit que l'amitié qui était entre vous et lui était si connue, que
peut-être on pourrait le croire prévenu en votre faveur; que,
cependant, pour obéir au commandement de Sa Majesté, il voulait
dire son avis avec franchise et liberté; que si Sa Majesté, en
considération de vos services et suivant la douceur de son esprit,
voulait bien vous sauver la vie et se contenter de vous faire
crever les deux yeux, il jugeait avec soumission que, par cet
expédient, la justice pourrait être en quelque sorte satisfaite,
et que tout le monde applaudirait à la clémence de l'empereur,
aussi bien qu'à la procédure équitable et généreuse de ceux qui
avaient l'honneur d'être ses conseillers; que la perte de vos yeux
ne ferait point d'obstacle à votre force corporelle, par laquelle
vous pourriez être encore utile à Sa Majesté; que l'aveuglement
sert à augmenter le courage, en nous cachant les périls; que
l'esprit en devient plus recueilli et plus disposé à la découverte
de la vérité; que la crainte que vous aviez pour vos yeux était la
plus grande difficulté que vous aviez eue à surmonter en vous
rendant maître de la flotte ennemie, et que ce serait assez que
vous vissiez par les yeux des autres, puisque les plus puissants
princes ne voient pas autrement. Cette proposition fut reçue avec
un déplaisir extrême par toute l'assemblée. L'amiral Bolgolam,
tout en feu, se leva, et, transporté de fureur, dit qu'il était
étonné que le secrétaire osât opiner pour la conservation de la
vie d'un traître; que les services que vous aviez rendus étaient,
selon les véritables maximes d'État, des crimes énormes; que vous,
qui étiez capable d'éteindre tout à coup un incendie en arrosant
d'urine le palais de Sa Majesté (ce qu'il ne pouvait rappeler sans
horreur), pourriez quelque autrefois, par le même moyeu, inonder
le palais et toute la ville, ayant une pompe énorme disposée à cet
effet; et que la même force qui vous avait mis en état d'entraîner
toute la flotte de l'ennemi pourrait servir à la reconduire, sur
le premier mécontentement, à l'endroit d'où vous l'aviez tirée;
qu'il avait des raisons très fortes de penser que vous étiez gros-
boutien au fond de votre coeur, et parce que la trahison commence
au coeur avant qu'elle paraisse dans les actions, comme gros-
boutien, il vous déclara formellement traître et rebelle, et
déclara qu'on devait vous faire mourir.
«Le trésorier fut du même avis. Il fit voir à quelles extrémités
les finances de Sa Majesté étaient réduites par la dépense de
votre entretien, ce qui deviendrait bientôt insoutenable; que
l'expédient proposé par le secrétaire de vous crever les yeux,
loin d'être un remède contre ce mal, l'augmenterait selon toutes
les apparences, comme il parait par l'usage ordinaire d'aveugler
certaines volailles, qui, après cela, mangent encore plus et
s'engraissent plus promptement; que Sa Majesté sacrée et le
conseil, qui étaient vos juges, étaient dans leurs propres
consciences persuadés de votre crime, ce qui était une preuve plus
que suffisante pour vous condamner à mort, sans avoir recours à
des preuves formelles requises par la lettre rigide de la loi.
«Mais Sa Majesté impériale, étant absolument déterminée à ne vous
point faire mourir, dit gracieusement que, puisque le conseil
jugeait la perte de vos yeux un châtiment trop léger, on pourrait
en ajouter un autre. Et votre ami le secrétaire, priant avec
soumission d'être écouté encore pour répondre à ce que le
trésorier avait objecté touchant la grande dépense que Sa Majesté
faisait pour votre entretien, dit que Son Excellence, qui seule
avait la disposition des finances de l'empereur, pourrait remédier
facilement à ce mal en diminuant votre table peu à peu, et que,
par ce moyen, faute d'une quantité suffisante de nourriture, vous
deviendriez faible et languissant et perdriez l'appétit et bientôt
après la vie. Ainsi, par la grande amitié du secrétaire, toute
l'affaire a été déterminée à l'amiable; des ordres précis ont été
donnés pour tenir secret le dessein de vous faire peu à peu mourir
de faim. L'arrêt pour vous crever les yeux a été enregistré dans
le greffe du conseil, personne ne s'y opposant, si ce n'est
l'amiral Bolgolam. Dans trois jours, le secrétaire aura ordre de
se rendre chez vous et de lire les articles de votre accusation en
votre présence, et puis de vous faire savoir la grande clémence et
grâce de Sa Majesté et du conseil, en ne vous condamnant qu'à la
perte de vos yeux, à laquelle Sa Majesté ne doute pas que vous
vous soumettiez avec la reconnaissance et l'humilité qui
conviennent. Vingt des chirurgiens de Sa Majesté se rendront à sa
suite et exécuteront l'opération par la décharge adroite de
plusieurs flèches très aiguës dans les prunelles de vos yeux
lorsque vous serez couché à terre. C'est à vous à prendre les
mesures convenables que votre prudence vous suggérera. Pour moi,
afin de prévenir tout soupçon, il faut que je m'en retourne aussi
secrètement que je suis venu.»
Son Excellence me quitta, et je restai seul livré aux inquiétudes.
C'était un usage introduit par ce prince et par son ministère
(très différent, à ce qu'on m'assure, de l'usage des premiers
temps), qu'après que la cour avait ordonné un supplice pour
satisfaire le ressentiment du souverain ou la malice d'un favori,
l'empereur devait faire une harangue à tout son conseil, parlant
de sa douceur et de sa clémence comme de qualités reconnues de
tout le monde. La harangue de l'empereur à mon sujet fut bientôt
publiée par tout l'empire, et rien n'inspira tant de terreur au
peuple que ces éloges de la clémence de Sa Majesté, parce qu'on
avait remarqué que plus ces éloges étaient amplifiés, plus le
supplice était ordinairement cruel et injuste. Et, à mon égard, il
faut avouer que, n'étant pas destiné par ma naissance ou par mon
éducation à être homme de cour, j'entendais si peu les affaires,
que je ne pouvais décider si l'arrêt porté contre moi était doux
ou rigoureux, juste ou injuste. Je ne songeai point à demander la
permission de me défendre; j'aimais autant être condamné sans être
entendu: car ayant autrefois vu plusieurs procès semblables, je
les avais toujours vus terminés selon les instructions données aux
juges et au gré des accusateurs et puissants.
J'eus quelque envie de faire de la résistance; car, étant en
liberté, toutes les forces de cet empire ne seraient pas venues à
bout de moi, et j'aurais pu facilement, à coups de pierres, battre
et renverser la capitale; mais je rejetai aussitôt ce projet avec
horreur, me ressouvenant du serment que j'avais prêté à Sa
Majesté, des grâces que j'avais reçues d'elle et de la haute
dignité de _nardac_ qu'elle m'avait conférée. D'ailleurs, je
n'avais pas assez pris l'esprit de la cour pour me persuader que
les rigueurs de Sa Majesté m'acquittaient de toutes les
obligations que je lui avais.
Enfin, je pris une résolution qui, selon les apparences, sera
censurée de quelques personnes avec justice; car je confesse que
ce fut une grande témérité à moi et un très mauvais procédé de ma
part d'avoir voulu conserver mes yeux, ma liberté et ma vie,
malgré les ordres de la cour. Si j'avais mieux connu le caractère
des princes et des ministres d'État, que j'ai depuis observé dans
plusieurs autres cours, et leur méthode de traiter des accusés
moins criminels que moi, je me serais soumis sans difficulté à une
peine si douce; mais, emporté par le feu de la jeunesse et ayant
eu ci-devant la permission de Sa Majesté impériale de me rendre
auprès du roi de Blefuscu, je me hâtai, avant l'expiration des
trois jours, d'envoyer une lettre à mon ami le secrétaire, par
laquelle je lui faisais savoir la résolution que j'avais prise de
partir ce jour-là même pour Blefuscu, suivant la permission que
j'avais obtenue; et, sans attendre la réponse, je m'avançai vers
la côte de l'île où était la flotte. Je me saisis d'un gros
vaisseau de guerre, j'attachai un câble à la proue, et, levant les
ancres, je me déshabillai, mis mon habit (avec ma couverture que
j'avais apportée sous mon bras) sur le vaisseau, et, le tirant
après moi, tantôt guéant, tantôt nageant, j'arrivai au port royal
de Blefuscu, où le peuple m'avait attendu longtemps. On m'y
fournit deux guides pour me conduire à la capitale, qui porte le
même nom. Je les tins dans mes mains jusqu'à ce que je fusse
arrivé à cent toises de la porte de la ville, et je les priai de
donner avis de mon arrivée à un des secrétaires d'État, et de lui
faire savoir que j'attendais les ordres de Sa Majesté. Je reçus
réponse, au bout d'une heure, que Sa Majesté, avec toute la maison
royale, venait pour me recevoir. Je m'avançai de cinquante toises:
le roi et sa suite descendirent de leurs chevaux, et la reine,
avec les dames, sortirent de leurs carrosses, et je n'aperçus pas
qu'ils eussent peur de moi. Je me couchai à terre pour baiser les
mains du roi et de la reine. Je dis à Sa Majesté que j'étais venu,
suivant ma promesse, et avec la permission de l'empereur mon
maître, pour avoir l'honneur de voir un si puissant prince, et
pour lui offrir tous les services qui dépendaient de moi et qui ne
seraient pas contraires à ce que je devais à mon souverain, mais
sans parler de ma disgrâce.